Contes d’Aventures

L’HOMME D’ARKHANGELSK

Titre original :The Man from Archangel (1889).

Le 4 mai 1867, âgé alors de vingt-cinq ans,j’écrivis sur mon carnet de notes les lignes suivantes (résultatd’une grande fermentation intellectuelle) :

« Le système solaire, parmi un nombreincalculable d’autres systèmes aussi considérables, roule toujoursen silence à travers l’espace en direction de la constellationd’Hercule. Les grandes sphères qui le composent tournent surelles-mêmes, tournent sans cesse et sans bruit dans le videéternel. La plus petite et la plus insignifiante de ces sphères estce conglomérat de particules solides et liquides que nous avonsappelé la Terre. Elle tourne maintenant comme elle tournait déjàavant ma naissance et tournera après ma mort. Mystérieuse rotation,sans commencement ni fin. Sur la croûte extérieure de cette masseen mouvement rampent de nombreux vermisseaux au nombre desquels jefigure, moi, John M’Vittie, faible, impuissant, traîné sans but àtravers l’espace. Cependant l’état de choses qui nous régit est telque la petite énergie et l’étincelle de raison que je possède sontentièrement consacrées aux travaux qu’il faut accomplir pour meprocurer quelques disques métalliques, grâce auxquels je peuxacheter les éléments chimiques nécessaires à fortifier mes tissusen désagrégation constante et à me conserver un toit qui me mette àl’abri des inclémences du temps. Voilà pourquoi je n’ai pas d’idéeà dépenser à propos des problèmes vitaux qui me cernent. Néanmoins,en dépit de ma misère, je puis parfois ressentir un certain degréde bonheur et éventuellement même, Dieu me pardonne, me gonflerd’importance. »

Comme je l’ai dit, ces phrases ont étéconsignées sur mon carnet, elles reflétaient exactement les penséesenracinées au plus profond de mon âme, toujours présentes et jamaisaffectées vers les émotions passagères du moment. Enfin vintl’époque où mon oncle mourut. Mon oncle s’appelait M’Vittie deGlencairn ; il fut président des commissions de la Chambre descommunes. Il avait, par testament, divisé son immense fortune entreses nombreux neveux. Je reçus largement de quoi subvenir à mesbesoins jusqu’à la fin de mes jours, et je devins en même tempspropriétaire d’un bout de terrain désert sur la côte de Caithness.Je crois que le vieil homme m’en fit cadeau pour se moquer de moi,car il s’agissait de quelques arpents de sable sans valeur, et ileut toujours un sens sinistre de l’humour. Jusqu’à cette date,j’avais été avoué dans une ville d’Angleterre. Je découvris que jepouvais réaliser mes aspirations et, abandonnant des buts mesquinset sordides, m’élever l’esprit par l’étude des secrets de lanature. Mon départ d’Angleterre fut un tant soi peu précipité, carj’avais quasiment tué un homme dans une querelle ; j’avais eneffet un tempérament ardent et, quand j’étais en colère, j’oubliaisparfois que j’étais fort. Il n’y eut pas d’action légaleentreprise, mais les journaux aboyèrent à mes chausses, et les gensme regardaient de travers quand ils me rencontraient. Cela setermina par la malédiction que je leur lançai, à eux et à leurville sale, polluée par la fumée. Je partis en hâte pour mapropriété du Nord. Là, au moins, je pourrais jouir de la paix et deconditions idéales pour le travail solitaire et la contemplation.Avant de partir, j’empruntai sur mon capital, afin d’emporter unesélection de livres et d’instruments philosophiques ultramodernes,ainsi que des produits chimiques et diverses autres choses qui meseraient utiles dans ma retraite.

Le terrain dont j’avais hérité était une bandecôtière étroite, composée essentiellement de sable, et quis’étendait sur près de quatre kilomètres le long de la baie deMansie. Sur ce terrain s’élevait une bâtisse de pierre grise. Quandavait-elle été construite, et pour quelles raisons ? Personnene put me renseigner. Je la fis réparer, et elle devint une demeuretrès convenable pour quelqu’un ayant la simplicité de mes goûts.Une pièce fut mon laboratoire, une autre mon petit salon. Dans unetroisième, juste sous le toit en pente, je suspendis le hamac oùj’avais l’habitude de dormir. Il y avait trois autres chambres,mais je ne les meublai pas, à l’exception de celle que j’attribuaià la vieille commère qui tenait mon ménage. En dehors des Young etdes M’Leod, pêcheurs qui habitaient de l’autre côté de Fergus Ness,les environs étaient déserts à plusieurs kilomètres à la ronde.Devant ma façade, la grande baie dessinait sa cuvette. Derrière lamaison se dressaient deux montagnes dénudées, que dominaientd’autres sommets plus éloignés. Une vallée étroite s’insérait entreles montagnes. Quand le vent soufflait de la terre, il s’yengouffrait et faisait chuchoter et soupirer les pins sous lafenêtre de ma mansarde.

Je n’aime pas les autres mortels. La justicem’oblige à ajouter que les autres mortels, pour la plupart, nem’aiment pas davantage. Je déteste leurs petites mesquineries,leurs conventions, leur fourberie, leur façon étroite d’avoirraison ou tort. Eux prennent ombrage de mon franc-parler, de mondédain de leurs lois sociales, de mon impatience devant toutecontrainte. Avec mes livres et mes drogues, dans mon repaire isoléde Mansie, je pouvais laisser vagabonder le grand troupeau de larace humaine au sein de sa politique, de ses inventions, de sespotins, je le regardais progresser, je restais derrière lui,stagnant et heureux. Pas si stagnant que cela après tout, car jecultivais mon propre petit jardin et je progressais moi aussi. J’aimes raisons pour croire que la théorie atomiste de Dalton est baséesur une erreur, et je sais que le mercure n’est pas un élément.

Pendant la journée, je m’affairais sur desdistillations et des analyses. J’oubliais souvent l’heure de mesrepas, et quand la vieille Madge me convoquait pour mon thé, jetrouvais mon déjeuner intact sur la table. La nuit, je lisaisBacon, Descartes, Spinoza, Kant, tous ceux qui ont fouillé dans ledomaine de l’inconnaissable. Stériles et vides, n’ayant obtenuaucun résultat, ils sont prodigues de polysyllabes. Ils me fontpenser aux chercheurs d’or qui, ayant retourné un ver, l’exhibenttriomphalement comme s’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient.Parfois le démon de la bougeotte me possédait, et j’abattais alorsà pied quarante ou cinquante kilomètres sans me reposer ni merestaurer. Lorsque cette fantaisie me prenait et que je promenaisdans des villages de campagne ma silhouette maigre, mal rasée,ébouriffée, les mères se précipitaient sur la route et ramenaientchez elles leurs enfants, tandis que les paysans sortaient de leurstavernes pour me contempler. Je crois que j’étais connu dans lepays comme « le maître fou de Mansie ». Il était rare,cependant, que je fisse ces marches dans la campagne, je me livraisen effet sur ma plage aux exercices physiques indispensables ;là j’apaisais mon esprit avec du tabac noir très fort, et l’océanétait mon confident, mon ami.

Quel meilleur compagnon y a-t-il que la mertoujours en mouvement, toujours vivante ? De quelle humeur del’homme ne s’accommode-t-elle point ? Il n’existe pas d’humeurgaie qui ne se sente plus gaie devant ce joyeux remous, ces longuesvagues vertes qui font la course, ces jeux du soleil dans leurscrêtes éblouissantes. Mais quand les lames grises secouent la têtede colère, quand le vent gémit au-dessus d’elles et hurle pour lesencourager à la violence, alors le plus triste des hommes éprouvequ’il y a dans la nature un principe de mélancolie qui est aussilugubre que ses propres pensées. Quand l’eau était calme dans labaie de Mansie, sa surface était aussi claire et nette qu’unefeuille d’argent ; elle ne se brisait qu’en un seul endroit, àune certaine distance du rivage : une longue ligne noireémergeait de la mer comme le dos inégal d’un monstre endormi ;c’était la crête d’un dangereux banc de rochers que les pêcheursappelaient « les récifs de Mansie ». Quand le ventsoufflait de l’est, les vagues déferlaient par-dessus dans un bruitde tonnerre, et l’écume en était projetée jusqu’à ma maison et auxflancs des montagnes derrière. La baie elle-même était belle etnoble, mais elle était trop exposée aux coups de vent du nord et del’est, trop redoutée aussi à cause de son banc de récifs pour êtrefréquentée des marins. Une sorte de légende circulait sur ce lieuisolé. Étendu dans mon canot par temps calme, et regardantpar-dessus bord, j’ai vu dans les eaux profondes les formesscintillantes, spectrales, de grands poissons (poissons inconnus, àce qu’il m’a semblé, des naturalistes, et que mon imaginationtransforma en génies de cette baie désolée). Une fois, me promenantau bord de l’eau pendant une nuit tranquille, j’ai entendu un grandcri, on aurait dit une femme désespérée, il s’est élevé du sein desprofondeurs, s’est enflé dans l’air paisible, avec des crescendo etdes diminuendo, pendant une trentaine de secondes. Je l’ai entendumoi-même, de mes propres oreilles.

Dans cet endroit étrange, avec les montagneséternelles derrière moi et la mer éternelle devant moi, jetravaillai et méditai pendant plus de deux années sans être dérangépar mes congénères. Progressivement, j’avais inculqué à ma vieilledomestique des habitudes de silence. À présent, elle ouvraitrarement la bouche. Mais sans aucun doute elle se rattrapait de cemutisme forcé lorsqu’elle allait à Wick, deux fois l’an, rendrevisite aux siens. J’en étais presque arrivé à oublier que j’étaisun membre de la famille humaine. Je vivais uniquement avec lesmorts dont je découvrais les œuvres. Et puis, tout à coup, unévénement modifia le cours de mes pensées.

À trois journées de mauvais temps, en juin,avait succédé un jour pacifique. Le soir, il n’y avait pas unsouffle de vent. Le soleil sombrait à l’ouest derrière une ligne denuages empourprés, et la surface lisse de la baie était balafrée deraies écarlates. Le long du rivage, les petites flaques que lamarée avait abandonnées en descendant ressemblaient à des gouttesde sang sur le sable doré, comme si un géant blessé était passé parlà. Quand l’obscurité tomba, certains nuages déchiquetés quiétaient demeurés à basse altitude sur l’horizon de l’est seréunirent et formèrent un grand cumulo-nimbus irrégulier. Lebaromètre était resté bas. Je compris qu’un mauvais coup sepréparait. Vers neuf heures du soir, un sourd grondement ébranla leciel au-dessus de la mer et se rapprocha. À dix heures, un fortvent se leva de l’est. À onze heures, il soufflait en tempête. Àminuit se déchaîna le plus furieux orage que j’aie vu sur cettecôte.

Pendant que je me couchais, des cailloux etdes algues étaient projetés contre la fenêtre de ma mansarde, et levent hurlait comme si chacune de ses rafales était une âme enperdition. À cette époque, les bruits de tempête ne faisaient quebercer mon sommeil. Je savais que les murs gris de la vieillemaison résisteraient, et je me préoccupais peu de ce qui se passaitdans le monde extérieur. D’habitude, la vieille Madge était aussiindifférente que moi aux orages. Je fus donc passablement surprisd’être réveillé vers trois heures du matin par de grands coupsfrappés à ma porte, et par les cris que poussait ma domestique. Jesautai à bas de mon hamac, et je lui demandai rudement la cause dece vacarme.

– Eh ! maître, maître ! cria-t-elledans son odieux patois. Descendez vite ! Il y a un grandbateau qui s’est échoué sur les récifs, et de pauvres gensappellent au secours. Ils vont se noyer, sûrement ! Oh !maître M’Vittie, descendez !

– Taisez-vous, vieille sorcière ! luirépondis-je furieux. Que peut vous faire qu’ils se noient ou qu’ilsne se noient pas ? Regagnez votre lit, et laissez-moitranquille !

Je me replongeai sous mes couvertures.« Ces hommes qui sont là-bas, me dis-je, ont déjà traversé unebonne moitié des horreurs de la mort. S’ils sont sauvés, il leurfaudra les traverser encore une fois dans un délai plus ou moinsbref. Il vaut donc mieux qu’ils meurent maintenant, puisqu’ils ontsouffert cette anticipation qui est pire que la douleur née de ladissolution. »

Avec ces idées en tête, je m’efforçai deretrouver le sommeil, car la philosophie, qui m’avait appris àconsidérer la mort comme un petit incident banal dans la carrièreéternelle et mouvante de l’homme, m’avait aussi guéri de macuriosité à l’égard des affaires de ce monde. Toutefois, cettenuit-là, je découvris que le vieux levain fermentait encore dansmon âme. Pendant quelques minutes, je me tournai et me retournai entâchant de vaincre l’impulsion du moment par les règles de conduiteque j’avais édifiées pendant des mois de réflexion. Un sourdgrondement éclata au milieu du concert infernal de la tempête. Jele reconnus, c’était un canon d’alarme. Poussé par une émotionincontrôlable, je me levai, m’habillai, allumai ma pipe et sortissur la plage.

La nuit était noire comme de l’encre. Le ventm’attaquait avec une telle violence que je devais avancer l’épauleen avant. Des graviers me meurtrissaient le visage. Les cendresrouges de ma pipe s’enfuyaient derrière moi en dansantfantastiquement dans les ténèbres. Je descendis vers les grandesvagues mugissantes et, abritant mes yeux contre l’écume salée, jescrutai la surface des eaux. Je ne distinguai rien. Cependant, ilme sembla entendre des cris inarticulés, des appels portés vers moipar les coups de vent.

Brusquement, une lueur bleue, très forte,éclaira la baie et toute la côte. À bord du bateau en perdition, unfeu de Bengale avait été allumé. Le bateau était échoué juste aumilieu du banc de récifs, et déséquilibré selon un angle tel que jevoyais tout le planchéiage du pont. C’était une goélette à deuxmâts, d’un gréement étranger ; elle se trouvait à centquatre-vingts ou deux cents mètres du rivage. Je distinguaisnettement, grâce au signal, les épars et les cordages. Derrière lebateau surgissaient inlassablement de l’obscurité de longues vaguesnoires, coiffées par places d’une touffe d’écume. Au fur et àmesure qu’elles se rapprochaient du cercle de lumière qui tombaitdu gaillard d’avant, elles semblaient croître en force et envolume, prendre un nouvel élan pour mieux sauter sur leur victime.Je vis très distinctement une douzaine de matelots épouvantés. Ilsm’aperçurent. Tous se tournèrent vers moi, agitèrent des mainsimplorantes. Je sentis l’indignation me soulever contre ces pauvresvers misérables. Supposaient-ils donc qu’ils pourraient se déroberdevant ce chemin étroit qu’empruntent tous les grands hommes ettous les héros de l’humanité ? L’un d’eux m’intéressa plus queles autres. Il était grand. Il se tenait à part. Il se balançaitsur l’épave comme s’il dédaignait de se tenir à un cordage ou à larambarde. Il avait croisé les mains derrière son dos. Il baissaitla tête. Mais, même dans cette attitude découragée, perçait en luiune sorte de résolution et de souplesse indiquant qu’il n’était pashomme à céder facilement au désespoir. D’après les rapides coupsd’œil qu’il lançait en haut, en bas et tout autour de lui, jecomprenais qu’il était en train de peser ses chances de salut maisbien qu’il regardât souvent de mon côté et qu’il vît ma silhouettese détacher sur la plage, le respect humain ou une autre raison luiinterdirent d’implorer mon aide. Il se tenait debout, sombre,silencieux, impénétrable, regardant la mer déchaînée, et ilattendait stoïquement l’heure de son destin.

Il me parut évident que cette heure allaitbientôt sonner. Pendant que j’observais le bateau, une énorme lame,dominant toutes les autres et les suivant comme le postillon suitses chevaux emballés, déferla sur l’épave. Elle lui arracha un mâtde misaine ; les matelots qui se cramponnaient aux haubansfurent dispersés comme des mouches. Dans un bruit de déchirure, lebateau commença à se fendre en deux à l’endroit où la bosse pointuedu récif sciait sa quille. L’homme solitaire sur le gaillardd’avant traversa le pont en courant et s’empara d’un paquet blancque j’avais remarqué sans pouvoir en définir la nature. Quand il lesouleva, la lumière l’éclaira, je vis alors que c’était unefemme ; elle avait un épart attaché en travers de son corps etsous les bras, de telle sorte que sa tête pût se maintenirau-dessus des eaux. Il la porta tendrement vers le flanc du bateau,et j’eus l’impression qu’il lui expliquait qu’il était impossiblede rester sur le bateau. Sa réponse fut inattendue. Je la vis quilevait une main et qui le souffletait au visage. Pendant un moment,il demeura silencieux, mais il s’adressa à elle de nouveau pour luiindiquer, ce que je crus comprendre d’après ses gestes, commentelle devrait se débrouiller dans l’eau. Elle s’écarta de lui, il lareprit dans ses bras. Il se pencha au-dessus d’elle, et je devinaiqu’il la baisait passionnément au front. Une grande vague déferlasur le flanc du bateau. Il se courba et posa la femme sur la crêtede la vague avec autant de délicatesse qu’il en aurait mis pourcoucher un bébé dans son berceau. Je vis sa robe blanche voleterparmi l’écume de la lame puis le feu de Bengale s’éteignitgraduellement, et le bateau sinistré, ainsi que son uniquesurvivant, s’enfoncèrent dans les ténèbres.

À ce spectacle, mon sens de la solidaritéhumaine l’emporta sur ma philosophie. J’éprouvai la volontédésespérée de faire quelque chose. Je quittai mon cynisme comme unvêtement dont je pourrais m’envelopper ensuite à loisir, et je meprécipitai vers mon canot et mes avirons. Mon canot n’était qu’unbaquet qui prenait l’eau, mais qu’importait ? Était-ce à moi,qui avais lancé tant d’œillades à ma bouteille d’opium, de memettre à peser mes chances et à ergoter parce qu’il y avait dudanger ? Je le tirai jusqu’à la mer avec la force d’un dément,et sautai dedans. Pendant quelques instants, je me demandai s’ilrésisterait au remous bouillonnant, mais une douzaine de coupsd’avirons me portèrent au-delà du ressac ; à demi plein d’eau,mon canot flottait encore. Je m’élançai sur les vagues, lesescaladant et les dégringolant dans un toboggan infernal. Parfoisje me trouvais entouré, cerné d’écume blanche, avec le ciel noirau-dessus de ma tête. Au loin derrière moi, j’entendais lesbêlements sauvages de la vieille Madge qui, m’ayant suivi des yeux,croyait que j’étais devenu fou. Tout en ramant, je regardaispar-dessus mon épaule, finalement, sur le ventre d’une grande lamequi roulait vers moi, j’aperçus le vague profil blanc d’une femme.Je la saisis au moment où elle allait m’échapper ; au prixd’un effort terrible, je la soulevai et la laissai retomber, toutetrempée, dans mon canot. Je n’eus pas besoin de ramer pour regagnerle rivage, car la lame suivante nous emporta et nous projeta sur laplage. Je mis le canot à l’abri. Je ramassai la femme et la portaichez moi. Ma domestique m’escortait en hurlant un concert delouanges et de félicitations.

Cela fait, j’eus une réaction. Je sentais quemon fardeau était en vie, car j’entendais les faibles battements deson cœur pendant que je le transportais, l’oreille collée à soncôté. Je déposai donc cette femme auprès du feu que Madge avaitallumé, avec aussi peu de sympathie que si elle avait été un tas defagots. Je ne l’examinai même pas pour savoir si elle était belleou non. Depuis de nombreuses années, je ne m’étais guère souciéd’un visage de femme. Je remontai me coucher dans mon hamac maisj’entendis la vieille Madge qui, pendant qu’elle la frictionnaitpour la réchauffer, chantonnait des : « Oh ! lajolie fille ! Oh ! la mignonne fille ! » Voilàcomment je sus que cette épave était à la fois jeune et belle.

Le lendemain matin, le calme avait succédé àla tempête. Le soleil brillait. J’allai faire un tour le long de laplage. J’entendais haleter la mer. Elle se creusait dans des remousautour du récif, mais près du rivage elle se plissait gentiment enpetites ondulations. Je ne vis aucune trace de la goélette ni lamoindre épave sur le sable, ce qui ne me surprit pas, car jeconnaissais l’existence d’un fort courant de fond. Deux mouettesaux grandes ailes tournoyaient au-dessus du théâtre du naufrage,comme si elles apercevaient sous les vagues des chosesinhabituelles. Leurs voix rauques se racontaient sans doute cequ’elles voyaient.

Quand je rentrai de ma promenade, la rescapéem’attendait devant la porte. Je me dis que je n’aurais jamais dû lasauver, que c’en était fini de ma retraite. Elle était très jeune,dix-neuf ans au plus, pâle mais distinguée : elle avait descheveux blonds, de gais yeux bleus et des dents éblouissantes. Sabeauté était d’un type éthéré. Elle paraissait si blanche, silégère, si fragile qu’elle aurait pu être l’esprit de l’écume desvagues d’où je l’avais tirée. Elle s’était enveloppée de vêtementsqui appartenaient à Madge, ce qui lui donnait un air étrange, maisnullement ridicule. Quand je remontai le chemin à pas pesants, elletendit les mains dans un geste d’enfant et courut vers moi, sansdoute pour me remercier de l’avoir sauvée mais je l’écartai d’unmouvement de mon bras et je passai à côté d’elle. Elle semblapeinée, des larmes jaillirent de ses yeux ; elle me suivitdans le salon et me considéra avec chagrin.

– De quel pays venez-vous ? luidemandai-je brusquement.

Elle sourit en m’entendant parler, et secouala tête.

– De France ? De Hollande ?D’Espagne ?

À chaque fois elle secoua la tête, puis entamaune longue déclaration dans une langue dont je ne compris pas unmot.

Après le petit déjeuner cependant, j’eus uneindication sur sa nationalité. Refaisant le tour de la plage, jevis dans une crevasse du récif un morceau de bois qui s’y étaitcoincé. Je sortis mon canot et allai le chercher. C’était unepartie de l’étambot sur laquelle, ou plutôt sur le bout de bois quiy était attaché, je lus « Arkhangelsk » peint en lettresbizarres. « Ainsi, me dis-je en rentrant, cette pâledemoiselle est une Russe ? Tout à fait le sujet qui convient àun tsar blanc, et l’habitante idéale pour la merBlanche ! » Il me parut extraordinaire que quelqu’und’aussi distingué eût accompli un si long voyage sur un petitnavire. Quand je la revis dans la maison, je prononçai le mot« Arkhangelsk » à plusieurs reprises, avec desprononciations différentes, mais elle n’eut pas l’air de lereconnaître.

Je m’enfermai toute la matinée dans monlaboratoire afin de poursuivre les recherches que j’avaiscommencées sur la nature des formes allotropiques du carbone et dusoufre. Quand j’en sortis à midi pour déjeuner, elle était assiseavec une aiguille et du fil, et elle procédait à quelquesraccommodages dans ses vêtements qui étaient maintenant secs. Saprésence m’était désagréable, mais je ne pouvais pas la chasser surla plage pour qu’elle se débrouille. Bientôt elle me révéla unnouveau trait de son caractère. Elle se désigna, puis elle memontra la scène du naufrage et elle leva un doigt, je comprisqu’elle me demandait si elle était la seule rescapée. Je fis unsigne de tête affirmatif. Alors elle bondit de sa chaise enpoussant un grand cri de joie et, tenant au-dessus de sa tête levêtement qu’elle raccommodait, elle se mit à danser dans la pièceavec la légèreté d’une plume, puis elle sortit tout en continuantses entrechats au soleil. Pendant qu’elle tournoyait ainsi, elleentonna d’une voix rauque et plaintive une chanson barbare quiétait un hymne de joie. Je l’appelai :

– Rentrez, jeune diablesse ! Rentrez ettaisez-vous !

Mais elle n’interrompit pas tout de suite sonexplosion d’allégresse. Elle courut néanmoins vers moi, me prit lamain avant que j’aie pu l’en empêcher et l’embrassa. Pendant ledéjeuner, elle s’empara d’un crayon et écrivit sur une feuille depapier : Sophie Ramusine. Elle plaça la feuille depapier sur son jeune buste pour m’indiquer que c’était son nom.Elle me tendit le crayon, s’attendant sans doute à ce que je memontre aussi communicatif, mais je le mis dans ma poche pour luifaire comprendre que je ne tenais pas à entretenir des relationsmondaines avec elle.

À chaque instant, je regrettais d’avoir cédé àl’impulsion non contrôlée qui m’avait fait sauver cette femme. Dequel intérêt était pour moi sa vie ou sa mort ? Je n’étaisplus un jeune écervelé ! Déjà la présence indispensable deMadge m’agaçait ; heureusement, elle était vieille et laide,je pouvais l’ignorer. Cette jeune fille par contre débordait devie, et son charme indéniable avait de quoi distraire de sujetsplus sérieux. Où pourrais-je l’envoyer ? Que devais-je faired’elle ? Si je m’adressais à Wick, des fonctionnaires et descurieux viendraient chez moi, furèteraient, scruteraient,cancaneraient… Perspective odieuse ! Il valait mieux quej’endure sa présence.

Je découvris bientôt que l’avenir me réservaitde nouvelles contrariétés. Il n’y a pas d’endroit sur la terre oùl’on puisse être à l’abri de cette race agitée et brouillonne àlaquelle j’appartiens. Le soir, alors que le soleil glissaitderrière les montagnes, les recouvrant d’ombre mais projetant surle sable et la mer une lumière glorieuse, je sortais sur la plage.Quelquefois, au cours de ces promenades, j’emportais un livre. Cesoir-là, je n’y manquai pas et, m’allongeant contre une dune, je mepréparai à lire. Soudain, je m’aperçus qu’une ombre s’interposaitentre le soleil et moi. Je me retournai et, à ma vive surprise, jevis un homme grand et fort qui se tenait à quelques mètres maisqui, au lieu de me regarder, ignorait complètement ma présence etcontemplait d’un air grave par-dessus ma tête la baie et la lignesombre des récifs. Il avait le teint foncé, des cheveux noirs, unecourte barbe frisée, un profil d’aigle, des anneaux d’or auxoreilles. Son allure générale avait quelque chose de farouche maisde noble. Il portait une veste de velours passée, une chemise deflanelle rouge, de hautes bottes de marin. Un seul regard me suffitpour l’identifier, c’était l’homme qui était demeuré sur l’épave,la nuit précédente.

– Hello ! lui dis-je d’une voix chagrine.Vous avez donc pu gagner la côte ?

– Oui, me répondit-il en bon anglais. Je nel’ai pas fait exprès. Les vagues m’ont porté. J’aurais bien préféréme noyer !

Il parlait avec un léger zézaiement étrangerqui n’était pas désagréable.

– Deux braves pêcheurs, qui habitent del’autre côté de la baie, m’ont recueilli et soigné. Et cependant jene saurais honnêtement les en remercier.

Je pensai : « Tiens ! Voici unhomme avec qui je pourrais sympathiser. » Et je luidemandai :

– Pourquoi auriez-vous préférémourir ?

– Parce que, s’écria-t-il en tendant vers leciel ses longs bras dans un geste passionné et désespéré, danscette baie bleue souriante repose ma vie, mon trésor, mon âme, toutce que j’aime enfin !

– Bah ! répondis-je. Chaque jour, ilmeurt quantité de gens, mais cela ne sert à rien d’en faire des tasd’histoires. Permettez-moi de vous informer que ce terrain surlequel vous marchez m’appartient, et que plus tôt vous lequitterez, plus je serai content. L’un de vous deux me gêne déjàsuffisamment.

– L’un de nous deux ? balbutia-t-il.

– Oui. Si vous pouviez l’emmener, je vousserais extrêmement reconnaissant.

Il me regarda comme s’il avait du mal àcomprendre ce que je venais de lui dire, puis sur un hurlement desauvage, il prit ses jambes à son cou et se dirigea vers ma maison.Jamais homme ne courut aussi vite ! Je le suivis comme je pus,furieux de l’invasion qui me menaçait mais avant que j’atteignissema porte, il s’était déjà engouffré à l’intérieur. J’entendis ungrand cri. Puis, en m’approchant, je n’entendis plus que lemonologue d’une voix d’homme s’exprimant avec force et rapidité.Quand j’entrai, la jeune Sophie Ramusine était tapie,recroquevillée dans un coin, son visage traduisait autant de peurque de dégoût. L’autre, les yeux étincelants et les mainstremblantes d’émotion, déversait un torrent de mots destinés àplaider sa cause. Il fit un pas vers elle, mais elle recula etpoussa un cri aigu, celui du lapin que la belette saisit à lagorge.

– Holà ! fis-je en le tirant en arrière.Voici du joli ! Prenez-vous ma maison pour une taverne devillage ou un lieu de rendez-vous public ?

– Oh ! monsieur, excusez-moi ! Cettefemme est ma femme, et je craignais qu’elle n’eût été noyée. Vousm’avez rendu la vie.

– Qui êtes-vous ? lui demandai-jerudement.

– Je suis un homme d’Arkhangelsk, merépondit-il avec simplicité. Un Russe.

– Comment vous appelez-vous !

– Ourganev.

– Ourganev ! Et elle s’appelle SophieRamusine. Elle n’est pas votre femme. Elle ne porte pasd’alliance.

– Nous sommes mari et femme devant le ciel, medit-il solennellement en regardant en l’air. Nous sommes unis pard’autres lois que celles de la terre, des lois supérieures…

Pendant qu’il parlait, la jeune fille seglissa derrière moi et me prit une main, la pressant entre lessiennes comme pour implorer ma protection.

– Rendez-moi ma femme, monsieur !poursuivit-il. Laissez-moi l’emmener d’ici.

– Écoutez-moi bien, vous, quel que soit votrenom ! dis-je avec fermeté. Je n’ai pas besoin de cette filleici. Je voudrais ne l’avoir jamais vue. Si elle mourait, je n’enaurais nulle peine. Mais pour ce qui est de vous la remettre, alorsqu’il est évident qu’elle vous craint et vous hait, je ne le feraipas. C’est pourquoi vous allez expulser votre grand corps de cettemaison, et me permettre de retourner à mes livres. J’espère n’avoirjamais le déplaisir de vous revoir.

– Vous ne me la remettez pas ? dit-ild’une voix rauque.

– Je vous verrais damné d’abord !

– Et si je l’enlevais ? cria-t-il.

Son visage s’était durci. Mais mon sang detigre s’enflamma aussitôt. Je ramassai une bûche près de lacheminée.

– Filez ! dis-je à voix basse.Déguerpissez en vitesse, sinon je pourrais vous fairemal !

Il hésita un moment, puis il quitta la maison.Peu après cependant, il revint et se tint sur le seuil en nousregardant.

– Prenez garde ! dit-il. Cette femmem’appartient, et je l’aurai. Si l’on en vient aux coups, un Russevaut bien un Écossais.

– C’est ce que nous allons voir !m’écriai-je.

Je m’élançai, mais il disparut. Je distinguaivaguement sa grande silhouette s’enfuyant dans la nuit.

Pendant un mois, la vie reprit son coursnormal. Je ne parlai jamais à la Russe, et elle ne m’adressa jamaisla parole. Parfois, quand je travaillais dans mon laboratoire, ellese faufilait derrière la porte et m’observait avec ses grands yeux.D’abord cette intrusion me déplut, mais progressivement jesupportai sa présence, d’autant plus qu’elle ne faisait rien pouraccaparer mon attention. Encouragée par cette concession, elleamena l’escabeau sur lequel elle s’asseyait de plus en plus près dema table, si bien qu’elle finit par se percher à côté de moi chaquefois que je travaillais. Dans cette position, elle prit l’habitude,mais sans jamais me gêner, de se rendre très utile en tenant mesporte-plumes, mes tubes à essai ou mes diverses bouteilles et en metendant ce dont j’avais besoin avec une perspicacité jamais endéfaut. En ignorant délibérément qu’elle était un être humain et enla considérant comme une machine automatique utile, je m’habituai àelle au point que je ressentis son absence les rares fois où ellene venait pas. J’ai pour manie de parler à haute voix pendant queje travaille, afin de mieux inscrire les résultats dans mon esprit.La jeune fille devait posséder une mémoire auditive extraordinaire,car elle répétait les mots que je prononçais ainsi sans,naturellement, en comprendre le sens. Je m’amusai fréquemment àl’écouter tirer une salve d’équations chimiques ou de symbolesalgébriques pour la vieille Madge, et à entendre son rire encascade quand ma domestique hochait la tête en s’imaginant sansdoute qu’elle lui parlait en russe.

Elle ne s’éloignait jamais de la maison. Mêmeelle n’en franchissait pas le seuil sans avoir préalablementregardé par toutes les fenêtres s’il n’y avait pas quelqu’undehors. Je savais par ce manège qu’elle soupçonnait son compagnonde se trouver encore dans le voisinage, et qu’elle craignait qu’ilne l’enlevât. Elle fit une autre chose non moins significative. Jepossédais un vieux revolver et quelques cartouches, que j’avaisjeté au rebut. Elle le découvrit et se mit aussitôt en devoir de lenettoyer et de le graisser. Elle le suspendit près de la porte, mitles cartouches à côté dans un petit sac. Chaque fois que je sortaispour me promener, elle me le tendait et insistait pour que je leprisse avec moi. En mon absence, elle verrouillait la porte. Endehors de ces appréhensions, elle avait l’air presque heureuse, etelle aidait Madge quand elle ne s’installait pas à côté de moi.Elle témoignait d’une grande dextérité manuelle dans tous lestravaux ménagers.

Je ne tardai pas à m’apercevoir que sessoupçons étaient fondés, et que l’homme d’Arkhangelsk n’avait pasquitté le pays. Une nuit où le sommeil me fuyait, je me levai et mepostai à la fenêtre. Le ciel était nuageux, le bord de la mer àpeine distinct, et j’eus du mal à repérer mon canot sur la plage. Àforce de fouiller la nuit, mes yeux finirent par s’accoutumer àl’obscurité, et je distinguai sur la plage une tache sombre, justeen face de ma porte, or je savais bien que la veille, il n’y avaitpas eu quoi que ce fût à cet endroit. Pendant que je m’évertuais àdeviner, un grand nuage dériva suffisamment pour que la luneprojetât sa lumière froide et claire. Alors je le reconnus. C’étaitle Russe. Il était accroupi comme un crapaud géant, jambes croiséesà l’orientale. Il avait les yeux fixés sur la fenêtre de la chambreoù dormaient la jeune fille et ma domestique. La lune éclairait enplein son visage, et je vis à nouveau son profil d’oiseau de proie,son front soucieux et la barbe en pointe qui complétait sonphysique passionné. J’eus envie de l’abattre comme un vulgairecambrioleur, mais mon ressentiment céda à une sorte de pitiéméprisante.

« Pauvre imbécile ! me dis-je. Toi,que j’ai vu regarder la mort en face, tu concentres donc toutes tespensées et tes ambitions sur cette épave de femme qui, au surplus,t’a fui et te déteste ? La plupart des femmes t’aimeraient, neserait-ce que pour ta peau brune et ton grand corps. Et cependantte voilà hanté par le désir de posséder celle qui entre mille neveut pas de toi ! »

Je me remis au lit, non sans rire. Je savaisque mes barreaux étaient solides et mes verrous résistants. Ilm’importait peu que ce bizarre individu passât sa nuit devant maporte ou à mille lieues de là, du moment qu’il n’y serait plus lematin. Comme je m’y attendais, il avait disparu quand je melevai.

Mais je le revis bientôt. J’étais sorti unmatin pour faire un tour, car j’avais mal à la tête, migrainecausée en partie parce que j’étais resté trop longtemps la têtepenchée, et en partie par les effets d’une drogue nocive quej’avais aspirée la veille au soir. Je pris mon canot et ramai lelong du rivage pendant quelques kilomètres, jusqu’à ce que la soifm’incitât à aborder à un endroit où je savais qu’un ruisseau d’eaudouce se déversait dans la mer. Ce ruisseau passait par mes terres,mais son embouchure était située, là où je me trouvais ce jour-là,hors de mon domaine. Je fus ennuyé quand, me relevant après avoirétanché ma soif, je vis le Russe en face de moi. J’étais dans montort comme il l’avait été en s’introduisant chez moi, un regardsuffit pour m’apprendre qu’il ne l’ignorait point.

– Je voudrais vous dire quelques mots,commença-t-il d’un air grave.

– Alors dépêchez-vous ! répondis-je enregardant ma montre. Je n’ai pas de temps à perdre enbavardages.

– Des bavardages ! répéta-t-il, froissé.Ah ! là, vous autres Écossais, vous êtes vraiment d’étrangesgens ! Vous avez le visage rude, vous me parlez durement, toutcomme les braves pêcheurs chez qui j’habite, et, malgré cela, jedécouvre chaque jour derrière ces apparences rébarbatives destrésors d’honnêteté. Sans doute êtes-vous aimable et bon vousaussi, malgré votre rudesse.

– Au nom du diable, m’exclamai-je, dites ceque vous avez à dire, et passez votre chemin ! Je suis fatiguéde vous voir.

– Ne puis-je donc pas vous attendrir ?s’écria-t-il. Ah ! regardez ! Regardez cela !

Il me montra une petite croix grecque qu’iltira de la poche intérieure de sa veste de velours.

– Nos religions peuvent revêtir des formesdifférentes, mais au moins nous possédons quelques idées communes,quelques sentiments communs devant ce symbole.

– Je n’en suis pas sûr !

Il me regarda d’un air pensif.

– Vous êtes un homme peu banal, me dit-il. Jen’arrive pas à vous comprendre. Vous persistez à vous interposerentre moi et Sophie. C’est une position dangereuse, monsieur.Oh ! écoutez-moi, avant qu’il soit trop tard ! Si vousvous doutiez de ce que j’ai fait pour conquérir cette femme !…J’ai risqué ma vie, j’ai perdu mon âme… Vous ne représentez qu’unminuscule obstacle en comparaison de ceux que j’ai surmontés. Vous,qu’un coup de couteau ou qu’un jet de pierre pourrait ôter de monchemin à jamais… Mais que Dieu m’en préserve ! Je suis tombétrès bas, déjà ! Trop bas ! Tout, plutôt quecela !

– Vous feriez mieux de rentrer dans votrepays, dis-je, que de hanter ces dunes et de troubler mes loisirs.Quand j’aurai la preuve que vous serez parti, je remettrai cettejeune fille sous la protection du consulat russe d’Édimbourg.Jusque-là, je la garderai moi-même, et ni vous ni aucun Moscovitene me l’enlèvera.

– Mais à quel mobile obéissez-vous enm’éloignant de Sophie ? me demanda-t-il. Vous imaginez-vousque je lui ferais du mal ? Voyons, mon cher, je sacrifieraisma vie de bon cœur pour lui épargner la plus légère peine. Pourquoiagissez-vous ainsi ?

– Parce que tel est mon bon plaisir,répondis-je. Je ne rends compte de ma conduite à personne.

– Attention ! cria-t-il en se laissantemporter par une subite vague de fureur et en s’avançant sur moi.Si je pensais que vous aviez envers cette fille la moindreintention malhonnête – car pour l’instant je ne crois pas que vousla reteniez pour un motif bas – aussi sûr qu’il y a un dieu dans leciel, je vous arracherais le cœur de mes propres mains !

Rien qu’en l’énonçant, cette idée semblamettre en transe mon interlocuteur ; il avait le visage ravagéde passion, ses mains s’ouvraient et se refermaient convulsivement.Je crus qu’il allait me sauter à la gorge.

– Du large ! fis-je en posant une mainsur mon revolver. Si vous me touchez, je vous tue !

Il enfouit une main dans sa poche. Mais ce nefut pas une arme qu’il sortit, il tira une cigarette, l’alluma eten aspira la fumée à pleins poumons. Sans doute savait-il parexpérience que c’était là le meilleur remède qui lui permîtd’apaiser ses nerfs.

– Je vous ai déclaré, me dit-il d’une voixplus calme, que je m’appelais Ourganev. Alexis Ourganev. Je suisFinlandais de naissance, mais j’ai passé mon existence à courir lemonde. Je ne suis pas de ceux qui sont capables de se tenirtranquilles, de vivre dans la paix. Quand j’ai pu avoir un bateau àmoi, il n’y a pas eu beaucoup de ports, d’Arkhangelsk àl’Australie, où je n’aie mouillé. J’étais rude, farouche, libre.Mais au pays, monsieur, il y avait quelqu’un qui avait les mainsblanches et le parler doux, qui faisait le joli cœur, qui étaitexpert dans les petites fantaisies et les traits d’esprit dontraffolent les femmes. Par ses artifices, ce jeune garçon me dérobal’amour de celle que j’aimais depuis toujours et qui, jusqu’alors,avait paru répondre à ma passion. J’étais parti pour Hammersfestafin de conclure un marché d’ivoire. Je revins plus tôt que prévu,ce fut pour apprendre que mon trésor, mon orgueil, allait épouserce garçon à la peau douce, et que le cortège nuptial était déjàparti pour l’église. Dans de tels moments, monsieur, il y a quelquechose qui craque dans ma tête, et je ne sais plus ce que je fais.J’avais un équipage d’une fidélité absolue, tous des hommes quinaviguaient avec moi depuis des années. Nous montâmes à l’église.Elle et lui se tenaient devant le prêtre, mais ils n’étaient pasencore unis. Je me précipitai, la saisis par la taille. Mesmatelots rossèrent consciencieusement le fiancé et les témoins.Nous l’emmenâmes au port, je la fis monter dans le canot, puis surmon bateau, et nous levâmes l’ancre aussitôt. Nous partîmes àtravers la mer Blanche, et les clochers d’Arkhangelsk descendirentderrière l’horizon. Je lui donnai ma cabine, tout le confortpossible. Je dormais avec les matelots. J’espérais qu’avec le tempsl’aversion qu’elle me témoignait s’atténuerait, et qu’elleconsentirait à m’épouser soit en Angleterre soit en France. Nousavons navigué des jours et des jours. Nous avons vu le cap Norddisparaître au loin, nous avons longé la côte grise de Norvège,mais en dépit de toutes les attentions que je lui prodiguais, ellene me pardonnait pas de l’avoir arrachée à son amant blême. Puissurvint cette maudite tempête, elle brisa mon bateau et mesespérances, elle me priva aussi de voir la femme pour laquellej’avais tant risqué. Peut-être apprendra-t-elle encore à m’aimer.Vous, monsieur, qui semblez bien connaître le monde, ne pensez-vouspas qu’elle en arrivera à oublier cet homme et à m’aimer ?

– Je suis las de vos histoires, répondis-je enme détournant. Pour ma part, je vous considère comme un granddadais. Si vous croyez que votre amour passera, alors amusez-vous,en attendant, du mieux que vous le pourrez. Si au contraire vouscroyez qu’il ne passera pas, vous feriez mieux de vous trancher lagorge, car c’est le meilleur moyen d’en sortir. Je n’ai pas letemps de m’intéresser davantage à cette affaire.

Sur ces mots, je regagnai rapidement moncanot. Je ne me retournai pas une seule fois, mais j’entendais lebruit mat de ses pas derrière moi.

– Je vous ai raconté le début de mon histoire,me dit-il, et un jour vous en connaîtrez la fin. Vous feriez biende laisser partir la jeune fille.

Sans répondre, je mis mon canot à l’eau. Quandj’eus ramé quelque temps, je regardai dans la direction du rivageet je vis sa grande silhouette immobile, il réfléchissait tout enme suivant des yeux. Un peu plus tard, je regardai à nouveau, iln’était plus là.

Une assez longue période s’écoula ensuite,aussi régulière et monotone qu’avant le naufrage. Certains jours,j’espérais que l’homme d’Arkhangelsk était parti, mais desempreintes que je relevai sur le sable, et plus spécialement unpetit tas de cendres de cigarette que je découvris derrière untertre d’où ma maison était bien visible m’avertirent qu’il n’avaitpas quitté le pays. Mes relations avec la jeune Russe demeurèrentles mêmes. Au début, la vieille Madge avait été un peu jalouse desa présence, et elle avait craint que la mince autorité dont elledisposait lui fût retirée. Par degrés toutefois, comme elle étaitle témoin de ma plus profonde indifférence, elle accepta lasituation et, ainsi que je l’ai déjà dit, en profita du fait quenotre pensionnaire accomplissait une bonne part du travaildomestique.

Et maintenant, j’en viens à la fin de cerécit, que j’écris bien plus pour mon plaisir que pour l’amusementd’autrui. La conclusion de cet étrange épisode dans lequel les deuxRusses avaient joué leur rôle fut aussi imprévue et brutale que lecommencement. Une seule nuit me délivra de tous mes ennuis, et jerestai seul en tête à tête avec mes livres et mes travaux. Je vaisessayer de décrire les événements.

Après une journée de travail pénible etfatigant, je décidai, le soir, de faire une longue marche. Quand jesortis, l’aspect de la mer retint mon attention. Elle s’étalaitcomme une feuille de verre, absolument lisse, sans l’ombre d’uneride. Et pourtant l’air retentissait de ce son plaintifindescriptible auquel j’ai déjà fait allusion : le sonqu’auraient émis les âmes de tous les naufragés du monde s’ilsavaient voulu avertir leurs frères dans la chair d’un dangerimminent. Les femmes des pêcheurs de la côte connaissaient bien cecri inhumain, et elles guettaient anxieusement l’apparition desvoiles brunes qui rentraient. Quand je l’entendis, je regagnai mamaison et je regardai le baromètre, il baissait rapidement. Alorsje compris que la nuit serait mauvaise.

À la base des montagnes que je longeai cesoir-là, il faisait frais et sombre, mais les sommets étaientroses, et la mer miroitait sous les rayons du soleil couchant. Dansle ciel, il n’y avait pas de gros nuages, et cependant legémissement des eaux augmentait de puissance. Je vis au loin versl’est un brick qui faisait voile vers Wick avec un ris dans sonhunier. Son capitaine avait lu comme moi dans le livre de lanature. Derrière le brick, une brume fauve s’allongeait au-dessusde la mer et dissimulait l’horizon.

« Je ferais bien d’avancer, me dis-je.Sinon le vent se lèvera avant que je sois rentré. »

Je suppose que je devais être à moins de huitcents mètres de chez moi quand je m’arrêtai tout à coup et écoutaien retenant mon souffle. Mes oreilles étaient accoutumées auxbruits de la nature, aux soupirs du vent comme aux sanglots desvagues mais ce fut un tout autre son que j’entendis à une grandedistance. J’attendis, aux aguets. Oui, je l’entendis encore unefois, c’était un long cri aigu de désespoir qui avait roulé sur laplage, et dont l’écho m’était renvoyé par les montagnes derrièremoi. Ce pitoyable appel au secours venait de ma demeure. Je courusà toutes jambes pour rentrer, m’enfonçant dans le sable, sautantpar-dessus les galets. Je me doutais vaguement de ce qui avait dûse produire.

À quatre cents mètres de chez moi, il y a unedune assez haute d’où les alentours sont parfaitement visibles.Quand je l’eus gravie, je fis halte un instant. Tout paraissaitdans l’état où je l’avais laissé : là, la vieille maisongrise, là le canot. Pendant que j’observais, j’entendis unenouvelle fois le cri perçant, plus fort que les premiers, et je visune grande silhouette sortir de ma maison, celle du marin russe.Sur son épaule, il portait la jeune fille en robe blanche. Sa hâtene l’empêchait pas de la traiter avec tendresse, et respect.J’entendais les cris farouches qu’elle poussait, je la voyais sedébattre désespérément dans ses bras. Ma vieille domestique suivaitle couple, dévouée et fidèle comme le vieux chien qui ne peut plusmordre mais qui gronde en montrant ses gencives édentées aucambrioleur. Elle titubait sur les talons du ravisseur, agitait seslongs bras maigres et lui décochait, certainement, une volée demalédictions écossaises. Tout de suite, je devinai qu’il sedirigeait vers le canot. J’eus l’espoir que je pourraisl’intercepter à temps. Je me remis à courir vers la plage. Tout encourant, je glissai une cartouche dans mon revolver. Son intrusion,cette fois, serait la dernière.

J’arrivai trop tard. Quand j’atteignis le bordde l’eau, il était déjà à une centaine de mètres en mer, et ilramait de toute la vigueur de ses bras musclés. Je poussai un grandcri de rage impuissante, tapai du pied comme un enfant. Il seretourna et me vit. Il se souleva de son banc de nage et m’adressaune gracieuse révérence. Il ne s’agissait pas d’un geste detriomphe ou de moquerie. J’avais beau être fou de colère, je dusadmettre qu’il me saluait civilement pour prendre congé de moi. Ilse courba ensuite sur ses avirons, et la petite embarcations’éloigna vers la baie. Le soleil avait sombré, il avait laissé surl’eau un unique filet rouge qui allait se perdre dans la brumepourpre de l’horizon. Mon canot rapetissait au fur et à mesurequ’il s’enfonçait dans la nuit, lorsqu’il eut traversé cette banderouge, il ne fut plus qu’une tache confuse sur la mer. Puis cettetache se fondit dans les ténèbres. Des ténèbres qui ne devaientjamais se dissiper.

Pourquoi arpentai-je le rivage, bouillant etfurieux comme un loup à qui on aurait arraché sa proie ?Aimais-je donc cette Moscovite ? Non. Non, mille foisnon ! Je ne suis pas homme à démentir ma propre vie pourl’amour d’une peau blanche ou d’un œil bleu. Mais monorgueil !… Ah ! comme mon orgueil souffrait ! Jepensais que j’avais été incapable d’assurer la protection de lamalheureuse qui me l’avait réclamée, qui s’était fiée à moi !Voilà ce qui me donnait la nausée et qui faisait bourdonner mesoreilles.

Pendant la nuit, un grand vent se leva de lamer, et la fureur des vagues se jeta sur le rivage comme si ellesvoulaient l’emporter avec elles dans l’océan. Cette tempête, cevacarme s’accordaient admirablement bien avec mon état d’esprit.Toute la nuit, je demeurai sur la plage, trempé d’écume de mer etde pluie, à regarder les reflets blancs des brisants, à écouter lesgrands cris de la tempête. Mon cœur débordait d’amertume contre leRusse. Au mugissement ininterrompu de la nature, j’ajoutai messoupirs : « Ah ! si seulement il pouvaitrevenir ! S’il revenait ici ! » m’écriai-je enserrant les poings.

Il revint. Quand les lueurs grises de l’aubese répandirent à l’est et éclairèrent la grande masse d’eauxjaunâtres qui se projetaient en l’air, alors je le revis. Àquelques centaines de mètres, sur le sable, un long objet noiravait été rejeté par les vagues : c’était mon canot, trèsabîmé, fendu, fracassé. Un peu plus loin, une forme bizarreflottait sur de l’eau peu profonde, parmi des algues et descailloux. Je reconnus le Russe. Il gisait sur le ventre, mort. Jeme hâtai de le tirer sur la plage. Ce ne fut que lorsque je leretournai que je la découvris sous lui : il l’encerclait deses bras morts, son corps mutilé s’interposait encore entre elle etla tempête. La féroce mer du Nord avait pu lui arracher la vie,mais malgré toute sa violence, elle avait été impuissante à luiarracher la femme qu’il aimait. Certains signes m’incitèrent àpenser qu’au cours de cette nuit épouvantable, l’inconstante avaitenfin appris à apprécier le cœur fidèle et le bras vigoureux quiluttaient pour elle et la protégeaient si tendrement. Sinon,pourquoi sa petite tête aurait-elle été amoureusement blottiecontre le large torse du Russe ? Pourquoi ses cheveux blondsauraient-ils été emmêlés dans sa barbe noire ? Pourquoi aussile visage du noyé arborait-il un clair sourire de bonheur ineffableet de triomphe ? La mort n’avait pas pu le bannir de sestraits rigides. J’imagine que cette fin dut lui sembler plus belleque toute sa vie passée.

Madge et moi les enterrâmes là, sur le rivagede la mer du Nord. Tous deux sont ensevelis dans le même tombeau,très profondément sous le sable jaune. Bien des choses peuventsurvenir dans le monde qui les entoure. Des empires naîtront,d’autres mourront, des dynasties s’éteindront, de grandes guerresdérouleront leurs sanglants épisodes, mais insensibles à toutecette agitation, ces deux êtres resteront à jamais enlacés dansleur cercueil solitaire auprès de l’océan. Leurs âmessurvolent-elles comme les mouettes les eaux sauvages de labaie ? Aucune croix, aucun symbole ne marque le lieu de leuréternel repos ; mais la vieille Madge y dépose de temps àautre des fleurs sauvages. Et moi, quand je me promène et quand jevois des fleurs fraîches éparpillées sur le sable, je pense à cecouple étrange venu de si loin et qui bouscula quelque temps lecours monotone de ma sombre existence.

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