Contes d’Aventures

LA CHAMBRE SCELLÉE

Titre original :The Sealed Room.

Un avoué possédant des habitudes d’activité etdes goûts sportifs, et que l’attente de clients éventuels contraintà rester entre les quatre murs de son bureau de dix heures du matinà cinq heures de l’après-midi, doit prendre le soir tout l’exercicepossible. Voilà pourquoi je m’étais adonné à de longues promenadesnocturnes. Pendant que j’arpentais les hauteurs de Hampstead et deHighate, je nettoyais mon organisme de l’air impur d’Abchurch Lane.C’est au cours de l’une de ces randonnées sans but précis que j’airencontré Felix Stanniford pour la première fois, et que j’ai étéamené à vivre la plus extraordinaire aventure de mon existence.

Un soir (c’était en avril ou au début de mai1894), je m’étais dirigé vers la lisière nord de Londres, etarpentais l’une de ces larges avenues bordées de hautes villas enbrique que la capitale pousse toujours plus avant dans la campagne.La nuit était belle, la lune brillait dans un ciel sans nuages.Comme j’avais déjà marché pendant plusieurs kilomètres, j’airalenti mon pas et je me suis soudainement intéressé à ce quim’environnait. Dans cette humeur contemplative, je me suis arrêtépour regarder l’une des maisons devant lesquelles je passais.

C’était un grand immeuble, bâti sur son propreterrain, un peu en arrière de la route. Il paraissait moderne, etpourtant il l’était beaucoup moins que ses voisins qui tous étaientcrûment et péniblement neufs. La perspective des maisons setrouvait interrompue par le trou creusé par une pelouse garnie delauriers, et au fond de laquelle se dressait la masse noire etconfuse du grand immeuble. Il avait certainement servi de maison decampagne à un riche négociant, et il avait dû être construit àl’époque où la rue la plus proche était à un ou deux kilomètres delà et puis il avait été rattrapé, cerné par les tentacules debrique rouge de la pieuvre londonienne. Le prochain stade seraitsans doute consacré à son absorption et à sa digestion par lapieuvre, et des entrepreneurs de maisons à bon marché élèveraientsur le jardin une douzaine de villas à quatre-vingts livresl’année. Mais, alors que toutes ces pensées me traversaientl’esprit, un accident s’est produit sous mes yeux, et j’ai étébientôt préoccupé par tout autre chose.

Un fiacre à quatre roues (cet opprobre deLondres) survenait en grinçant et cahotant ; dans la directionopposée avançait le phare jaune d’un cycliste. Sur cette chausséeéclairée par la lune, ils étaient les deux seuls véhicules enmarche. Et pourtant ils se sont tamponnés avec la précision malignequi permettrait à deux paquebots de s’emboutir en plein milieu del’Atlantique. C’était la faute du cycliste, il avait essayé detraverser devant le fiacre, il avait mal calculé la distance, et lecheval l’avait envoyé rouler sur le sol. Il s’est relevé engeignant. Le cocher l’a d’abord accablé de jurons ; puis ils’est rendu compte que son numéro n’avait pas été relevé, il afouetté son cheval et s’est éloigné. Le cycliste a voulu saisir leguidon de son vélo, mais il est retombé assis par terre et il apoussé un gémissement.

J’ai traversé la chaussée en courant et je mesuis approché de lui.

– Vous êtes blessé ? lui ai-jedemandé.

– C’est ma cheville. Seulement une foulure, jecrois. Mais c’est assez douloureux. Voulez-vous me donner la main,s’il vous plaît ?

Pendant que je l’aidais à se remettre debout,j’ai remarqué qu’il s’agissait d’un jeune homme comme il faut, quiavait une petite moustache brune et de grands yeux foncés,sensibles, je dirais même nerveux, ses joues creuses n’indiquaientpas une bonne santé, le travail ou un chagrin avait marqué sonvisage maigre et jaune. Une fois debout, il s’est tenu sur un pied,et il a fait la grimace quand il a essayé de remuer l’autre.

– Je ne peux pas le poser à terre !a-t-il soupiré.

– Où habitez-vous ?

– Ici !

Il a fait un signe de tête vers le grandimmeuble noir au fond du jardin.

– Je coupais pour arriver à la grille quand cemaudit fiacre s’est jeté sur moi. Pourriez-vous m’aider à allerjusque-là ?

J’ai rangé sa bicyclette de l’autre côté de lagrille, puis je l’ai aidé à suivre l’allée et à monter les marchesdu perron. Il n’y avait aucune lumière, la maison semblait aussisombre et déserte que si personne ne l’avait jamais habitée.

– Cela ira. Je vous remercie beaucoup,m’a-t-il dit en introduisant sa clé dans la serrure.

– Non ! Permettez-moi de vous savoir toutà fait hors de danger.

Il a commencé par protester faiblement, maisil s’est vite rendu compte qu’il ne pourrait rien faire sans moi.La porte s’était ouverte sur un vestibule obscur. Il s’est avancéen boitant, toujours à mon bras.

– Cette porte sur la droite…

J’ai ouvert la porte pendant qu’il frottaitune allumette. Une lampe était placée sur la table ; nousl’avons allumée.

– Maintenant, ça va très bien. Vous pouvez melaisser ici ! Bonsoir !

Sur ces mots, il s’est assis sur un fauteuil,et il s’est évanoui.

Je me trouvais dans une situation peu banale.Ce jeune homme paraissait si blême que je me demandais s’il n’étaitpas mort. Bientôt pourtant, ses lèvres ont frémi et sa poitrines’est soulevée mais ses yeux n’étaient que deux fentes minces etblanches, et il avait une mine épouvantable. Après avoir pesé mesresponsabilités, j’ai tiré sur un cordon de sonnette. J’ai entenduune cloche lointaine battre furieusement. Mais personne ne s’estprésenté, la cloche a continué de vibrer dans le silence del’immeuble. J’ai sonné une deuxième fois sans plus de résultat.C’était invraisemblable, il devait y avoir quelqu’un quelquepart ; ce jeune homme ne vivait sûrement pas seul dans cettegrande maison ! Il fallait que sa famille fût mise au courantde son état. Puisque mes coups de sonnette restaient sans réponse,je n’avais qu’à aller moi-même chercher du monde. J’ai pris lalampe et j’ai quitté la chambre.

Ce que j’ai vu alors m’a étonné. Le vestibuleétait vide. Les marches de l’escalier n’avaient pas de tapis etétaient jaunes de poussière. Trois portes ouvraient sur de vastespièces, toutes étaient absolument nues, des toiles d’araignéependaient du plafond, des champignons pourrissaient sur les murs.L’écho de mes pas résonnait bruyamment. Je suis descendu dans lescuisines avec l’espoir d’y trouver un domestique endormi. Erreur,l’office était désert. J’ai suivi alors un autre couloir, et j’aidécouvert quelque chose qui m’a surpris plus que tout le reste.

Ce couloir aboutissait à une grande portebrune, dont la serrure était recouverte d’un sceau de cire rougequi avait la taille d’une pièce de cinq shillings. Le sceau devaitêtre posé là depuis longtemps, car le rouge était déteint et sale.J’étais en train de le considérer et de supputer ce que cette piècepouvait contenir quand j’ai entendu une voix qui m’appelait ;je suis revenu sur mes pas, et j’ai trouvé mon jeune homme assissur son fauteuil, tout étonné de la disparition de sa lampe.

– Pourquoi diable aviez-vous emporté lalampe ? m’a-t-il demandé.

– Je cherchais du secours pour vous.

– Vous auriez pu en chercher longtemps. Jesuis seul dans cette maison.

– Fâcheux quand vous tombez malade !

– J’ai été stupide de m’évanouir. J’ai héritéde ma mère un cœur assez faible, une souffrance, une émotion et jeperds connaissance. Un jour, je ne me réveillerai pas, comme elle.Seriez-vous médecin ?

– Non. Je suis juriste. Je m’appelle FrankAlder.

– Et moi Felix Stanniford. C’est amusant queje fasse la connaissance d’un homme de loi, car mon ami,M. Percival, me disait tout à l’heure que nous en aurionsbesoin d’un sous peu.

– Je serai très heureux de vous rendreservice.

– Cela dépend de lui, comprenez-vous ?Avez-vous parcouru tout le rez-de-chaussée avec cettelampe ?

– Oui.

– Tout le rez-de-chaussée ? a-t-ilinsisté en me dévisageant attentivement.

– Je pense que oui. J’espérais découvrirquelqu’un.

– Êtes-vous entré dans toutes lespièces ?

– Celles où j’ai pu entrer, oui.

– Ah ! alors vous l’avez remarquée ?m’a-t-il dit.

Et il a haussé les épaules comme quelqu’un quifait contre mauvaise fortune bon cœur.

– Remarqué quoi ?

– La porte avec le sceau dessus.

– Oui.

– Et vous ne vous êtes pas demandé ce querenfermait cette pièce ?

– Ma foi, j’ai trouvé cela un peu anormal.

– Croyez-vous que l’on peut vivre dans cettemaison, pendant des années, en se demandant ce qu’il y a derrièrecette porte, sans avoir regardé une fois ?

– Comment ! me suis-je écrié. Vous ne lesavez pas ?

– Pas plus que vous.

– Pourquoi n’avez-vous pas regardé ?

– Parce que je ne dois pas regarder, m’a-t-ilrépondu.

Il m’a fait cette déclaration sur un toncontraint, et j’ai compris que je m’étais aventuré sur un terraindélicat. Je ne crois pas être plus curieux que n’importe qui, maisle côté bizarre de cette aventure excitait fortement ma curiosité.N’ayant cependant plus d’excuse pour m’incruster dans cette maison,puisque mon compagnon avait repris connaissance, je me suis levépour partir.

– Êtes-vous pressé ? m’a-t-ildemandé.

– Non. Je n’ai rien à faire.

– Eh bien ! je serais très heureux sivous consentiez à rester encore un peu avec moi. Le fait est que jemène une existence de reclus. Je ne crois pas qu’à Londresquelqu’un d’autre vive de la même manière. Je n’ai pas souventl’occasion de bavarder.

J’ai jeté un coup d’œil autour de moi dans lapetite chambre, elle était pauvrement meublée, un lit-divan étaitdisposé sur un côté. Puis j’ai pensé à ce grand immeuble vide et àla sinistre porte scellée. Il y avait quelque chose de grotesquedans cette situation, et j’ai eu envie d’en savoir davantage. Sij’attendais un peu, peut-être obtiendrais-je des précisions ?Je lui ai répondu que je ne demandais pas mieux que de resterencore un peu avec lui.

– Sur la table latérale, vous trouverez del’alcool et un siphon. Vous voudrez bien m’excuser si je ne peuxpas me comporter en maître de maison mais je serais incapable detraverser ma chambre. Les cigares sont là. Je pense que je vais enfumer un. Ainsi, vous êtes avoué, monsieur Alder ?

– Oui.

– Et moi je ne suis rien. Je suis le plusmisérable des êtres humains, le fils d’un millionnaire. J’ai étéélevé avec la perspective d’une grosse fortune. Et me voici, pauvrehomme sans métier. Pour comble, j’ai sur les bras ce grand immeubleque je suis incapable d’entretenir. N’est-ce pas absurde ? Quej’habite une maison pareille, c’est un peu comme si un marchand desquatre-saisons faisait tirer sa charrette par un pur-sang. Un ânelui serait plus utile et à moi une chaumière.

– Mais pourquoi ne vendez-vous pas lamaison ? lui ai-je demandé.

– Je ne dois pas la vendre.

– Louez-la, alors !

– Non. Je ne dois pas louer non plus…

J’ai sans doute eu l’air intrigué, il asouri.

– Je vais vous mettre au courant de tout, sije ne vous ennuie pas.

– Au contraire. Vous m’intéresserezbeaucoup.

– Je pense qu’étant donné votre sollicitudeenvers moi, je ne puis faire moins que satisfaire une curiositélégitime. Apprenez d’abord que mon père était StanislausStanniford, le banquier…

Stanniford, le banquier ! Je me rappelaisbien le nom. Il avait fui l’Angleterre sept ans plus tôt, avantd’avoir été l’un des sujets de scandale de l’époque.

– Je vois que vous avez de la mémoire, apoursuivi le jeune homme. Mon pauvre père a quitté le pays pour neplus rencontrer de nombreux amis dont il avait investi leséconomies dans une spéculation malheureuse. C’était un hommesensible, tout en nerfs ! L’étendue de ses responsabilités luia fait perdre la tête. Il n’avait commis aucun délit légal. C’étaitpurement et simplement une question sentimentale. Il n’a même pasvoulu revoir sa propre famille, et il est mort à l’étranger sansnous avoir dit où il se trouvait.

– Il est mort !

– Nous n’avons pas eu la preuve de son décès,mais nous en sommes sûrs, car la spéculation en question s’estfinalement révélée excellente, et dès lors il n’avait plus aucuneraison pour se cacher. S’il avait survécu, il serait rentré. Maisil a dû mourir au cours de ces deux dernières années.

– Pourquoi au cours de ces deux dernièresannées ?

– Parce que nous avons eu de ses nouvelles ily a deux ans.

– Ne vous disait-il pas où ilvivait ?

– La lettre était postée de Paris, mais sansadresse. C’était au moment de la mort de ma pauvre mère. Il m’aécrit alors, pour me donner quelques instructions et des conseils.Depuis, je n’ai plus jamais entendu parler de lui.

– Mais auparavant vous étiez resté enrelations ?

– Oh ! oui. Et voilà où nous en arrivonsau mystère de la chambre scellée sur lequel vous avez trébuché cesoir. Passez-moi ce sous-main, je vous prie. J’y ai enfermé leslettres de mon père. Vous serez, avec M. Percival, le seul àen avoir pris connaissance.

– Puis-je vous demander qui estM. Percival ?

– Le secrétaire particulier de mon père. Il acontinué d’être l’ami et le conseiller de ma mère, puis le mien. Jene sais pas ce que nous aurions fait sans Percival. C’est lui quiest venu le premier nous voir, le jour même de la fuite de monpère, vous comprenez ? Lisez cette lettre.

J’ai lu la lettre suivante :

Ma femme à jamais chérie,

Depuis que sir William m’a informé de lafaiblesse de votre cœur et des dangers que vous ferait courir lemoindre choc, je ne vous ai jamais parlé de mes affaires. L’heureest venue où coûte que coûte je ne peux plus vous cacher que masituation est très mauvaise. Elle m’oblige à vous quitter pourquelque temps, mais je vous donne l’assurance formelle que nousnous reverrons très bientôt. Vous pouvez en être absolumentcertaine. Notre séparation ne sera que très brève, mon cheramour ; aussi ne vous inquiétez pas, et ne mettez pas votresanté en péril, car elle m’importe le plus au monde.

J’ai une prière à vous adresser, et jevous supplie par tout ce qui nous unit de vous conformerscrupuleusement à mon désir. Il y a certaines choses dont je neveux pas qu’elles soient vues par quiconque dans ma cabine noire,celle dont je me sers pour les photographies, au bout du couloir dujardin. Pour vous épargner la moindre pensée pénible, je vouscertifie une fois pour toutes, ma chérie, qu’elle ne contient riendont vous pourriez avoir honte. Cependant, je ne tiens pas à ce quevous ou Felix y pénétriez. Elle est fermée à clé, et je vousdemande instamment, dès le reçu de cette lettre, de poserimmédiatement un sceau sur la serrure et de l’y laisser. Ne vendezpas, ne louez pas la maison, autrement mon secret serait découvert.Tant que vous ou Felix habiterez la maison, je suis sûr que vousvous conformerez à mes désirs. Lorsque Felix aura vingt et un ans,il pourra entrer dans la chambre, pas avant.

Et maintenant, au revoir, la meilleure desépouses ! Pendant notre brève séparation, n’hésitez pas àconsulter M. Percival. Il a toute ma confiance. Je suisterriblement au regret de vous abandonner, Felix et vous, même pourpeu de temps, mais je n’ai vraiment pas le choix.

Toujours et à jamais votre mariaimant,

Stanislaus Stanniford.

4 juin 1887.

– Je vous ai importuné avec des affaires defamille en vérité très intimes, m’a dit pour s’excuser moncompagnon. Considérez cela de votre point de vue professionnel. Ily a des années que je désirais en parler à quelqu’un.

– Votre confiance m’honore, ai-je répondu. Etles faits m’intéressent prodigieusement.

– Mon père était connu pour son amour de lavérité, un amour presque morbide. Il était d’une précisionmathématique. Quand il a écrit qu’il espérait revoir ma mère trèsbientôt, et quand il a ajouté qu’il n’y avait rien de honteux dansla chambre scellée, vous pouvez être absolument certain qu’il lepensait.

– Alors, que peut-il y avoir dedans ?

– Ni ma mère ni moi n’en avions la moindreidée. Nous avons suivi ses conseils à la lettre, et placé le sceausur la serrure, il n’en a jamais bougé. Ma mère a vécu cinq ansaprès la disparition de mon père, bien qu’à l’époque tous lesmédecins eussent affirmé qu’elle ne survivrait pas au choc. Soncœur était en très mauvais état. Pendant les tous premiers mois,elle a reçu deux lettres de mon père, toutes deux timbrées de Pariset sans adresse. Elles étaient brèves et affirmaient la même chose,qu’ils seraient bientôt réunis et qu’en attendant elle ne setracasse pas. Puis il y a eu un silence, qui s’est prolongé jusqu’àla mort de ma mère. Alors j’ai reçu une lettre de lui, mais d’uncaractère si personnel, si privé que je ne puis vous la montrer, ilme priait de ne jamais avoir mauvaise opinion de lui, il me donnaitplusieurs bons conseils, et il ajoutait que le sceau sur la chambreavait moins d’importance depuis que ma mère n’était plus, mais queson ouverture pourrait causer de la peine à d’autres et que, parconséquent, il préférait que l’ouverture n’ait pas lieu avant mavingt et unième année, ce laps de temps rendant les choses plusfaciles. Jusque-là, il me confiait la garde de cette chambre. Vouscomprenez à présent pourquoi, tout en étant très pauvre, je ne puisni vendre ni louer cette grande maison.

– Vous pourriez l’hypothéquer.

– Mon père l’avait déjà fait.

– Votre situation n’est pas banale !

– Ma mère et moi, nous avons été obligés devendre peu à peu le mobilier et de renvoyer les domestiques si bienque maintenant je vis seul, sans domestique, dans une chambre. Maisje n’en ai plus que pour deux mois.

– Qu’entendez-vous par là ?

– Eh bien ! dans deux mois j’aurai l’âgerequis. La première chose que je ferai sera d’ouvrir cette porte.La deuxième de me débarrasser de la maison.

– Pourquoi votre père est-il demeuré àl’étranger quand ses investissements ont repris de lavaleur ?

– Il devait être mort.

– Vous m’avez dit qu’il n’avait commis aucundélit légal avant de quitter l’Angleterre ?

– Aucun.

– Pourquoi n’a-t-il pas emmené votremère ?

– Je l’ignore.

– Pourquoi cachait-il son adresse ?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi a-t-il laissé enterrer votre mèresans revenir ?

– Je n’en sais rien.

– Mon cher monsieur, ai-je dit, si vousm’autorisez à parler avec la sincérité d’un conseillerprofessionnel, je dirai qu’il paraît évident que votre père avaitde solides motifs pour fuir le pays et que, si rien n’a pu êtreprouvé contre lui, il pensait du moins le contraire et refusait dese placer sous le pouvoir de la loi. Cela me semble évident, jevous le répète, car comment expliquer les faits d’une autrefaçon ?

Ma suggestion n’a guère été prisée par moncompagnon.

– Vous n’avez pas eu l’avantage de connaîtremon père, m’a-t-il répondu fraîchement. Je n’étais qu’un enfantquand il nous a quittés, mais je le considérai toujours comme leportrait de l’homme idéal. Son seul défaut était d’être tropsensible et trop désintéressé. Que quelqu’un ait perdu de l’argentpar sa faute, voilà ce qui a déchiré son cœur. Son sens del’honneur était extrême. Toute théorie contredisant ce point estabsolument fausse.

J’ai été content d’entendre le jeune homme meparler aussi carrément. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de penserque les faits lui donnaient tort, et qu’il était incapable de jugerimpartialement de la situation.

– Je vous ai parlé en profane, lui ai-je dit.Et maintenant je vais vous laisser, car une longue marche m’attend.Votre histoire m’a tellement intéressé que je serais heureux sivous me faisiez connaître la suite.

– Donnez-moi votre carte, m’a-t-ilrépondu.

Et nous nous sommes quittés là-dessus.

Pendant quelque temps, je n’ai plus eu denouvelles, et je commençais à me demander si je ne m’étais pastrouvé mêlé à l’une de ces aventures éphémères qui, lorsqu’elleséchappent à l’observation directe, n’ont comme conclusion qu’unespoir ou un soupçon. Un après-midi cependant, mon secrétaire m’afait passer une carte au nom de M. J. H. Percival, et il aintroduit peu après dans mon bureau un petit homme sec d’unecinquantaine d’années, aux yeux clairs.

– Je crois, monsieur, m’a-t-il dit, que monnom vous a été mentionné par mon jeune ami M. FelixStanniford.

– En effet. Je m’en souviens très bien.

– Il vous a parlé, me semble-t-il, descirconstances qui ont trait à la disparition de mon anciendirecteur, M. Stanislaus Stanniford, et de l’existence d’unechambre scellée dans sa résidence.

– C’est exact.

– Et vous avez manifesté un certain intérêtpour cette affaire.

– Elle m’a très vivement intéressé.

– Vous n’êtes pas sans savoir que nous avonsl’autorisation de M. Stanniford d’ouvrir cette porte pour levingt et unième anniversaire de son fils ?

– Je me le rappelle.

– Ce vingt et unième anniversaire tombeaujourd’hui.

– L’avez-vous ouverte ? ai-je demandéaussitôt.

– Non, monsieur, pas encore. Je pense, nonsans raisons, qu’il serait préférable d’avoir un témoin présent àl’ouverture. Vous êtes avoué, et vous connaissez les faits.Voudriez-vous nous servir de témoin ?

– Très certainement.

– Vous êtes occupé pendant la journée, et moiaussi. Voudriez-vous que nous nous retrouvions à neuf heures dansla maison ?

– J’irai avec plaisir.

– Nous vous attendrons donc là-bas. Au revoir,monsieur.

Il m’a adressé un salut solennel et il m’alaissé.

Jusqu’à l’heure du rendez-vous, mon cerveau avainement cherché une explication plausible au mystère qui allaitêtre éclairci. M. Percival et le jeune homme étaient réunisdans la chambre que je connaissais. Je n’ai pas été surpris devantla pâleur et la nervosité de Felix Stanniford, mais l’intensesurexcitation du petit homme de la City, qu’il dominait mal, m’aétonné. Il avait les joues rouges, les mains crispées, et il étaitincapable de demeurer en place.

Stanniford m’a accueilli avec chaleur et m’aremercié d’être venu.

– Et maintenant, Percival, a-t-il dit en setournant vers son compagnon, je suppose qu’il n’y a plus d’obstacleà l’élucidation de cette énigme ? Je serais heureux d’en avoirterminé avec la chambre scellée.

Le secrétaire du banquier a pris la lampe etnous a précédés. Mais il s’est arrêté dans le couloir, devant laporte, et sa main tremblait si fort que nos ombres dansaient sur lemur.

– Monsieur Stanniford, a-t-il déclaré d’unevoix cassée, j’espère que vous vous êtes préparé pour le cas oùvous subiriez un choc, une fois le sceau brisé et la porteouverte.

– De quoi pourrait-il s’agir, Percival ?Vous essayez de me faire peur !

– Non, monsieur Stanniford. Mais je voudraisque vous soyez prêt… à vous ressaisir… à ne pas vous laisseraller…

Il était obligé d’humecter ses lèvres sèchesentre chaque bribe de phrase. J’ai compris tout à coup qu’il savaitce qu’il y avait derrière cette porte fermée, et que c’étaitquelque chose de terrible.

– Voici les clés, monsieur Stanniford. Maisrappelez-vous mon avertissement !

Il avait un trousseau de clés dans lamain ; le jeune homme le lui a arraché. Puis il a enfoncé uncouteau sous le sceau décoloré et l’a brisé. La lampe vacillaittellement dans la main de Percival que je la lui ai prise et que jel’ai approchée moi-même de la serrure. Stanniford a essayé diversesclés. Enfin l’une d’entre elles a tourné, la porte s’est ouverte,il a fait un pas dans la chambre puis, poussant un cri horrible, ils’est effondré sans connaissance à nos pieds.

Si je n’avais pas pris garde à l’avertissementdu secrétaire et si je ne m’étais pas préparé au pire, j’auraiscertainement laissé tomber la lampe. La chambre, sans fenêtre etnue, était équipée pour servir de laboratoire photographique, avecun robinet et un évier sur un côté. J’ai entrevu sur une étagèredes flacons, des bouteilles, des mesures. Et j’ai surtout respiréune odeur particulière, lourde, mi-chimique mi-animale. En face denous, il y avait une table et une chaise ; sur cette chaise,devant cette table, un homme était assis dans l’attitude d’écrire.Il paraissait normalement en vie. Mais lorsque la lumière l’aéclairé, mes cheveux se sont dressés sur ma tête : il avait lanuque noire et ridée, pas plus grosse que mon poignet. Il étaitcouvert de poussière : d’une poussière épaisse, jaune ;il en avait sur les cheveux, sur les épaules, sur ses mainsratatinées et couleur de citron. Sa tête était tombée en avant. Saplume reposait sur une feuille de papier décolorée.

– Mon pauvre maître ! Mon pauvre, pauvremaître ! s’est écrié le secrétaire.

Des larmes coulaient sur ses joues.

– Comment ! me suis-je exclamé.M. Stanislaus Stanniford ?

– Il est assis depuis sept ans. Oh !pourquoi a-t-il fait cela ? Je l’ai prié, supplié, je suistombé à genoux. Il n’a rien voulu entendre. Vous voyez la clé surla table. Il avait fermé la porte de l’intérieur. Et il a écritquelque chose. Nous devons savoir ce qu’il a écrit.

– Oui. Prenez cette feuille de papier etsortons d’ici. L’air est empoisonné. Venez, Stanniford,venez !

Nous l’avons empoigné chacun par un bras etnous avons plus ou moins porté le jeune homme dans sa chambre.

– C’était mon père ! s’est-il écrié,quand il a repris connaissance. Il est mort sur sa chaise. Vous lesaviez, Percival ! Voilà pourquoi vous m’aviez averti.

– Oui, je le savais, monsieur Stanniford. J’aiconstamment agi pour le mieux, mais ma situation a été terriblementdifficile. Depuis sept ans, je savais que votre père était mortdans cette chambre.

– Vous le saviez, et vous ne nous l’aviez pasdit !

– Ne me rudoyez pas, monsieurStanniford ! Tenez compte du rôle que j’ai été obligé dejouer.

– Ma tête tourne. Je ne vois plus clair…

Il s’est levé avec difficulté, et il a buquelques gorgées de cognac.

– Ces lettres à ma mère et à moi-même,c’étaient des faux ?

– Non, monsieur. C’est votre père qui les aécrites et qui m’a laissé le soin de les poster. J’ai exécutéloyalement ses instructions en toutes choses. Il était mon maître,je lui ai obéi.

Le cognac avait calmé les nerfs du jeunehomme.

– Dites-moi tout. Maintenant je tiendrai lecoup.

– Eh bien ! monsieur Stanniford, voussavez que votre père a eu de gros ennuis ; il pensait quebeaucoup de gens allaient perdre leurs économies par sa faute. Ilavait si bon cœur que cette idée lui était insupportable, elle letourmentait, le torturait, finalement, il a décidé de mettre fin àses jours. Oh ! monsieur Stanniford, si vous saviez comme jel’ai supplié, comme j’ai lutté contre lui, vous ne me blâmeriezjamais ! À son tour, il m’a supplié comme aucun homme nel’aurait fait. Il avait pris son parti, il n’y renoncerait en aucuncas, m’a-t-il dit. Mais il dépendait de moi que sa mort fût légèreet facile ou misérable et malheureuse. J’ai lu dans son regard cequ’il entendait par là. Et finalement j’ai cédé devant sesprières ; j’ai consenti à exécuter ses instructions.

« Il était très affligé par ce que luiavait dit le meilleur médecin de Londres au sujet de sa femme, dontle cœur ne supporterait pas le moindre choc. Il envisageait avechorreur le risque de hâter sa fin, et cependant vivre lui étaitdevenu intolérable. Comment attenterait-il à ses jours sans luifaire de mal ?

« Vous savez maintenant comment il s’yest pris. Il a écrit la lettre qu’elle a reçue. Il n’y avait dansces lignes rien qui ne fût rigoureusement exact. Quand il parlaitde la revoir bientôt, il songeait qu’elle n’avait plus longtemps àvivre, le médecin lui avait certifié qu’elle ne passerait pas lecap de l’année en cours. Il en était tellement convaincu qu’il n’apas laissé plus de deux lettres pour elle, ces lettres devaient luiparvenir à des dates qu’il avait fixées. Elle a vécu cinq années etje n’avais plus de lettres à lui envoyer.

« Il a laissé une autre lettre pour vous,monsieur. Je devais vous l’adresser à l’occasion du décès de votremère. Je les ai toutes fait partir de Paris afin d’accréditerl’idée qu’il se trouvait à l’étranger. Il avait désiré que je nedise rien, je n’ai rien dit, j’ai agi comme un employé fidèle. Ilpensait que sept ans après sa mort, le chagrin que causerait ladécouverte de son corps à ses amis survivants serait moins vif. Ila toujours songé aux autres.

Un silence est tombé. Le jeune Stanniford l’arompu le premier.

– Je ne peux pas vous blâmer, Percival. Vousavez épargné à ma mère un choc terrible qui l’aurait certainementtuée. Qu’est ce papier ?

– C’est ce que votre père était en traind’écrire, monsieur. Vous le lirai-je ?

– Je vous en prie.

J’ai pris le poison. Je le sens qui œuvredans mes veines. C’est une sensation étrange, mais non douloureuse.Quand ces lignes seront lues, je serai, si mes désirs ont étéfidèlement respectés, mort depuis sept ans. Ceux à qui j’ai faitperdre de l’argent ne m’en voudront sans doute plus. Et vous,Felix, vous me pardonnerez ce scandale de famille. Que Dieu veuilleaccorder un peu de repos à une âme affreusementlasse !

– Ainsi soit-il ! nous sommes-nous écriéstous les trois.

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