Contes d’Aventures

Comment je partis pour le GasterFell

Je n’avais pas terminé mon petit déjeuner quej’entendis un bruit d’assiettes et le pas de ma propriétaire, ellese dirigeait vers la chambre de sa nouvelle locataire. Un instantplus tard, elle refluait en hâte dans le couloir et se précipitaitchez moi, les yeux hors de la tête.

– Dieu me pardonne ! cria-t-elle. Et vousaussi, monsieur, parce que je vous dérange ! Mais j’ai peurpour la jeune demoiselle, monsieur. Elle n’est pas dans sachambre.

– Eh bien ! elle est dehors !répondis-je en me levant et en allant me poster derrière lafenêtre. Elle est retournée chercher les fleurs qu’elle avaitlaissées sur le banc.

– Oh ! monsieur, regardez ses souliers etsa robe ! s’exclama la propriétaire consternée. Ah ! jevoudrais que sa mère soit ici ! Oui, je le voudraisbien ! Je me demande où qu’elle est allée, car cette nuit ellen’a pas couché dans son lit.

– Elle n’avait probablement pas envie dedormir et elle est sortie se promener, à une heure inhabituellej’en conviens.

Mme Adams se mordit les lèvreset hocha la tête. Mais la jeune fille leva la tête et lui sourittout en lui faisant gaiement signe d’ouvrir la fenêtre.

– Est-ce que mon thé est prêt ?demanda-t-elle d’une voix claire, avec un soupçon d’accentfrançais.

– Il est dans votre chambre, mademoiselle.

– Regardez mes souliers, madame Adams !fit-elle en les découvrant sous sa robe. Vos collines sontterribles, effroyables ! Il y a cinq, dix centimètres de boue.Jamais je n’en avais vu autant ! Et ma robe… Voilà !

– Mais, mademoiselle, vous êtes une enfantterrible ! cria la propriétaire, en contemplant la robe toutecrottée. Vous devez être fatiguée, avoir envie de dormir !

– Non, répondit-elle en riant. Je n’ai pasenvie de dormir. Qu’est-ce que le sommeil ? Une petite mort.Mais marcher, respirer à pleins poumons, voilà ce que j’appellevivre. Je n’étais pas fatiguée. Aussi, toute la nuit, j’ai exploréces collines du Yorkshire.

– Dieu me pardonne, mademoiselle, mais oùêtes-vous allée ?

Elle désigna d’un large geste tout l’horizonde l’ouest.

– Par là ! dit-elle. Oh ! commeelles sont tristes et sauvages, ces collines ! Mais j’airapporté des fleurs. Vous me donnerez bien un peu d’eau ?Autrement, elles se faneraient.

Elle ramassa son bouquet, le serra contreelle, et nous entendîmes son pas rapide et léger gravir prestementl’escalier.

Ainsi, elle était restée toute la nuit dehors,cette jeune fille ? Pour quels motifs avait-elle délaissé sachambre douillette et lui avait-elle préféré les collines mornes etbalayées par le vent ? Était-ce simple nervosité, goût del’aventure ? Ou bien cette excursion nocturne avait-elle unesignification plus profonde ?

Aussi mystérieux que les problèmes que mesétudes m’avaient appris à résoudre, voici qu’un problème humain seposait devant moi, et échappait pour l’instant à ma compréhension.Je sortis pour faire un tour sur la lande avant le déjeuner ;en revenant, alors que j’escaladais la hauteur qui dominait lapetite ville, je reconnus ma voisine au milieu des ajoncs. Elleavait dressé un petit chevalet sur lequel elle avait disposé uneplanche à dessin, et elle se préparait à peindre le très beaupaysage de roches et de lande qui s’étendait devant elle. Jeremarquai qu’elle inspectait les environs comme si elle cherchaitquelque chose. Près de moi, il y avait une mare. J’y plongeai legobelet de mon flacon de poche, et je le lui portai.

– Mademoiselle Cameron, je crois ?dis-je. Je suis votre voisin. Je m’appelle Upperton. Dans ce payssauvage, nous sommes obligés de nous présenter l’un l’autre sanscérémonie si nous ne voulons pas demeurer éternellement desétrangers.

– Oh ! vous habitez donc aussi chezMme Adams ? s’exclama-t-elle. Moi qui croyaisque dans un endroit pareil il n’y avait que des paysans !

– Je suis de passage, comme vous. J’étudie, etje suis venu ici pour trouver du calme et de la tranquillité.

– Du calme, oui ! répéta-t-elle enembrassant du regard la vaste lande silencieuse.

– Et cependant pas si calme que cela,répondis-je en riant. Car j’ai été obligé de chercher un endroitplus isolé pour la tranquillité absolue qui m’estindispensable.

– Auriez-vous par hasard construit une maisonsur les collines ? me demanda-t-elle en relevant lessourcils.

– En effet. J’espère pouvoir l’occuper dansquelques jours.

– Ah ! c’est triste !s’écria-t-elle. Et où est-elle donc, cette maison que vous avezconstruite ?

– Par là-bas. Vous voyez ce ruisseau quidessine un fil d’argent sur la lande ? C’est le Gaster, quiserpente à travers le Gaster Fell.

Elle tressaillit. Elle posa sur moi ses grandsyeux noirs, interrogateurs. La surprise, l’incrédulité et unsentiment voisin de l’horreur s’y exprimaient.

– Et vous habiterez sur le Gaster Fell ?murmura-t-elle.

– C’est mon intention. Mais queconnaissez-vous du Gaster Fell, mademoiselle Cameron ?demandai-je. Je croyais que vous veniez dans ce pays pour lapremière fois.

– En vérité, je n’y étais jamais venue, merépondit-elle. Mais mon frère m’a souvent parlé de ces landes duYorkshire. Et si je ne me trompe pas, il m’a cité le Gaster Fellcomme l’un des endroits les plus sauvages de la région.

– Cela ne me surprend pas, dis-je avecinsouciance. C’est en effet un endroit sinistre.

– Alors pourquoi l’habiter ?s’écria-t-elle avec passion. Réfléchissez à son isolement, à sonaridité, au manque de confort et de secours, si vous avez besoin desecours un jour.

– Du secours ! De quel secourspourrais-je avoir besoin au Gaster Fell ?

Elle fixa le sol et haussa les épaules.

– On peut tomber malade partout, dit-elle. Sij’étais un homme, je crois que je n’habiterais pas seul sur leGaster Fell.

– J’ai bravé de pires dangers que celui-là,répondis-je en riant. Mais je crains que vous ne puissiez peindre,car les nuages se condensent, déjà je sens quelques gouttes depluie.

De fait, il était temps que nous rentrionspour nous mettre à l’abri, à peine avais-je fini ma phrase qu’uneaverse subite se déclencha. Avec bonne humeur, la jeune fille mitson foulard sur sa tête, saisit son chevalet et sa planche àdessin, et descendit avec toute la grâce d’une biche la côtecouverte d’ajoncs. Je suivis en portant son tabouret et sa boîte àcouleurs.

La veille de mon départ de Kirkby Malhouse,nous étions assis sur le banc vert du jardin. Elle regardait d’unœil sombre et mélancolique les collines. Moi, un livre sur lesgenoux, je contemplais son beau profil à la dérobée, et je medemandais comment vingt années de vie avaient pu y imprimer tant detristesse.

– Vous avez beaucoup lu, me décidai-je à luidire. Les femmes d’aujourd’hui disposent de facilités que leursmères n’ont jamais connues. Avez-vous envisagé de poursuivre desétudes, voire d’embrasser une carrière culturelle ?

Elle eut un sourire las.

– Je n’ai aucun but, aucune ambition. Monavenir est noir, confus, un vrai chaos. Ma vie ressemble à l’un deces sentiers sur les collines. Vous les avez vus, monsieurUpperton. À leur début, ils sont droits, lisses, nets. Et puisbientôt ils deviennent tortueux, ils s’insinuent à droite ou àgauche, parmi les rochers et les pierres, pour se terminer dans unmarécage. À Bruxelles, mon sentier était tout droit, mais àprésent, mon Dieu, qui pourrait me dire où il mène ?

– Il n’est pas nécessaire d’être grandprophète pour le prévoir, répondis-je du ton paternel que l’on peutemployer vis-à-vis d’un être deux fois moins âgé. Si je devaisprédire votre vie, je me risquerais à déclarer que vous aurez uneexistence semblable à celle de beaucoup de femmes : vousrendrez heureux un honnête homme et vous déploierez dans un cercleplus vaste le charme que votre compagnie m’a procuré depuis que jevous ai vue.

– Je ne me marierai jamais ! fit-elled’un ton résolu qui me surprit et m’amusa.

– Vous ne vous marierez jamais ? Etpourquoi donc ?

Ses traits sensibles frémirent, elle arrachanerveusement quelques brins d’herbe.

– Je n’oserai pas me marier, répondit-elle,d’une voix qui tremblait d’émotion.

– Vous n’oserez pas ?

– Le mariage n’est pas pour moi. J’ai autrechose à faire. Le sentier dont je parle est un sentier desolitaire.

– Mais voici qui est très morbide !m’exclamai-je. Pourquoi votre destin, mademoiselle Cameron,serait-il distinct de celui de mes propres sœurs ou de ces milliersd’autres jeunes filles qui, chaque saison, font leur entrée dans lemonde ? Peut-être éprouvez-vous pour l’humanité de l’aversionou de la crainte ? Le mariage est évidemment un risque autantqu’une bonne chose.

– Le risque serait pour l’homme quim’épouserait ! s’écria-t-elle. L’air est frais, le soir,monsieur Upperton…

Comme si elle m’en avait trop dit, elle seleva et s’enveloppa de son manteau, puis elle s’éloigna de son pasalerte, me laissant méditer sur les mots étranges qu’elle avaitprononcés.

Décidément, il était temps de partir ! Jeserrai les dents et jurai qu’une journée ne s’écoulerait pas avantque j’eusse rompu ce nouveau lien avec le monde, et que je me fusseréfugié dans la retraite qui m’attendait sur la lande. Le lendemainmatin, pendant que j’achevais mon petit déjeuner, un paysan amenadevant la porte la charrette qui devait transporter mes bagagespersonnels à mon nouveau domicile. Ma voisine était restée dans sachambre. Tout cuirassé que je fusse contre son influence, jeressentis la pointe d’une déception, me laisserait-elle partir sansune phrase d’adieu ? Ma charrette et mes livres étaient déjàen route, je serrais la main de Mme Adams, jem’apprêtais à sortir quand je l’entendis descendre en toutehâte.

– Vous… Vous vous en allez donc ? medemanda-t-elle.

– Mes travaux m’y obligent.

– Et vous allez au Gaster Fell ?

– Oui. Dans la maison que j’ai installée.

– Et vous vivrez seul là-bas ?

– Avec les cent compagnons qui sont dans cettecharrette.

– Ah ! des livres ! s’exclama-t-elleen haussant les épaules. Mais voulez-vous me promettre quelquechose ?

– Quoi donc ? interrogeai-je avecétonnement.

– Une toute petite chose. Vous ne me larefuserez pas ?

– Vous n’avez qu’à la formuler.

Elle pencha en avant son joli visage, qui pritsoudain une intense expression de gravité.

– Vous mettrez les verrous chaque soir,n’est-ce pas ?

Là-dessus, elle disparut sans me permettre derépondre à cette requête inattendue.

Ce fut pour moi une chose étrange que de metrouver enfin vraiment installé dans ma demeure solitaire. Àprésent, mon horizon était cerné par un cercle d’herbes follesparsemées d’ajoncs et de rocs de granit. Jamais je n’avais eu sousles yeux paysage plus morne, plus monotone. Mais c’était justementpour cela qu’il me plaisait.

Et cependant, au cours de la première nuit queje passai sur le Gaster Fell, il se produisit un incident quiramena encore une fois mes pensées vers le monde que je venais dequitter.

La soirée avait été très lourde, maussade, degros nuages livides se rassemblaient à l’ouest. À la tombée de lanuit, l’atmosphère de ma petite maison devint suffocante. J’avaisl’impression d’étouffer avec un poids sur mon front et sur mapoitrine. De très loin, le grondement du tonnerre vint déferler surla lande. Incapable de dormir, je m’habillai et, devant la porte,me plongeai dans la contemplation de la nuit qui m’entourait.

Je m’engageai sur l’étroit sentier de chèvresqui longeait le ruisseau, je marchai pendant quelques centaines demètres ; je venais de faire demi-tour pour rentrer quand lalune se dissimula derrière un nuage noir comme de l’encre,l’obscurité devint telle que subitement je ne pus plus distinguerni le sentier sous mes pieds, ni le ruisseau sur ma droite, ni lesrochers sur ma gauche. Un coup de tonnerre heureusements’accompagna d’un éclair si éblouissant que toute la colline etchaque buisson en furent illuminés, que chaque roc se détacha danscette lumière fugitive. Mais ce qu’il me montra aussi sur lesentier, à une vingtaine de mètres devant moi, me confondit desurprise et de frayeur, je vis une femme que je reconnus à sonvisage et à sa robe.

Impossible de me méprendre sur ces yeux noirs,sur cette silhouette grande et mince. C’était elle, Eva Cameron,que j’avais cru avoir quittée pour toujours. Pendant quelquesinstants, je demeurai pétrifié, me demandant si c’était vraimentelle ou une fiction surgie de mon cerveau surexcité. Je courus dansla direction d’où elle m’était apparue. Je l’appelai, mais elle neme répondit pas. J’appelai, j’appelai encore, seul me répondit lehululement d’une chouette. Un deuxième éclair illumina le paysage,et la lune émergea du nuage. J’escaladai une petite hauteur quidominait la lande, mais je n’aperçus aucune trace de cette étrangepromeneuse de minuit. Pendant plus d’une heure, j’arpentai lacolline avant de regagner ma petite maison, et je rentrai sanssavoir en fin de compte si j’avais vu une femme ou une ombre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer