Contes d’Aventures

LE GRAND MOTEUR BROWN-PERICORD

Titreoriginal : The Great Brown-Pericord Motor(1905).

C’était une sinistre soirée de mai,froide avec du brouillard. Dans le Strand, des lueursindistinctes indiquaient les réverbères. Les vitrines des magasins,pourtant éblouissantes d’habitude, ne faisaient que scintillerconfusément dans l’air lourd et épais.

Les maisons hautes qui descendaient versl’Embankment étaient toutes plongées dans l’obscurité, àl’exception de trois fenêtres d’un deuxième étage, puissammentilluminées. Les passants levaient les yeux avec curiosité et semontraient entre eux la lumière rougeâtre, elle éclairait en effetles bureaux de Francis Pericord, inventeur et ingénieurélectricien. Jusqu’à une heure avancée de la nuit, ses lampesallumées attestaient l’infatigable énergie et la volonté de travailqui l’avaient rapidement porté à la tête de la profession.

Dans une pièce, deux hommes étaient assis.L’un était Pericord en personne : visage anguleux, nez crochu,cheveux noirs, vivacité de gestes, tout son extérieur attestait sonorigine celtique. L’autre, trapu, gras, avec des yeux bleus,s’appelait Jeremy Brown, c’était un mécanicien connu. Ils s’étaientassociés pour réaliser diverses inventions, le génie créateur del’ingénieur avait été secondé par les capacités pratiques dumécanicien. Leurs amis se demandaient lequel, dans cetteassociation, était le meilleur.

Ce n’était pas par hasard que Brown étaitresté si tard dans l’atelier de Pericord. Il y avait un travail àfaire. Et ce travail-là devait décider de la réussite ou de l’échecde plusieurs mois d’efforts, pouvait transformer leur carrière. Ilsétaient séparés par une longue table brune, tachée et corrodée pardes acides puissants, encombrée de bonbonnes géantes,d’accumulateurs de Faure, de piles de Volta, de rouleaux de fils etde grands blocs de porcelaine non conductrice. Au milieu de tout cefatras bourdonnait une machine singulière que les deux associés nequittaient pas des yeux.

Un petit récipient carré, en métal, étaitrelié par de nombreux fils à une large ceinture d’acier pourvue dechaque côté de deux puissantes articulations saillantes. Laceinture était immobile, mais les articulations et les bras courtsdont elles étaient pourvues tournaient comme des éclairs, àintervalles réguliers. La force motrice provenait évidemment de laboîte métallique. Une odeur subtile d’ozone flottait dansl’air.

– Les ailettes, Brown ? interrogeal’inventeur.

– Elles étaient trop grosses pour que je lesapporte. Elles mesurent deux mètres cinquante sur un mètre. Lemoteur est assez fort pour elles, j’en réponds.

– En aluminium avec un alliage decuivre ?

– Oui.

– Regardez comme elle fonctionnemagnifiquement ! Pericord tendit sa fine main nerveuse etpressa sur un bouton de la machine. Les articulations tournèrentplus lentement, bientôt elles s’arrêtèrent tout à fait. Puis iltoucha un ressort, et les bras frémirent et s’éveillèrent à nouveauà leur vie métallique.

– L’utilisateur n’a pas besoin d’employer saforce physique, dit-il. Il n’a qu’à rester passif en se contentantde se servir de son intelligence.

– Grâce à mon moteur, dit Brown.

– À notre moteur ! protesta l’autresèchement.

– Oh ! bien sûr ! s’écria Brown,impatienté. Le moteur que vous avez conçu et que j’ai construit.Appelez-le comme vous voudrez !

– Je l’appelle le moteur Brown-Pericord !cria l’inventeur, dont les yeux noirs étincelèrent de colère. Vousavez mis au point les détails, mais l’idée abstraite est de moi, demoi seul.

– Une idée abstraite ne fait pas tourner unemachine, répondit Brown, qui s’entêtait.

– Voilà pourquoi je vous ai pris commeassocié, répliqua Pericord, qui se mit à tambouriner sur la tableavec ses doigts. J’invente. Vous réalisez. C’est une équitabledivision du travail.

Brown se mordit les lèvres. Il n’avait pasl’air satisfait. Comme il lui sembla inutile de discuter plusavant, il reporta son attention sur la machine qui frémissait et sebalançait à chaque tour de ses bras. Elle donnait l’impressionqu’en tournant un peu plus vite, elle quitterait la table.

– N’est-ce pas splendide ? s’écriaPericord.

– C’est satisfaisant, répondit le flegmatiqueAnglo-Saxon.

– Il y a de l’immortalité là-dedans !

– De l’argent là-dedans !

– Nos noms passeront à la postérité avec celuide Montgolfier.

– Avec celui de Rothschild,j’espère !

– Non, Brown ! Vous avez une vue tropmatérialiste de la situation, dit l’inventeur. Notre fortune n’estqu’un petit détail. L’argent est une chose que n’importe quelploutocrate à cervelle épaisse peut partager avec nous. Mes espoirsvisent plus haut. Notre vraie récompense sera tirée de la gratitudeque nous vouera l’humanité.

Brown haussa les épaules.

– Vous pourrez prendre ma part de cettegratitude. Je suis un homme pratique. Nous devons procéder à unessai.

– Où pouvons-nous le faire ?

– C’est ce dont je voulais vous parler. Ilfaut que cet essai soit tenu rigoureusement secret. Si nouspossédions un terrain privé, l’affaire ne soulèverait aucunedifficulté, mais à Londres il n’y a pas de terrain privé.

– Emportons la machine à la campagne.

– J’ai une proposition à vous faire, ditBrown. Mon frère est propriétaire d’un terrain dans le Sussex, prèsde Breachy Head. Si je me souviens bien, il y a à côté de la maisonune grange large et haute. Will est en Écosse, mais j’ai toujoursla clé à ma disposition. Pourquoi ne pas emmener demain la machineet l’expérimenter dans la grange ?

– Ce serait parfait !

– Il y a un train pour Eastbourne à uneheure.

– Je serai à la gare.

– Apportez-moi la machine. Moi, je me chargedes ailettes, conclut le mécanicien en se levant. Demain noussaurons si nous avons suivi une chimère ou si la fortune est à nospieds. À une heure, à Victoria.

Il descendit l’escalier et se laissa absorberpar le flot humain qui montait et descendait le Strand.

Le lendemain matin, le ciel était clair, unejournée de printemps s’annonçait. À onze heures, on aurait pu voirBrown pénétrer dans l’office des brevets avec un grand rouleau depapiers, de diagrammes et de plans sous le bras. À midi, il ensortit tout souriant, ouvrit son portefeuille et y glissasoigneusement une petite feuille de papier bleu officiel. À uneheure moins cinq, son fiacre s’arrêta devant la gare de Victoria.Deux gigantesques paquets enveloppés dans de la toile (on auraitdit d’énormes cerfs-volants) furent descendus du toit de la voitureet confiés à un porteur. Sur le quai, Pericord faisait les centpas, ses joues creuses et jaunâtres étaient légèrementcolorées.

– Tout va bien ? demanda-t-il.

Pour toute réponse, Brown désigna sescolis.

– Le moteur et la ceinture sont déjà dans lefourgon des bagages. Faites attention, porteur, car il s’agit d’unemachine délicate d’une grande valeur. Là ! Maintenant, nouspouvons partir la conscience tranquille.

À Eastbourne, ils transportèrent le précieuxmoteur sur une voiture de louage à quatre roues, et les grandesailettes furent hissées sur le toit. Une longue course les mena àl’endroit où les clés étaient entreposées ; puis ilsrepartirent à travers les Downs. La maison vers laquelle ils sedirigeaient était une bâtisse banalement blanchie à la chaux,assortie de dépendances et d’écuries, et située au milieu d’unecuvette gazonnée au pied des falaises crayeuses. Quand elle étaithabitée, la maison ne devait pas être bien gaie, mais avec sescheminées sans fumée et ses volets fermés, elle paraissait lugubre.Son propriétaire avait planté un bosquet de jeunes mélèzes et dessapins ; hélas ! les embruns les avaient flétris, et ilsbaissaient mélancoliquement la tête !

Mais les inventeurs n’étaient pas disposés àse laisser déborder par l’ambiance. Plus ils étaient isolés, mieuxcela valait. Le cocher les aida à transporter leurs colis dansl’allée, et ils les déposèrent dans la salle à manger obscure. Lesoleil se couchait lorsque, à un bruit de roues au loin, ils surentqu’ils étaient enfin seuls.

Pericord avait ouvert les volets. La doucelumière du soir filtrait à travers les vitres. Brown tira de sapoche un couteau et coupa le fil poissé qui renforçait la toile.Quand l’enveloppe brune fut défaite, deux grands ventilateurs enmétal jaune apparurent. Il les plaça contre le mur. La ceinture,les raccords, le moteur furent successivement déballés. La nuitétait tombée. Ils allumèrent une lampe pour pouvoir visser lesécrous, ajuster les rivets et terminer tous leurs préparatifs.

– Ça y est ! fit enfin Brown en reculantpour contempler la machine.

Pericord ne dit rien, mais son visagen’exprimait que de la fierté et la fièvre de l’attente.

– Il faut que nous mangions quelque chose, ditBrown, en étalant quelques provisions qu’il avait apportées.

– Après !

– Non, maintenant ! répondit lemécanicien. Je suis à moitié mort de faim.

Il tira la table et mangea de bon appétit,tandis que son camarade arpentait la pièce d’un pas impatient.

– Paré ! déclara Brown en se levant et ensecouant ses miettes de pain. Qui monte dedans ?

– Moi ! cria l’inventeur. Ce que nousfaisons ce soir sera immortalisé par l’Histoire !

– Mais tout danger n’est pas écarté, ditBrown. Nous ne savons pas tout à fait comment la machinefonctionnera.

– Aucune importance !

– Il n’est pas nécessaire que nous allionsdélibérément au-devant d’un danger.

– Comment cela ? L’un de nous deux doittenter l’expérience, voyons.

– Pas du tout. Le moteur marchera aussi biens’il est attaché à un objet inanimé.

– C’est exact, répondit Pericord enréfléchissant.

– Il y a des briques près de la grange. J’aiici un sac. Pourquoi un sac de briques ne prendrait-il pas notreplace ?

– Bonne idée ! Je ne vois pasd’objection.

– Venez, alors !

Ils sortirent tous deux, emportant lesdiverses pièces de leur machine. La lune brillait dans un cielpresque sans nuages. Sur les Downs, tout était calme et silencieux.Ils s’arrêtèrent un moment devant la grange et écoutèrent, aucunbruit ne parvint à leurs oreilles, sauf le sourd grondement de lamer. Pendant que Pericord faisait la navette pour apporter tout cedont ils avaient besoin, Brown remplit de briques un grand sacétroit.

Quand tout fut prêt, ils fermèrent la porte dela grange et posèrent la lampe sur une malle vide. Le sac debriques fut installé sur deux tréteaux, et la large ceintured’acier bouclée autour de lui. Puis ils attachèrent à la ceintureles grandes ailettes, les fils et la boîte métallique contenant lemoteur. En dernier lieu, ils ajustèrent un gouvernail plat enacier, en forme de queue de poisson, au bas du sac.

– Nous allons être obligés de le faire tournersur un cercle restreint, dit Pericord, en examinant les murs hautset nus.

– Bloquez le gouvernail sur un côté, suggéraBrown. Maintenant, nous sommes parés. Pressez le bouton. Nousverrons bien.

Pericord se pencha en avant. Ses mainsnerveuses plongèrent parmi les fils. Brown demeurait impassibledevant la surexcitation de son compagnon. La machine se mit àgeindre. Les grandes ailettes jaunes battirent convulsivement unefois. Puis une deuxième fois. Puis une troisième fois, avec plus delenteur mais aussi plus de puissance. Un quatrième coup d’ailesremplit la grange d’un souffle d’air chassé. Au cinquième, le sacde briques commença à danser sur les tréteaux. Au sixième, il sesouleva en l’air, et il serait retombé par terre si un septième nel’avait redressé et ne l’avait fait voleter en suspension. Lamachine s’éleva en battant lourdement des ailes et dessina uncercle ; on aurait dit un grand oiseau maladroit quiremplissait la grange de son bourdonnement et de son ronron. À lalueur incertaine de la lampe jaune, le spectacle de ces cerclesn’était pas banal.

Les deux hommes demeurèrent quelques instantssilencieux. Puis Pericord leva ses bras en l’air.

– Elle marche ! cria-t-il. Le moteurBrown-Pericord fonctionne !

De joie, il se mit à danser dans la grange.Les yeux de Brown pétillaient, il sifflota doucement.

– Regardez comme il vole en douceur,Brown ! reprit l’inventeur. Et le gouvernail, comme il estbien réglé ! Il faut prendre le brevet dès demain !

Le visage de son camarade s’assombrit et secrispa.

– Le brevet est déposé, dit-il d’un rireforcé.

– Déposé ? dit Pericord.Déposé ?…

Il avait prononcé le mot presque à voix bassela première fois, il le répéta en hurlant.

« Qui a osé déposer le brevet de moninvention ?

– Moi. Ce matin. Il est inutile de vousexciter pareillement. Tout va bien.

– Vous avez déposé le brevet du moteur !Sous quel nom ?

– Sous mon nom, répondit Brown, maussade. Jeconsidère que j’en avais le droit.

– Et mon nom n’apparaît pas ?

– Non, mais…

– Coquin ! cria Pericord. Voleur,scélérat ! Vous m’avez volé mon œuvre ! Vous voulez mechiper tout le crédit de l’affaire ! Vous allez me rendre cebrevet, même si pour cela je dois vous trancher la gorge !

Un feu sombre couvait dans ses yeux noirs, ilse tordait passionnément les mains. Brown n’était pas un lâche,mais il recula quand l’autre avança sur lui.

– À bas les pattes ! dit-il en tirant desa poche son couteau. Si vous m’attaquez, je medéfendrai !

– Vous me menacez ? cria Pericord, blancde colère. Vous êtes une brute et un tricheur. Donnez-moi lebrevet.

– Non, je ne vous donnerai pas le brevet.

– Brown, attention ! Donnez-moi lebrevet !

– Non. C’est moi qui ai fait le travail.

Pericord, yeux flamboyants et mains en avant,bondit sur Brown. Celui-ci se libéra de son étreinte, mais il futprécipité contre la malle et bascula par-dessus. La lampes’éteignit. La grange fut plongée dans les ténèbres. Un rayon delune filtrait à travers une étroite fente.

– Allez-vous me donner ce brevet,Brown ?

Pas de réponse.

– Donnez-le moi !

Brown ne répondit rien. À part levrombissement de la machine qui volait toujours au-dessus de leurstêtes, le silence était total. Pericord hésita. Il eut peur. Iltâtonna dans l’obscurité. Ses doigts de refermèrent sur une main.Elle était froide et insensible. Toute sa colère se transforma enun sentiment d’horreur. Il frotta une allumette, remit la lampedebout et l’alluma.

Brown gisait en boule derrière la malle.Pericord le saisit dans ses bras et le souleva. Ce fut alors que lemutisme du mécanicien s’expliqua. Brown était tombé sur son brasdroit replié sous lui, et son propre poids avait profondémentenfoncé le couteau dans son dos. Il était mort sans une plainte. Ledrame avait été soudain, horrible, définitif.

Pericord s’assit sur le bord de la malle. Iltremblait comme s’il avait la fièvre. Pendant ce temps, le grandmoteur Brown-Pericord grondait et tournait au-dessus de lui.Combien de temps demeura-t-il sans bouger ? Personne ne lesaura jamais. Mille idées folles germèrent dans sa cervelleétourdie. Certes, il n’avait été que la cause indirecte de cettemort. Mais qui le croirait ? Il regarda son costume taché desang. Tout était contre lui. Mieux vaudrait fuir, ne pas seprésenter à la police en se fiant à son innocence. Personne, àLondres, ne savait où ils étaient. S’il pouvait se débarrasser ducadavre, il disposerait de quelques jours avant que s’éveillent lespremiers soupçons.

Tout à coup, un grand bruit se fit entendre.Le sac volant s’était progressivement élevé au fur et à mesurequ’il tournait, et il avait heurté les combles. Le coup déplaça unecourroie de transmission, et la machine retomba lourdement à terre.Pericord déboucla la ceinture. Le moteur n’avait aucun mal. Uneinspiration soudaine, étrange, lui vint. La machine lui étaitdevenue odieuse. Il pourrait se débarrasser d’elle et du cadavred’une manière qui défierait toute enquête humaine.

Il ouvrit la porte de la grange et portaau-dehors le corps de son compagnon sous la lumière de la lune. Unmonticule se dressait à une dizaine de mètres. Il le transportajusque-là et l’allongea sur le sommet avec précaution. Puis il allachercher le moteur, la ceinture et les ailettes. Avec des doigtsqui tremblaient, il attacha la large ceinture d’acier autour de lataille du mort. Puis il vissa les ailettes. Il suspendit au-dessusla boîte du moteur, relia les fils, mit le moteur en route. Pendantdeux ou trois minutes, les grandes ailes jaunes s’agitèrent surplace. Bientôt le cadavre commença à exécuter de petits bonds etdescendit la pente du monticule. Il acquit progressivement de lavitesse. Enfin il se souleva en l’air et plana au clair de lune.Pericord avait tourné le gouvernail plein sud. L’appareilfantastique prit de la hauteur, accéléra, passa au-dessus de laligne des falaises crayeuses, s’engagea au-dessus de la mer.Pericord, blanc comme un linge, le regardait. Et puis l’appareilressembla à un oiseau noir qui aurait eu des ailes d’or et quis’ensevelirait dans la brume flottant sur les eaux.

L’asile de fous de l’État de New York compteun pensionnaire à l’œil farouche dont le nom et le lieu denaissance sont inconnus. Les médecins disent qu’il a eu la raisondérangée par un choc brutal, mais la nature de ce choc leuréchappe. Ils affirment que c’est toujours la machine la plusdélicate qui se détraque le plus vite, et, pour prouver cet axiome,ils exhibent les moteurs électriques compliqués et les remarquablesmoteurs d’avion que le malade aime dessiner dans ses meilleursmoments de lucidité.

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