Contes de l’eau bleue

DÉPOSITION DE J. HABAKUK JEPHSON

Titre original :J. Habakuk Jephson’s Statement (1890).

 

Au mois de décembre 1873, le navire anglais Dei-Gratiajeta l’ancre à Gibraltar. Il avait en remorque un brigantinabandonné, la Marie-Céleste, qu’il avait recueilli sur38° 40’ de latitude et 17° 15’ de longitude ouest.Plusieurs circonstances relatives à l’état de ce brigantindonnèrent lieu à l’époque à des commentaires passionnés etsoulevèrent une curiosité qui n’a jamais été tout à faitsatisfaite. De quelles circonstances s’agissait-il ? Unarticle valable de la Gibraltar Gazette les résuma. Lescurieux pourront s’y reporter, dans le numéro du 4 janvier 1874 sima mémoire ne me trompe pas. À l’intention de ceux qui, toutefois,ne pourraient se référer au journal en question, voici quelquesextraits qui exposent les caractéristiques de l’affaire.

« Nous nous sommes renduspersonnellement, écrit le rédacteur anonyme de la Gazette,à bord du brigantin abandonné Marie-Céleste, et nous avonsinterrogé les officiers du Dei-Gratia dans l’espoir defaire jaillir un peu de lumière sur ce drame. Leur avis est que laMarie-Céleste a été abandonnée plusieurs jours, etpeut-être plusieurs semaines avant d’avoir été recueillie. Lejournal de navigation qui a été trouvé dans la cabine établit quele bateau a quitté Boston le 16 octobre pour Lisbonne. Il estmalheureusement assez mal tenu et n’apporte que peu derenseignements. On n’y lit aucune allusion au mauvais temps et, envérité, l’état de sa peinture et de son gréement exclut l’hypothèseque la Marie-Céleste aurait été abandonnée pour un motifde ce genre. Elle est parfaitement étanche. On n’a relevé aucunetrace de lutte ou de violence, et rien ne peut expliquer ladisparition de l’équipage. Plusieurs indices donnent à penserqu’une dame se trouvait à bord : une machine à coudre etdivers accessoires de toilette féminine étaient en effet dans lacabine ; ils appartenaient sans doute à la femme ducapitaine ; le journal de navigation mentionne qu’elleaccompagnait son mari. Pour donner un exemple de la clémence dutemps, citons le fait qu’une bobine de soie a été découverte deboutsur la machine à coudre ; il est évident que la moindre houlel’aurait fait tomber. Les canots étaient intacts et suspendus auxbossoirs. La cargaison, qui se composait de suif et d’horlogesaméricaines, n’a pas été pillée. Une épée d’un vieux modèle a ététrouvée dans le poste de l’équipage ; cette arme porterait desstries longitudinales, comme si elle avait été récemmentessuyée ; elle a été remise à la police et confiée à l’examendu Dr Monaghan ; le résultat de cet examen n’a pas encore étérendu public. Nous ajouterons en conclusion que le capitaineDalton, de la Dei-Gratia, marin capable et intelligent,pense que la Marie-Céleste a pu être abandonnée à unedistance considérable de l’endroit où elle a été recueillie,puisqu’un courant puissant remonte vers cette latitude de la côteafricaine. Il confesse cependant son impuissance à formuler unehypothèse qui concilierait tous les éléments du problème. Enl’absence d’un indice ou d’un commencement de preuve, il est àcraindre qu’il ne faille ajouter le destin de l’équipage de laMarie-Céleste à la liste des nombreux mystères qui neseront élucidés que le grand jour où l’océan rendra ses morts. Siun crime a été commis, comme le croient certains, il y a peud’espoir que ceux qui l’ont perpétré soient traduits quelque jouren justice. »

Je ferai suivre cet extrait de laGibraltar Gazette par la reproduction d’un télégramme deBoston, qui fit le tour des journaux anglais et qui condensait tousles renseignements recueillis sur la Marie-Céleste.

« C’était un brigantin de centsoixante-dix tonneaux, il appartenait à White, Russel & White,importateurs de vins de cette ville. Le capitaine J. W. Tibbs étaitun vieil employé de la compagnie, chacun rend hommage à sescapacités éprouvées et à sa probité. Il était accompagné de safemme, âgée de trente et un ans, et de leur plus jeune enfant, âgéde cinq ans. L’équipage se composait de sept matelots (dont deuxNoirs) et un mousse. Il y avait à bord trois passagers, l’un d’euxétait un phtisiologue bien connu à Brooklyn, le Dr Habakuk Jephson,qui fut un avocat distingué de l’abolition de l’esclavage au débutde ce mouvement, et dont le pamphlet intitulé Où est tonFrère ? exerça une forte influence sur le public avant laguerre. Les autres passagers étaient M. J. Harton, agent de lacompagnie, et M. Septimius Goring, gentleman métis de laNouvelle-Orléans. Toutes les recherches pour expliquer le destin deces quatorze personnes n’ont donné aucun résultat. La perte du DrJephson sera ressentie dans les milieux politiques etscientifiques. »

Voilà ainsi résumé pour le public tout ce quiest connu jusqu’ici au sujet de la Marie-Céleste et de sonéquipage, car les dix dernières années n’ont en aucune façon aidé àélucider cette énigme. Je prends à présent la plume pour racontertout ce que je sais, moi, à propos de ce voyage fatal. Je considèrequ’il s’agit pour moi d’un devoir, car des symptômes que je connaisbien pour les avoir observés chez d’autres m’incitent à croire qued’ici peu ma langue et mes mains seront dans l’incapacité de faireune déposition. Je me permets d’indiquer, en guise de préface, queje suis Joseph Habakuk Jephson, docteur en médecine, diplômé del’université de Harvard et ex-médecin traitant à l’hôpitalsamaritain de Brooklyn.

Beaucoup se demanderont sans doute pourquoi jeme suis tu si longtemps, et pourquoi j’ai toléré que tant deconjectures et d’hypothèses soient émises sans leur apporter derectification. Si, par la révélation des faits par moi connus, lesintérêts de la justice avaient pu être servis, je m’y serais décidésans hésitation. Il m’est toutefois apparu que je devais renoncer àcet espoir. Quand j’ai voulu, après l’événement, déposer devant unfonctionnaire anglais, je me suis heurté à une incrédulité sioffensante que j’ai résolu de ne plus jamais m’exposer au hasardd’une pareille injure. Je peux néanmoins excuser l’incompréhensiondu juge de Liverpool quand je réfléchis au traitement qui m’a étéinfligé par ma propre famille, laquelle, bien que connaissant moninattaquable sincérité, m’a écouté avec le sourire indulgent quiaurait convenu à l’audition d’un monomaniaque. Cet affront a été lacause d’une brouille entre moi et John Vanburger, le frère de mafemme, et m’a confirmé dans la résolution de laisser l’affairesombrer dans l’oubli (résolution que je n’ai modifiée qu’à lademande de mon fils). Afin de rendre mon récit parfaitement clair,je me vois obligé de faire allusion à quelques épisodes de majeunesse, ils projetteront une lumière indispensable sur lesévénements qui ont suivi.

Mon père, William K. Jephson, étaitprédicateur d’une secte appelée « Les frères dePlymouth », et il comptait au nombre des citoyens de Lowellles plus estimés. Comme la plupart des autres puritains de laNouvelle-Angleterre, il était un farouche adversaire del’esclavage, et c’est de ses lèvres que j’ai reçu les leçons quiont influencé tous les actes de ma vie. Pendant que j’étudiais lamédecine à l’université de Harvard, je m’étais déjà fait remarquercomme abolitionniste avancé. Quand, après avoir passé ma thèse,j’ai acheté un tiers de la clientèle du Dr Willis, de Brooklyn, jeme suis arrangé pour consacrer beaucoup de temps, en dépit de mesdevoirs professionnels, à la cause qui me tenait à cœur. Monpamphlet Où est ton Frère ? (Swarburgh, Lister &Co.), paru en 1859, a été fort remarqué.

Quand la guerre a éclaté, j’ai quitté Brooklynet j’ai fait campagne avec le 113e régiment de New York.J’ai participé à la deuxième bataille de Bull’s Run et à celle deGettysburg. J’ai été grièvement blessé à Antietam, et j’aurais sansdoute péri sur le champ de bataille sans la bonté d’un gentlemannommé Murray, il m’a relevé, m’a transporté chez lui et m’a combléde soins et d’attentions. Grâce à sa charité et à toutes lesprévenances dont m’ont entouré ses domestiques noirs, j’ai pubientôt me promener dans sa plantation en m’appuyant sur une canne.C’est durant cette période de ma convalescence qu’a eu lieu unincident dont on mesurera l’importance par la suite.

Parmi les négresses les plus assidues autourde mon lit de douleur, il y avait une vieille commère qui semblaitexercer une grande autorité sur les autres. Elle veillait sur moiavec une vigilance de tous les instants. Par quelques mots que nousavons échangés, j’ai compris que mon nom ne lui était pas inconnu,et qu’elle m’était reconnaissante de m’être fait le champion de sarace opprimée.

Un jour, j’étais assis seul dans la véranda,et je me chauffais au soleil tout en me demandant si j’allaisrejoindre l’armée de Grant. J’ai vu cette vieille femme clopinervers moi. Après avoir soigneusement inspecté les alentours etconstaté que personne ne nous épiait, elle a fouillé dans sa robeet m’a montré un petit sac en peau de chamois qu’elle portaitsuspendu à son cou par un cordon blanc.

– Massa ! m’a-t-elle dit en se penchantpour me parler à l’oreille. Moi mourir bientôt. Moi très vieillefemme. Moi pas rester longtemps dans la plantation de MassaMurray.

– Vous pouvez vivre encore longtemps, Martha,ai-je répondu. Vous savez que je suis médecin. Si vous vous sentezmalade, dites-moi ce que vous ressentez, et j’essaierai de vousguérir.

– Moi pas désirer vivre. Moi désirer mourirpour rejoindre l’armée céleste…

Là, elle s’est lancée dans l’une de cesrhapsodies à moitié païennes où excellent les Noirs.

« … Mais, massa, moi posséder une choseque je dois laisser avant de partir. Pas besoin de l’emmener pourtraverser le Jourdain. C’est une chose très précieuse, plusprécieuse et plus sacrée que n’importe quoi au monde. Moi, pauvrevieille femme noire, je la possède parce que ma famille, trèsgrande famille, supposait qu’elle rentrerait un jour dans lavieille patrie. Mon père me l’a donnée, son père la lui avaitdonnée, mais moi, à qui la donner ? La pauvre Martha n’a pasd’enfants, pas de parents, personne. Autour de moi, je vois que leNoir est mauvais homme. Les femmes noires sont très stupidesfemmes. Personne digne de la pierre. Et alors j’ai dit : voicimassa Jephson qui écrit des livres et qui combat pour les gens decouleur, il doit être un brave homme, il l’aura, bien qu’il soit unBlanc, et jamais il ne saura ce qu’elle signifie ni d’où ellevient…

La vieille femme a fourragé dans le sac enpeau de chamois pour en retirer une pierre noire aplatie, percéed’un trou au milieu.

– Là, prenez-la ! a-t-elle ajouté en laplaçant dans ma main. Prenez-la. Le mal ne vient jamais du bien.Gardez-la précieusement. Ne la perdez jamais !

Sur un dernier geste d’avertissement, lavieille négresse s’est éloignée en scrutant les environs, pour êtresûre que personne ne nous avait vus.

J’avais été plus amusé qu’impressionné par lagravité de la pauvre femme, et je ne m’étais retenu de rire que parpeur de la blesser dans ses sentiments profonds. Quand elle m’aquitté, j’ai regardé attentivement la pierre qu’elle m’avaitremise. Elle était d’un noir intense, d’une dureté extrême, etovale, exactement le genre de pierre que l’on ramasse sur une plagepour faire des ricochets sur l’eau. Elle avait à peu près sixcentimètres de long, et trois de large au milieu mais elle étaitarrondie aux extrémités. Ce qu’elle avait de curieux, c’étaitplusieurs stries bien marquées en demi-cercle sur sa surface, onaurait dit la reproduction d’une oreille humaine. Ce cadeau m’aintéressé, et j’ai décidé de le faire examiner en tantqu’échantillon géologique par mon ami le Pr Shrœder, de l’Institutde New York. En attendant, je l’ai mis dans ma poche et, me levant,je suis allé me promener dans la plantation sans plus penser àl’incident.

Comme j’étais à peu près guéri de ma blessure,j’ai bientôt pris congé de M. Murray. Les armées de l’unionétaient partout victorieuses et convergeaient sur Richmond ;elles n’avaient donc plus besoin de moi, je suis rentré à Brooklyn.Là, j’ai repris ma clientèle et j’ai épousé la seconde fille deJosiah Vanburger, le graveur sur bois bien connu. En quelquesannées, je me suis fait une grosse clientèle et j’ai acquis unecertaine réputation pour le traitement des maladies pulmonaires.J’avais gardé la vieille pierre noire dans ma poche, et jeracontais souvent la manière assez dramatique dont elle m’avait étédonnée. J’ai montré, comme j’en avais l’intention, la pierre au PrShrœder, qui a été intéressé autant par l’anecdote que parl’échantillon. Il m’a assuré qu’il s’agissait d’un morceau depierre météorique, et il a attiré mon attention sur le fait que saressemblance avec une oreille humaine n’était pas fortuite, maisqu’elle avait été soigneusement travaillée pour recevoir cetteforme. Une douzaine de petits détails anatomiques montraient quel’artisan avait été aussi précis qu’adroit.

– Je ne serais pas surpris, m’a déclaré leprofesseur, si elle avait été arrachée à une grande statue mais jeme demande comment une matière aussi dure a pu être aussiparfaitement ouvragée, cela dépasse mon entendement. Si la statuecorrespondante existe, je serais heureux de la voir.

C’était aussi ce que je pensais à l’époquemais depuis j’ai changé d’avis.

Les sept ou huit années qui se sont succédéalors ont été paisibles et sans événements. Le déroulement dessaisons n’apportait aucun changement à mes occupations. Comme maclientèle augmentait toujours, j’ai choisi J. S. Jackson commeassistant, il devait recevoir un quart des bénéfices. Maconstitution physique avait été néanmoins affectée par des effortsininterrompus et, finalement, ma femme a insisté pour que jeconsulte le Dr Kavanagh Smith, qui était mon confrère à l’hôpitalsamaritain. Ce gentleman m’a examiné et m’a affirmé que le sommetde mon poumon gauche était en médiocre condition ; il m’arecommandé un traitement médical et un long voyage en mer.

Mon tempérament personnel, hostile parprincipe au repos et à l’inaction, m’inclinait fortement à suivrece dernier conseil ; l’affaire a été réglée quand j’ai fait laconnaissance du jeune Russel, de la Compagnie White, Russel& White, qui m’a offert un passage à bord de l’un desbateaux de son père, la Marie-Céleste, qui allaitjustement partir de Boston.

– C’est un excellent petit navire, m’a-t-ildit, et Tibbs, le capitaine, un homme remarquable. Rien de mieuxqu’un bateau à voiles pour un malade.

Je partageais son opinion, aussi n’ai-je pastergiversé.

Mon intention première était que ma femmem’accompagnât. Mais elle n’a jamais eu le pied marin, et diversesraisons de famille se conjuguaient pour qu’elle ne s’exposât pointaux risques d’un long voyage ; nous avons donc décidé que jepartirais seul. Je ne suis pas un homme de religion ni d’effusions,mais merci, mon Dieu, pour cette décision ! Quant à maclientèle, elle ne me causait nul souci : Jackson, monassistant, travaillait très bien, et je pouvais me fier à lui.

Je suis arrivé à Boston le 12 octobre 1873, etje me suis rendu aussitôt aux bureaux de la compagnie pourremercier le directeur de son geste. Pendant que j’étais assis à lacomptabilité et que j’attendais d’être reçu, j’ai soudain entendules mots Marie-Céleste. J’ai regardé autour de moi et j’aivu un homme très grand et très maigre, appuyé sur le guichet, etqui demandait des renseignements à l’employé de service. Il avaitlégèrement tourné le visage de mon côté, ce qui m’a permis deconstater qu’il avait une forte proportion de sang noir dans lesveines, c’était au moins un quarteron. Son nez aquilin légèrementrecourbé et ses cheveux plats révélaient l’héritage du Blanc maisles yeux noirs, vifs, la bouche sensuelle et les dents blancheséclatantes attestaient son origine africaine. Il avait le teintd’un homme en mauvaise santé, la figure grêlée par lavariole ; l’impression générale était nettement défavorable,plus que désagréable. Toutefois, quand il parlait, sa voix étaitdouce et mélodieuse, il employait des mots choisis, visiblement,c’était un homme bien élevé.

– Je désirerais vous poser quelques questionssur la Marie-Céleste, a-t-il répété en se penchant versl’employé. Elle part après-demain, je crois ?

– Oui, monsieur, a répondu le jeune commisavec une politesse inusitée, due à l’éclat d’un gros diamant quibrillait sur la chemise de l’inconnu.

– Quel est son lieu de destination ?

– Lisbonne.

– L’équipage se compose de combiend’hommes ?

– De sept hommes, monsieur.

– Y a-t-il des passagers ?

– Oui, monsieur : deux. L’un appartient àla compagnie, l’autre est un médecin de New York.

– Il n’y a pas de gentleman du Sud ?s’est enquis l’étranger, avec une sorte de fébrilité.

– Non, monsieur.

– Y a-t-il de la place pour un troisièmepassager ?

– Nous pouvons loger encore trois passagers, arépondu l’employé.

– Alors, entendu ! a tranché lequarteron. Je retiens mon passage tout de suite. Voulez-vousinscrire mon nom, s’il vous plaît : M. Septimius Goring,de la Nouvelle-Orléans.

L’employé a rempli une formule et l’a tendue àl’inconnu, en lui indiquant un espace blanc dans le bas. QuandM. Goring s’est apprêté à signer, j’ai constaté avec horreurqu’il n’avait plus de doigts à la main droite, et qu’il tenait sonporte-plume entre le pouce et la paume. J’ai vu des milliers deblessés sur les champs de bataille, et j’ai assisté à toutes lesopérations chirurgicales possibles mais je ne me souviens pas d’unspectacle qui m’ait donné un frisson de dégoût comme celui qui m’asecoué quand j’ai aperçu cette grosse main brune semblable à uneéponge, avec le pouce seul qui en émergeait. Il s’en est serviadroitement et, après avoir signé, il a quitté le bureau au momentprécis où M. White me faisait savoir qu’il était à madisposition.

Je suis descendu ce même soir sur laMarie-Céleste, afin d’inspecter ma cabine, que j’aitrouvée extrêmement confortable, étant donné l’exiguïté du navire.M. Goring, que j’avais rencontré le matin, occuperait lacabine attenante. En face, il y avait la cabine du capitaine etcelle, plus petite, de M. John Harton, agent de la compagnie.Ces cabines étaient situées de chaque côté du couloir qui menait dupont au salon. Le salon était une pièce confortable, avec desboiseries en chêne et en acajou, un riche tapis de Bruxelles et dessièges luxueux. J’ai été très satisfait, aussi bien del’aménagement des lieux que du capitaine Tibbs, marin idéal, toutrond, parlant fort et avec chaleur, qui m’a accueilli avec degrandes démonstrations de bienvenue et qui a voulu que nous vidionsensemble une bouteille de vin dans sa cabine. Il m’a annoncé qu’ilemmenait sa femme et son plus jeune enfant, et qu’il espérait jeterl’ancre à Lisbonne dans trois semaines. Notre conversation a ététrès agréable, et nous nous sommes séparés les meilleurs amis dumonde. Il m’a recommandé de terminer mes préparatifs dès lelendemain matin, car il avait l’intention de partir à la marée demidi, toute sa cargaison étant déjà à bord. Je suis rentré à monhôtel, où m’attendait une lettre de ma femme. Après une nuit desommeil réparateur, j’ai embarqué dans la matinée. À partir demaintenant, je vais reproduire le journal que j’ai tenu pour medistraire de la monotonie du voyage. Si le ton en est par endroitsun peu sec, du moins puis-je certifier l’exactitude des détails, ila été scrupuleusement rédigé au jour le jour.

16octobre

Les amarres ont été larguées à deux heures etdemie, et nous avons été remorqués dans la baie. La vedette nous aensuite abandonnés et nous avons filé, toutes voiles dehors, à unevitesse moyenne de neuf nœuds à l’heure. Je suis demeuré sur lapoupe, à contempler le rivage plat de l’Amérique se diluant peu àpeu dans l’horizon jusqu’à ce que la brume du soir me le dissimulecomplètement. Un unique phare rouge, cependant, a continué àprojeter sa lueur sinistre derrière nous, traçant sur l’eau unelongue traînée de sang ; pendant que j’écris, il est encorevisible, mais sous l’aspect d’une simple tache lointaine. L’humeurdu capitaine est détestable, deux de ses matelots lui ont manquéparole au dernier moment, et il a dû embaucher deux Noirs qui setrouvaient au hasard sur le quai. Les manquants étaient des hommesréguliers, fidèles, travailleurs, qui avaient participé à plusieurscroisières, leur absence a intrigué autant qu’irrité notrecapitaine. Deux matelots expérimentés en moins sur un total de septhommes d’équipage, cela compte ! Certes, les Noirs sontcapables de prendre leur tour de barre ou de fauberter[2] le pont, mais par gros temps ils neserviront pas à grand-chose. Notre cuisinier est également un Noir.De son côté, M. Septimius Goring a un petit serviteur foncé.Notre communauté est vraiment bigarrée ! L’agent de lacompagnie, John Harton, me paraît être une acquisition heureuse, ilest jeune, gai, amusant. Comme il est vrai que la fortune ne faitpas le bonheur ! Harton n’est pas riche ; il va tenter sachance dans un pays lointain ; néanmoins, il se montre aussiheureux qu’on peut l’être. Goring est riche, je pense. Et moiaussi, je suis riche mais je sais que je ne possède qu’un poumon,et que Goring est affecté, si j’en juge par ses traits, d’un malencore plus profond. Nous formons un bien pauvre contraste avecl’insouciant Harton, sans le sou !

17octobre

Mme Tibbs a fait ce matin sapremière apparition sur le pont ; c’est une femme pleined’allant, énergique, qui a un petit enfant tout juste capable demarcher et de babiller. Le jeune Harton s’est aussitôt précipitésur lui et l’a emporté dans sa cabine, où il sèmera sans doute lespremiers germes de dyspepsie dans ce fragile estomac. Voilà commentla médecine nous rend tous cyniques ! Le temps est toujoursbeau, une brise fraîche d’ouest-sud-ouest gonfle nos voiles. Lebateau avance avec une telle régularité qu’on pourrait le croireimmobile, sans le grincement des cordages, le renflement des voileset le sillage blanc qu’il laisse derrière lui. J’ai arpenté le ponttout ce matin en compagnie du capitaine, et je crois que l’air vifm’a déjà fait du bien, car je ne me suis senti essoufflé à aucunmoment. Tibbs est remarquablement intelligent, et nous avons eu unecontroverse intéressante sur les observations de Maury relativesaux courants océaniques ; nous avons voulu l’achever en nousrendant dans sa cabine pour consulter le livre de Maury. Et là nousavons trouvé Goring, à la vive surprise du capitaine, car lespassagers en général n’entrent pas dans ce sanctuaire sans avoirété spécialement invités. Il s’est excusé de son intrusion, enarguant de son ignorance des usages à bord d’un navire. Le bonnaturel du marin a repris le dessus, il s’est mis à rire, l’a priéde rester et de nous honorer de sa société. Goring a montré leschronomètres, dont il avait ouvert la boîte, et il a expliqué qu’ilétait en train de les admirer. Il possède évidemment uneconnaissance pratique des instruments mathématiques, en effet, dupremier coup d’œil, il a indiqué quel était le meilleur des trois,et il a aussi donné leur prix, à quelques dollars près. Il adiscuté avec le capitaine sur la variation du compas et, lorsquenous en sommes revenus aux courants marins, il a montré unecompréhension étendue du sujet. Il gagne à être connu, il estcultivé et raffiné. Sa voix est en harmonie avec ses propos ;ceux-ci et celle-là forment l’antithèse de son aspectextérieur.

Le relèvement de midi prouve que nous avonsfranchi trois cent vingt kilomètres. Vers le soir, la brise afraîchi, et le second a commandé de prendre des ris dans leshuniers en prévision d’une nuit venteuse. Le baromètre est tombé àsoixante-treize centimètres. J’espère que notre voyage ne sera pastrop pénible, car je ne suis pas un marin brillant, et unecroisière dans la tempête nuirait à ma santé. Mais j’ai la plusgrande confiance dans les capacités du capitaine ainsi que dans larobustesse du navire. J’ai pouponné avec Mme Tibbsaprès le dîner, et Harton nous a gratifiés d’un petit concert deviolon.

18octobre

Les sombres pronostics de la veille ne se sontpas réalisés : le vent est tombé, la mer n’est agitée ici etlà que par une petite bouffée de vent insuffisante pour remplir lesvoiles. L’air est plus froid qu’hier, et j’ai arboré l’un deschandails de grosse laine que ma femme a tricotés pour moi. Hartonest venu ce matin dans ma cabine, et nous avons fumé un cigareensemble. Il m’a dit qu’il se rappelait avoir vu Goring àCleveland, dans l’Ohio, en 1869. Il était déjà aussi mystérieux quemaintenant, et très discret sur ses affaires personnelles. L’hommem’intéresse sur le plan psychologique. Ce matin, au petit déjeuner,j’ai subitement éprouvé le vague sentiment de malaise qui vousétreint parfois quand quelqu’un vous observe attentivement ;j’ai levé la tête et j’ai rencontré ses yeux qui me fixaient avecune intensité proche de la férocité mais leur expression s’estadoucie aussitôt et il m’a lancé une phrase banale sur le temps.Chose assez curieuse, Harton m’a confié qu’hier sur le pont, ilavait fait une expérience analogue. Je remarque que Goring bavardesouvent avec les matelots de couleur quand il se promène, trait decaractère que j’admire, tant je connais de métis qui ignorentsystématiquement leur héritage noir et qui traitent leurs cousinsnègres plus durement que ne le feraient des Blancs. Son petitserviteur paraît lui être dévoué, il serait donc bien traité. CeGoring est un curieux mélange de qualités incompatibles entreelles. Je me tromperais fort s’il ne s’avérait pas un intéressantsujet à observer pendant le voyage.

Le capitaine grommelle, ses chronomètres sontdéréglés. Il affirme que c’est la première fois qu’ilsn’enregistrent pas exactement la même heure. Nous n’avons pas puopérer notre relèvement à midi, à cause de la brume. Un calcul àl’estime nous informe que nous avons franchi deux cent soixante-dixkilomètres pendant les dernières vingt-quatre heures. Les matelotsde couleur ont amplement prouvé, comme l’avait prévu le capitaine,qu’ils étaient inférieurs au reste de l’équipage mais comme ilssont tous deux capables de tenir la barre, il les y laisse, si bienque les marins plus expérimentés peuvent se consacrer à la manœuvredu bateau. L’apparition d’une baleine au cours de la soirée nous aun peu émus.

19octobre

Le vent était froid, je suis resté prudemmenttoute la journée dans ma cabine, d’où je ne me suis échappé quepour dîner. Étendu sur ma couchette, je peux sans me déplaceratteindre mes livres et tout autre objet que je désire, voilà bienl’avantage d’un petit appartement ! Ma vieille blessure acommencé à me faire un peu souffrir aujourd’hui, le froid, sansdoute. J’ai lu les Essais de Montaigne et me suis dorloté.Harton est venu me voir dans l’après-midi avec Doddy, l’enfant ducapitaine. Celui-ci a suivi de près. J’ai presque tenu salon.

20et 21 octobre

Le froid encore. De plus, un crachincontinuel. Je n’ai pu mettre le nez hors de ma cabine. Cetteréclusion m’affaiblit et me déprime. Goring est venu me voir, maissa société ne m’a guère ragaillardi, il n’a pas dit deux mots ets’est contenté de me regarder d’une manière bizarre et assezirritante ; après quoi il s’est levé et il a quitté la cabinesans la moindre formule de politesse. Je commence à croire quec’est un maboul. Je crois avoir mentionné que sa cabine estcontiguë à la mienne ; toutes deux sont séparées par une mincecloison de bois fendillé en de nombreux endroits ; certainesfentes sont si larges que je ne peux pas éviter, quand je suiscouché, de suivre ses mouvements de l’autre côté. Je n’ai nulleenvie de jouer les espions, mais je le vois continuellement penchéau-dessus de ce qui me semble être une carte, et travailler avec uncrayon et des compas. J’ai remarqué l’intérêt qu’il porte à tout cequi touche à la navigation ; cependant, je m’étonne qu’ilprenne la peine de déterminer le cap du bateau. Après tout, c’estun amusement inoffensif, il vérifie sans doute les résultats qu’ilobtient en les comparant avec ceux du capitaine.

Je voudrais que Goring m’obsède un peu moins.Dans la nuit du 20, j’ai eu un cauchemar, je croyais que macouchette était un cercueil, que j’y étais enseveli, et que Gorings’efforçait de clouer le couvercle que j’essayais, moi, derepousser de toutes mes forces. Lorsque je me suis réveillé, j’aieu toutes les peines du monde à me convaincre que je ne me trouvaispas dans un cercueil. En tant que médecin, je sais qu’un cauchemarn’est qu’un dérangement vasculaire des hémisphères cérébraux ;pourtant, vu la faiblesse de mon état, je ne peux pas medébarrasser d’une impression pénible.

22octobre

Une belle journée ; pas de nuages dans leciel ; une brise légère du sud-ouest nous pousse gaiement enavant.

Non loin, le temps a dû être rude, car la merest encore parcourue par une houle terrible, et le bateau s’inclineau point que le bout de la vergue de misaine frôle l’eau. J’ai faitune bonne marche sur le pont, bien que je n’aie pas acquis un piedmarin. Plusieurs petits oiseaux, des pinsons, je crois, sontperchés dans la mâture.

4 h40 de l’après-midi

Pendant que j’étais ce matin sur le pont, j’aientendu une explosion du côté de ma cabine ; je me suisprécipité en bas, et j’ai découvert que j’avais échappé de peu à ungrave accident. À ce qu’il m’a semblé, Goring était en train denettoyer son revolver dans sa cabine, il le croyait désarmé, unecartouche était dans le canon, le coup est parti, la balle atraversé la cloison latérale et s’est logée exactement à l’endroitoù ma tête repose d’habitude. Je me suis trouvé trop souvent sousle feu pour grossir l’incident, mais si j’avais été étendu sur lacouchette, j’aurais été tué net. Goring, le pauvre diable, ignoraitque je me promenais sur le pont, il a dû avoir terriblement peur.Je n’ai jamais vu plus d’émotion sur un visage humain que lorsque,sortant de sa propre cabine avec le revolver à la main, il s’estheurté contre moi qui descendais du pont. Bien sûr, il s’estconfondu en excuses, je n’ai fait que rire de l’incident.

11h du soir

Un malheur est arrivé, si inattendu, sihorrible, que ma petite mésaventure de la matinée sombre dansl’insignifiance. Mme Tibbs et son enfant ontdisparu. Complètement, totalement disparu ! J’ai du mal à meressaisir pour transcrire de tristes détails. Vers huit heures etdemie, Tibbs a fait irruption dans ma cabine, il était blanc commeun linge, il m’a demandé si j’avais vu sa femme ; je lui airépondu que non. Alors il a couru dans le salon et s’est mis àfouiller partout pour la retrouver. Je l’ai suivi en essayantvainement de le persuader que ses frayeurs étaient ridicules. Nousavons fouillé tout le bateau pendant une heure et demie sanstrouver la moindre trace de la femme ou de l’enfant. Le pauvreTibbs est aphone, tant il les a appelés. Les matelots eux-mêmes,qui sont en général assez rudes, ont été profondément affectés enle voyant fureter, tête nue et dépeigné, dans tous les endroitspossibles et imaginables. C’est à sept heures qu’elle a été vuepour la dernière fois, elle emmenait Doddy sur la poupe pour luifaire prendre un peu l’air avant de le mettre au lit. À cemoment-là, il n’y avait personne à l’arrière, sauf l’homme debarre, l’un des deux matelots de couleur ; il déclare qu’il nel’a pas vue. L’affaire est enveloppée de mystère. Ma théoriepersonnelle est que, tandis que Mme Tibbs tenaitl’enfant et était debout près du bastingage, Doddy se serait élancéet serait tombé par-dessus bord ; la mère alors, dans unetentative désespérée pour le rattraper ou le sauver, l’auraitsuivi. Je ne m’explique pas autrement cette double disparition. Ilest tout à fait plausible que le drame se soit déroulé sans quel’homme de barre s’en soit aperçu, car il faisait sombre. Quelleque soit la vérité, c’est une catastrophe terrible, qui assombritsinistrement notre voyage. Le second a fait aussitôt virer lebateau, mais il n’y a aucun espoir de les recueillir. Le capitaineest allongé sur sa couchette, complètement prostré. J’ai versé uneforte dose d’opium dans son café, afin que pendant quelques heuresau moins sa douleur soit endormie.

23octobre

Je me suis réveillé en proie à une impressionde lourdeur et de malheur, mais il m’a fallu quelques instants deréflexion pour me rappeler la catastrophe de la veille. Quand jesuis monté sur le pont, j’ai vu notre pauvre capitaine appuyé surle bastingage et fixant derrière nous l’étendue des mers quicontient à présent dans son immensité tout ce qu’il avait de pluscher au monde. J’ai essayé de lui dire quelques paroles, mais ils’est brusquement détourné et il s’est mis à marcher sur le pont,la tête rentrée dans les épaules. Il a vieilli de dix ans depuishier matin. Harton est désemparé, il aimait beaucoup le petitDoddy. Goring paraît affecté lui aussi. Du moins il s’est enfermétoute la journée dans sa cabine ; chaque fois que j’ai jeté uncoup d’œil en direction des fentes de la cloison, il avait la têtedans les mains, comme s’il était plongé dans une rêveriemélancolique. Je crois qu’il n’y a jamais eu d’équipage si lugubre.Comme ma femme sera bouleversée quand elle apprendra nosmalheurs ! La houle s’est apaisée, nous avançons à huit nœuds,toutes voiles déployées, et il souffle une douce petite brise.Hyson commande pratiquement le bateau, car Tibbs, quoiqu’il fassede son mieux pour mater son chagrin, est incapable de s’atteler àun travail sérieux.

24octobre

Une malédiction pèse-t-elle sur lebateau ? Un voyage a-t-il jamais mieux commencé pour sepoursuivre si désastreusement ? Tibbs s’est tué d’une balledans la tête pendant la nuit. Vers trois heures du matin, j’ai étéréveillé par une détonation, j’ai bondi de ma couchette et me suisprécipité dans la cabine du capitaine avec un terriblepressentiment. J’avais eu beau me dépêcher, Goring avait été plusprompt que moi, il était déjà penché au-dessus du corps dumalheureux capitaine. Le spectacle était hideux, tout le visageétait fracassé, la petite pièce nageait dans le sang. Le revolvergisait par terre à côté de lui, il avait échappé à sa main :avant d’appuyer sur la gâchette, il l’avait porté à sa bouche.Goring et moi l’avons soulevé avec respect pour l’étendre sur sacouchette. L’équipage s’était rassemblé devant la porte ; lessix Blancs étaient profondément affligés, car ils étaient sesmatelots depuis de nombreuses années. Il y a eu aussi entre eux desregards sombres et des murmures, l’un d’eux est même allé jusqu’àdéclarer ouvertement que le bateau était hanté. Harton nous a aidésà ensevelir le cadavre dans de la toile. À midi, le capitaine estallé rejoindre sa femme et son fils dans les profondeurs del’océan. Goring a lu le service funèbre de l’Église anglicane. Labrise a fraîchi. Nous avons fait dix nœuds, et même douze pendantla journée. Plus tôt nous atteindrons Lisbonne et quitterons cemaudit navire, plus je serai content. J’ai l’impression que nousnous trouvons dans un cercueil flottant. Rien d’étonnant à ce queles pauvres marins soient superstitieux quand moi, homme instruit,j’éprouve tant de choses impossibles à définir.

25octobre

Toute la journée, nous avons bien marché. Jeme sens distrait, déprimé.

26octobre

Goring, Harton et moi nous avons bavardéensemble ce matin sur le pont. Harton a tenté de faire parlerGoring sur son métier, sur le but de son voyage en Europe, mais lequarteron a éludé toutes ses questions et ne nous a fourni aucunrenseignement. Pour dire vrai, il semblait être légèrement offusquépar l’obstination de Harton, et il est descendu dans sa cabine. Jeme demande pourquoi nous nous intéressons tant à cet homme !Je suppose que c’est son aspect peu banal, et sa richesseapparente, qui piquent notre curiosité. Harton pense qu’il estdétective, qu’il est lancé sur les traces d’un criminel qui auraitgagné le Portugal, et qu’il a choisi ce mode de transport pourdébarquer sans se faire remarquer et bondir sur sa proie àl’improviste. Je crois que cette hypothèse est un peu tirée par lescheveux. Harton la base sur un livre oublié par Goring sur le pont,qu’il a ramassé et parcouru. C’était une sorte d’album,semblait-il, qui contenait un grand nombre de coupures de presse.Toutes ces coupures se rapportaient à des crimes qui avaient étécommis aux États-Unis pendant les vingt dernières années. Faitcurieux qu’avait remarqué Harton, les auteurs de tous ces crimesn’avaient jamais été identifiés. Les crimes variaient dans lesdétails, m’a-t-il dit, ainsi que dans le mode d’exécution et lacatégorie sociale des victimes, mais leur récit se terminaittoujours sur la même formule : l’assassin n’avait pas étéarrêté, mais la police avait de bonnes raisons pour prévoirl’imminence de sa capture.

Cet incident semble étayer la thèse de Harton,à moins qu’il ne s’agisse d’une simple marotte de Goring ou, commeje l’ai suggéré, d’un rassemblement de matériaux en vue d’un livrequi surpasserait De Quincey. De toutes manières, ce n’est pas notreaffaire.

27et 28 octobre

Le vent est toujours propice. Nous progressonsrapidement. Comme c’est étrange ! Un être humain peut donc sifacilement disparaître et être oublié ? Nous ne parlonspresque plus de Tibbs. Hyson a pris possession de sa cabine. Toutcontinue comme s’il ne s’était rien passé. Si la machine à coudrede Mme Tibbs n’était pas restée sur une petitetable, nous pourrions ne plus nous souvenir de l’existence de cettemalheureuse famille. Un autre accident s’est produit à bordaujourd’hui, mais heureusement il n’a pas eu de conséquencesgraves. L’un de nos matelots blancs était descendu dans la calepour chercher un rouleau de cordage, et l’un des panneaux qu’ilavait relevés est retombé sur sa tête. Il a échappé à la mort ensautant de côté, mais il a eu un pied écrasé, et le voilà exempt deservice pour le reste du voyage. Il attribue l’incident à lanégligence de son camarade de couleur qui l’avait aidé à souleverles panneaux. Le nègre en question accuse, lui, le roulis dubateau. Quelle que soit la cause, l’effet est certain, notreéquipage est encore amoindri. Ce concours de malchance a l’air dedécourager Harton, qui a perdu son habituelle bonne humeur et sajovialité. Goring est le seul qui conserve une certaine gaieté. Jele vois en ce moment dans sa cabine : il est toujours penchésur sa carte. Sa science de navigateur pourrait nous être utiles’il arrivait malheur à Hyson… que Dieu protège !

29et 30 octobre

Ma déficience pulmonaire, ajoutée àl’énervement consécutif aux incidents du voyage, a démoli monéquilibre nerveux au point que la chose la plus banale m’affecteplus que de raison. Je crois difficilement que je suis le mêmehomme qui ligotait une artère iliaque externe, opération quiréclame une précision infinie, sous le feu de l’infanterie àAntietam. Un enfant ne serait pas plus nerveux. La nuit dernière,j’étais étendu à demi assoupi vers minuit, et j’essayais en vain detrouver le sommeil réparateur. Il n’y avait pas de lumière dans macabine, mais un rayon de lune pénétrait à travers mon hublot, etjetait un cercle d’argent sur la porte. Toujours allongé, j’aigardé mes yeux somnolents fixés sur ce cercle, et j’ai prisconscience qu’il devenait de plus en plus imprécis au fur et àmesure que le sommeil me gagnait. Tout à coup, j’ai été rappelé àl’état de veille par l’apparition d’un petit objet sombre au centremême du disque lumineux. Je suis demeuré immobile et, tout en lesurveillant, j’ai retenu mon souffle. Progressivement, il estdevenu plus gros, plus net ; je me suis aperçu que c’était unemain humaine qui s’était précautionneusement insinuée à traversl’entrebâillement de la porte. Mais une main qui, ai-je constatéavec horreur, n’avait pas de doigts. La porte s’est ouvertelentement, et la tête de Goring a suivi sa main. Elle est apparueau centre du rayon de lune, et elle se découpait sur un halolivide, sa physionomie se détachait donc clairement. Je crois queje n’ai jamais vu expression plus démoniaque, aussi impitoyable,sur un visage humain. Il avait les yeux dilatés et étincelants, leslèvres retroussées qui découvraient ses crocs blancs, les cheveuxnoirs hérissés sur son front bas comme le capuchon d’un cobra.Cette apparition silencieuse et inattendue m’a causé un tel effetque j’ai sauté dans mon lit et que j’ai cherché mon revolver. Lahonte m’a envahi et submergé quand il m’a expliqué le motif de sonintrusion. Il avait mal aux dents, le pauvre diable, et il étaitentré pour me demander un peu de laudanum, car il savait que jepossédais une boîte à pharmacie ! Quant à son expressionsinistre, il faut dire qu’il passerait malaisément pour un prix debeauté, ma tension nerveuse et le rayon de lune blafard se sontconjugués pour provoquer sur moi une impression épouvantable. Jelui ai donné trente gouttes, et il s’en est allé en m’accablant desa gratitude. Cet incident banal m’a grandement impressionné. Toutela journée, je me suis senti patraque.

(Ici manque le journal d’une semaine :aucun événement digne d’être relaté n’y figurant, je supprime toutun bavardage inutile.)

7novembre

Harton et moi nous nous sommes assis sur lapoupe ce matin. Le temps en effet, devient très chaud puisque nouspénétrons dans les latitudes du Sud. Nous calculons que nous avonsaccompli les deux tiers de notre voyage. Comme nous serons heureuxde voir les verts rivages du Tage, et de quitter pour toujours cenavire maudit ! J’ai essayé de distraire Harton en luiracontant quelques-unes de mes aventures passées. Entre autres, jelui ai dit comment j’étais entré en possession de ma pierre noire,et pour conclure j’ai fouillé dans la poche de ma veste de chassepour lui montrer l’objet en question. Nous étions penchés au-dessusde la pierre quand j’ai aperçu une ombre qui s’interposait entre lesoleil et nous, Goring regardait la pierre par-dessus nos épaules.Pour une raison ou une autre, il m’a paru puissamment excité, bienqu’il ait tout fait pour se contrôler et dissimuler son émotion. Ila désigné la pierre de son moignon avant d’avoir pu se reprendresuffisamment pour me demander ce que c’était et comment je l’avaisacquise. Il m’a posé cette question avec une telle brusquerie quej’en aurais été offensé si je n’avais pas su que Goring était unexcentrique. Je lui ai raconté l’histoire comme je l’avais narrée àHarton. Il m’a écouté avec l’intérêt le plus vif, puis m’a demandési j’avais une idée de ce qu’était cette pierre. Je lui ai réponduque non, en dehors du fait qu’elle était météorique. Il m’a demandéensuite si j’avais jamais essayé son effet sur un Noir. Je lui aidit que non.

– Tiens ! Nous allons voir ce qu’en pensenotre ami à la barre.

Il a pris la pierre dans sa main et s’estapproché du matelot ; tous deux l’ont examinée attentivement.Je pouvais voir l’homme gesticuler et secouer la tête comme s’ilaffirmait quelque chose pendant que son visage reflétait la marqued’un profond étonnement où se mêlait, je crois, un certain respect.Goring est bientôt revenu sur le pont ; il avait encore lapierre dans la main.

– Il dit que c’est une chose sans valeur etinutile, tout juste bonne à être jetée par-dessus bord.

Sur quoi il a levé le bras, et il auraitcertainement lancé ma pierre dans la mer si le matelot noir nes’était précipité et ne l’avait saisi par le poignet. Goring alâché la pierre et a fait demi-tour de très mauvaise grâce, pours’épargner mes reproches sur sa mauvaise foi. Le Noir a ramassé lapierre et me l’a remise en s’inclinant avec les signes du plusprofond respect. Toute l’affaire est inexplicable. J’en viens à laconclusion que Goring est fou, au moins à demi fou. Quand jerapproche l’effet produit par la pierre sur le matelot, le respecttémoigné par Martha dans la plantation et la surprise de Goringquand il l’a aperçue, je suis bien obligé de conclure que je suisentré en possession d’un talisman puissant qui exerce un charmecertain sur toute la race noire. Il ne faut pas que je la prête unenouvelle fois à Goring.

8et 9 novembre

Quel temps merveilleux ! En dehors d’unepetite bourrasque, nous n’avons eu que des brises rafraîchissantespendant tout notre voyage. Ces deux derniers jours, nous avonsbattu notre moyenne quotidienne. C’est un joli spectacle que celuide l’écume qui s’écarte de notre étrave quand nous fendons leslames. Le soleil brille en travers et la partage en plusieursarcs-en-ciel miniatures. Je suis demeuré à l’avant une bonne partiede la journée pour contempler cet effet d’optique ; j’étaisentouré d’un halo de toutes les couleurs du prisme. L’homme debarre a certainement informé les autres Noirs de ma pierremiraculeuse, car tous me traitent avec un grand respect. Pour enrevenir aux phénomènes optiques, nous en avons admiré un hier soir,assez étrange, que m’a montré Hyson : très haut dans le ciel,à notre nord, est apparu un objet triangulaire nettement formé. Ilm’a expliqué qu’il ressemblait beaucoup au pic de Ténériffe vu àgrande distance, or le pic de Ténériffe se trouve actuellement àquelque huit cents kilomètres sur notre sud. Peut-être était-ce unnuage, peut-être l’une de ces curieuses réverbérations dont onparle dans les livres. Le temps est très chaud. Le second assurequ’il n’a jamais rencontré une telle température dans ceslatitudes. Le soir, j’ai joué aux échecs avec Harton.

10novembre

Il fait de plus en plus chaud. Des oiseaux deterre sont venus se percher aujourd’hui sur notre gréement, etcependant nous sommes encore loin de notre destination. La chaleurest si grande que la paresse nous interdit de faire autre chose queflâner sur le pont et fumer. Goring est venu me poser quelquesquestions sur la pierre, mais je lui ai répondu assez brusquement,je ne lui ai pas tout à fait pardonné la manière dont il avaittenté de m’en priver.

11novembre, midi

Nous progressons rapidement. Je n’auraisjamais cru que le Portugal était aussi chaud. Sûrement il fait plusfrais à terre. Hyson lui-même en est tout étonné, et les matelotsaussi.

13novembre

Un événement extraordinaire s’est produit, siextraordinaire qu’il est presque inexplicable. Hyson a commis unebévue invraisemblable, à moins qu’une certaine influence magnétiquen’ait détraqué nos instruments. À l’aube, la vigie à l’avant a criéqu’il entendait devant nous un bruit de brisants, et Hyson a crudistinguer la terre. Le bateau a viré de bord et, bien que nousn’ayons aperçu aucun phare, nous avons tous pensé que nous avionsatteint la côte portugaise un peu plus tôt que nous le pensions.Quelle n’a pas été notre surprise devant le paysage qui s’estrévélé à nos yeux quand la lumière du jour l’a éclairé ! Àdroite et à gauche, à perte de vue, s’étendait une longue ligne debrisants, de grandes lames vertes déferlaient dans un nuaged’écume. Et derrière ces brisants, qu’était-ce donc ? Pas dutout les rivages ni les hautes falaises du Portugal, mais uneimmense étendue sablonneuse qui se confondait avec l’horizon.Devant nous, ce n’était que du sable jaune ; par endroits, ilformait des buttes fantastiques de deux ou trois cents mètres dehaut ; ailleurs, il s’étendait aussi plat qu’un tapis debillard. Harton et moi, qui étions arrivés ensemble sur le pont,nous nous sommes regardés avec ahurissement, puis Harton a éclatéde rire. Hyson est extrêmement mortifié ; il proclame que lesinstruments ont été faussés. En tout cas, il n’y a pas l’ombre d’undoute, nous nous trouvons face au continent africain, et c’étaiteffectivement le pic de Ténériffe que nous avions vu quelques joursplus tôt sur notre nord. Quand nous avons eu la visite d’oiseaux deterre, nous devions passer au large des Canaries. Si nous avonscontinué dans la même direction, nous sommes maintenant au nord ducap Blanc, près du pays inexploré qui borde le grand Sahara. Toutce que nous pouvons faire est de corriger nos instruments le mieuxpossible et de repartir vers notre destination.

8 hdu soir

Tout le jour nous sommes demeurés immobiles.La côte est à peu près à deux kilomètres et demi. Hyson a examinéles instruments, il n’a pas encore compris la cause de notredéviation extraordinaire.

Là s’arrête mon journal. C’est de mémoire quej’écrirai maintenant le reste de ma déposition. Je ne crois pas metromper beaucoup sur les faits qui se sont déroulés. Cette mêmenuit, l’orage qui couvait depuis si longtemps a éclaté au-dessus denous, et j’ai compris où tendaient tous ces petits incidents quej’ai rapportés au jour le jour. Fou que j’étais de n’avoir riendeviné plus tôt ! Je vais raconter la suite des événementsavec toute la précision possible.

Vers onze heures et demie, j’avais regagné macabine. Je me préparais à me coucher quand on a frappé à ma porte.J’ai ouvert, et j’ai reconnu le petit serviteur noir de Goring,venu m’informer que son maître désirait me dire un mot sur le pont.J’ai été plutôt surpris qu’il ait besoin de moi à une heure sitardive, mais je suis monté sans hésitation. À peine avais-je poséle pied sur le pont que j’ai été attaqué par-derrière, jeté à bas,tiré sur le dos avec un mouchoir enfoncé dans ma bouche. Je me suisdébattu comme j’ai pu, mais un rouleau de cordages m’a enveloppésolidement, et j’ai été réduit à l’impuissance. Je me suis trouvébientôt ligoté au bossoir de l’un des canots, un couteau pointantsur ma gorge m’a averti de cesser toute résistance. La nuit étaitsi noire que j’avais été jusque-là incapable de reconnaître mesagresseurs mais quand mes yeux se sont accoutumés à l’obscurité, etquand la lune a émergé d’entre les nuages, j’ai découvert quej’étais entouré par les deux matelots de couleur, le cuisinier etGoring. Un autre homme était recroquevillé sur le pont à mes pieds,mais il gisait dans l’ombre et je ne l’ai pas identifié.

Tout cela a été si rapidement exécuté qu’il nes’était pas écoulé une minute entre le moment où j’avais quitté macabine et celui où j’avais été bâillonné et ligoté. J’étais assommépar la brutalité des événements ; je pouvais à peine lesréaliser et m’interroger sur leur signification. J’entendais labande qui m’entourait échanger des chuchotements brefs,féroces ; un instinct m’a averti que ma vie était en jeu.Goring parlait avec autorité et colère. Les autres répliquaienttous ensemble sur un ton opiniâtre, comme s’ils discutaient sesordres. Puis ils se sont tous éloignés vers l’autre côté dupont ; je ne les voyais plus, mais je continuais à entendreleurs chuchotements.

Pendant ce temps, les hommes de gardebavardaient entre eux, ils riaient à l’autre bout du bateau. Je lesdistinguais, rassemblés en groupe, ils se doutaient bien peu de cequi se tramait à moins de vingt-cinq mètres d’eux. Oh ! sij’avais pu crier un mot d’avertissement, même au prix de mavie ! Mais c’était impossible. La lune est sortie du sein desnuages déchiquetés. Je voyais la ligne argentée des brisants et,au-delà, l’immense désert sauvage avec ses dunes de sable.Regardant à mes pieds, j’ai constaté que l’homme recroquevillé surle pont gisait toujours là ; un rayon de lune a éclairé sonvisage tourné vers le ciel. Grands Dieux ! Aujourd’hui encore,après douze années, ma main tremble quand j’écris que malgré saphysionomie convulsée et ses yeux exorbités j’ai reconnu Harton, lejeune agent de la compagnie qui avait été un si charmant compagnonde voyage. Je n’ai pas eu besoin de faire appel à ma sciencemédicale pour comprendre qu’il était mort ; un mouchoir nouéautour du cou et un bâillon dans la bouche révélaient comment ceschiens de l’enfer avaient accompli leur ignoble besogne. Pendantque je contemplais le cadavre de Harton, la clé du mystère m’estsoudain apparue. Certaines choses restaient encore inexpliquées,mais la vérité commençait à se faire jour dans ma tête.

J’ai entendu le frottement d’une allumette. Lagrande silhouette maigre de Goring s’est dressée sur le bastingage,il tenait dans ses mains une lanterne sourde. Il l’a abaisséecontre le flanc du bateau et, à mon inexprimable étonnement, j’aivu un éclair surgir du côté des dunes, sur le rivage ; lalueur avait été si rapide que si je n’avais pas suivi la directiondu regard de Goring je ne l’aurais sûrement pas repérée. De nouveauil a baissé la lanterne ; de nouveau on lui a répondu durivage. Alors il est descendu du bastingage, mais il a glissé et ila fait un tel bruit que mon cœur a bondi d’espoir, sûrement leshommes de garde l’avaient-ils entendu ? Mais non, la nuitétait calme, le bateau immobile, les matelots n’avaient rien quiles obligeât à la vigilance. Hyson qui, depuis la mort de Tibbs,assumait leurs deux quarts, était descendu pour dormir quelquesheures, c’était le maître d’équipage qui assurait le service, il setenait au pied du mât de misaine avec deux matelots. Impuissant,muet par force, avec les cordages qui s’enfonçaient dans ma chairet le cadavre de Harton assassiné à mes pieds, j’ai attendu leprochain acte de la tragédie.

Les quatre bandits étaient toujours réunis del’autre côté du pont. Le cuisinier était armé d’une sorte detranchoir, les autres avaient des couteaux, et Goring un revolver.Ils étaient accoudés sur le bastingage et guettaient vers la mer.J’ai vu l’un d’entre eux saisir le bras de son voisin et désignerquelque chose. Suivant la direction de leurs regards, j’ai aperçumoi aussi une masse sombre qui se dirigeait vers le bateau. Quandla lune l’a éclairée, j’ai reconnu un grand canoë rempli d’hommeset propulsé par une vingtaine de pagaies. Quand il a touché notreétrave, les hommes de garde l’ont enfin vu ; ils ont poussé ungrand cri et se sont précipités vers l’arrière. Il était trop tard.Un essaim de nègres gigantesques escaladait la rambarde ;conduits par Goring, ils ont balayé le pont dans un assautirrésistible. Toute résistance a été maîtrisée en une minute ;les matelots de garde, désarmés, ont été ligotés, les dormeursarrachés de leurs couchettes et ligotés de la même manière. Hyson atenté de défendre l’étroit couloir de sa cabine ; j’ai entendule bruit d’une bagarre, et sa voix qui réclamait de l’aide. Maispersonne ne pouvait plus le secourir, et il a été traîné sur lapoupe ; le sang coulait à flots d’une profonde entaille sur safigure. Il a été ligoté comme les autres ; des bâillons ontété enfoncés dans la gorge des prisonniers et les nègres ont tenuconseil pour décider de notre destin. J’ai vu nos matelots decouleur me désigner et faire une déclaration qui a été accueilliepar des murmures d’étonnement et d’incrédulité de la part dessauvages. L’un d’eux s’est approché de moi ; il a plongé lamain dans ma poche et s’est emparé de ma pierre noire qu’il atendue à celui qui semblait être le chef. Celui-ci l’a examinéeaussi minutieusement que la lumière de la lune le permettait ;il a murmuré quelques paroles et l’a fait passer au guerrier qui setrouvait à côté de lui. Le guerrier l’a examinée à son tour et l’aremise à son voisin. La pierre a fait le tour de l’assistance. Lechef a dit alors quelques mots à Goring dans une langueincompréhensible. Le quarteron s’est tourné vers moi et m’a parléen anglais. En ce moment, je revois toute la scène : les hautsmâts du navire, les rayons de lune argentant les vergues etaccentuant le relief des cordages ; le groupe des guerriersnoirs appuyés sur leurs lances ; le cadavre de Harton étendu àmes pieds ; la rangée de prisonniers blancs ; et, en facede moi, le maudit métis élégamment vêtu de blanc.

– Vous conviendrez, m’a-t-il dit de sa voix laplus douce, que je ne suis pas partisan de vous épargner. S’il netenait qu’à moi, vous mourriez comme vont mourir ces autres hommes.Personnellement, je n’ai rien contre vous ni contre eux, mais j’aiconsacré ma vie à la destruction de la race blanche, vous êtes lepremier tombé en mon pouvoir qui en réchappera. Vous pouvezremercier cette pierre, elle vous sauve la vie. Ces pauvres gens larespectent et si elle est réellement ce qu’ils croient, ils ontraison. Si, lorsque nous débarquerons, ils s’aperçoivent qu’ils sesont trompés, et que cette forme et cette matière ne sont réuniesque par un pur hasard, plus rien ne vous sauvera. En attendant,nous voulons vous traiter honorablement. S’il y a dans vos bagagescertaines choses que vous désireriez emporter, vous avez le droitde les prendre avec vous.

Sur un geste de lui, deux nègres se sontapprochés de moi et m’ont délivré de mes liens, sans toutefoism’ôter mon bâillon. J’ai été conduit dans ma cabine, j’ai mis dansmes poches quelques objets de valeur, une boussole et le journal demon voyage. Puis j’ai été poussé vers un petit canoë qui avaitsuivi la grande embarcation des nègres, et mes gardiens ontcommencé à pagayer vers la terre. Nous avions avancé d’une centainede mètres quand notre homme de barre a levé la main, les rameurs sesont arrêtés un moment et ont écouté. Alors, dans le silence de lanuit, j’ai entendu une sorte de bruit comme des gémissementsassourdis, auquel a succédé une série de flacs dans l’eau. Voilàtout ce que je sais du destin de mes pauvres compagnons. Presqueaussitôt, le grand canoë nous a rejoints, et le bateau abandonné aété laissé à la dérive. Les sauvages n’ont rien emporté. Toutecette affaire démoniaque s’est déroulée avec autant de pompe et desobriété que s’il s’était agi d’un rite religieux.

Les premières lueurs grises de l’aubeapparaissaient vers l’est quand nous avons franchi les brisants etatteint le rivage. Quelques hommes sont restés auprès descanoës ; les autres se sont mis en route à travers les dunes,ils m’ont emmené, mais ils m’ont témoigné beaucoup de gentillesseet de respect. C’était une marche pénible, nous nous enfoncions àchaque pas dans le sable jusqu’aux chevilles ; j’étaiscomplètement épuisé lorsque nous sommes arrivés au village desindigènes, ou plutôt à leur ville ; les maisons étaient deforme conique, elles ressemblaient un peu à des ruches ; ellesétaient construites en algues compressées et cimentées par unmortier épais ; il n’y avait en effet ni arbre ni pierre surla côte ou ailleurs à moins de plusieurs centaines de kilomètres. Ànotre entrée dans la ville, une foule considérable des deux sexesnous a accueillis par des cris, des piaillements, des tam-tams.Quand ils m’ont vu, leurs hurlements ont redoublé, et certains ontproféré des menaces (je n’avais pas à m’y tromper d’après leursattitudes) ; mais mon escorte les a instantanément calmés parquelques mots. Aux cris de guerre ont succédé des murmuresd’émerveillement, et toute cette masse d’hommes et de femmesentourant les guerriers et moi-même a avancé dans la large artèrecentrale de la ville.

Ma déposition peut sembler suffisammentextraordinaire jusqu’ici pour susciter des doutes dans l’esprit deceux qui ne me connaissent pas ; mais c’est le fait que jevais maintenant relater qui a provoqué ma brouille avec monbeau-frère, celui-ci refusant formellement de croire en masincérité. Je ne puis que rapporter fidèlement, par de simplesmots, ce qui s’est passé, et je me fie au hasard et au temps pourque la vérité soit un jour confirmée. Au centre de cette rueprincipale, il y avait un grand bâtiment, construit à la manièreprimitive des autres maisons, mais qui les dominait de haut ;une palissade en bois d’ébène magnifiquement poli était plantéetout autour ; l’encadrement de la porte était constitué pardeux formidables défenses d’éléphant enfoncées de chaque côté dansle sol et se rejoignant pour former voûte ; l’ouverture étaitdéfendue par un rideau de toile richement brodé d’or. Nous sommesarrivés devant cette construction imposante. La foule s’est arrêtéedevant l’entrée de la palissade et s’est accroupie par terre, maismoi j’ai été conduit à l’intérieur de l’enclos par quelques chefset vieillards de la tribu. Goring nous accompagnait et dirigeait,en fait, cette procession. Devant le rideau de toile qui défendaitl’accès au temple (car c’était évidemment un temple), on m’a retirémon chapeau et mes chaussures, et j’ai été introduit. Un vénérablevieux nègre me précédait, il tenait dans sa main ma pierre qu’ilavait retirée de ma poche. Le temple n’était éclairé que parquelques fentes étirées dans le toit ; le soleil tropical sedéversait par là, dessinait sur le plancher d’argile de largesbarres dorées qui alternaient avec des intervalles sombres.

L’intérieur était plus vaste que je nel’imaginais d’après l’aspect extérieur. Aux murs étaient accrochésdes tapis indigènes, des coquillages, d’autres décorations. Maistout l’espace restant était vide, à l’exception d’un objet uniqueau centre. C’était un nègre colossal. Tout d’abord j’ai cru que jeme trouvais devant un vrai roi ou un grand prêtre de taillegigantesque. Mais, en m’approchant, j’ai compris à la manière dontla lumière se réfléchissait sur lui qu’il s’agissait d’une statueadmirablement taillée dans de la pierre noire comme du jais. J’aiété conduit devant cette idole, ou prétendu telle et, en laregardant de plus près, je me suis aperçu que, parfaite sous tousles rapports, elle était privée d’une oreille qui avait étéarrachée, tranchée, bref, qui avait disparu. Le nègre à cheveuxgris qui tenait ma relique a grimpé sur un petit tabouret, il alevé le bras et a adapté la pierre noire de Martha à la surfacemutilée, à la place de l’oreille manquante. Il ne pouvait subsisteraucun doute, ma pierre avait été arrachée à la statue. Les deuxparties s’ajustaient si exactement que le vieux Noir a baissé samain : l’oreille est demeurée quelques secondes fixée en placeavant de retomber dans la paume ouverte. Autour de moi, les nègresse sont prosternés en poussant un long cri de vénération :au-dehors, la foule, à qui avait été communiqué le résultat del’épreuve, poussait des hurlements de joie sauvage.

En un instant, de prisonnier je suis devenu undemi-dieu. J’ai été escorté dans la ville, puis porté entriomphe ; le peuple se pressait autour de moi pour touchermes vêtements ou ramasser la poussière que soulevaient mes pas. Unevaste hutte a été mise à ma disposition, et on m’a servi unvéritable banquet composé des meilleurs plats indigènes. Toutefois,je me rendais compte que je n’étais pas un homme libre, puisque desguerriers armés de lances montaient la garde à ma porte. J’ai passéla journée à méditer sur un plan d’évasion, mais je ne parvenaispas à trouver un projet réalisable. D’un côté c’était le désert,qui s’étendait jusqu’à Tombouctou ; de l’autre la mer, que nefréquentait aucun navire. Plus je me penchais sur le problème, plusil me semblait insoluble. Je me doutais bien peu que sa solutionpourtant était proche.

La nuit était tombée, les clameurs des nègress’étaient tues. Je m’étais allongé sur le tas de peaux de bêtes quidevait me servir de lit, et je réfléchissais encore auxperspectives d’avenir, quand Goring s’est introduit furtivementdans ma hutte. Ma première idée a été qu’il venait achever sonholocauste en mettant à mort le seul survivant de la tragédie de laMarie-Céleste, et j’ai bondi, résolu à me défendre jusqu’àla dernière goutte de mon sang. Il a souri et m’a fait signe de merasseoir, tandis qu’il prenait place lui-même à l’autre bout de macouche.

– Que pensez-vous de moi ?

C’est par cette question surprenante qu’il acommencé notre entretien.

– Ce que je pense de vous ? me suis-jeécrié. Je pense que vous êtes le renégat le plus vil, le plusanormal qui ait jamais souillé la terre. Si nous étions loin de cesdiables noirs, je vous étranglerais de mes propres mains !

– Ne parlez pas si fort ! m’a-t-ilrépondu sans manifester la moindre colère. Je ne tiens pas à ce quenotre conversation tourne court. Ainsi, vous m’étrangleriez,n’est-ce pas ?

Il a arboré un sourire amusé avant depoursuivre :

– Je suppose donc que je rends le bien pour lemal, car je suis venu pour vous aider à vous évader.

– Vous ?

– Oui, moi. Oh ! je n’y ai aucunmérite ! Je suis tout à fait logique. Il n’y a aucune raisonpour que je ne sois pas franc avec vous. Je veux être le roi decette tribu. Ce n’est pas une ambition très haute, évidemment, maisvous savez le mot de César : « Être le premier dans unvillage de la Gaule… » Bien. Cette pierre noire non seulementvous a sauvé la vie, mais elle a tourné toutes les têtes, ilscroient que vous êtes descendu du ciel, et mon influence seraéclipsée aussi longtemps que vous resterez ici. Voilà pourquoi jevais vous aider à fuir, puisque je ne peux pas vous tuer…

Cela de sa voix la plus douce et la plusnaturelle, comme si son désir de me tuer allait de soi.

– Vous mourez du désir de me poser quelquesquestions, a-t-il repris après un silence, mais vous êtes trop fierpour le faire. N’importe, je vais vous dire deux ou trois choses,parce que je veux que vos amis blancs les connaissent à votreretour… si vous avez assez de chance pour rentrer chez vous. Àpropos de cette maudite pierre noire, par exemple. Ces Noirs, dumoins, à ce qu’affirme la légende, étaient à l’origine mahométans.Du vivant de Mahomet, un schisme a éclaté entre sespartisans ; un petit groupe a quitté l’Arabie et a traversél’Afrique. Ils avaient emporté dans leur exode une relique de leurvieille foi sous la forme d’un gros bloc de pierre noire de LaMecque. Cette pierre était météorique, en tombant sur la terre,elle s’était brisée en deux blocs, l’un d’eux est encore à LaMecque. Le plus gros bloc a été transporté en Barbarie, où unhabile artisan l’a sculpté comme vous l’avez vu aujourd’hui. Ceshommes sont les descendants des premiers sectateurs deMahomet ; ils ont transporté leur relique à travers tous leursdéplacements jusqu’à ce qu’ils se soient établis dans ce lieuétrange ; où le désert les protège de leurs ennemis.

– Et l’oreille ? ai-je demandé presqueinvolontairement.

– Oh ! c’est toujours la mêmehistoire ! Quelques membres de la tribu sont partis pour leSud il y a quelques centaines d’années, et l’un d’eux, pours’attacher la chance dans leur entreprise, s’est introduitnuitamment dans le temple et a tranché l’une des oreilles. Unetradition s’est établie chez les Noirs qu’un jour ou l’autre cetteoreille reviendrait. Le voleur a dû être pris par un marchandd’esclaves, et voilà pourquoi la pierre est arrivée en Amérique,puis est tombée entre vos mains… Et vous avez eu l’honneurd’accomplir la prophétie.

Il s’est interrompu et a posé sa tête sur sesmains, apparemment, il attendait que je parle. Quand il a relevéson visage, toute sa physionomie m’est apparue transformée. Ilavait les traits durcis, une résolution farouche se lisait sur ledessin de sa bouche et dans son regard ; la demi-douceur quiavait accompagné ses propos s’est effacée devant une rudessefrôlant la férocité.

– Je veux que vous rapportiez un message à larace blanche, a-t-il repris. À cette grande race dominante que jehais et méprise. Vous direz aux Blancs que je me suis engraissé deleur sang pendant vingt années, que j’ai tué des Blancs jusqu’à ceque j’en aie été fatigué, que je les ai tués sans jamais avoir étésoupçonné, bien que j’aie eu à affronter toutes les précautionsimposées par leur civilisation. Mais la vengeance est fade quandl’ennemi ignore qui l’a frappé. Je ne regrette donc pas de vousavoir pour transmettre ce message. Savez-vous comment est née enmoi cette haine horrible ? Regardez !…

Il a brandi sa main mutilée.

– Voilà ce qu’a commis le couteau d’un Blanc.Mon père était Blanc, ma mère était esclave. Quand mon père estmort, elle a été vendue encore une fois, et moi, qui étais encoreun enfant, je l’ai vue fouettée à mort pour la punir de ses petitsairs et de la gracieuseté que son défunt maître avait encouragéschez elle. Ma jeune femme, aussi. Oui, ma jeune femme !…

Un frémissement l’a parcouru tout entier.

– N’importe ! J’ai juré. J’ai tenuparole. Du Maine en Floride, de Boston à San Francisco, vouspourrez retrouver ma trace par les meurtres qui ont dérouté lapolice. Je me suis battu contre la race blanche, comme pendant dessiècles la race blanche s’est battue contre la noire. Et puisenfin, comme je vous l’ai dit, je me suis lassé de verser le sang.Mais la vue d’un Blanc m’était abominable. Alors j’ai résolu departir à la recherche de quelques Noirs assez hardis, de me joindreà eux, de cultiver leurs qualités latentes et de former le noyaud’une grande nation de couleur. Cette idée m’a inspiré, et je m’ysuis consacré. Pendant deux ans, j’ai voyagé à travers le mondepour trouver ce que je cherchais. Finalement, j’en suis venu àdésespérer. Il n’y a aucun espoir de régénérescence dans lesnégriers soudanais, les Fantee avilis, ou les nègres américanisésdu Libéria. Au moment où j’achevais mon enquête, le hasard m’a misen contact avec cette magnifique tribu d’habitants du désert, et jeme suis associé avec eux. Avant toutefois de les rejoindredéfinitivement, mon vieil instinct de vengeance m’a incité à faireun dernier voyage aux États-Unis, j’en suis reparti à bord de laMarie-Céleste.

« Pour ce qui est du voyage, votreintelligence vous a déjà appris que, grâce à mes manipulations, lescompas et les chronomètres avaient été complètement déréglés. Moiseul déterminais notre position exacte grâce à mes instrumentspersonnels, tandis que la barre était tenue par mes amis de couleurselon mes indications. J’ai poussé par-dessus bord la femme deTibbs. Quoi ! Vous paraissez étonné ! Vous reculez ?Vous l’aviez sûrement deviné, voyons ! J’ai également vouluvous tuer certain jour à travers la cloison, malheureusement, vousn’étiez pas sur votre couchette. J’ai essayé une deuxième fois,mais vous étiez réveillé. J’ai tué Tibbs. Je crois que tout lemonde a vraiment cru qu’il s’était suicidé. Bien sûr, une foisarrivés devant la côte, tout était simple. J’avais convenu que toutle monde à bord serait tué, votre pierre a contrarié mes plans.J’avais aussi fait admettre qu’il n’y aurait pas de pillage.Personne ne peut dire que nous sommes des pirates. Nous avons agipar principe, pas pour des motifs sordides.

J’écoutais avec stupéfaction le résumé descrimes que cet homme étrange me livrait de sa voix calme, commes’il me détaillait des incidents bénins de sa vie quotidienne. Jele vois encore, figure de cauchemar, assis à une extrémité de macouche, tandis qu’une lampe éclairait ses traits cadavériques.

– Et maintenant, a-t-il poursuivi, votreévasion ne présentera pas de grandes difficultés. Ces stupidesenfants que j’ai adoptés diront que vous êtes retourné au ciel d’oùvous étiez descendu. Le vent souffle vers le large. J’ai un bateauqui est tout prêt pour vous, bien approvisionné en vivres et eneau. Je ne souhaite qu’une chose, être débarrassé de votrepersonne. Levez-vous et suivez-moi.

Je lui ai obéi. Il m’a fait sortir de lahutte. Les gardiens s’étaient retirés, ou Goring s’étaitpréalablement arrangé avec eux. Nous avons traversé la ville etnous avons retraversé la plaine sablonneuse. J’ai entendu lemugissement de la mer, j’ai revu la longue ligne blanche desbrisants. Deux silhouettes se dessinaient sur le rivage, deuxhommes arrangeaient les apparaux d’un petit bateau. C’étaient lesdeux matelots de couleur qui avaient été du voyage de laMarie-Céleste.

– Menez-le de l’autre côté des brisants !a ordonné Goring. Les deux hommes ont sauté dans le bateau et m’ontentraîné à leur suite. Avec la grand-voile et le foc, nous noussommes éloignés du rivage et nous avons franchi le ressac. Puis,sans un mot d’adieu, nos deux compagnons ont bondi par-dessusbord ; j’ai vu leurs têtes, deux points noirs sur l’écumeblanche, quand ils ont nagé vers la côte. J’ai aussi aperçu Goring.Il se tenait sur le sommet d’une dune, et la lune qui se levaitderrière lui donnait à sa haute stature un relief impressionnant.Il a agité frénétiquement ses bras. Peut-être était-ce pourm’encourager ; mais sur le moment j’ai pris ses gestes pourautant de menaces, et depuis j’ai souvent pensé que son vieilinstinct de sauvage s’était réveillé quand il avait compris que jelui échappais. Quels qu’aient été ses sentiments, voilà la dernièreimage que j’ai gardée de Septimius Goring.

Point n’est besoin que j’insiste sur monvoyage solitaire. J’ai gouverné aussi bien que je l’ai pu endirection des Canaries, mais j’ai été recueilli le cinquième jourpar le navire Monrovia, de la British and African SteamNavigation Company. Je saisis cette occasion d’offrir mesremerciements les plus sincères au capitaine Stornoway et à sesofficiers pour la grande bonté dont ils m’ont entouré jusqu’à ceque je sois débarqué à Liverpool, d’où j’ai pu prendre un bateaupour New York.

Depuis le jour où je me suis retrouvé dans legiron de ma famille, j’ai fort peu parlé de mes aventures. Le sujetest encore infiniment pénible pour moi, et le peu que j’en ai dit aété suspecté. Maintenant je livre les faits au public, tels qu’ilsse sont déroulés, sans me soucier de savoir si je serai cru. Jen’ai écrit que parce que mes poumons sont de plus en plus épuisés,et que je me refuse à assumer plus longtemps la responsabilité dusilence. Ma déposition n’est pas incertaine ni vague. Regardezvotre carte d’Afrique. Au-dessus du cap Blanc, là où la terreinfléchit vers le nord et vers le sud à partir du point le plusoccidental du continent, voilà l’endroit où Septimius Goring règnesur ses noirs sujets (à moins que ne lui ait été infligé lechâtiment de ses crimes) ; et là, à cette place où les longueslames vertes déferlent en mugissant et en sifflant sur la terrejaune et brûlante, gisent Harton, Hyson, et les autres pauvresdiables qui ont été assassinés dans la Marie-Céleste.

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