Contes de l’eau bleue

LE VOYAGE DE JELLAND

Titre original :Jelland’s Voyage (1908).

 

– Oui, dit notre Anglais du Japon pendant que nous disposionsnos chaises autour du feu dans le fumoir, il court là-bas unevieille histoire, et je ne crois pas qu’elle ait jamais étéimprimée. Je ne voudrais pas transformer cette salle de club enmoulin à ragots, mais la mer Jaune est loin, et il estvraisemblable que personne d’entre vous n’a jamais entendu parlerde la yole Matilda, et de ce qui arriva à Henry Jelland età Willy McEvoy, qui étaient à bord.

Vers 1865, le Japon vivait des heures agitéesentre le bombardement de Simonosaki et l’affaire des daïmios. Chezles autochtones, il y avait un parti conservateur et un partilibéral ; ils se querellaient pour savoir si les étrangersauraient ou non la gorge tranchée. Croyez-moi tous, les mœurspolitiques se sont bien adoucies depuis lors ! Si, à l’époque,vous habitiez un port de commerce, vous étiez obligé de garderl’œil ouvert et de vous intéresser à ces joutes oratoires. Pourtout compliquer, vous n’aviez aucun moyen de savoir comment sedéroulait le match. Si l’opposition gagnait, vous ne l’appreniezpas par un entrefilet de votre journal ; un brave vieuxconservateur en cotte de mailles pénétrait chez vous avec un sabredans chaque main et vous communiquait le résultat en vous ouvrantle ventre.

Bien sûr, à force de vivre sur un pareilvolcan, on devient insouciant. Tout au début, on a les nerfs àfleur de peau, et puis arrive un moment où l’on apprend à jouir dela vie tant qu’on l’a. Je vous le dis, rien n’embellit la viedavantage que l’ombre de la mort quand elle se profile. Le tempsest alors trop précieux pour être gaspillé ; l’homme profitepleinement de chaque minute. Il en était ainsi pour nous àYokohama. Les Européens exploitaient de nombreuses affaires, ilsmettaient de l’entrain dans la ville sept nuits par semaine.

L’une des plus fortes personnalités de lacolonie européenne était Randolph Moore, gros exportateur. Il avaitses bureaux à Yokohama, mais il passait une grande partie del’année dans sa maison de Jeddo, ville qui venait d’être ouverte aucommerce international. Pendant ses absences, il laissait sesaffaires entre les mains de son principal collaborateur, Jelland,dont il connaissait la grande énergie et l’esprit de décision. Maisl’énergie et l’esprit de décision, vous le savez, sont des armes àdouble tranchant, quand elles sont utilisées contre vous, vous neles appréciez plus autant.

Le jeu fit dérailler Jelland. C’était un petitbonhomme aux yeux sombres et aux cheveux bouclés : Celte plusqu’aux trois quarts, j’imagine. Chaque soir de la semaine, vousl’auriez vu à la même place, à main gauche du croupier de la tabledu rouge et noir de Matheson. Pendant longtemps il gagna, et ilvécut sur un plus grand pied que son patron. Puis la chance tourna,et il se mit à perdre tant et tant qu’au bout d’une seule semaineson partenaire et lui se retrouvèrent sur la paille, sans un dollarà leur compte en banque.

Ce partenaire était un employé de la mêmecompagnie, grand, avec des cheveux filasse, ce jeune Anglaiss’appelait McEvoy. Au départ un assez brave gosse. Mais Jelland lepétrit comme de l’argile pour le façonner sur le même modèle quelui, en plus faible. Ils chassaient toujours ensemble, mais c’étaitJelland qui menait et McEvoy qui suivait. Lynch, moi et quelquesautres, nous essayâmes de montrer au gosse qu’il avait tort ;quand il était seul en face de nous, il se laissait convaincre maiscinq minutes de Jelland le retournaient complètement. Accusez lemagnétisme animal ou ce que vous voudrez, mais le petit bonhommemenait le grand gosse par le bout du nez. Même après avoir perdutout leur argent, ils s’asseyaient encore à la même table, et ilsregardaient le tapis avec des yeux brillants quand quelqu’und’autre était ratissé jusqu’au dernier dollar.

Un soir, ils ne purent y tenir. Le rouge étaitsorti seize fois de suite. C’était plus qu’il n’en fallait àJelland. Il chuchota dans l’oreille de McEvoy et dit deux mots aucroupier.

– Certainement, monsieur Jelland ! Votrechèque vaut des espèces, répondit-il.

Jelland griffonna un chèque et le jeta sur lenoir. Ce fut le roi de cœur qui sortit, et le croupier ratissa lepetit bout de papier. Jelland s’énerva, McEvoy devint blanc. Unautre chèque, plus important, fut rempli et jeté sur la table. Leneuf de carreau sortit. McEvoy enfouit la tête dans ses mains, ilétait au bord de l’évanouissement.

– Pardieu ! s’écria Jelland. Je ne seraipas battu !

Et il lança un chèque qui couvrait les deuxprécédents. La carte qui sortit fut le deux de cœur. Quelquesminutes plus tard, ils descendirent le Bund, l’air frais de la nuitfouettait leurs visages enfiévrés.

– Bien entendu, dit Jelland, vous savez cequ’il nous reste à faire…

Il alluma un manille avant de poursuivre.

« Nous serons obligés de transférer ànotre compte une partie de l’argent de l’affaire. Inutile de noustracasser. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques.Avec un peu de chance, nous restituerons l’argent d’ici là.

– Mais si nous n’avons pas ce peu dechance ? balbutia McEvoy.

– Tut, mon vieux, il faut prendre les chosescomme elles arrivent ! Vous me restez fidèle, je vous restefidèle ; nous franchirons cette passe ensemble. Vous signerezles chèques demain soir, nous verrons si vous avez plus de chanceque moi.

Mais le lendemain, ce fut encore pire. Quandils se levèrent de table, ils avaient perdu plus de cinq millelivres appartenant à leur patron. Jelland demeura impavide.

– Il nous reste plus de neuf semaines avantque les livres soient examinés, dit-il. Continuons à jouer ;tout s’arrangera.

McEvoy rentra chez lui ce soir-là bourrelé dehonte et de remords. Quand il se trouvait dans la compagnie deJelland, il lui empruntait de la force. Mais tout seul il mesuraitles dangers de sa situation, et le souvenir de sa mère anglaise aubonnet blanc, qui avait été si fière quand il avait obtenu sasituation, le torturait et le rendait fou d’épouvante. Il était entrain de se retourner dans son lit quand son domestique japonaisentra dans sa chambre. McEvoy crut que l’heure de la crisepolitique était arrivée, et il plongea dans un tiroir pour saisirson revolver. Mais le domestique se borna à lui délivrer le messagesuivant :

– M. Jelland est en bas et désire vousvoir.

Que diable pouvait-il lui vouloir à cetteheure de la nuit ? McEvoy s’habilla en hâte et dégringolal’escalier. Son camarade, mortellement pâle, un sourire crispé auxlèvres, était assis auprès d’une bougie avec une feuille de papierà la main.

– Désolé de vous déranger, Willy, fit-il.Personne n’écoute aux portes, j’espère ?

McEvoy secoua la tête. Il était incapable deparler.

– Bon. Alors voici, notre petit jeu estterminé. Cette lettre m’attendait à la maison. Elle émane deMoore ; il annonce son arrivée pour lundi matin. Motif, examendes livres. Le délai est court !

– Lundi ! gémit McEvoy. Et nous sommesaujourd’hui vendredi !

– Samedi, mon fils ! Il est trois heuresdu matin. Nous n’avons pas beaucoup de temps pour nousdébrouiller.

– Nous sommes perdus ! cria McEvoy.

– Nous ne manquerons pas de l’être bientôt, sivous faites tant de tapage ! répondit Jelland avec rudesse.Maintenant, Willy, vous allez réagir comme je vous le dirai, etnous nous en sortirons.

– Je ferai n’importe quoi !

– Ah ! j’aime mieux cela ! Où estvotre whisky ? Ce n’est vraiment pas l’heure de perdre latête, sinon, nous sommes faits ! En premier lieu, je crois quenous devons quelque chose à nos familles, n’est-ce pas ?…

McEvoy le regarda avec des yeux ahuris.

« Nous avons à tenir ensemble ou à tomberensemble, vous le savez. Moi, en ce qui me concerne, je n’ai nulleenvie de m’asseoir dans le box des accusés. Vous comprenez ?Je suis prêt à en faire le serment, pas vous ?

– Qu’entendez-vous par là ? fit McEvoy,en reculant d’un pas.

– Tout simplement qu’il vaudrait mieux mourir,et c’est seulement une gâchette à presser. Je jure que je ne seraijamais pris vivant. Vous aussi ? Si vous ne jurez pas, je vousabandonne à votre destin.

– Très bien. Je ferai ce que vous voulez.

– Vous le jurez ?

– Oui.

– Bien. J’enregistre cette parole d’honneur…Voyons : nous avons deux jours francs pour tirer notre épingledu jeu. La yole Matilda est à vendre, elle est en bon étatet elle est bourrée de boîtes de conserve. Nous l’achèterons demainmatin à n’importe quel prix, elle nous servira à changer d’air.Première chose à faire, mettre la main sur tout l’argent qui traînedans le bureau. Il y a cinq mille souverains dans le coffre. Unefois la nuit tombée, nous les transporterons à bord de la yole, etnous prendrons le large. Destination : côte californienne.Inutile d’hésiter, mon fils ! Nous n’avons pas l’ombre d’unechance dans une autre direction. C’est ça ou rien !

– D’accord !

– Très bien. Et tâchez d’arborer un bonsourire demain, car si Moore a un tuyau et arrive avant lundi…

Il caressa la poche de sa veste et décocha àson associé un regard sinistrement significatif.

Le lendemain, leur plan se déroula sansdifficulté. Ils achetèrent la Matilda. Elle étaitminuscule pour un voyage aussi long ; mais nos complices sedirent qu’ils seraient incapables de gouverner à eux seuls uneembarcation plus importante. Pendant la journée, ilsl’approvisionnèrent en eau : au crépuscule, ils placèrent dansla cale l’argent qu’ils avaient raflé dans le coffre. Minuitsonnait quand ils remplirent la yole de tous les biens qui leurrestaient, et ils n’avaient éveillé aucun soupçon. À deux heures dumatin, ils levèrent l’ancre et se faufilèrent parmi les navires enmouillage. Ils furent naturellement remarqués, et les bureauxmaritimes les inscrivirent comme de hardis yachtsmen qui s’enallaient croiser pour le week-end ; aucun employé n’imaginaitque cette croisière se terminerait ou sur la côte américaine ou aufond du Pacifique Nord. Au prix de multiples efforts, ils hissèrentla grand-voile, dressèrent la misaine et le foc. Une brise légèresoufflait du sud-est, et le petit navire partit vers son destin.Toutefois, à douze kilomètres de la côte, le vent tomba, et ils setrouvèrent accalminés, à cheval sur les remous d’une mer vitreuse.Tout le dimanche, ils ne bougèrent pas d’un kilomètre ; dansla soirée, Yokohama se profilait toujours sur l’horizon. Le lundimatin, Randolph Moore arriva de Jeddo et se rendit à ses bureaux.Quelqu’un l’avait informé que ses secrétaires s’étaient quelque peudéréglés, et ce « tuyau » l’avait tiré de sa routinehabituelle. Quand il se présenta sur les lieux, et quand il trouvales trois petits employés sur le trottoir, mains aux poches etattendant, il comprit que l’affaire était grave.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

Il était homme d’action, et d’unefréquentation désagréable quand son mât de hune était bas.

– Nous ne pouvons pas entrer, répondirent lesemployés.

– Où est M. Jelland ?

– Il n’est pas venu aujourd’hui.

– Et M. McEvoy ?

– Il n’est pas venu non plus.

Randolph Moore blêmit.

– Enfonçons cette porte !commanda-t-il.

Dans ce pays à tremblements de terres, lesportes ne sont pas très solides. Quelques poussées suffisent. Ilsentrèrent dans les bureaux. Aussitôt, toute la vérité apparut. Lecoffre était ouvert, l’argent disparu, les deux employés principauxenvolés. Le patron ne perdit pas son temps en paroles inutiles.

– Quand les avez-vous vus pour la dernièrefois !

– Samedi. Ils ont acheté la Matildaet ils sont partis en croisière.

Samedi ! L’affaire semblait désespérée,s’ils avaient deux jours d’avance. Mais il restait une chance.Moore se précipita au port et inspecta les horizons avec salunette.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. LaMatilda est là-bas. Je la reconnais à sa mâture. Je lestiens, ces scélérats !

Mais un contretemps survint. Il n’y avait pasde bateau à vapeur sous pression : notre exportateurs’impatienta. Des nuages se rassemblaient autour des collines, toutannonçait un prochain changement de temps. Un bateau de la policefut rapidement équipé ; dix hommes armés y prirent place.Randolph Moore prit lui-même la barre.

Jelland et McEvoy, qui attendaient une brisequi ne soufflait jamais, virent l’embarcation noire surgir desombres de la terre et grossir à chaque coup de rames. Au fur et àmesure qu’elle se rapprochait, ils distinguaient qu’elle étaitpleine de monde, et le scintillement des armes leur apprit dequelle sorte de monde il s’agissait. Jelland, appuyé sur la barre,considéra le ciel menaçant, les voiles molles, et le bateaupolicier lancé à leur poursuite.

– Ils viennent pour nous, Willy ! dit-il.Par le Seigneur, nous sommes deux pauvres diables bien malchanceux,car il y a du vent dans le ciel, avant une heure il aurait soufflésur la mer.

McEvoy gémit.

– Inutile de vous lamenter, mon fils !dit Jelland. C’est le bateau de la police, et le vieux Moore enpersonne tient la barre ; il les fait ramer à un traind’enfer. C’est pour chacun d’eux une prime de dix dollars.

Willy McEvoy s’effondra et s’agenouilla sur lepont.

– Ma mère ! Ma pauvre mère !sanglota-t-il.

– On ne pourra jamais lui dire que vous vousêtes assis dans le box des accusés, répondit Jelland. Ma famillen’a jamais fait grand-chose pour moi, mais je vais faire beaucouppour elle. Rien ne va plus, Mac ! Nous pouvons lâcher lescartes. Que Dieu vous bénisse, vieux camarade ! Voici lerevolver.

Il arma le revolver et le tendit au gosse.Mais l’autre l’écarta en poussant de petits cris. Jelland regardadu côté du bateau qui approchait, il n’était plus qu’à quelquescentaines de mètres.

– Ce n’est pas le moment de fairel’idiot ! Allez, mon vieux ! À quoi bon flancher ?Vous avez juré !

– Non, Jelland, non !

– Moi, de toutes façons, j’ai juré que ni l’unni l’autre nous ne serions pris. Le faites-vous, ou non ?

– Non ! Je ne peux pas !

– Alors je le ferai à votre place !

Les rameurs du bateau policier le virent secourber en avant, ils entendirent deux coups de revolver, ils levirent se plier en deux par-dessus la barre ; puis, quand lafumée se fut dissipée, ils s’aperçurent qu’ils avaient à s’occuperd’autre chose.

Car à ce moment précis la tempêteéclata : l’une de ces brèves et brutales bourrasques qui sontfréquentes dans ces parages. La Matilda donna de la bande,ses voiles se gonflèrent ; elle plongea dans une vague ets’enfuit comme un daim épouvanté. Le corps de Jelland avait coincéle gouvernail ; la Matilda garda le cap dans le vent,et elle s’envola littéralement comme un morceau de journal sur lamer qui se soulevait. Les rameurs nagèrent avec fureur, mais layole fonçait tout droit ; cinq minutes plus tard, elledisparaissait dans la tempête. Le bateau policier fit demi-tourvers Yokohama ; quand il aborda au port, il avait de l’eaujusqu’aux bancs de nage.

Et voici comme la Matilda, avec unfret de cinq mille livres et un équipage de deux cadavres, partitpour le Pacifique. Personne ne sait comment se termina la croisièrede Jelland. Peut-être la Matilda sombra-t-elle dans latempête ; peut-être fut-elle recueillie par un astucieux marinqui garda les cinq mille livres et n’en souffla mot àpersonne ; peut-être croise-t-elle encore dans cette vasteimmensité océanique, chassée vers le nord dans la direction de lamer de Béring ou vers le sud du côté de la Malaisie. Il vaut mieuxlaisser une histoire sans conclusion que de la gâter en luiinventant un dénouement.

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