Contes de l’eau bleue

LE DÉMON DE LA TONNELLERIE

Titre originalThe Fiend of the Cooperage (1908).

 

Ce ne fut pas une petite affaire que de conduire leGamecock jusqu’à l’île, le fleuve avait charrié tant devase que des bancs de limon s’étendaient à plusieurs kilomètresdans l’Atlantique. La côte était à peine visible quand lespremières boucles blanches des brisants nous avertirent du dangerque nous courions ; dès lors, nous avançâmes en multipliantles précautions, sous la grand-voile et le foc ; nouslaissâmes les remous sur notre gauche comme l’indiquait la carte.Plus d’une fois, la coque racla le fond (nous avions moins de sixpieds de tirant d’eau), mais nous eûmes toujours assez de mer et dechance pour nous en tirer. À partir d’un certain moment, le fonddiminua très rapidement ; la factorerie nous avait envoyé uncanoë, et le pilote Krooboy nous conduisit jusqu’à deux centsmètres de l’île. Nous nous ancrâmes sans chercher à pousser plusloin, car les gestes du nègre nous expliquaient qu’il ne fallaitpas espérer mieux. Le bleu de la mer avait été remplacé par le brundu fleuve ; même sous l’abri de l’île, le courant chantait ettournoyait autour de l’étrave. Le fleuve était sans doute en crue,car les racines des palmiers baignaient dans l’eau, et sur sasurface boueuse des tronçons de bois et toutes sortes de débrisétaient entraînés vers l’océan.

Quand je me fus assuré que nous nousbalancions en toute sécurité sur notre mouillage, je pensai que lapremière chose à faire était de nous approvisionner en eau :l’endroit paraissait en effet le paradis des fièvres. Le fleuvelourd, ses rives fangeuses et luisantes, le vert clair de lajungle, la brume d’humidité dans l’air, autant de signaux d’alarmepour un observateur compétent. Je fis donc partir la chaloupe avecdeux grandes barriques. Quant à moi, je pris le youyou et ramaivers l’île ; j’avais vu le drapeau de l’Union Jack flotterau-dessus des palmiers : il indiquait l’emplacement desÉtablissements Armitage et Wilson.

Au débouché d’un petit bois, j’aperçus unbâtiment allongé et bas, blanchi à la chaux, avec une large vérandasur la façade, et deux immenses échafaudages de fûts d’huile depalme de chaque côté du bâtiment. Des canoës et des pirogues debarre s’alignaient le long du rivage. Une petite jetée avançaitdans le fleuve, à son extrémité, deux hommes en costume blancm’attendaient pour m’accueillir ; l’un, gros et fort,imposant, portait une barbe grisâtre ; l’autre était grand,mince, pâle, et ses traits tirés étaient à demi dissimulés par ungrand chapeau en forme de champignon.

– Très heureux de vous voir ! me dit lemaigre, avec une chaude cordialité. Je m’appelle Walker, je suisl’agent d’Armitage et Wilson. Permettez-moi de vous présenter le DrSeverall, de la même société. Il est rare de voir un yacht dans cesparages.

– C’est le Gamecock, expliquai-je.J’en suis le propriétaire et le capitaine. Je m’appelleMeldrum.

– Explorateur ? demanda-t-il.

– Je suis entomologiste ; chasseur depapillons. J’ai descendu la côte depuis le Sénégal.

– La chasse a été bonne ? interrogea leDr Severall, en me fixant d’un œil lent et bilieux.

– J’ai rempli quarante caisses. Nous sommesvenus ici pour nous approvisionner en eau, et aussi pour metuyauter sur le pays auprès de vous.

Pendant ces présentations et ces explications,deux Krooboys avaient amarré le youyou. Je descendis alors lajetée, encadré par mes deux nouvelles relations, ils n’avaient pasvu de Blancs depuis plusieurs mois, aussi m’assaillirent-ils dequestions.

– Ce que nous faisons ? dit le médecin,lorsque à mon tour je me mis à interroger. Notre affaire nous prendbeaucoup de temps et nous occupons nos loisirs à parlerpolitique.

– Oui, par une bénédiction particulière de laProvidence, Severall est un militant radical, et moi un bonunioniste solide. Chaque soir, nous discutons du Home Rule pendantdeux heures.

– En buvant des cocktails à la quinine, ajoutale médecin. Nous sommes tous les deux assez bien immunisés, maisl’année dernière, nous avions régulièrement quarante de fièvre.C’était notre température normale. Impartialement, je ne sauraisvous recommander de prolonger votre séjour ici, à moins que vous necollectionniez les bacilles autant que les papillons. Je désespèreque l’embouchure du fleuve Ogooué devienne un jour une stationclimatique.

Il n’y a rien de plus magnifique que lamanière dont ces pionniers avancés de la civilisation distillent del’humour noir en évoquant leur situation pénible, et accueillentavec un visage non seulement résolu mais souriant les diversesexpériences dont les comble l’existence qu’ils mènent. Partout,depuis la Sierra Leone, j’avais trouvé les mêmes marécages puants,les mêmes collectivités isolées et ravagées par la fièvre, et lesmêmes mauvaises plaisanteries. En cette faculté que possède l’hommede se hausser au-dessus de sa condition et d’employer son esprit àironiser sur les misères du corps, il y a du divin.

– Le dîner sera prêt dans une demi-heure,capitaine Meldrum, me dit le médecin. Walker est allé lesurveiller. C’est lui la maîtresse de maison, cette semaine. Enattendant, si vous y consentez, nous nous promènerons, et je vousmontrerai les curiosités de l’île.

Le soleil avait déjà disparu derrière la lignedes palmiers ; au-dessus de nos têtes, la grande arche célesteressemblait à l’intérieur d’un énorme coquillage, miroitant deroses délicats et de fines irisations. Celui qui n’a pas vécu dansun pays où les genoux supportent mal le poids et la chaleur d’uneserviette de table ne peut pas imaginer le soulagement qu’apportela fraîcheur du soir. Dans un air plus doux et plus pur, le DrSeverall me fit faire le tour de la petite île, il me montra lesentrepôts et m’expliqua la routine de son travail.

– Cet endroit n’est pas dépourvu deromantisme, me dit-il pour répondre à l’une de mes remarquestouchant la monotonie de leur existence. Nous vivons ici juste à lalisière du grand inconnu. Par là…

Il me désigna le nord-est.

« … du Chaillu s’est enfoncé dans lecontinent noir, et il a trouvé le royaume des gorilles. C’est leGabon, le pays des grands singes. Vers le sud-est, personne n’estallé très loin. La région qu’arrose le fleuve est pratiquementinconnue des Européens. Toutes ces billes de bois que nous apportele courant viennent de terres inexplorées. J’ai souvent regretté den’être pas un meilleur botaniste quand j’ai vu des orchidées peubanales et des plantes bizarres s’échouer sur l’extrémité del’île.

L’endroit que me désignait le médecin étaitune plage brune en pente, jonchée d’épaves déposées par les eaux. Àdroite et à gauche, le littoral dessinait une pointe recourbéecomme un brise-lames naturel ; entre les deux s’était creuséeune petite baie peu profonde. Elle était remplie d’une végétationflottante, au milieu de laquelle était couché un grand arbre fendu,le courant ondulait contre son puissant flanc noir.

– Tout cela vient du cours supérieur et desrégions en amont, dit le médecin. Notre petite crique le recueille,et lorsque survient une nouvelle avalaison, l’ancienne est rejetéevers la mer.

– Comment s’appelle cet arbre ?demandai-je.

– Oh ! c’est un teck, je suppose, maisbien pourri à première vue ! Nous avons toutes sortes de boisdurs flottants qui descendent par ici, sans parler des palmiers.Voulez-vous entrer ?

Il me fit pénétrer dans un grand bâtiment oùétaient entreposés un nombre considérable de douves pour tonneauxet de cercles de fer.

– C’est notre tonnellerie. Les douves noussont envoyées par paquets, et nous les assemblons nous-mêmes.Maintenant, vous ne remarquez rien de particulièrement sinistredans ce bâtiment, n’est-ce pas ?

J’examinai le haut toit de fer ondulé, lesmurs de bois blanc, le sol en terre battue. Dans un coin, il yavait un matelas et une couverture.

– Je ne vois rien de très inquiétant.

– Et pourtant, il y a ici quelque chose quisort de l’ordinaire. Vous voyez ce lit ? Eh bien ! j’ail’intention de coucher dedans cette nuit. Je ne veux pas me vanter,mais je crois que ce sera une petite épreuve pour mes nerfs.

– Pourquoi ?

– Oh ! la tonnellerie a été le théâtre dequelques incidents peu banals ! Vous parliez tout à l’heure dela monotonie de notre existence, mais je vous assure que parfoiselle ne manque pas de piquant. Il vaut mieux rentrer maintenant àla maison, car après le coucher du soleil, le brouillard desfièvres monte des marécages. Regardez, le voici qui franchit lefleuve.

Je vis en effet de longues tentacules devapeur blanche qui se tordaient en sortant des épaissesbroussailles vertes de la rive, et qui rampaient vers nousau-dessus de la surface de l’eau brune. L’air, au même moment, sefit humide et froid.

– Le gong vient de sonner pour le dîner,m’expliqua-t-il. Si cette affaire vous intéresse, je vous enparlerai tout à l’heure.

En fait, elle m’intéressait grandement,d’autant plus que dans l’attitude du médecin au milieu de latonnellerie vide, j’avais noté une certaine réserve grave qui avaitaussitôt déchaîné mon imagination. Ce Dr Severall était gros, unpeu bourru, cordial, solide et cependant il avait bizarrementregardé autour de lui. Je n’aurais pas été jusqu’à dire qu’il avaitpeur. Il semblait plutôt sur ses gardes et en alerte.

– À propos, lui dis-je tandis que nousrentrions dans la maison, vous m’avez montré les cabanes de vostravailleurs indigènes, mais je n’ai vu aucun nègre.

– Ils dorment sur le ponton qui est là-bas, merépondit le médecin, en me montrant l’une des rives.

– Vraiment ! Alors pourquoi ont-ilsbesoin de cabanes ?

– Oh ! ils y couchaient jusqu’à cesderniers temps ! Nous les avons mis sur le ponton jusqu’à cequ’ils reprennent confiance. Ils étaient tous à demi fous deterreur, aussi nous les avons laissés partir, et personne ne dortdans l’île, sauf Walker et moi.

– Qu’est-ce qui les épouvantait ?

– Eh bien ! cela nous ramène à l’histoireque je voulais vous raconter. Je suppose que Walker ne verra aucuneobjection à ce que vous soyez au courant, bien qu’il s’agissecertainement d’une assez vilaine affaire.

Il n’y fit plus allusion pendant l’excellentrepas qui avait été préparé en mon honneur. J’appris que notrepetit hunier blanc n’avait pas plutôt contourné le cap Lopez queces braves gens avaient commencé à préparer leur soupe au poivre,ragoût assaisonné qu’on mange sur la côte occidentale de l’Afrique,et de faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Cedîner régional, meilleur que je ne l’espérais, nous fut servi parun boy originaire de la Sierra Leone. J’étais en train de penserque lui au moins n’avait pas participé à la panique générale quand,ayant servi le dessert et apporté du vin sur la table, il porta lamain à son turban.

– Rien d’autre à faire, massa Walker ?demanda-t-il.

– Non, je crois que ça va, Moussa, réponditmon hôte. Cependant, je ne me sens pas très bien ce soir, et jepréférerais de beaucoup que tu restes sur l’île.

Le visage noir traduisit une lutte épiqueentre la peur et le devoir, devint couleur de cendre, les gros yeuxtournèrent désespérément en rond.

– Non, massa Walker ! cria-t-il enfin.Mais venez avec moi sur le ponton. Je vous soignerai beaucoup mieuxsur le ponton !

– Je regrette, Moussa. Un Blanc ne déserte passon poste.

De nouveau, je vis la lutte passionnéebouleverser la figure du nègre, mais ses frayeursl’emportèrent.

– Non, non, Massa Walker ! Pardonnez-moi,mais je ne peux pas ! Si c’était hier, ou demain ! Maisc’est la troisième nuit, je ne peux pas !

Walker haussa les épaules.

– Fiche le camp ! lui dit-il. Lorsque lebateau poste arrivera, tu pourras repartir pour la Sierra Leone,car je n’ai que faire d’un serviteur qui m’abandonne quand j’aibesoin de sa présence. Tout cela doit être mystérieux pour vous,capitaine Meldrum ? À moins que le Dr Severall ne vous ait misau courant…

– J’ai montré au capitaine Meldrum latonnellerie, mais je ne lui ai rien dit, répondit le médecin. Vousavez mauvaise mine, Walker ! ajouta-t-il en regardant soncompagnon. Un bel accès vous menace !

– Oui, j’ai eu des frissons toute la journée,et j’ai la tête comme un boulet de canon. J’ai pris dix grains dequinine, mes oreilles bourdonnent mais je passerai la nuit dans latonnellerie avec vous.

– Non, pas du tout, mon cher ami ! Allezvous reposer tout de suite. Je suis sûr que Meldrum vous excusera.Je dormirai dans la tonnellerie, et je vous promets de venir vousporter vos remèdes avant le petit déjeuner.

Il était clair que Walker était terrassé parl’une de ces fièvres soudaines et violentes qui sont la malédictionde la côte occidentale. Ses joues creuses étaient rouges, ses yeuxbrillaient ; tout à coup, il se mit à fredonner une chanson dela voix aiguë du délire.

– Allons, allons, nous allons vous mettre aulit, mon vieux ! fit le médecin.

Je l’aidai à conduire son ami dans sa chambre.Là, nous le déshabillâmes et, peu après lui avoir fait ingurgiterune bonne dose de sédatif, nous le vîmes sombrer dans un sommeil deplomb.

– Il en a pour la nuit, commenta le médecin,quand nous eûmes regagné la salle à manger et quand nos verresfurent à nouveau remplis. Tantôt c’est lui, tantôt c’est moi. Parchance, nous n’avons jamais été malades en même temps. J’auraisregretté d’être hors de combat ce soir, parce que j’ai un petitmystère à élucider. Je vous ai dit que j’avais l’intention depasser la nuit dans la tonnellerie.

– En effet.

– Pas pour dormir, mais pour veiller. En fait,je ne dormirai pas de la nuit. Nous avons eu une telle alerte queles indigènes ne veulent plus rester ici après le coucher dusoleil, et je tiens à en découvrir la cause. Depuis toujours, unindigène monte la garde dans la tonnellerie chaque nuit, afin queles cercles des tonneaux ne soient pas volés. Eh bien ! il y asix jours, l’indigène de faction a disparu mystérieusement.L’incident nous a d’autant plus surpris qu’aucun canoë n’avaitdisparu et que ces eaux sont trop infestées de crocodiles pourqu’un homme se hasarde à nager jusqu’à la rive. Qu’est-ildevenu ? Comment a-t-il pu quitter l’île ? Mystère !Walker et moi avons été étonnés, mais les Noirs se sont affolés, etd’étranges histoires vaudou ont commencé à circuler entre eux. Lapanique a atteint son comble il y a trois nuits : un nouveauveilleur a disparu à son tour.

– Que lui est-il arrivé ?

– Non seulement nous n’en savons rien, maisnous ne pouvons absolument pas émettre une hypothèse cadrant avecles faits. Les nègres jurent qu’il y a un démon dans latonnellerie, et qu’à ce démon il faut un être humain toutes lestrois nuits. Ils ne veulent plus rester dans l’île, à aucun prix.Voyez Moussa, c’est un boy dévoué, mais il abandonne son maîtremalade plutôt que de passer la nuit ici. Si nous voulons continuerà diriger notre exploitation, il faut que nous rassurions nosindigènes ; je ne vois rien de mieux que de prendre moi-mêmela garde. C’est ce soir la troisième nuit, comprenez-vous ?Alors je suppose que quelque chose se produira.

– N’avez-vous aucun indice ? demandai-je.N’avez-vous pas relevé une trace de lutte, une tache de sang, uneempreinte, quelque chose qui pourrait vous donner une idée du périlque vous affronterez peut-être ?

– Absolument rien. Le veilleur avait disparu,un point c’est tout. La dernière fois, c’était le vieil Ali, quidepuis le début de l’exploitation était gardien de l’appontement.Toujours il avait été sûr comme un roc ; il a fallu un coup entraître pour l’arracher à son travail.

– Eh bien ! dis-je, je ne crois pas quecette garde soit l’affaire d’un seul homme. Votre ami est bourré delaudanum, et il ne vous sera d’aucun secours. Laissez-moi resterici et passer la nuit avec vous dans la tonnellerie.

– C’est très chic de votre part,Meldrum ! me répondit-il en me serrant chaleureusement unemain par-dessus la table. Je n’aurais jamais osé vous le proposer,car ç’aurait été demander beaucoup à un visiteur de hasard mais siréellement vous voulez…

– Bien sûr que je le veux ! Excusez-moiun moment, je vais héler le Gamecock pour qu’on nem’attende pas.

En rentrant de la jetée, nous fûmes tous deuxfrappés par l’aspect de la nuit. Une énorme masse de nuages noirss’était amoncelée du côté de la terre, d’où le vent venait nousbattre la figure de petits souffles brûlants. Au bas de la jetée,le fleuve tourbillonnait et sifflait, de l’écume blancherejaillissait sur les planches.

– Mon Dieu ! s’exclama le Dr Severall.Pour comble, voilà une inondation qui s’annonce ! Cette cruesignifie qu’il a beaucoup plu dans l’arrière-pays et quand l’eau semet à monter, nul ne peut prévoir quand elle s’arrêtera. Une fois,l’île a été presque complètement recouverte. Voyons, nous allonsjeter un coup d’œil sur Walker, afin de vérifier s’il n’a besoin derien ; ensuite, si vous voulez, nous prendrons notrefaction.

Le malade était plongé dans un sommeilprofond ; nous plaçâmes auprès de lui du jus de citron pour lecas où la soif le réveillerait, puis nous nous dirigeâmes vers latonnellerie. Ce nuage menaçant rendait l’obscurité sinistre. Lefleuve avait monté si haut que la petite baie dont j’ai parlé seconfondait presque avec le reste des eaux. Les bois flottants et legrand arbre noir s’agitaient au fil du courant.

– L’inondation accomplit au moins un travailutile, dit le médecin. Elle nous débarrasse de toute cettevégétation qui nous est apportée par le fleuve et qui se bloque surl’extrémité est de l’île. Là ! Voici notre chambre. Il y aquelques livres ; j’ai une blague à tabac. Nous allons essayerde passer la nuit le mieux possible.

Nous n’avions qu’une lanterne ; sa maigrelueur n’égayait guère la grande pièce. En dehors des piles dedouves et des cercles en tas, il n’y avait absolument rien, sauf cematelas préparé pour le veilleur de nuit. Nous nous aménageâmes dessièges et une table avec des douves, et nous nous installâmes pourmonter la garde. Severall avait apporté un revolver pour moi, ilétait armé d’un fusil à deux canons. Nous chargeâmes nos armes etles posâmes à portée. Le petit cercle de lumière et les ombresnoires formant voûte au-dessus de nous lui parurent simélancoliques qu’il alla chercher deux bougies. Comme l’un descôtés de la tonnellerie était pourvu de plusieurs fenêtresouvertes, nous dûmes disposer nos bougies derrière des douves pourqu’elles ne s’éteignissent point.

Le médecin, qui me donnait l’impressiond’avoir des nerfs d’acier, s’était mis à lire mais je remarquai quede temps à autre il posait son livre sur ses genoux et regardaitattentivement autour de lui. Pour ma part, j’avais vainement essayéde me concentrer sur une lecture. Mes pensées étaient accaparéespar cette grande pièce vide et par l’énigme qu’elle recelait. Je mecreusai la cervelle pour formuler une théorie capable d’expliquerla disparition des deux gardiens. Or, je ne disposais que d’un seulélément, leur disparition. Pas le moindre indice sur la cause deleur disparition ni sur ce qu’ils étaient devenus ! Et nousattendions ici, dans ce même endroit, sans savoir ce que nousattendions exactement ! J’avais eu raison de dire que cen’était pas une affaire pour un homme seul. À deux, l’épreuve étaitdéjà pénible, rien sur la terre n’aurait pu me décider àl’affronter sans un compagnon.

Quelle nuit interminable, abominable !Nous entendions dehors les clapotis et les gargouillis du fleuve,ainsi que les plaintes du vent qui se levait. À l’intérieur régnaitun lourd silence que troublaient seulement notre respiration, lefroissement des pages que tournait le Dr Severall, et levrombissement aigu, intermittent, d’un moustique. À un momentdonné, je sursautai, le livre du médecin venait de tomber parterre, et Severall s’était dressé avec les yeux fixés sur unefenêtre.

– Vous n’avez rien vu, Meldrum ?

– Non. Et vous ?

– Eh bien ! j’ai eu la vague impressionque quelque chose avait bougé à l’extérieur de cette fenêtre…

Il saisit son fusil et s’approcha de lafenêtre.

– Non, je ne vois rien. Et pourtant j’auraisjuré que quelque chose s’était lentement déplacé, avait passédevant l’ouverture.

– Une feuille de palmier, peut-être ?suggérai-je.

Le vent soufflait en effet de plus en plusviolemment.

– Très vraisemblablement ! fit-il.

Il reprit son livre, mais il ne cessa delancer des coups d’œil soupçonneux dans la direction de la fenêtre.Je la surveillai aussi, mais dehors tout paraissait tranquille.

Et puis subitement l’orage éclata. Un éclairaveuglant fut suivi d’un coup de tonnerre qui ébranla le bâtiment.Ce fut le prélude d’une succession d’éclairs et de coups detonnerre simultanés, nous nous serions crus au milieu d’unebatterie d’artillerie lourde. Et la pluie se mit à tomber ;une pluie tropicale, qui crépitait sur le toit de fer de latonnellerie. La grande pièce vibrait comme un tambour. Del’obscurité se leva tout un orchestre de bruits liquides quiallaient du fracas de la pluie au grondement sourd du fleuve.D’heure en heure, le vacarme se faisait plus intense, plussoutenu.

– Ma parole ! fit Severall. Cette foisnous sommes sous un vrai déluge. Mais l’aube ne va pas tarder, ellesera la bienvenue. Nous allons en avoir terminé, en tout cas, aveccette fameuse troisième nuit de superstition.

Une lumière grise pénétra furtivement dans latonnellerie, puis le jour se leva presque aussitôt. La pluie avaitcessé, mais le fleuve couleur de café mugissait comme une cascade.La puissance de son courant me fit craindre le pire pour l’ancre duGamecock.

– Il faut que je remonte à bord, dis-je. Si leyacht chasse, jamais il ne pourra remonter le fleuve.

– L’île sert de brise-lames, me répondit lemédecin. Si vous m’accompagnez à la maison, je vous donnerai unetasse de café.

J’étais glacé, j’acceptai la proposition. Nousquittâmes la tonnellerie de mauvais augure sans avoir résolu notreproblème, et à travers les flaques d’eau nous nous dirigeâmes versla maison.

– Voici la lampe à alcool, me dit le médecin.Si vous vouliez l’allumer, j’irais voir comment va Walker.

Il me quitta, mais il revint en courant, levisage défait.

– Il est mort ! cria-t-il d’une voixrauque.

Ces trois mots m’électrisèrent d’horreur. Jedemeurai la lampe à la main, le regard fixe.

« Oui, il est mort ! répéta-t-il.Venez voir.

Je le suivis. Le premier objet que j’aperçusen entrant dans la chambre fut Walker, couché en chien de fusildans le pyjama de flanelle que je l’avais aidé à endosser la veilleau soir.

– Il n’est pas mort, voyons !haletai-je.

Le médecin était terriblement bouleversé. Sesmains tremblaient comme des feuilles sous le vent.

– Il est mort depuis plusieurs heures.

– De son accès de fièvre ?

– La fièvre ? Regardez sonpied !

Je poussai un cri. L’un des pieds de Walkerétait plus que disloqué, complètement retourné.

– Mon Dieu, m’exclamai-je. Mais qui a pu fairecela ?

Severall posa une main sur la poitrine ducadavre.

– Tâtez là ! me dit-il.

Je plaçai une main au même endroit. Je nerencontrai aucune résistance. Le corps était absolument mou etflasque, comme celui d’une poupée de son.

– Le sternum n’existe plus, commenta Severalldans un murmure d’épouvante. Il est en miettes. Dieu merci, Walkerétait bourré de laudanum. Son visage nous dit qu’il est mort endormant.

– Mais qui a pu le mutiler ainsi ?

– En voilà plus que je ne peuxsupporter ! fit le médecin, en s’essuyant le front. Je necrois pas que je suis plus lâche que n’importe qui, mais c’est troppour moi. Si nous allions sur le Gamecock ?…

– Venez ! dis-je.

Nous sortîmes. Si nous ne prîmes pas le pas decourse, c’est parce que nous voulions observer un restant dedignité vis-à-vis l’un de l’autre. Sur le fleuve agité et grossi,le youyou paraissait bien léger, mais nous n’y fîmes guèreattention. Severall écopait l’eau pendant que je conduisais.Finalement, nous grimpâmes sur le pont du yacht. Là, avec deuxcents mètres d’eau entre nous et cette île maudite, nous reprîmesgoût à la vie.

– Laissons passer une heure, et nousretournerons là-bas, me dit-il. Je crois que nous avons besoin decalmer nos nerfs. Pour une année de salaire, je n’aurais pas vouluque les nègres me vissent tel que j’étais tout à l’heure !

– J’ai dit au steward de préparer le petitdéjeuner. Ensuite nous reviendrons dans l’île. Mais mon Dieu,docteur Severall, que pensez-vous de tout cela ?

– Je n’y comprends rien. Rien du tout. J’aientendu des histoires de diableries vaudou, et j’en ai ri commetout le monde. Mais que ce pauvre Walker, Anglais distingué duXIXe siècle, craignant Dieu par surcroît, ait succombésans qu’il lui reste un os entier dans la poitrine… cela m’a causéun choc, je l’avoue ! Dites-moi, Meldrum, est-ce que votrematelot est fou, ou ivre, ou quoi ?

Le vieux Patterson, le plus ancien marin demon équipage, un gaillard aussi solide que les pyramides, se tenaità l’avant avec une gaffe pour écarter les billes de bois quedébitait le courant. Tout à coup, il s’était immobilisé, les genouxde travers, fixant droit devant lui, puis il avait tendu un doigten criant :

– Regardez ! Regardez !

Un très gros tronc noir descendait le fleuve,l’eau léchait son flanc noir. Et, devant le tronc d’arbre, leprécédant d’un mètre à peu près, arquée en l’air comme la figure deproue d’un navire, se dressait une tête horrible qui se balançaitsur le côté. Elle était aplatie, horrible, aussi grosse qu’un petitfût de bière, couleur de liane ; le cou qui la supportaitétait tacheté de jaune et de noir. Quand il passa à côté duGamecock dans l’eau tourbillonnante, je vis deux énormesanneaux se dérouler d’un grand creux de l’arbre, et la têteabominable se dressa à une hauteur de trois bons mètres pourregarder le yacht avec des yeux ternes, couverts de pustules. Uninstant plus tard, l’arbre nous avait dépassés et filait versl’Atlantique avec son affreux passager.

– Qu’était-ce ? m’écriai-je.

– Notre ami le démon de la tonnellerie, merépondit le Dr Severall, qui était redevenu maître de lui et calme.Oui, c’est le démon qui a hanté notre île, le grand python duGabon.

Je réfléchis aux histoires que j’avaisentendues en descendant la côte sur les serpents monstrueux del’arrière-pays, et sur l’effet mortel de leurs étreintes. Puis touts’éclaircit dans ma tête. Il y avait eu une avalaison la semaineprécédente. Elle avait apporté ce tronc gigantesque et le python.Qui pouvait savoir de quelle lointaine forêt tropicale ilprovenait ! Il s’était échoué dans la petite baie de l’île. Latonnellerie était le bâtiment le plus proche. Deux fois, à chaqueréveil de son appétit, il avait enlevé un gardien. La nuitprécédente, il était revenu, lorsque Severall avait cru voirquelque chose se déplacer derrière la fenêtre, mais nos lumièresl’avaient contrarié. Il avait rampé plus loin, et il avait tué lepauvre Walker dans son sommeil.

– Pourquoi ne l’a-t-il pas emporté ?demandai-je.

– Le tonnerre et les éclairs ont dû effrayerce monstre… Voilà votre steward, Meldrum. Plus tôt nous aurons prisnotre petit déjeuner et aurons réintégré l’île, mieux cela vaudra.Sinon, quelques nègres pourraient s’imaginer que nous avons eupeur.

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