Contes de l’eau bleue

LA PETITE BOITE CARRÉE

Titre original :The Little Square Box (1881).

– Tout le monde à bord ? interrogea le capitaine.

– Tout le monde à bord, monsieur !répondit le second.

– Alors, attention pour larguer !

Il était neuf heures, un mercredi matin. Lebrave Spartan s’apprêtait à quitter un quai de Boston. Ilavait son fret dans les cales, ses passagers embarqués, tout parépour le départ. Deux fois avait retenti le sifflet d’avertissement.Le dernier coup de cloche avait été sonné. La proue était tournéevers l’Angleterre. Le chuintement de la vapeur indiquait à uneoreille entraînée qu’il était prêt pour sa course de cinq millekilomètres. Il tirait sur ses amarres, qui le retenaient comme unelaisse retient un lévrier.

J’ai la malchance d’être très nerveux. Uneexistence sédentaire, vouée à la littérature, a encore accru cegoût morbide pour la solitude que je cultivais déjà dans monenfance. Debout sur le gaillard d’arrière du paquebottransatlantique, je maudissais amèrement l’obligation où je metrouvais de retourner sur la terre de mes ancêtres. Les cris desmarins, le grincement des cordages, les adieux de mes compagnons devoyage, les hourras de la foule, tout cela meurtrissait ma naturesensible. De plus, je me sentais triste. Un sentimentindéfinissable, comme l’appréhension d’un grand malheur,m’obsédait. La mer était calme, la brise légère. Rien n’aurait dûtroubler l’égalité d’humeur du plus enraciné des terriens, etpourtant j’avais l’impression que j’étais menacé par un péril aussiconsidérable qu’imprécis. J’ai remarqué que de tels pressentimentsfrappent de préférence des tempéraments comme le mien, et qu’ilss’accomplissent assez fréquemment. Il existe une théorie selonlaquelle le pressentiment provient d’une sorte de seconde vue,d’une subtile communication de l’esprit avec l’avenir. Je merappelle bien que M. Raumer, spirite éminent, fît une fois laremarque que j’étais le sujet le plus perméable aux phénomènessurnaturels qu’il eût jamais rencontré au cours de ses expériences.Quoi qu’il en fût, je ne me sentais certainement pas très heureuxtout en me frayant un chemin parmi les groupes riants ou pleurantsqui se partageaient les ponts blancs du brave Spartan. Sij’avais su ce qui m’attendait dans les douze prochaines heures,même à la dernière seconde, j’aurais sauté sur le quai, je meserais échappé de ce maudit bateau !

– C’est l’heure ! dit le capitaine.

Il referma le boîtier de son chronomètre qu’ilreplaça dans sa poche.

– C’est l’heure ! répéta le second.

Il y eut un dernier gémissement du sifflet,une poussée des amis et parents restés à terre. Une amarre futdétendue, l’échelle allait être retirée. Mais un cri jaillit de lapasserelle. Deux hommes apparurent, ils descendaient le quai encourant. Ils agitaient leurs mains, multipliaient les gestesfrénétiques. Certainement, ils avaient l’intention d’arrêter lebateau.

– Faites vite ! criait la foule.

– Arrêtez ! cria le capitaine.Doucement ! Arrêtez ! Maintenant, relevezl’échelle !

Les deux hommes sautèrent à bord juste aumoment où la deuxième amarre était larguée et où un vrombissementconvulsif de la machine nous écarta du quai. La foule applaudit. Unhourra fut poussé sur le pont. Un hourra lui répondit sur le quai.Les mouchoirs volèrent au vent. Le grand bateau laboura son sillonvers la sortie du port en jetant de grands panaches de fumée àtravers la baie placide.

Nous venions de partir pour notre croisière dequinze jours. Une ruée générale des passagers les précipita versleurs couchettes et leurs bagages, tandis que dans le salon desbouchons de champagne qui sautaient prouvaient que certainsvoyageurs affligés adoptaient des moyens artificiels pour noyer lesaffres de la séparation. Je regardai autour de moi, sur le pont,afin d’inventorier mes compagnons de voyage. Ils présentaient lescaractéristiques qu’on trouve habituellement en de tellescirconstances. Pas de figures frappantes. Et je parle enconnaisseur, car les visages sont l’une de mes spécialités. Je mejette sur les visages remarquables comme le botaniste sur unefleur. Quand j’en trouve un, je l’emporte avec moi pour l’analyserà loisir, le classer, l’étiqueter dans mon petit muséed’anthropologie. Rien ici qui fût digne de moi. Je vis unevingtaine de spécimens de la jeune Amérique qui allaient en« Iourop », quelques vieux ménages respectables quiserviraient le cas échéant d’antidote, plusieurs clergymen, desreprésentants de professions libérales, des dames du monde, desjeunes demoiselles spécifiquement britanniques, et toute laolla podrida d’un paquebot transatlantique. Je leurtournai le dos pour contempler les côtes américaines quis’éloignaient, et de chers souvenirs accoururent en foule pourattendrir mon cœur à l’égard de ma patrie d’adoption. Quantité debagages étaient encore empilés, par chance, sur le pont, mon goûtprononcé pour la solitude m’incita à passer derrière leurentassement, à m’asseoir sur un rouleau de cordages contre lebastingage, et à m’abandonner à la mélancolie d’une rêverie.

J’en fus tiré par un chuchotement dans mondos.

– Voilà un endroit tranquille, dit la voix.Asseyons-nous. Nous allons pouvoir parler en toute sécurité.

Jetant un coup d’œil à travers un intersticeentre deux énormes malles, j’aperçus les deux passagers qui nousavaient rejoints à la dernière seconde. Ils se tenaient de l’autrecôté du tas de bagages. Évidemment, ils ne m’avaient pas vu,puisque j’étais accroupi à l’ombre des valises. Celui qui avaitparlé était grand et mince ; il avait une barbe presque bleuetant elle était noire, et un teint blême ; il avait l’airnerveux, excité. Son compagnon était un petit bonhomme du typepléthorique mais vif et résolu ; il mâchonnait un cigare etportait sur son bras gauche un grand imperméable. Ils regardèrentautour d’eux comme pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls.

– Exactement l’endroit qu’il nous faut !commenta l’autre.

Ils s’assirent sur un ballot de marchandises,me tournant le dos, et je me trouvai, tout à fait contre mon gré,dans la situation déplaisante du monsieur qui écoute auxportes.

– Alors, Muller ! commença le plus granddes deux. Nous voilà quand même à bord, et tout va bien !

– Oui ! acquiesça celui qui portait lenom de Muller. À bord, et tout va bien.

– Ç’a été plutôt de justesse, hein !

– De justesse, Flannigan, tu l’as dit.

– Si nous avions raté le bateau…

– Nos plans auraient été fichus enl’air !

– Détruits, ruinés, complètement fichus !fit le petit homme, qui pendant quelques instants tira furieusementsur son cigare.

Il ajouta enfin :

« Je l’ai ici.

– Fais-moi voir.

– Personne ne regarde ?

– Non, ils sont presque tous en bas.

– Quand l’enjeu est si important, on ne prendjamais trop de précautions ! dit Muller.

Il déroula l’imperméable qu’il portait sur sonbras et découvrit un objet noir qu’il posa sur le pont. Un seulregard me suffit, je sautai sur mes pieds en poussant uneexclamation d’horreur. Heureusement, ils étaient tellement captivéspar leur affaire que ni l’un ni l’autre ne firent attention à moi.S’ils avaient tourné la tête, infailliblement ils m’auraient vu,tout pâle, le regard plongeant par-dessus les valises.

Depuis le début de leur conversation, unehorrible crainte s’était emparée de moi. Elle me parut plus quejustifiée quand je vis ce qu’ils avaient posé devant eux. C’étaitune petite boîte carrée, en bois foncé, avec des filets de cuivre.Elle devait avoir un volume de trente décimètres cubes à peu près.Elle me rappelait une boîte de pistolets, mais nettement plushaute. Un accessoire y était fixé cependant, et je ne pouvais endétacher mon regard, car il évoquait un vrai pistolet davantagequ’une simple boîte. C’était, sur le couvercle, un dispositif dansle genre d’un mécanisme de détente, une ficelle y était attachée. Àcôté de cette détente il y avait, percée dans le bois, une petiteouverture carrée. L’homme grand et mince, que l’autre avait appeléFlannigan, appliqua un œil sur cette ouverture et regarda àl’intérieur pendant quelques minutes avec une expression d’anxiétéintense.

– Ça me paraît assez bien ! dit-ilenfin.

– J’ai essayé de ne pas la secouer.

– Des objets aussi sensibles méritent d’êtretraités avec délicatesse. Mets dedans un peu de ce qu’il faut,Muller.

Le petit bonhomme fouilla quelque temps dansses poches ayant d’en extraire un petit paquet en papier. Ill’ouvrit, en sortit une demi-poignée de granules blanchâtres qu’ilversa par le trou. Un bizarre cliquetis résonna à l’intérieur de laboîte, les deux hommes sourirent de satisfaction.

– Tout va bien de ce côté ! ditFlannigan.

– En parfait état.

– Attention ! Voici quelqu’un.Emmenons-la dans notre couchette. Il vaut mieux que personne nesoupçonne à quoi nous jouons. Ce qui serait pis encore, ce seraitque quelqu’un la manipule et actionne le mécanisme par erreur.

– Eh bien ! le résultat serait lemême ! Peu importe qui l’actionne, dit Muller.

– Ils seraient bien étonnés ! fit le plusgrand dans un rire sinistre. Ah ! ah ! Imagine leursfigures ! Le mécanisme représente un joli travail, je m’envante !

– Oui, répondit Muller. C’est toi qui l’asdessiné, pièce par pièce, n’est-ce pas ?

– Oui. Le ressort et le volet coulissant sontde mon invention.

– Nous devrions prendre un brevet !

Les deux hommes se mirent à rire. Ilsramassèrent la petite boîte carrée et la dissimulèrent dans legrand imperméable de Muller.

– Descendons ! Nous la rangerons dansnotre couchette, dit Flannigan. Nous n’en aurons pas besoin avantce soir, et là, elle sera en sûreté.

Son compagnon acquiesça. Ils descendirent lepont bras dessus bras dessous et disparurent dans un escalier,emportant leur mystérieuse petite boîte. Les derniers mots quej’entendis furent une recommandation de Flannigan, il fallait laporter avec précaution et éviter de la cogner contre lesbastingages.

Combien de temps suis-je demeuré assis sur montas de cordages ? Je ne le saurai jamais. Le tour abominablede la conversation que j’avais surprise se trouvait aggravé par lespremières nausées du mal de mer. La longue houle de l’Atlantiquecommençait à faire valoir ses droits aussi bien sur les passagersque sur le bateau. Je me sentais prostré dans mon esprit et dansmon corps. Je tombai dans un état d’affaissement subit d’où je fusfinalement tiré par la voix cordiale du digne maîtretimonier :

– Ça ne vous ferait rien de vous déplacer unpeu, monsieur ? me demanda-t-il. Nous voudrions débarrasser lepont de ce fatras.

Ses manières un peu bourrues et sa figuresaine, colorée, ressemblaient positivement à une insultepersonnelle, étant donné ma condition présente. Si j’avais étécourageux, ou plus musclé, je l’aurais giflé. Je me bornai àgratifier cet honnête marin d’un grognement mélodramatique quiparut l’étonner fort, et je me dirigeai vers l’autre côté du pont.La solitude était tout ce dont j’avais besoin, une solitude au seinde laquelle je pourrais ruminer sur ce crime effroyable qui s’étaittramé sous mes propres yeux. L’un des canots de sauvetage étaitsuspendu assez bas aux bossoirs. Une idée me traversa l’esprit.J’escaladai le bastingage, je me glissai dans le canot vide et jem’étendis au fond. J’étais sur le dos. Je ne voyais rien que leciel bleu au-dessus de moi et, par intermittence, lorsque le roulisétait trop fort, l’artimon du bateau. Au moins j’étais seul avecmes nausées et mes pensées.

J’essayai de me rappeler les mots précis quiavaient été prononcés au cours de ce terrible dialogue entre Mulleret Flannigan. Pouvaient-ils s’appliquer à autre chose qu’à ce quim’avait tout de suite sauté au yeux ? Ma raison m’obligea àadmettre que non. Je m’efforçai de classer les faits quiconstituaient la chaîne des circonstances. Comme j’aurais voulu ytrouver une faille ! Mais non, il ne manquait pas unmaillon ! D’abord la façon bizarre dont nos passagers étaientarrivés à bord, ce qui leur avait permis d’éviter une inspection deleurs bagages. Le nom de Flannigan évoquait l’Irlande, lesrépublicains terroristes, les Fenians. Le nom de Muller nesuggérait rien d’autre que du socialisme et du meurtre. Et puis,leur comportement si plein de mystère ! Leur remarque queleurs plans auraient été anéantis s’ils avaient manqué le bateau.Leur peur d’être remarqués. Enfin la preuve concluante quand ilsavaient montré la petite boîte carrée avec le mécanisme de détente,leur sinistre plaisanterie sur la tête que ferait l’homme quidéclencherait le mécanisme par erreur !… Est-ce que ces faitspouvaient conduire à une autre conclusion ? Ces individusétaient les agents résolus de quelqu’un, politique ou autre, deshommes décidés à sacrifier eux-mêmes, leurs compagnons de voyage,le bateau, dans un immense holocauste ! Les granulesblanchâtres qui avaient été versés (je les avais vus) dans la boîteétaient sans aucun doute une amorce destinée à la faire exploser.J’avais moi-même entendu un bruit qui provenait peut-être d’unepièce délicate du mécanisme. Et qu’entendaient-ils par leurallusion à ce soir ? Se pouvait-il qu’ils envisageassent demettre à exécution leur funeste dessein dès le premier soir denotre croisière ? Rien que d’y penser, j’en eus un frisson quime causa plus de souci que mon mal de mer.

Je l’ai dit, je suis physiquement un poltron.Et je le suis aussi moralement. Il est rare que ces deux défautss’associent dans un seul homme. J’ai connu beaucoup d’hommesparticulièrement sensibles au danger physique, et qui cependantétaient remarquables par la force et l’indépendance de leurcaractère. En ce qui me concerne, je conviens à regret que meshabitudes paisibles et ma vie retirée ont développé en moi unefrayeur mortelle de faire quoi que ce soit d’original ou qui memette en évidence, frayeur qui est encore plus forte, si possible,que ma peur de tout péril personnel. Un mortel ordinaire, placédans les circonstances où je me trouvais moi-même, serait allé voiraussitôt le capitaine, il lui aurait avoué ses craintes et il luiaurait laissé le soin de régler l’affaire. Mais à moi, constituécomme je le suis, cette idée me sembla haïssable. La perspective dedevenir une vedette, de subir une sorte d’interrogatoirecontradictoire de la part d’un étranger, d’être confronté sousl’aspect d’un dénonciateur avec deux conspirateurs prêts à tout, meremplissait d’épouvante et d’horreur. Et s’il était prouvé, par unehypothèse à laquelle je ne pensais pas, que je m’étaistrompé ? Quelles seraient les réactions s’il apparaissait quemon accusation était mal fondée ? Non. Je temporiserais. Jesurveillerais du coin de l’œil mes deux conspirateurs. Je lesfilerais. Tout valait mieux qu’une erreur possible.

À cet instant, je me dis que peut-être unenouvelle phase de la conspiration se développait. L’excitation demes nerfs avait dû calmer mon mal de mer, car je pus me mettredebout et m’extraire du canot sans une nausée. Je titubai le longdu pont dans l’intention de descendre dans la cabine et de voir àquoi s’occupaient mes nouvelles connaissances. Juste comme jeposais ma main sur la rampe, je reçus une grande claque cordialedans le dos qui me projeta en bas des marches avec plus deprécipitation que de dignité.

– Serait-ce toi Hammond ? questionna unevoix qu’il me sembla reconnaître.

– Dieu me bénisse ! dis-je en meretournant. Pas possible que ce soit Dick Merton ! Commentvas-tu, mon vieux ?

Au milieu de mes perplexités s’offrait unechance imprévue. Dick était exactement l’homme dont j’avais besoin.D’un naturel aimable et avisé, prompt à l’action, il écouterait lerécit de mes soupçons, et je pourrais me fier à son bon sens pourarrêter le meilleur plan. Depuis le temps où j’étais en seconde àHarrow, Dick avait été mon conseiller et mon protecteur. Du premiercoup d’œil, il devina que quelque chose n’allait pas.

– Hello ! s’écria-t-il avec sagentillesses coutumière. Qu’est-ce qui te tracasse, Hammond ?Te voilà aussi blanc qu’un drap de lit ! Mal de mer,eh ?

– Non. Pas tout à fait. Faisons les cent pas,Dick. Il faut que je te parle. Donne-moi ton bras.

En m’appuyant sur la robuste carrure de Dick,je marchai sans trop de peine. Mais il se passa du temps avant queje puisse rassembler mes énergies pour parler.

– Veux-tu un cigare ? me demanda-t-ilpour rompre le silence.

– Non, merci ! répondis-je, Dick, cesoir, nous serons tous des cadavres ?

– Ce n’est pas une raison pour que tu ne fumespas un cigare maintenant ! déclara Dick froidement.

Mais il me dévisagea. C’était normal, ilpensait que je déraillais.

– Non, Dick. Ce n’est pas l’heure deplaisanter. Et je te jure que je n’ai rien bu. J’ai découvert uneconspiration infâme, Dick, qui a pour but de détruire ce bateau ettous ceux qui sont à bord…

Sur quoi j’entrepris d’exposersystématiquement, en ordre, l’enchaînement des indices que j’avaisrecueillis.

– Alors, Dick ? demandai-je pourconclure. Qu’est-ce que tu penses de ça ? et surtout, quedois-je faire ?

Je fus plutôt surpris qu’il éclatât d’un grosrire jovial.

– Je serais épouvanté si quelqu’un d’autre quetoi m’en avait dit autant ! Mais je te connais, Hammond, tu esun marchand d’illusions. Tu as toujours été ainsi. Cela me rajeunitde voir resurgir les vieux traits de ton caractère. Te rappelles-tuqu’à l’école tu me juras qu’il y avait un fantôme dans la grandesalle ? En fin de compte, ce fantôme s’avéra ton imageréfléchie dans la glace !… Voyons, mon vieux ! Pourquoiquelqu’un songerait-il à détruire ce bateau ? À bord, il n’y apas de grosses pièces politiques. La majorité des passagers sontdes Américains. Par ailleurs, en ce noble XIXe siècle,les partisans des tueries de masse ne figurent jamais au nombre desvictimes. Compte là-dessus ! Tu ne les as pas compris, ou tuas pris une caméra ou quelque chose d’aussi inoffensif pour unemachine infernale !

– Pas du tout, monsieur ! répliquai-jeassez ému. Tu apprendras à tes dépens, j’en ai peur, que je n’ai nimal compris ni exagéré. Quant à la boîte, je n’en ai jamais vu desemblable. Elle contient un mécanisme fragile. De cela je suisconvaincu. Il n’y avait qu’à voir la manière dont ces hommes lamanipulaient et en parlaient.

– De n’importe quel colis de denréespérissables, tu ferais une torpille ! dit Dick.

– Le nom du type est Flannigan,poursuivis-je.

– Je ne crois pas que ce soit un argumentvalable devant un tribunal, fit Dick. Mais viens, j’ai fini moncigare. Nous pourrions descendre et casser la tête d’une bouteillede vin blanc. Si les Orsini sont dans le salon, tu me lesdésigneras.

– Entendu ! D’ailleurs, je suis décidé àne pas les perdre de vue. Ne les regarde pas trop attentivementtout de même, car je ne voudrais pas qu’ils se sententsurveillés.

– Fais-moi confiance ! J’aurai l’œilabruti et naïf d’un agneau.

Et nous descendîmes au salon.

De nombreux passagers étaient éparpillésautour de la grande table centrale. Les uns luttaient avec des sacsde voyage réfractaires. D’autres déjeunaient. Il y en avait quilisaient, ou qui se distrayaient autrement. Les objets de notreenquête n’étaient pas là. Nous traversâmes la salle et visitâmestoutes les cabines, pas trace d’eux. « Seigneur !pensai-je. Peut-être qu’en ce moment même ils sont sous nos pieds,dans la cale ou la chambre des machines, en train de préparer leurmachine diabolique. »

Mieux valait connaître le pire que de resterainsi en suspens.

– Maître d’hôtel ! appela Dick. Y a-t-ilailleurs d’autres passagers.

– Il y en a deux dans le fumoir, monsieur.

Le fumoir était une petite pièce luxueusementmeublée, attenante à l’office. Nous poussâmes la porte et entrâmes.Je ne pus réprimer un soupir de soulagement. La première chose queje vis était la figure cadavérique de Flannigan, avec sa boucheentrouverte et ses yeux qui ne cillaient point. Son compagnon étaitassis en face de lui. Ils étaient tous deux en train de boire et,sur la table, s’étalait un jeu de cartes. Ils jouaient quand nousarrivâmes. Je poussai Dick du coude pour le prévenir que nousavions trouvé nos hommes, et nous nous assîmes à côté, de l’air leplus insouciant qui fût. Les deux conspirateurs ne semblaient guèrese préoccuper de notre présence. Je les surveillai de près. Ilsjouaient à un jeu qui s’appelle le napoléon. Tous deux y étaientforts. Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer le merveilleuxéquilibre nerveux d’individus qui, avec un pareil secret dans lecœur, pouvaient consacrer leurs facultés intellectuelles à libérerune longue ou à faire une impasse à la dame. L’argent changeaitrapidement de mains, mais la chance paraissait défavoriser le plusgrand des deux. Enfin, il jeta les cartes sur la table et refusa,en jurant, de continuer.

– Non, que je sois pendu si jerecommence ! dit-il. En cinq donnes, je n’ai jamais eu plus dedeux cartes se suivant.

– Aucune importance ! répondit soncamarade, en ramassant ses gains. Quelques dollars dans ta poche oudans la mienne, ça ne compte guère à côté du travail de cesoir.

Je fus étonné de l’audace du bandit, mais jeveillai à garder mes yeux perdus dans le vague tout en buvant monvin. Je sentis que Flannigan regardait de mon côté avec ses yeux deloup pour voir si j’avais remarqué l’allusion. Il chuchota à soncompagnon quelques mots que je ne saisis pas. C’était unerecommandation, je suppose, car l’autre se mit presque encolère.

– Absurde ! Pourquoi ne dirais-je pas cequi me plaît ? Un excès de précautions, voilà justement, cequi nous nuirait.

– Je crois que tu ne tiens pas à ce que nousréussissions ! dit Flannigan.

– Tu ne crois rien de pareil ! répliquaMuller, en parlant vite et fort. Tu sais aussi bien que moi quequand je joue une mise, j’aime gagner. Mais je ne tolérerai pasd’être critiqué ni interrompu par toi ou par quiconque ! Jesuis intéressé à notre réussite autant que toi. Plus,même !

Il était vraiment furieux, et il tiraavidement sur son cigare. Le regard de l’autre scélérat allait deDick Merton à moi-même. Je savais que je me trouvais en présenced’un homme prêt à tout, que le frémissement de ma lèvre pouvaitêtre le signal qu’il attendait pour plonger un poignard dans moncœur, mais je me maîtrisai plus facilement que je ne l’aurais cru.Dick, lui, était aussi impassible et apparemment aussi indifférentqu’un sphinx.

Le silence régna quelques instants dans lefumoir, interrompu seulement par le brassage des cartes auquel selivra Muller avant de les remettre dans sa poche. Il semblait êtreencore vaguement enfiévré et irritable. Il jeta le bout de soncigare dans le crachoir, lança un regard de défi à son compagnon etse tourna vers moi.

– Pouvez-vous me dire, monsieur, medemanda-t-il, quand ce bateau donnera de ses nouvelles ?

Ils me regardaient tous les deux. Peut-êtreavais-je légèrement pâli, mais ma voix ne trembla pas quand jerépondis :

– Je pense, monsieur, que ce bateau ne donnerade ses nouvelles que lorsqu’il entrera dans la rade deQueenstown.

– Ah ! ah ! Je savais bien que vousrépondriez cela. Ne me donne pas des coups de pieds sous la table,Flannigan ! Je ne supporterai pas. Je sais ce que je fais…Vous vous trompez, monsieur ! reprit-il en se retournant versmoi. Vous vous trompez lourdement !

– À un navire de rencontre, peut-être ?suggéra Dick.

– Non. Non plus.

– Le temps est beau, dis-je. Pourquoin’arriverions-nous pas à destination ?

– Je n’ai pas dit que nous n’arriverions pas àdestination. Quoique après tout ce soit possible. En tout cas, cen’est pas là qu’on aura d’abord des nouvelles de nous.

– Où, alors ? demanda Dick.

– Ça, vous ne le saurez jamais ! Ilsuffit qu’un agent rapide et mystérieux signale notre position, etcela avant la fin du jour. Ah ! ah !

Il se remit à glousser.

– Viens sur le pont ! grommela soncamarade. Tu as trop bu de cet ignoble cognac à l’eau. Tu en as lalangue trop déliée. Allons, viens !

Il le prit par le bras et le conduisit,presque de force, hors du fumoir vers l’escalier, puis de là sur lepont.

– Alors, qu’est-ce que tu en dismaintenant ? bégayai-je en me penchant vers Dick.

Il était aussi imperturbable qu’à sonhabitude.

– J’en dis tout simplement ce que dit soncompagnon : nous avons entendu les divagations d’un type àdemi soûl. Il puait le cognac !

– Mais enfin, Dick ! Tu as bien vucomment l’autre essayait de lui tenir la langue ?

– Bien sûr ! Il ne voulait pas que sonami passât pour un idiot devant des étrangers. Peut-être le petitgros est un fou et l’autre son gardien. C’est tout à faitpossible.

– Oh ! Dick ! Dick !m’écriai-je. Comment peux-tu être aveugle à ce point ? Nesens-tu pas que chaque parole a confirmé mes soupçons ?

– Balivernes, mon vieux ! Tu raisonnesdans un état d’excitation nerveuse invraisemblable. Veux-tu me direce qu’il y a à tirer de cette absurdité touchant un mystérieuxagent qui signalerait notre position ?

– Je vais te dire ce que cela signifie,Dick ! murmurai-je en me penchant vers lui et en saisissantson bras. Il sous-entendait une explosion soudaine et un éclair quipourraient être vus en mer par un pêcheur au large des côtesaméricaines. Voilà ce qu’il voulait dire !

– Je ne croyais pas que tu étais stupide à cedegré là ! fit Dick Merton avec humeur. Si tu cherches àattacher une signification précise à toutes les bêtises queracontent les ivrognes, tu dois aboutir à d’étranges conclusions.Suivons leur exemple et montons sur le pont. Tu as besoin d’airfrais, je crois. Ce qui est vrai, c’est que tu as le foie déréglé.Un voyage en mer te fera le plus grand bien.

– À condition que je voie la fin decelui-ci ! soupirai-je. Je jure que je n’en ferai jamaisd’autre… On est en train de dresser la table ; cela ne vautpas la peine que je monte. Je vais rester en bas et déballer mesaffaires.

– J’espère que pour le dîner tu seras d’unehumeur plus agréable !

Et Dick sortit, me laissant à mes réflexionsjusqu’à ce que le coup de gong nous convoquât tous au salon.

Faut-il le dire ? Mon appétit n’avait pasété beaucoup accru par les incidents de la journée. Je m’assisnéanmoins à table comme un automate, et m’efforçai de m’intéresserà la conversation qui s’était engagée autour de moi. Il y avaitprès d’une centaine de passagers de première classe. Quand le vincommença à circuler, les voix combinées au fracas des assiettes etdes plats m’assourdirent. Je me trouvai assis entre une grossevieille dame très nerveuse et un clergyman compassé. Comme ni l’unni l’autre ne me firent les premières avances pour causer, je meretirai dans ma coquille et m’occupai à observer mes compagnons devoyage. Non loin, je voyais Dick qui partageait son attention entreune volaille découpée devant lui et une jeune dame fort jolimententière à son côté. Le capitaine Downie faisait les honneurs à unbout de la table, tandis que le médecin du bord était assis àl’autre extrémité. Je me réjouis de constater que Flannigan étaitplacé presque en face de moi. Tant que je l’aurais sous les yeux,je serais sûr que nous ne risquions rien. Il avait sur le visagequelque chose qui voulait ressembler à un sourire aimable.J’observai qu’il buvait beaucoup de vin, tellement même qu’avant ledessert il avait la voix altérée. Son ami Muller était assis un peuplus loin. Il mangeait peu. Il m’apparut nerveux, agité.

– Maintenant, mesdames, déclara notre bravecapitaine, j’espère que vous vous considérerez comme chez vous àbord de mon navire. Pour ce qui est des messieurs, je ne crainsrien. Une bouteille de champagne, maître d’hôtel ! Buvons àune fraîche brise et à une traversée rapide. Je pense que nos amisd’Amérique apprendront dans huit jours, neuf au plus, que noussommes bien arrivés.

Je levai les yeux. Pour aussi rapide qu’eûtété le coup d’œil échangé entre Flannigan et son associé, jel’avais surpris. Sur les lèvres minces du premier, je distinguaimême un mauvais sourire.

La conversation élargit son cercle. On parlatour à tour politique, navigation, distractions, religion. Jedemeurai silencieux, mais n’en écoutai pas moins. Je me dis tout àcoup qu’en introduisant le sujet que j’avais toujours présent àl’esprit, je ne ferai aucun mal. Je pourrais le faire d’une manièredésinvolte. Au moins cela aurait-il pour effet d’orienter lespensées du capitaine dans cette direction. Et je pourrais guetteraussi la réaction de mes deux conspirateurs.

Il y eut une soudains chute de laconversation. Les sujets banals étaient-ils épuisés ? Jesaisis l’occasion.

– Puis-je vous demander, capitaine,commençai-je en m’inclinant et en parlant très distinctement, ceque vous pensez des manifestations des terroristes républicainsirlandais ?

La figure rougeaude du capitaine s’assombritlégèrement d’une honnête indignation.

– Ce sont des gestes de lâches !répondit-il. Aussi stupides que méchants.

– De vaines menaces d’une bande de coquinsanonymes ! surenchérit un vieux monsieur décoré à côté delui.

– Oh ! capitaine ! gémit ma grossevoisine. Vous ne croyez pas réellement qu’ils seraient capables defaire sauter un bateau ?

– Je suis parfaitement certain qu’ils leferaient s’ils le pouvaient. Mais je suis parfaitement certainqu’ils ne feront jamais sauter le mien.

– Puis-je vous demander quelles précautionsvous avez prises ? interrogea un homme d’âge moyen au bout dela table.

– Toutes les marchandises à bord ont étésoigneusement examinées, répondit le capitaine Downie.

– Mais supposez qu’un passager apporte à bordun explosif ? demandai-je.

– Ils sont bien trop lâches pour risquer leurvie de cette façon !

Pendant cette conversation, Flannigan n’avaitpas manifesté le moindre intérêt pour ce qui se disait. Toutefois,il leva la tête et regarda le capitaine.

– Ne croyez-vous pas que vous lesmésestimez ? dit-il. Toutes les sociétés engendrent desdésespérés prêts à tout. Pourquoi les Fenians n’en auraient-ils pascomme les autres ? Beaucoup d’hommes croient que c’est unprivilège de mourir au service d’une cause qui leur paraît juste,mais que d’autres peuvent trouver détestable.

– L’assassinat à tort et à travers ne peut pasêtre jugé juste par qui que ce soit ! déclara le petitclergyman.

– Le bombardement de Paris n’était pas autrechose, répondit Flannigan. Et pourtant tout le monde civilisé s’esttrouvé d’accord pour regarder, les bras croisés, et prononcer lemot « guerre » au lieu du mot « assassinat ».Ce bombardement a paru assez juste aux Allemands. Pourquoi ladynamite ne serait-elle pas jugée juste par les Fenians ?

– En tout cas, dit le capitaine, leursimbécillités n’ont provoqué aucune catastrophe maritimejusqu’ici.

– Pardon ! répondit Flannigan. N’a-t-onpas émis quelques doutes à propos du Dotterel ? J’airencontré en Amérique des gens qui prétendaient savoir de sourcesûre qu’il y avait eu une torpille à bord du bateau.

– Ils ont menti ! affirma le capitaine.Il a été prouvé formellement devant le tribunal qu’une explosion degaz de houille s’était produite… Mais nous ferions mieux de changerde sujet, sinon les dames ne dormiraient pas tranquilles…

Et la conversation dériva une fois de plusvers ses platitudes habituelles.

Au cours de cette petite discussion, Flanniganavait soutenu son point de vue avec une discrétion d’homme du mondeet un calme dont je ne l’aurais pas cru capable. Je ne pusm’empêcher d’admirer un homme qui, sur le point de se livrer à uneentreprise désespérée, pouvait courtoisement discuter d’un pointqui devait le toucher de si près. Il avait bu, je l’ai dit, unequantité considérable de vin mais quoique ses pommettes eussentlégèrement rougi, il avait gardé une attitude pleine de décence. Ilne se joignit pas à la nouvelle conversation, il se perdit dans desréflexions personnelles.

Un tourbillon d’idées contradictoires sedéchaîna dans ma tête. Que devais-je faire ? Allais-je melever et les dénoncer sur-le-champ devant les passagers et lecapitaine ? Demanderais-je quelques minutes d’entretienparticulier au capitaine dans sa cabine afin de tout luirévéler ? Un moment j’en eus envie, mais ma vieille timiditése réveilla avec une force redoublée. Dick avait entendu lespreuves ; il avait refusé de les croire. Je décidai de laisseraller les choses. Un bizarre sentiment d’insouciante téméritém’envahit. Pourquoi aiderais-je des gens qui restaient aveuglesdevant leurs propres périls ? C’était le devoir des officiersde nous protéger. Ce n’était pas à nous de les avertir. Je bus deuxverres de vin coup sur coup et passai sur le pont, fermement décidéà conserver mon secret au plus profond de mon cœur.

La soirée était magnifique. Tout éprouvé queje fusse par mon excitation nerveuse, je ne pus faire autrement quem’appuyer au bastingage et respirer la fraîcheur du vent. Au loin,vers l’ouest, une voile solitaire se détachait sur la grande nappede feu abandonnée par le soleil qui s’était couché. Je frissonnaien regardant. C’était majestueux. Et c’était terrible. Au-dessus denotre grand mât, une unique étoile scintillait faiblement, maisc’était un millier qui, à chaque coup de notre hélice, semblaientluire dans l’eau. Seule note discordante dans ce magnifiquetableau, la traînée de fumée qui s’étendait derrière nous, commeune taillade noire sur un rideau cramoisi. Il était difficile decroire que la grande paix de toute cette nature pourrait être gâtéepar un pauvre être humain misérable.

« Après tout, songeai-je en contemplantles profondeurs bleues au-dessous de moi, en mettant les choses aupis, il vaut mieux mourir ici que de traîner une agonie sur un litd’hôpital… »

Qu’est-ce que la vie d’un homme quand on lacompare aux grandes forces de la nature ? Toute maphilosophie, cependant, ne m’épargna pas un frisson, quand,tournant la tête, j’aperçus à l’autre bout du pont deux silhouettessinistres que je n’eus aucun mal à identifier. Ils semblaientdiscuter avec passion, mais il m’était impossible de les entendre.Je me contentai de faire les cent pas en les surveillant deloin.

J’éprouvai un grand soulagement quand Dicks’avança sur le pont. Un confident, même incrédule, est préférableà pas de confident du tout.

– Alors, mon vieux ? me dit-il en mechatouillant les côtes. Nous n’avons pas encore sauté,hein ?

– Non, pas encore. Mais rien de prouve quenous ne sommes pas sur le point de sauter.

– Mais non, mon vieux ! répondit Dick. Jene peux pas concevoir ce qui t’a mis cette idée invraisemblabledans la tête. J’ai parlé à l’un des deux assassins présumés tels,et il me paraît un type pas désagréable du tout. Un vraitempérament de sportif, je dirais, d’après la manière dont ilparle.

– Dick ! m’écriai-je. Je suis certain queces individus possèdent une machine infernale et que nous sommes aubord de l’éternité : c’est aussi sûr que si je les voyaisapprocher une allumette de l’amorce.

– Eh bien ! si tu le crois vraiment… medit Dick, à demi ébranlé sur le moment par le sérieux de monaffirmation, ton devoir consiste à faire part au capitaine de tessoupçons.

– Tu as raison ! J’y vais. C’est monabsurde timidité qui m’a interdit de le faire plus tôt. Je croisque nous ne pourrons avoir la vie sauve que si je lui expose toutel’affaire.

– Alors, vas-y tout de suite. Mais, au nom duciel, ne me mets pas dans le coup.

– Je lui parlerai quand il descendra de lapasserelle. Dans l’intervalle, je ne les perds pas de vue.

– Tu me tiendras au courant du résultat, ditmon compagnon.

Sur un signe de tête, il me quitta pour semettre en quête, je pense, de sa voisine de table.

Livré à moi-même, je me souvins de ma retraitedu matin et, grimpant par-dessus le bastingage, je m’installai aufond du canot de sauvetage. Là, je pouvais réfléchir aux événementset, rien qu’en levant la tête, observer mes cruels voisins.

Une heure passa. Le capitaine était encore surla passerelle. Il était en train de bavarder avec un passager. Tousdeux discutaient d’un problème complexe de navigation. De l’endroitoù j’étais allongé, je pouvais voir les extrémités rougies de leurscigares. Il faisait noir, maintenant. Si noir que je distinguais àpeine les silhouettes de Flannigan et de son complice. Ilsn’avaient pas bougé. Quelques passagers se promenaient sur le pont,mais beaucoup étaient en bas. Un calme étrange semblait prendrepossession de l’air. Les voix des hommes de quart et le grincementdu gouvernail étaient les seuls bruits qui troublaient lesilence.

Une autre demi-heure s’écoula. Le capitaineétait toujours sur la passerelle, et il n’avait pas l’air devouloir en descendre. Mes nerfs étaient excessivement tendus, aupoint qu’un bruit de pas sur le pont me fit trembler des pieds à latête. Je risquai un œil par-dessus le rebord de mon canot, mes deuxsuspects avaient traversé et se tenaient à présent tout justeau-dessous de moi. La lumière d’un habitacle éclairait en plein lafigure blême de ce bandit de Flannigan. Un seul regard m’avaitsuffi pour me rendre compte que Muller avait son imperméable surson bras. Je retombai en arrière et gémis. J’eus l’impression qu’àforce d’avoir temporisé j’avais sacrifié deux cents vieshumaines.

Je n’ignorais pas la diabolique vengeance ques’attire un espion. Je savais que deux hommes qui jouent leurs viesne reculent devant rien. Tout ce que je pus faire fut de me blottirau fond du canot pour écouter en silence leur dialoguechuchoté.

– Ici, à cet endroit, ce sera parfait !déclara une voix.

– Oui, le côté sous le vent est lemeilleur.

– Je me demande si le mécanisme jouera.

– Moi, j’en suis sûr.

– Nous devions le déclencher à dix heures,n’est-ce pas ?

– Oui, dix heures précises. Dans huitminutes…

Une pause succéda à cette informationdésespérante. Puis la voix reprit :

– On n’entendra pas le déclic de la détente,n’est-ce pas ?

– Aucune importance. De toutes façons, ilserait trop tard pour nous empêcher d’agir.

– C’est vrai. Il doit y avoir plutôt del’énervement parmi ceux que nous avons laissés derrièrenous ?

– Plutôt ! Dans combien de temps crois-tuqu’ils auront de nos nouvelles ?

– Vers minuit au plus tôt, les premièresnouvelles.

– Grâce à moi.

– Non, à moi.

– Ah ! ah ! Nous verrons !

Nouvelle pause. Puis j’entendis la voix deMuller :

– Il n’y a plus que cinq minutes.

Ah ! comme le temps passaitlentement.

– Ça fera une belle sensation, là-bas !fit une voix.

– Oui, du bruit dans les journaux !

Je levai la tête et regardai par-dessus moncanot. Il semblait qu’il n’y eût plus ni espoir, ni secours en vue.La mort me dévisageait froidement. Allais-je ou n’allais-je pasdonner l’alarme ? Le capitaine avait enfin quitté lapasserelle. Le pont était désert, à l’exception de ces deuxlugubres formes humaines tapies dans l’ombre.

Flannigan mit sa montre dans la paume de samain.

– Encore trois minutes, dit-il. Pose-la sur lepont.

– Non. Je vais la poser sur le bastingage.

C’était la petite boîte carrée. D’après lebruit, je compris qu’il l’avait placée près du bossoir, presqueexactement sous ma tête.

Je risquai un nouveau coup d’œil. Flanniganétait en train de verser d’un papier quelque chose dans sa main.Quelque chose de blanc et de granulaire comme ce que j’avais vu lematin. Sans doute une amorce, car il la glissa dans la petiteboîte, et j’entendis le bruit bizarre qui avait déjà éveillé monattention.

– Dans une minute et demie !annonça-t-il. Qui tirera sur la ficelle, toi ou moi ?

– Je tirerai, moi ! répondit Muller.

Il était agenouillé et il tenait dans sa mainle bout de la ficelle. Flannigan se tenait debout derrière lui, lesbras croisés, l’air décidé.

Je ne pus résister plus longtemps. Mon systèmenerveux céda.

– Arrêtez ! Hurlai-je en sautant sur mespieds. Arrêtez-vous, malheureux ! Hommes sansprincipes !…

Ils firent tous deux un saut en arrière. Jecrois qu’ils me prirent pour un revenant, un rayon de luneéclairait mon visage décomposé.

Mais maintenant j’étais brave. J’étais allétrop loin pour battre en retraite.

– Caïn a été damné ! m’écriai-je. Et iln’en tua qu’un ! Voudriez-vous répondre du sang de deux centspersonnes ?

– Il est fou ! dit Flannigan. C’estl’heure. Lâche tout, Muller !

Je bondis sur le pont.

– Non, vous ne le ferez pas !criai-je.

– De quel droit nousl’interdiriez-vous ?

– Au nom de tous les droits : humains etdivins !

– Ce n’est pas votre affaire. Laissez-noustranquilles.

– Non. Jamais !

– Qu’est-ce que c’est que ce cinglé ? Ily a trop d’intérêts en jeu pour faire des cérémonies ! Je vaisle tenir, Muller, pendant que tu actionneras le mécanisme.

Dans la seconde qui suivit, je me débattiscontre la poigne herculéenne de l’Irlandais. Mais toute résistancedevint inutile, entre ses mains, j’étais un bébé.

Il me colla contre le flanc du bateau et m’ymaintint.

– À présent, dit-il, vas-y ! Il ne peutplus nous gêner.

Je me sentis sur l’extrême bord de l’éternité.À demi étranglé par l’étreinte d’un des bandits, je vis l’autres’approcher de la boîte fatale. Il se pencha, saisit la ficelle. Jemurmurai une prière quand je le vis refermer ses doigts sur laficelle. Puis il y eut un claquement sec, un curieux grincement. Ladétente joua, un côté de la boîte s’ouvrit tout grand et il enjaillit… deux pigeons voyageurs gris !

Il n’est pas besoin d’en dire beaucoup plus.Je ne tiens pas particulièrement à insister. Toute cette affaireest à la fois trop écœurante et trop absurde. Peut-être ferais-jeaussi bien de me retirer gracieusement de la scène et de laisser maplace indigne au rédacteur sportif du New York Herald.Voici l’article qui fut publié peu après notre départd’Amérique.

Extraordinaire performance d’un pigeon. –Un match original s’est déroulé la semaine dernière entre lesoiseaux de John H. Flannigan, de Boston, et de Jeremiah Muller,notoire habitant de Lowell. Tous deux avaient consacré beaucoup detemps et d’attention à une race améliorée de pigeons, et depuislongtemps un défi avait été lancé. Les pigeons étaient l’objet degros enjeux, et le résultat était attendu avec une impatienceconsidérable par les gens du pays. Le départ a eu lieu du pont dutransatlantique Spartan, à dix heures du soir, le jour del’appareillage. Il avait été calculé que le navire serait à près decent milles de la côte. D’autre part, il avait été convenu quel’oiseau qui rentrerait chez lui le premier serait déclaré gagnant.Nous croyons savoir que d’extraordinaires précautions avaient étéprises, en effet, certains commandants de bord ont un préjugédéfavorable contre l’organisation d’épreuves sportives sur leursbateaux. En dépit de quelques petites difficultés de dernièreheure, la cage fut ouverte presque à dix heures. L’oiseau de Mullerarriva le lendemain matin à Lowell, dans un état d’épuisementextrême. Mais on est sans nouvelles de l’oiseau de Flannigan. Ceuxqui avaient parié sur le vaincu ont néanmoins la satisfaction desavoir que toute l’affaire a été menée avec la plus extrêmeloyauté, du début à la fin. Les pigeons avaient été enfermés dansune cage spécialement conçue, qui ne s’ouvrait que sous l’actiond’un ressort. Il était possible de les nourrir par une ouverturepratiquée en haut, mais impossible de toucher à leurs ailes. Detels matches populariseraient grandement la colombophilie enAmérique, et constitueraient un agréable dérivatif aux exhibitionsmorbides de l’endurance humaine, qui ont pris au cours de cesdernières années le développement que l’on sait.

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