Contes de terreur

III – De nouvelles catacombes – (The NewCatacomb)

– Dites donc, Burger ! lançaKennedy. J’aimerais bien recevoir vos confidences…

Les deux célèbres archéologues, spécialistesl’un comme l’autre de l’antiquité romaine, étaient assis dans lachambre de Kennedy, sur le Corso. La soirée était froide. Ilsavaient rapproché leurs fauteuils du mauvais poêle italien quidégageait plus de fumée que de chaleur. Dehors, sous les clairesétoiles de l’hiver, c’était la Rome moderne, la double et longuerangée des lampadaires électriques, les cafés brillamment éclairés,les voitures qui fonçaient, une foule dense sur les trottoirs. Maisà l’intérieur de la chambre somptueuse du jeune et richearchéologue anglais, la Rome antique exhibait ses trésors.

Aux murs pendaient des frises fendillées,abîmées. De vieux bustes grisâtres de sénateurs et de soldats, avecleurs têtes de boxeurs aux traits cruels, étaient nichés dans tousles coins : ils avaient l’air de surveiller ce qui se disaitdans la chambre. Sur la table centrale, parmi un fouillisd’inscriptions, de fragments brisés, d’ornements divers, sedressait la fameuse reconstitution par Kennedy des Thermes deCaracalla qui, lorsqu’elle fut exposée à Berlin, suscita autantd’intérêt que d’admiration. Des amphores étaient accrochées auplafond. Un véritable bric-à-brac s’étalait sur un très beau tapisrouge de Turquie. Tous les objets qui se trouvaient ainsirassemblés étaient d’une authenticité irréprochable, d’une granderareté et d’une valeur immense. Kennedy en effet avait à peinedépassé la trentaine, mais il avait acquis dans cette spécialité derecherches une réputation européenne. Hâtons-nous de dire qu’ilpossédait une bourse bien garnie, ce qui peut constituer unhandicap fatal ou un avantage considérable dans la course à larenommée. Souvent Kennedy s’était laissé distraire par lesfantaisies du plaisir. Mais il avait l’esprit incisif, capabled’efforts prolongés et concentrés auxquels succédaient de brusquesréactions de sensualité. Son beau visage, son front dégagé et pâle,son nez agressif, un je ne sais quoi de relâché dans la bouchetraduisaient assez bien le compromis qui s’était établi chez luientre la force et les faiblesses.

Son compagnon Julius Burger était d’un typetrès différent. Un curieux mélange présidait à ses origines. Néd’un père allemand et d’une mère italienne, il était pourvu desrobustes qualités du Nord que tempéraient les grâces plus tendresdu Sud. Des yeux bleus de Teuton éclairaient son visage bronzé parle soleil. Des boucles blondes encadraient son front carré. Ilétait imberbe, ce qui accentuait la puissance et la solidité de lamâchoire ; Kennedy avait fréquemment remarqué qu’elleressemblait aux mâchoires romaines de ses bustes. Sous cette rudeforce allemande une sorte de subtilité italienne affleuraitconstamment. Mais son sourire honnête et son regard franclaissaient entendre qu’elle n’influençait pas son tempérament. Pourl’âge et la réputation il était à égalité avec son camaradeanglais ; toutefois son existence et son travail s’étaientheurtés à beaucoup plus de difficultés. Douze ans plus tôt il étaitarrivé à Rome en qualité d’étudiant pauvre ; depuis lors il yavait vécu sur une maigre dotation pour recherches que lui avaitallouée l’Université de Bonn. Péniblement, lentement,opiniâtrement, avec une ténacité et une force de caractère peucommunes, il avait gravi les uns après les autres les échelons dela renommée. À présent il était membre de l’Académie de Berlin, etil y avait tout lieu de croire qu’il ne tarderait pas à être appeléà occuper une chaire dans la plus grande Université allemande. Maissi, en se fixant un seul but, il avait pu parvenir, sur le plan del’archéologie, au même niveau supérieur que l’Anglais, sur tous lesautres il lui était demeuré nettement inférieur. Jamais il n’avaitdistrait une minute de ses études pour cultiver une grâce mondaine.Ce n’était que lorsqu’il parlait de sa profession qu’il semblaitvivre et avoir une âme. Autrement il restait silencieux,embarrassé, trop conscient de ses propres insuffisances, et ilsupportait malaisément les petites histoires où se réfugienttoujours ceux qui n’ont aucune idée à exprimer.

Cependant depuis quelques années, entre cesdeux concurrents si dissemblables, des rapports s’étaient noués quiparaissaient évoluer lentement vers l’amitié. Rien d’étonnant àcela : ils se trouvaient être les seuls parmi les jeunes àposséder suffisamment de connaissances et d’enthousiasme pours’apprécier réciproquement. La communauté de leurs intérêts commede leurs études les avait d’autant plus rapprochés que chacun étaitattiré par le savoir de l’autre. Et puis quelque chose de pluss’était glissé en leurs relations : Kennedy avait été amusépar la franchise et la simplicité de son rival, tandis que Burger,par contre, avait été fasciné par la vivacité d’esprit et le briointellectuel qui avaient fait de Kennedy la coqueluche de lasociété romaine. Je dis à dessein « avaient fait » carpour l’heure le jeune Anglais subissait un certain ostracisme. Uneaffaire d’amour dont les détails n’avaient jamais été tout à faitconnus avait révélé un manque de cœur et même une insensibilité quebeaucoup de ses amis jugèrent choquants. Mais dans les cerclesd’artistes et d’étudiants qu’il fréquentait de préférence, le codede l’honneur n’était pas très strict pour ce genred’affaires : la curiosité et l’envie y prévalaient sur laréprobation.

– Dites donc, Burger ! lança Kennedyen regardant fixement le visage placide de son camarade. J’aimeraisbien recevoir vos confidences.

Tout en parlant il agita une main vers unecarpette. Sur la carpette il y avait l’un de ces paniers d’osier àfruits, allongé et peu profond, qui sont si communs en Campanie.Or, ce panier était rempli de pierres gravées, d’inscriptions, demorceaux de mosaïques, de papyrus déchirés, d’objets métalliquescouverts de rouille. Le non-initié aurait juré que ces articlesvenaient en droite ligne du marché aux puces. Mais le spécialistevoyait tout de suite qu’il s’agissait de curiosités uniques aumonde. Dans ce panier en osier il y avait de quoi remplacer unmaillon manquant dans la chaîne du développement social del’humanité. C’était l’Allemand qui avait apporté cette récolte dansla chambre de l’Anglais. Le regard de Kennedy brillaitd’impatience.

– Sans vouloir être indiscret niintervenir dans votre course au trésor, reprit-il pendant queBurger allumait un cigare, j’aimerais vraiment beaucoup vousentendre ! Apparemment vous avez découvert quelque chose detrès important. Vous allez révolutionner toute l’Europe !

– Il y a bien un million de cesbagatelles pour chaque archéologue d’ici ! réponditl’Allemand. Il y en a tellement qu’une douzaine de savantspourraient consacrer toute leur existence à les étudier et à sebâtir une réputation aussi solide que le Château Saint-Ange.

Kennedy demeura méditatif. Des ridescreusèrent son front. Ses doigts jouèrent avec sa longue moustacheblonde.

– Vous vous êtes trahi, Burger !fit-il enfin. Vos paroles ne cadrent qu’avec une seulehypothèse : vous avez découvert de nouvelles catacombes.

– Je pensais bien que vous seriez parvenuà cette conclusion au premier coup d’œil sur ma collection.

– C’est-à-dire que mon coup d’œil mel’avait fait supposer ; mais votre remarque transforme masupposition en certitude. Il n’y a pas d’endroits, en dehors descatacombes, qui pourraient contenir une telle quantité de vestiges,de reliques…

– D’accord ! Là-dessus, pas demystère… J’ai découvert de nouvelles catacombes.

– Où cela ?

– Ah, cher Kennedy, c’est monsecret ! Qu’il me suffise de vous dire que leur emplacementest si invraisemblable qu’il n’y a pas une chance sur un millionpour qu’un autre curieux mette le nez dessus. Elles datent d’uneépoque différente de toutes celles qui sont déjà connues ;elles étaient réservées à l’ensevelissement des chrétiens les plusconsidérables ; d’où il s’ensuit que les vestiges et lesreliques qui s’y trouvent ne ressemblent absolument pas à tout cequi a été découvert jusqu’ici. Si je ne connaissais pas votresavoir et votre énergie, mon ami, je n’hésiterais pas, sous lesceau du secret, à tout vous dire. Mais étant donné votrepersonnalité, je pense que je ferais mieux de préparer mon rapportpersonnel avant de m’exposer à une concurrence aussiformidable !

Kennedy aimait son métier d’un amour quiconfinait à la manie (un amour auquel il restait fidèle au sein detoutes les distractions à portée d’un jeune homme riche etsensuel). Il était également ambitieux ; mais son ambitionpassait après le plaisir et l’intérêt purement abstraits qu’ilvouait à tout ce qui concernait la vie et l’histoire de la Romeantique. Il avait une envie folle de voir ce nouveau souterrainqu’avait découvert son camarade.

– Écoutez, Burger ! reprit-il trèssérieusement. Je vous assure que vous pouvez me faire aveuglémentconfiance. Je n’écrirais rien sur ce que je verrais sans votreautorisation expresse. Je comprends vos sentiments. Ils sont tout àfait naturels. Mais vous n’auriez absolument rien à redouter demoi. Par contre, si vous ne me mettez pas dans la confidence, jevais me livrer à une recherche systématique, et je finirai bien pardécouvrir vos nouvelles catacombes. Dans ce cas, bien sûr, j’enferai l’usage qui me plaira, puisque je ne serai pas votreobligé.

Burger sourit par-dessus son cigare.

– J’ai observé, ami Kennedy, dit-il, quelorsque j’ai besoin d’un renseignement quelconque, vous n’êtes pastoujours disposé à me le fournir aussi vite.

– Quand vous ai-je jamais refusé quelquechose ?

Rappelez-vous, au contraire : c’est moiqui vous ai remis tout le matériel pour votre article sur le templedes vestales…

– Oui, mais l’affaire n’était pas aussiimportante ! Si je vous questionnais sur un sujet intime, jeme demande si vous me répondriez ! Or, ces nouvellescatacombes sont pour moi un sujet très intime, et en échangej’aimerais bien recevoir de vous quelques confidences…

– Je ne vois pas où vous voulez en venir,fit l’Anglais. Mais si vous sous-entendez que vous ne répondrez àma question sur ces nouvelles catacombes qu’à la condition que jeréponde moi-même à toute question qu’il vous plairait de me poser,je vous dis : d’accord !

– Eh bien alors, déclara Burger enprenant ses aises dans son fauteuil et en soufflant un grand anneaude fumée bleue, racontez-moi donc la vérité sur vos relations avecMademoiselle Mary Saunderson.

Kennedy sauta sur ses pieds et lança un regardfurieux à son camarade impassible.

– Qu’est-ce que diable celasignifie ? s’écria-t-il. En voilà une question ! Vousavez peut-être cru faire une bonne plaisanterie : vous n’enavez jamais fait de plus mauvaise !

– Non, répliqua Burger avec simplicité.Les détails de cette affaire m’intéressent. Je ne connais pasgrand-chose du monde, des femmes, de la vie mondaine, et de cegenre d’histoires ; un incident pareil exerce sur moi lafascination de l’inconnu. Vous, je vous connais. Elle, je laconnaissais de vue… je lui avais même parlé une ou deux fois.Vraiment je désirerais beaucoup entendre de votre propre bouche lerécit exact de ce qui s’est passé entre vous.

– Je ne vous en dirai pas unmot !

– À votre guise. Mettons qu’il s’agissaitd’un caprice. Je voulais voir si vous divulguiez un secret aussifacilement que moi, selon vous, j’allais livrer celui de mescatacombes. Vous voulez garder votre secret ? Soit ! Jem’y attendais. Mais pourquoi pensiez-vous que moi, je ne garderaispas le mien ?… Allons, dix heures sonnent à l’égliseSaint-Jean : il est temps que je rentre chez moi.

– Non, attendez un moment ! suppliaKennedy. De votre part ce caprice m’étonne, Burger ! Vouloirconnaître une histoire d’amour dont le dénouement remonte àplusieurs mois… Savez-vous comment nous considérons l’homme quipublie ses bonnes fortunes ? comme le plus beau salaud dumonde.

– Naturellement ! approuval’Allemand en reprenant son panier. Quand un homme commet uneindiscrétion à l’égard d’une femme que nul ne soupçonnait, cethomme-là est ce que vous avez dit. Mais vous n’ignorez pas que toutRome a parlé de votre histoire. Je ne vois donc pas le tort quevous feriez à Mademoiselle Mary Saunderson en me la racontant.Enfin je respecte vos scrupules… et je vous souhaite une bonnenuit.

– Attendez ! Attendez unpeu !…

Kennedy posa une main sur le bras de Burger etajouta :

– Cette affaire de catacombes m’excitebeaucoup, et je ne vous lâcherai pas aussi facilement ! Vousne voudriez pas me poser une autre question en échange ?… Unequestion moins excentrique ?

– Non, pas du tout ! répondit Burgeren suspendant son panier à son bras. Vous avez refusé ; n’enparlons plus ! Sans aucun doute avez-vous tout à fait le droitde vous taire. Et sans aucun doute j’ai moi aussi tout à fait lemême droit ! Donc encore une fois bonne nuit, mon cherKennedy.

L’Anglais regarda Burger traverser la pièce.L’Allemand avait la main sur le loquet de la porte quand son hôtele rappela avec l’air de quelqu’un qui essaie de faire bonne figuredevant l’inévitable.

– Arrêtez, mon vieux ! Je voustrouve complètement ridicule, mais puisque c’est le sine quanon, il faut bien que je me soumette à vos conditions,n’est-ce pas ? Je déteste parler d’une femme ; néanmoinsvous avez raison : tout Rome est au courant, et je ne croispas vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà.Qu’est-ce que vous désirez savoir ?

L’Allemand revint lentement près du poêle,posa à terre son panier, et retomba dans son fauteuil.

– Puis-je avoir un autre cigare ?demanda-t-il. Merci beaucoup ! Je ne fume jamais quand jetravaille, mais je profite davantage d’une conversation quand jesuis sous l’influence du tabac. Maintenant, venons-en à la jeunedemoiselle avec qui vous avez eu cette petite aventure. Qu’est-elledevenue ?

– Elle est dans sa famille.

– Tiens, tiens ! EnAngleterre ?

– Oui.

– Dans quelle partie del’Angleterre ? À Londres ?

– Non, à Twickenham.

– Pardonnez à ma curiosité, mon cherKennedy ! Inscrivez-la au compte de mon ignorance du monde.Sans doute est-il courant de persuader une jeune fille de partiravec vous pendant trois semaines, et de la restituer ensuite à safamille à… Comment avez-vous appelé l’endroit ?

– Twickenham.

– C’est cela : Twickenham. Mais ils’agit là de choses absolument neuves pour moi, et je suisincapable de me représenter comment vous avez agi. Voyons, si vousaviez aimé cette jeune fille, votre amour ne se serait pas évaporéen trois semaines : je déduis donc que vous ne l’aimiez pas dutout. Mais si vous ne l’aimiez pas, à quoi bon ce grand scandalequi vous a fait un peu de mal, et à elle beaucoup ?

Kennedy fixa maussadement l’œil rouge dupoêle.

– C’est sûrement une manière logique derésumer l’affaire. L’amour est un grand mot, qui interprèted’innombrables nuances de sentiment. Je l’aimais, et… Au fait, vousdites l’avoir vue. Donc vous connaissez son charme. Mais toutefois,avec le recul, j’incline à penser que je ne l’ai jamais réellementaimée.

– Alors, mon cher Kennedy, pourquoi avoiragi ainsi ?

– Par passion de l’aventure, jepense…

– Comment ! Vous avez un tel goûtpour les aventures ?

– Sans aventures, où serait la diversitéde la vie ? J’ai commencé à m’intéresser à elle en vue d’uneaventure. J’ai chassé toute sorte de gibier, mais aucun gibier nevaut les jolies femmes. Ajoutez à cela l’aiguillon de ladifficulté, car elle était l’amie de Lady Emily Rood et il étaitquasi-impossible de la voir en particulier. Mais surtout, entretous les obstacles qui m’ont passionné, voici celui qui m’adécidé : tout au début de nos relations, j’ai appris de sabouche qu’elle était fiancée.

– Mein Gott ! Àqui ?

– Elle n’a prononcé aucun nom.

– Je crois que tout le mondel’ignore ! Ainsi c’est ce détail qui, pour vous, a corsél’aventure ?

– Une épice, comprenez-vous ?

– Oh, croyez·moi : je suis trèsignorant de ces choses-là !

– Mon cher ami, la pomme que vousdérobiez sur le pommier du voisin n’était-elle pas toujours plussavoureuse que celle qui tombait de votre arbre ?… J’aiensuite découvert que je ne lui étais pas indifférent.

– Quoi !… Tout de suite ?

– Oh non ! Au bout de trois moisd’un siège abondamment pourvu de sapes et de mines… Mais en fin decompte je l’ai séduite. Elle a compris que, séparé judiciairementde ma femme, j’étais dans l’impossibilité de conclure normalementles choses. Mais néanmoins elle est venue avec moi, et nous avonspassé quelques jours délicieux.

– Et… l’autre homme ? demandaBurger. Kennedy haussa les épaules.

– Nous nous trouvons en face, je crois,de la survivance du plus apte. Si l’autre avait été le plus fort denous deux, elle ne l’aurait pas abandonné. Maintenant parlonsd’autre chose ; j’en ai par-dessus la tête de cettehistoire !

– Seulement une autre question. Commentvous êtes-vous débarrassé d’elle en trois semaines ?

– Hé bien, nous avions un peu tous lesdeux étanché notre soif, comprenez-vous ? Elle refusaitobstinément de revenir à Rome où elle se serait trouvée dansl’obligation d’affronter les gens qu’elle y avait connus. Or, biensûr, Rome m’était indispensable, et déjà j’avais la nostalgie demon travail. C’était une première cause normale de rupture. Parailleurs son vieux père est arrivé inopinément à l’hôtel, et ilnous a fait une scène… Bref, l’affaire a pris un tour tellementdéplaisant que vraiment, bien qu’elle m’ait terriblement manquéquelque temps, j’ai été ravi de me libérer. À présent je me fie àvous pour ne rien répéter de ce que je vous ai dit !

– Mon cher Kennedy, jamais je nem’aviserais de le faire ! Mais tout ce que vous m’avez racontém’a vivement intéressé, car me voilà éclairé sur votre façon deconsidérer la vie. Elle diffère totalement de la mienne, puisquej’ai vu si peu de choses… Et maintenant, vous désirez que je vousmette au courant de mes nouvelles catacombes ? Il est inutileque vous vous efforciez de me les faire décrire ; vous ne lestrouveriez jamais par une simple description. La seule chose àfaire serait que je vous y mène.

– Merveilleux !

– Quand voudriez-vous y aller ?

– Le plus tôt sera le mieux. Je suis trèsimpatient…

– Le fait est que la nuit est très belle,bien qu’un peu fraîche. Voulez-vous que nous partions dans uneheure ? Prenons toutes nos précautions pour ne pas êtresuivis. Si quelqu’un nous voit partir en chasse ensemble, ilflairera immédiatement une affaire nouvelle.

– D’accord pour un maximum deprécautions, répondit Kennedy. Est-ce loin ?

– Plusieurs kilomètres.

– Pas trop loin pour y aller àpied ?

– Oh non ! Nous pouvons marcherfacilement jusque-là.

– Il serait préférable d’aller à pied,alors. Un cocher bavarderait s’il nous déposait au milieu de lanuit dans un endroit isolé.

– Très juste ! Nous pourrions nousretrouver à minuit à la porte de la Voie Appienne. Il faut que jerentre chez moi pour prendre des allumettes, des bougies et diversobjets.

– Parfait, Burger ! Je pense quevous êtes très chic de me mettre dans votre secret, et je vouspromets de ne rien écrire avant que vous n’ayez publié votrerapport. Pour l’instant, bonsoir ! Vous me trouverez à minuità la porte de la Voie Appienne.

L’air froid et clair retentissait descarillons musicaux de cette cité d’horloges quand Burger, enveloppédans un manteau italien, une lanterne à la main, arriva au lieu durendez-vous. Kennedy sortit de l’ombre pour aller au-devant delui.

– Ardent au travail comme àl’amour ! s’écria l’Allemand en riant.

– Oui. Je suis là depuis près d’unedemi-heure.

– J’espère que vous n’avez communiqué àpersonne la moindre indication sur le but de notreexcursion ?

– Pas si bête ! Par Jupiter, je suisglacé jusqu’aux os ! Allons, Burger, réchauffons-nous par unebonne petite marche.

Ils s’engagèrent d’un pas bien cadencé sur lachaussée de pierres qui est tout ce qui reste de la plus célèbreavenue du monde. Quelques paysans sortaient des auberges pourrentrer chez eux : des chariots chargés des produits de lacampagne montaient vers Rome. Ils ne firent pas d’autresrencontres. Sur leur droite, sur leur gauche, de grands tombeauxsurgissaient dans l’obscurité. Ils allèrent ainsi jusqu’auxcatacombes de Saint-Calixte et en face d’eux ils virent se détachercontre la lune qui se levait le grand bastion circulaire de CeciliaMetella. Burger porta une main à son côté et s’arrêta.

– Vos jambes sont plus longues que lesmiennes et vous êtes meilleur marcheur, dit-il en riant. Je croisque l’endroit où nous bifurquerons n’est pas loin d’ici. Oui, nousy sommes : après la trattoria. Voyez, le sentier n’est paslarge ; je passe le premier : vous me suivrez.

Il avait allumé sa lanterne. Étroit ettortueux, le chemin déroulait ses méandres parmi les marais de laCampanie. Le grand aqueduc de l’ancienne Rome reposait comme unechenille monstrueuse sur le paysage éclairé par la lune. Ilspassèrent sous l’une de ses hautes arches, et longèrent le murcirculaire qui marque l’emplacement de l’ancienne arène. EnfinBurger s’arrêta devant une étable à vaches, isolée en pleinecampagne, et il tira une clé de sa poche.

– Vous n’allez pas me faire croire quevos catacombes sont à l’intérieur d’une maison ! s’écriaKennedy.

– L’entrée, si. Voilà ce qui nous protègecontre les curieux.

– Le propriétaire est-il aucourant ?

– Non. Il avait trouvé un ou deux objetsdont la nature m’avait donné à penser que cette étable avait étéconstruite juste sur une entrée de catacombes. Aussi la lui ai-jelouée, et j’ai procédé moi-même aux fouilles. Entrez, et refermezla porte derrière vous…

Ils se trouvaient dans un bâtiment long etvide ; les auges et les mangeoires garnissaient l’un des murs.Burger posa sa lanterne sur le sol et l’enveloppa de son manteau,sauf sur un côté.

– … Si quelqu’un voyait de la lumièredans cet endroit isolé, les langues iraient bon train, dit-il.Aidez-moi simplement à déplacer ces planches…

Les planches d’un angle étaientdéclouées ; les deux savants les dressèrent les unes après lesautres contre le mur. Sous leurs yeux bâillait un trou carré, àl’intérieur duquel un escalier en vieilles marches de pierredescendait vers les entrailles de la terre.

– … Prenez garde ! cria Burger àKennedy qui, dans son impatience, dégringolait les premièresmarches. En bas, c’est une vraie garenne : si vous vouségariez, il y aurait cent chances contre une pour que vous neretrouviez jamais votre chemin. Attendez que j’apporte lalanterne.

– Comment vous êtes-vous dirigé tout seulsi c’est tellement compliqué ?

– Au début j’ai plusieurs fois manqué meperdre, mais j’ai appris à m’y reconnaître. Ce labyrinthe a étéconstruit selon un plan assez systématique, mais quelqu’un quis’égarerait sans lumière serait incapable de le découvrir. Mêmeencore maintenant je déroule toujours une pelote de ficellederrière moi quand je m’enfonce. Voyez : chacun de cescouloirs se divise et se subdivise une douzaine de fois parcentaine de mètres…

À six ou sept mètres en-dessous du plancher del’étable, ils étaient arrivés dans une salle carrée taillée dans uncalcaire tendre. La lanterne projetait une petite lueurtremblotante sur les murs bruns tout craquelés. Dans toutes lesdirections s’ouvraient de noirs couloirs qui partaient de cecarrefour.

– … Il faut que vous me suiviez de trèsprès, mon ami ! ordonna Burger. Ne lambinez pas pour regarderquelque chose en route, car je vais vous mener en un lieu où vousverrez plus de choses que tout ce que vous pourriez voir dans lescouloirs. Si nous y allons directement, cela nous économisera dutemps.

Il s’engagea dans l’un des couloirs. L’Anglaisétait sur ses talons. À chaque instant le couloir bifurquait, maisBurger ne s’arrêtait ni n’hésitait jamais : sans douteavait-il des repères secrets. Tout le long des murs, empilés lesuns au-dessus des autres comme des couchettes sur un bateaud’émigrants, gisaient des chrétiens de la Rome antique. La lueurjaune de la lanterne éclairait les visages ratatinés des momies,faisait miroiter les crânes arrondis et les longs bras blancscroisés sur des poitrines décharnées. Kennedy lançait des regardspleins de regret et de désir vers les innombrables inscriptions,urnes funéraires, ornements picturaux, vêtements, ustensiles quiétaient demeurés dans l’état où des mains pieuses les avaientdisposés tant de siècles auparavant. Il lui sembla évident, même àpremière vue, qu’il s’agissait de catacombes d’une richesseexceptionnelle qui contenaient une énorme quantité de vestigesromains.

– Que se passerait-il si votre lanternes’éteignait ? demanda-t-il pendant qu’ils se hâtaient vers ladestination indiquée par Burger.

– J’ai une bougie en réserve et une boîted’allumettes dans ma poche. À propos, Kennedy, avez-vous desallumettes sur vous ?

– Non. Vous devriez bien m’en donnerquelques-unes.

– Oh, ce n’est pas la peine ! Il n’ya aucune raison pour que nous nous séparions.

– Jusqu’où allons-nous ? Il mesemble que nous avons dû marcher pendant quatre cents mètres,non ?

– Davantage, je crois. Ces rangées detombes sont interminables… Du moins je n’en ai pas vu la fin. Maiscomme nous arrivons à un endroit difficile, je vais dérouler mapelote.

Il attacha un bout de la ficelle à une pierrequi faisait saillie et il plaça la pelote dans son manteau, en ladévidant au fur et à mesure qu’il avançait. Kennedy s’aperçut quecette précaution n’était pas inutile, car les couloirs secompliquaient de plus en plus pour former un réseau de chemins quis’entrecoupaient constamment. Mais tous aboutissaient à une grandesalle circulaire au fond de laquelle il y avait un socle carrérecouvert sur un côté par une dalle de marbre.

– Mon Dieu ! s’écria Kennedy enextase. Voilà un autel des chrétiens : probablement le premieren date. La petite croix de la consécration est gravée sur ce coin.Sans doute cette salle circulaire servait d’église !

– Exactement ! répondit Burger. Sij’avais plus de temps, j’aimerais vous montrer tous les corps quisont enterrés dans ces niches le long des murs : ce sont ceuxdes premiers papes et évêques de l’Église, avec leurs mitres, leurscrosses, leurs vêtements sacerdotaux. Tenez, regardez celui-là, parexemple…

Kennedy avança et contempla la tête blême quireposait sur une mitre tombant en poussière.

– Passionnant ! s’exclama-t-il d’unevoix qui sembla rebondir contre les parois de la voûte. D’après monexpérience personnelle, c’est unique. Approchez la lanterne,Burger : je veux les voir tous.

Mais l’Allemand était allé à l’autre bout dela salle et il se tenait au milieu du cercle de lumière jaune.

– Savez-vous combien il y a debifurcations trompeuses entre ici et l’escalier ?demanda-t-il. Plus de deux mille ! C’était sans doute l’un desmoyens qu’avaient adoptés les chrétiens pour se protéger. Enadmettant qu’un homme, ici, ait une lanterne, il aurait une chancesur deux mille de trouver la sortie. Et sans lanterne ce seraitencore plus difficile.

– Certes !

– L’obscurité est terrible ! Je l’aiexpérimentée une fois. Essayons une autre fois !

Il se pencha vers la lanterne et ce futaussitôt comme si une main invisible s’était refermée sur chaqueœil de Kennedy. Avant cet instant il n’avait jamais su ce quec’était que l’obscurité. Maintenant il avait l’impression qu’ellecollait à lui, qu’elle l’étouffait, qu’elle était un obstaclesolide qui empêchait son corps de bouger, d’avancer. Il étendit lesbras pour la repousser.

– Cela suffit, Burger !Redonnez-nous un peu de lumière.

Mais son camarade se mit à rire : danscette salle ronde, le bruit de son rire semblait provenir de tousles côtés à la fois.

– On dirait que vous êtes mal à l’aise,ami Kennedy ?

– Ça va, mon vieux ! Rallumez lalanterne !

– C’est très curieux, Kennedy. Par le sonje ne peux absolument pas repérer le côté où vous êtes. Et vous,pouvez-vous deviner où je suis ?

– Non. J’ai l’impression que vous êtespartout autour de moi.

– Si je ne tenais pas ma ficelle, je nesaurais pas du tout comment sortir d’ici.

– Je m’en doute. Allez, mon vieux,grattez une allumette ! Et finissons-en avec cetteabsurdité !

– Dites, Kennedy, je crois qu’il y a deuxchoses que vous aimez particulièrement : l’aventure, et unobstacle à surmonter. L’aventure va consister pour vous à trouverun chemin pour sortir de ces catacombes. L’obstacle seral’obscurité et les deux mille bifurcations trompeuses. Mais vousn’avez pas besoin de vous presser ; prenez tout votre temps.Quand vous ferez une petite halte pour vous reposer un brin,j’aimerais que vous pensiez un peu à Mademoiselle Mary Saunderson,et que vous examiniez en conscience si vous avez été tout à faitloyal envers elle.

– Espèce de démon, que voulez-vousdire ? rugit Kennedy.

L’Anglais courait en rond, dessinait de petitscercles, mais avec ses mains il n’attrapait que les ténèbres…

– Bonsoir ! fit la voix ironique deBurger qui avait déjà pris de la distance. En vérité je ne croispas, Kennedy, même après avoir écouté votre version des faits, quevous vous soyez conduit correctement avec la jeune fille enquestion. Et puis il me semble que vous ignorez un petitdétail : je suis en mesure de combler cette lacune.Mademoiselle Mary Saunderson était fiancée à un pauvre diabled’étudiant pas très brillant ; il s’appelait JuliusBurger.

Quelque part il y eut un bruissementindistinct, le son assourdi d’un pied heurtant une pierre, et puisle silence retomba sur cette vieille église chrétienne : unsilence immobile et lourd qui se referma sur Kennedy comme l’eau sereferme sur un noyé.

Deux mois plus tard, l’entrefilet suivant fitle tour de la presse européenne :

« L’une des découvertes les plusintéressantes de ces dernières années concerne de nouvellescatacombes à Rome, à quelque distance vers l’Est des voûtes bienconnues de Saint-Calixte. La trouvaille de cette importantenécropole, extraordinairement riche en vestiges du début de l’èrechrétienne, est due à l’énergie et à la sagacité du docteur JuliusBurger, le jeune archéologue allemand qui est en train de conquérirla première place chez les savants spécialisés dans l’étude de laRome antique. Bien qu’étant le premier à publier le compte rendu desa découverte, le docteur Burger semble avoir été devancé par unchercheur moins heureux. Voici quelques semaines Monsieur Kennedy,l’archéologue anglais bien connu, disparaissait soudainement de sonappartement sur le Corso. On établit un lien entre sa disparitionet un récent scandale, qui aurait pu l’inciter à quitter Rome. Ilapparaît maintenant qu’en réalité il a été victime de son amourfervent pour l’archéologie. Son cadavre a été découvert au milieudes nouvelles catacombes ; d’après l’état de ses pieds et deses chaussures, il est certain qu’il a dû marcher des jours et desjours dans ces couloirs tortueux qui rendent si périlleusel’exploration des nécropoles. Le défunt, dans une inconcevableétourderie, avait pénétré dans ce labyrinthe sans bougies niallumettes (du moins selon les premières constatations) et sa mortest une conséquence de sa témérité. Ce qui rend cette tristeaffaire encore plus douloureuse, c’est que le docteur Julius Burgerétait l’ami intime de Monsieur Kennedy. La joie qu’il éprouvaitlégitimement de sa découverte extraordinaire s’est trouvée trèsassombrie par le terrible destin de son confrère etami. »

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