Contes de terreur

IV – L’affaire de Lady Sannox – (The Caseof Lady Sannox)

Les relations qui existaient entre DouglasStone et la célèbre Lady Sannox étaient connues aussi bien dessalons à la mode dont elle était une brillante vedette, que descollèges scientifiques qui le comptaient parmi leurs plus illustresmembres. On conçoit donc l’intérêt que suscita, un matin, lanouvelle que la dame avait pris le voile, résolument et pourtoujours, et que le monde ne la reverrait jamais. Quand, pourcorser cette information, se répandit le bruit que le grandchirurgien, l’homme aux nerfs d’acier, avait été trouvé le mêmematin par son valet de chambre assis au bord de son lit, souriantgentiment à tout l’univers, ses deux jambes enfoncées dans le mêmecôté de son pantalon, avec un cerveau aussi ramolli qu’une bouilliede porridge, alors l’affaire se révéla assez sensationnelle pourpassionner des gens qui n’auraient jamais cru que leur sensibilitéblasée pût s’émouvoir encore.

Douglas Stone, à la fleur de l’âge, était l’undes hommes les plus remarquables d’Angleterre. Mais avait-ilréellement atteint la fleur de l’âge quand ce petit ennui luiarriva ? Il n’avait que trente-neuf ans. Ses amis les plusintimes assuraient que dans une douzaine de carrières il auraitacquis la même réputation que dans la chirurgie. Il aurait puconquérir la gloire sur un champ de bataille, l’arracher à forced’explorations audacieuses, l’obtenir sur un court de tennis, ou laforger en ingénieur avec de la pierre et du fer. Il était né pourun destin hors série, car il était capable de projeter ce que nulautre n’oserait accomplir, et d’accomplir ce que personne n’oseraitprojeter. En chirurgie il n’avait pas de rivaux. Son équilibrenerveux, son jugement, son intuition étaient exceptionnels. Mainteset maintes fois, en chassant la mort, son bistouri effleurait lessources mêmes de la vie, et ses assistants devenaient aussi blancsque le patient. Le souvenir de son énergie, de son audace, de sarobuste confiance en soi erre encore au Sud de Marylebone Road etau Nord d’Oxford Street !

Ses défauts étaient aussi conséquents que sesqualités, mais infiniment plus pittoresques. Ses revenusconsidérables (dans tout Londres il n’y avait que deux confrèrespour gagner plus d’argent que lui) étaient bien inférieurs au luxede son style de vie. Au fond de sa nature complexe circulait unpuissant courant de sensualité dont l’action donnait à sonexistence tout son prix. Ses maîtres s’appelaient l’œil, l’oreille,la main, le palais. Les flots d’or qui se déversaient chez lui setransformaient en un bouquet de vins vieux, en parfums exotiquesrares, en vaisselle dont le raffinement des teintes et des formesn’avait pas son pareil en Europe. Et puis survint cette follepassion subite pour Lady Sannox : une seule entrevue, deuxregards de défi, un mot chuchoté… le voilà embrasé. Elle était laplus jolie femme de Londres (selon lui l’unique femme de Londres).Il était l’un des plus beaux hommes de Londres (pour elle, pas leseul homme de Londres). Comme elle avait un penchant pour lesexpériences nouvelles, elle se montrait indulgente à l’égard de laplupart des hommes qui la courtisaient. Fut-ce la cause, oul’effet ? Lord Sannox, qui n’avait que trente-six ans, enparaissait cinquante.

Un homme tranquille, silencieux, banal, ceLord Sannox. Il avait les lèvres minces et les paupières lourdes.Il s’adonnait beaucoup au jardinage et il aimait rester chez lui.Jadis il avait fait du théâtre ; il avait même loué une salledans Londres. C’était sur les planches qu’il avait rencontré pourla première fois Mademoiselle Marion Dawson ; il lui avaitoffert son nom, son titre, et le tiers d’un comté. Depuis sonmariage, il avait renoncé à cette fantaisie ; il n’enéprouvait plus que du dégoût. Même dans les cercles privés, ilrefusait de faire applaudir un incontestable talent d’amateur. Ilétait heureux, avec un sarcloir et un arrosoir, au milieu de sesorchidées et de ses chrysanthèmes.

Un problème très intéressant consistait à sedemander s’il était absolument idiot, ou misérablement dépourvu decourage. Connaissait-il la conduite de sa femme et latolérait-il ? Ou bien fallait-il le prendre pour un gâteuxaveugle ? On en discutait beaucoup dans les douillets salonslondoniens au-dessus des tasses de thé, et aux embrasures desfenêtres des clubs en fumant le cigare. Les hommes parlaient de luiavec une sévérité amère. Il n’y en avait qu’un pour ne pas fairechorus et il restait muet comme une carpe : il l’avait vumâter un cheval à l’Université, et il en avait gardé un souvenirdurable.

Quand Douglas Stone devint le favori, le doutene fut plus permis : Stone ignorait les subterfuges del’hypocrisie ; ses manières tyranniques et impétueusesdéfiaient toutes les précautions, bafouaient la discrétion. Lescandale s’afficha. Une association culturelle signifia à l’amantcomblé que son nom avait été rayé de la liste des vice-présidents.Deux amis le supplièrent en vain, au nom de sa réputationprofessionnelle. Il jeta à la porte les moralistes et il allaacheter un bracelet de cinquante guinées qu’il offrit à la reine deson cœur. Chaque soir il se rendait chez elle. L’après-midi il luiprêtait sa voiture. Ni l’un ni l’autre ne tentèrent le moindreeffort pour dissimuler leurs relations. Mais un léger incident lesinterrompit.

Par une lugubre soirée d’hiver, le ventsoufflait en rafales : il toussait dans les cheminées, ilcognait aux volets. La pluie gargouillait dans les gouttières.Douglas Stone avait fini de dîner ; il était assis dans sonbureau au coin du feu ; sur une table en malachite un verre debon porto était à portée de sa main ; il l’éleva contre lalumière de la lampe et apprécia en connaisseur les minusculespellicules qui flottaient dans les profondeurs de son rubis. Lefeu, dans un suprême éclat, vint illuminer son visage rasé, hardi,ses yeux gris grand ouverts, ses lèvres grasses et cependantfermes, sa mâchoire carrée qui avait quelque chose de romain dansson hostilité. Il souriait. En vérité il avait gagné le droitd’être content de lui : contre l’avis de six collègues, ilvenait en effet de réussir une opération qui n’avait eu que deuxprécédents dans le monde, et le résultat avait dépassé lesespérances. Personne dans Londres n’aurait eu l’audace de projeteret l’habileté d’accomplir un exploit aussi héroïque.

Mais il avait promis à Lady Sannox d’aller lavoir, et il était déjà huit heures et demie. Au moment où ilallongeait le bras vers la sonnette pour commander sa voiture, ilentendit le bruit mat du heurtoir à la porte d’entrée. Un instantaprès des pas traînèrent dans le vestibule ; une porte sereferma.

– Un malade pour Monsieur dans le cabinetde consultation ! annonça le maître d’hôtel.

– Vient-il pour lui-même ?

– Non, Monsieur. Je crois qu’il désireque Monsieur aille en ville.

– Il est trop tard ! s’écria DouglasStone avec irritation. Je n’irai pas.

– Voici sa carte, Monsieur.

Le maître d’hôtel la présenta sur le plateauen or que la femme d’un Premier Ministre avait offert à sonmaître.

– Hamil Ali, Smyrne… Hum ! C’est unTurc, je suppose ?

– Oui, Monsieur. Il donne l’impression devenir de loin. Il a l’air bien inquiet.

– Tut, tut ! J’ai un rendez-vous. Ilfaut que je sorte. Mais auparavant je le verrai. Introduisez-leici, Pim.

Le maître d’hôtel alla donc chercher un hommede petite taille et passablement décrépit, qui marcha sur DouglasStone avec, comme, le font beaucoup de myopes, la tête penchée enavant et les yeux clignotants. Il avait le teint basané, descheveux et une barbe d’un noir éclatant. Dans une main il tenait unturban de mousseline blanche rayée de rouge ; de l’autre unpetit sac en peau de chamois.

– Bonsoir ! fit Douglas Stone quandle maître d’hôtel eut refermé la porte. Vous parlez anglais,j’imagine ?

– Oui, Monsieur. Je suis originaired’Asie Mineure, mais je parle anglais lentement.

– Vous désirez que j’aille en ville, jecrois ?

– Oui, Monsieur. Je tiendrais beaucoup àce que vous voyiez ma femme.

– Je pourrai la voir demain matin. Maisce soir un rendez-vous m’empêche de me rendre auprès d’elle.

La réponse du Turc fut inattendue. Il tira lecordon qui fermait l’ouverture du sac en peau de chamois, et ildéversa sur la table un flot d’or.

– Voilà cent livres, expliqua-t-il. Jevous affirme que l’affaire ne vous prendra pas plus d’une heure.J’ai à la porte une voiture qui nous attend.

Douglas Stone regarda sa montre. S’ilacceptait, il n’arriverait pas trop tard chez Lady Sannox (il luiavait déjà fait visite à une heure plus indécente). Et puis, ceshonoraires étaient exceptionnellement élevés ; récemment descréanciers l’avaient quelque peu harcelé. Allait-il laisser passerune chance pareille ? Il n’en avait pas le droit !

– De quoi s’agit-il ?

– Oh, d’une triste affaire ! D’unesi triste affaire ! Vous n’avez peut-être pas entendu parlerdes poignards des Almohades ?

– Jamais.

– Ah, ce sont des poignards orientauxtrès anciens et d’une forme particulière ! Le manche ressembleà ce que vous appelez un étrier. Je suis un marchand de bibelots,comprenez-vous ? Et c’est pour affaires que je suis venu enAngleterre, mais la semaine prochaine je retourne à Smyrne. J’avaisapporté beaucoup d’articles curieux et il ne m’en reste plusguère ; mais, malheureusement, j’avais conservé l’un de cespoignards…

– Veuillez vous rappeler que j’ai unrendez-vous ! coupa le chirurgien non sans impatience. Je vousserais reconnaissant de vous limiter aux détailsindispensables.

– Ce que je vous ai dit étaitindispensable : vous allez en juger. Aujourd’hui ma femmes’est évanouie dans la chambre où je dépose mes articles, et entombant elle s’est entaillé la lèvre inférieure avec ce mauditpoignard des Almohades.

– Je comprends, fit Douglas Stone en selevant.

Vous voudriez que je recouse lablessure ?

– Oh non ! C’est pire que cela.

– Quoi alors ?

– Ces poignards sont empoisonnés.

– Empoisonnés !

– Oui. Et personne au monde, ni en Orientni en Occident, n’est capable de préciser la nature du poison, nid’indiquer un contre-poison. Mais j’en connais les effets, car monpère était dans le commerce avant moi, et ces armes empoisonnéesnous ont donné beaucoup de mal.

– Quels sont les symptômes ?

– Un sommeil profond, puis, au bout detrente heures, la mort.

– Et vous dites qu’il n’y a pas deremède. Alors, pourquoi me payez-vous des honoraires aussiconsidérables ?

– Ce qu’un contre-poison ne peut faire,le bistouri le peut.

– De quelle manière ?

– Le poison n’est que lentement absorbépar l’organisme. Il reste pendant plusieurs heures dans lablessure.

– Et en nettoyant la plaie ?…

– Autant mettre un cautère sur une jambede bois. Le poison est trop subtil et trop violent.

– Une excision de la plaie,peut-être ?

– Une excision, c’est cela. Si lablessure est sur le doigt, coupez le doigt. C’était toujours ce quedisait mon père. Mais songez au siège de la blessure, songez qu’ils’agit de ma femme… C’est affreux !

La sympathie s’émousse facilement chez unhomme familiarisé avec beaucoup de cas douloureux. Douglas Stonetrouvait surtout que l’affaire était peu banale : il rejetacomme non pertinentes les faibles objections du mari.

– Il semble en effet que ce doive êtrecela ou rien ! prononça-t-il brusquement. Mieux vaut perdre lalèvre que la vie.

– Oui, vous avez raison ! Aprèstout, c’est le destin : il faut y faire face. J’ai unevoiture. Venez avec moi, et opérez !

Douglas Stone sortit d’un tiroir une boîte debistouris, et il la rangea avec une bande de pansements et unecompresse de charpie dans sa poche. S’il voulait arriver à tempschez Lady Sannox il n’avait plus une minute à perdre.

– Je suis prêt, déclara-t-il en enfilantson pardessus. Voudriez-vous prendre un verre de porto avantd’affronter cet air glacé ?

Son visiteur fit un pas en arrière et leva unemain pour protester.

– Vous oubliez que je suis musulman etfidèle disciple du prophète ! répondit-il. Maisdites-moi : quelle est la bouteille verte que vous avez misedans votre poche ?

– Chloroforme.

– Ah, cela aussi nous est interdit. Lechloroforme contient de l’alcool. Nous ne prenons jamaisd’alcool.

– Comment ! Vous accepteriez quevotre femme subisse une opération sans être anesthésiée ?

– Hélas, elle ne sentira rien, la pauvrechère âme ! Le sommeil s’est déjà abattu sur elle, le poisoncommence à travailler. Et puis je lui ai donné un peu de notreopium de Smyrne. Venez, Monsieur ! Une heure s’est écouléedepuis son accident…

Comme ils se glissaient dans l’obscurité de larue, la pluie leur fouetta le visage. Dans le vestibule la lampes’éteignit, bien qu’elle fût suspendue au bras d’une cariatide demarbre. Pim, le maître d’hôtel, dut s’arc-bouter des deux épaulespour refermer la lourde porte, tant le vent soufflait avecviolence. Les deux hommes avancèrent à tâtons vers la faible lueurjaune qui leur indiquait la voiture. Moins d’une minute plus tardils roulaient vers leur destination.

– Est-ce loin ? interrogea DouglasStone.

– Oh non ! Nous habitons un petitendroit tout à fait tranquille après Euston Road.

Le chirurgien appuya sur le ressort de samontre à sonnerie et il écouta les petits tintements destinés à luidire l’heure. Neuf heures et quart. Il calcula les distances, letemps qu’il lui faudrait pour son intervention… Il arriveraitprobablement chez Lady Sannox vers dix heures. À travers les vitrescouvertes de buée, il apercevait les lampadaires brouillés quidansaient sur son passage, et, de-ci de-là, l’éclairage pluspuissant d’une devanture ou d’une vitrine. La pluie tambourinaitsur la capote ; les roues faisaient jaillir de la boue et dela glaise. En face de lui le turban blanc de son compagnon de routemiroitait faiblement dans la pénombre. Le chirurgien fouilla dansses poches et prépara ses aiguilles, ses agrafes, ses pinces. Ilcommençait à s’énerver ; sur le plancher du fiacre ses piedstambourinaient avec impatience.

La voiture ralentit et s’arrêta. Douglas Stonedescendit aussitôt ; le marchand smyrniote le suivait sur sestalons.

– Attendez-moi ! commanda-t-il aucocher.

Dans une rue sordide il se trouvèrent devantune maison minable. Le chirurgien connaissait son Londres sur lebout du doigt ; il essaya de percer l’obscurité, mais iln’aperçut rien qui lui permit de se repérer : pas deboutiques, pas de promeneurs ; rien d’autre qu’une doublerangée de maisons tristes, qu’un double alignement de pavésdétrempés et luisants, qu’une double douche tombant des gouttièresvers les grilles des égouts. La porte devant laquelle ils s’étaientarrêtés était d’une couleur indéfinissable. Une pauvre lumière quipassait par le vasistas éclairait surtout la poussière et la saletéqui le recouvraient : En haut, derrière l’une des fenêtres dela chambre à coucher, brillait une lampe jaune. Le marchand cognavigoureusement. Quand il tourna son visage vers la lumière, DouglasStone constata qu’il avait les traits tirés par l’anxiété. Ondéplaça un verrou ; une femme âgée qui tenait une bougies’encadra dans la porte ; elle protégeait la flamme de sesdoigts noueux.

– Est-ce que tout va bien ? haletale marchand.

– Elle est dans l’état où vous l’avezlaissée, Monsieur.

– Elle n’a pas parlé ?

– Non, elle dort profondément.

Le marchand ferma la porte d’entrée ;Douglas Stone avança dans le couloir étroit et ne fut pas peusurpris de ce qu’il observa autour de lui. Il n’y avait par terreni linoleum, ni tapis-brosse. Pas de porte-manteau au mur. Parcontre des toiles d’araignées en lourds festons et d’épaissescouches de poussière grise partout où il portait le regard. Pourgravir un escalier en colimaçon, la vieille femme passa lapremière. Douglas Stone la suivit, avec le vieux marchand sur sestalons. Leurs pas résonnèrent sinistrement sur les marches que nerecouvrait aucun tapis.

La chambre à coucher était au deuxième étage.Là, au moins, il y avait du mobilier ! Le plancher étaitjonché de coffrets turcs, de tables en marqueterie, de cottes demailles, de tuyaux bizarres et d’armes grotesques. Ces objetshétéroclites s’entassaient dans les coins. Sur une console brûlaitune lampe. Douglas Stone s’en empara, se fraya un chemin vers lelit qui était placé dans un angle et sur lequel une femme habilléeà la mode turque, avec le yachmak et le voile, était étendue. Lapartie inférieure du visage était découverte ; le chirurgienvit une entaille qui zigzaguait le long du pli de la lèvreinférieure.

– Vous voudrez bien excuser le yachmak,fit le Turc. Vous connaissez nos principes sur les femmes.

Mais le chirurgien ne pensait pas au yachmak.Devant lui il n’avait pas une femme, mais un cas. Il se pencha pourexaminer soigneusement la blessure.

– Il n’y a aucun signe d’irritation,murmura-t-il. Nous pourrions retarder l’intervention jusqu’à ce queles symptômes se précisent.

Le mari se tordit les mains dans un étatd’agitation fébrile.

– Oh, Monsieur ! s’écria-t-il. Neplaisantez pas ! Vous ne savez pas : il s’agit d’un casmortel. Je le sais, moi ! Et je vous certifie qu’une opérationest absolument nécessaire. Il n’y a que le bistouri qui puisse lasauver !

– Et cependant j’ai bien envied’attendre ! répondit Douglas Stone.

– En voilà assez ! protesta le Turcen colère. Chaque minute compte. Et je ne veux pas rester ici etlaisser ma femme sombrer dans la mort. Monsieur, je vous remercied’être venu ; je vais aller chercher un autre chirurgien avantqu’il ne soit trop tard.

Douglas Stone hésita. Rendre cent livresn’avait rien d’agréable. Et s’il refusait d’intervenir, il seraitbien obligé de restituer ses honoraires. Par ailleurs si le Turcavait raison et si sa femme mourait, il pourrait être traduitdevant un magistrat, et quel scandale pour sa réputation !

– Avez-vous eu une expérience personnellede ce poison ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et vous m’affirmez qu’une opération estindispensable ?

– Je le jure par ce qu’il y a de plussacré.

– Votre femme sera abominablementdéfigurée…

– Je pense que sa bouche ne sera plustrès bonne à embrasser…

Douglas Stone se tourna, furieux, vers soninterlocuteur ; cette réflexion lui avait déplu. Mais ilréfléchit que les Turcs ont leurs propres manières de penser et des’exprimer. Et puis l’heure n’était pas aux querelles. DouglasStone tira de sa boîte un bistouri, l’ouvrit et il en éprouva lefil sur son index. Il rapprocha la lampe du lit. Deux yeux noirs lefixaient à travers la fente du yachmak. Il ne distinguait que leursiris, et à peine les pupilles.

– Vous lui avez administré une très fortedose d’opium.

– Oui, elle a eu une bonnedose !

Il contempla un instant ces yeux noirs quiregardaient droit vers les siens. Ils étaient ternes, sanséclat ; pourtant son regard fit naître une petite étincellequi vacilla, et les lèvres frémirent.

– Elle n’est pas tout à fait sansconnaissance, dit-il.

– Ne vaudrait-il pas mieux intervenirtant qu’elle ne ressent rien ?

Le chirurgien avait eu la même idée. Il serrala lèvre blessée avec une pince. De deux rapides coups de bistouriil excisa un large morceau de chair en V. La femme bondit enpoussant un hurlement épouvantable. Elle arracha son masque.C’était un visage qu’il connaissait. En dépit de la lèvresupérieure saillante et de cette bave sanguinolente au-dessous,oui, c’était un visage qu’il connaissait ! Elle gardait lamain posée sur la plaie et elle hurlait toujours. Douglas Stones’assit au pied du lit avec sa pince et son bistouri. La chambretourna autour de lui ; il sentit derrière son oreille quelquechose comme une couture qui se déchirait. Un spectateur aurait ditque d’elle et de lui, c’était lui qui était le plus pâle. Commedans un rêve, ou comme s’il avait assisté à une scène de théâtre,il s’aperçut que les cheveux et la barbe du Turc étaient posés surla table, et que Lord Sannox s’appuyait au mur, en se tenant lescôtes tant il riait. Il riait sans bruit. Les hurlements s’étaientaffaiblis, puis avaient cessé. À présent l’horrible visage étaitretombé sur l’oreiller. Mais Douglas Stone ne bougea pas ;Lord Sannox gloussait encore dans sa gorge.

– Elle était réellement très nécessairepour Marion, cette petite intervention ! dit-il enfin. Pasphysiquement, mais moralement, vous comprenez ?Moralement !…

Douglas Stone s’inclina en avant et se mit àjouer avec la frange du couvre-lit. Son bistouri lui échappa desmains : il tinta bruyamment sur le plancher.

– … Il y avait longtemps que j’avaisl’intention de faire un petit exemple, dit suavement Lord Sannox.Votre billet de mercredi s’est trompé de destinataire, et je l’aiici dans mon portefeuille. Pour exécuter cette idée je me suisdonné un peu de peine… À propos, la blessure : c’est avec machevalière que je l’avais faite. Rien de dangereux, comme vousvoyez…

Il jeta un regard aigu à son compagnontoujours silencieux, puis arma le petit revolver qu’il avait dansla poche de sa veste. Mais Douglas Stone s’était mis à mâchonner lecouvre-lit.

– … Après tout, vous avez été fidèle aurendez-vous ! murmura Lord Sannox.

Ce fut cette phrase qui déclencha le rire deDouglas Stone. Il partit d’un rire retentissant, interminable… LordSannox, lui, ne riait plus. Une sorte de frayeur durcit et accentuases traits. Il sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Lavieille femme attendait devant la porte.

– Prenez soin de votre maîtresse quandelle se réveillera ! commanda Lord Sannox.

Puis il sortit dans la rue. La voiture étaittoujours là.

Le cocher porta une main à son chapeau.

– John, dit Lord Sannox, vous ramènerezd’abord le docteur chez lui. Il aura besoin qu’on l’aide àdescendre l’escalier, je crois. Vous direz à son maître d’hôtelqu’il s’est trouvé mal pendant une opération.

– Très bien, Monsieur.

– Puis, vous ramènerez à la maison LadySannox.

– Et pour Monsieur ?…

– Oh, pendant quelques mois mon adressesera Hotel di Roma, à Venise ! Veillez à ce que l’on me fassesuivre le courrier. Et dites à Stevens qu’il organise pour lundiprochain l’exposition des chrysanthèmes pourpres. Il m’en câblerale résultat.

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