Contes de terreur

VI – Le chat brésilien  – (TheBrazilian Cat)

Il est bien pénible pour un jeune homme deposséder des goûts de luxe, de grandes espérances, desaristocraties dans sa famille, mais de ne pas avoir un sou en pocheni de métier lui permettant de gagner de l’argent. Or mon père,brave homme insouciant, avait une telle confiance dans la richesseet la bienveillance de Lord Southerton, son frère aîné (qui étaitcélibataire), qu’il s’était mis dans la tête que moi, son filsunique, je n’aurais jamais besoin de travailler pour vivre. Ils’était imaginé qu’à défaut d’une vacance pour moi dans lesconseils d’administration des affaires Southerton il me seraitoffert un poste dans les services diplomatiques qui demeurentencore l’apanage de nos classes privilégiées. Il mourut trop tôtpour mesurer toute l’inexactitude de ses calculs. Ni mon oncle nil’État ne se soucièrent de moi le moins du monde. De temps à autreune paire de faisans ou un panier de lièvres, voilà tout ce qui meparvenait pour me rappeler que j’hériterais d’Otwell House, l’undes plus riches domaines de l’Angleterre. J’étais célibataire,j’habitais Londres, j’occupais un appartement dans GrosvenorMansions, et je passais mes journées au tir au pigeon et au polo deHurlingham. De mois en mois, mes difficultés financièress’accumulaient. La ruine me guettait ; chaque jour elle sedessinait plus claire et plus nette ; elle s’annonçaitabsolument inévitable.

Je ressentais d’autant plus ma pauvreté que,sans parler de l’immense richesse de Lord Southerton, l’aisancerégnait dans toute ma famille. Après mon oncle, mon plus procheparent était Edward King, neveu de mon père et cousin germain àmoi, qui avait mené une vie aventureuse au Brésil et qui venait deregagner l’Angleterre pour jouir de sa fortune. Nous n’avionsjamais su comment il avait gagné son argent, mais il devait enavoir beaucoup, car il acheta dès son arrivée la propriété desGreylands, près de Clipton-on-the-Marsh, dans le Suffolk. Pendantsa première année en Angleterre, il ne s’intéressa pas à moidavantage que mon pingre d’oncle ; et puis, un certain matind’été, je reçus une lettre me demandant de descendre le jour même àGreylands Court pour un petit séjour. Comme je prévoyais maprochaine banqueroute, cette invitation me parut l’œuvre de laProvidence en personne. Si seulement je nouais de bonnes relationsavec ce cousin inconnu, je lui soutirerais bien quelquechose : pour l’honneur de la famille, il ne me laisserait pastomber. J’ordonnai donc à mon valet de chambre de préparer mavalise, et je partis dans l’après-midi pourClipton-on-the-Marsh.

Après avoir changé à Ipswich pour prendre unpetit train d’intérêt local, je descendis à une gare minuscule,déserte, située au milieu de pâturages accidentés, avec une rivièreparesseuse qui serpentait dans un dédale de vallées entre desberges hautes et enduites de vase : la marée faisait sentirses effets jusque-là. Aucune voiture ne m’attendait (je découvrisultérieurement que mon télégramme avait été retardé). J’en louaidonc une à l’auberge de l’endroit. Sur la route, le cocher, unbrave type, ne cessa de me chanter les louanges de moncousin ; et j’appris ainsi que Monsieur Edward King était déjàdevenu une puissance dans le pays ; il avait organisé une fêtepour les enfants des écoles, ouvert son domaine aux visiteurs,versé de l’argent aux œuvres de charité… Bref, mon cocher nes’expliquait sa générosité universelle que par l’hypothèse qu’ilvoulait être élu député.

Mon attention se trouva détournée de cepanégyrique par l’apparition d’un très bel oiseau qui s’étaitperché sur un poteau télégraphique à côté de la route. Au premiercoup d’œil, je crus que c’était un geai ; mais il était plusgros, et son plumage plus clair. Le cocher m’expliqua qu’ilappartenait à mon cousin dont une manie était l’acclimatationd’animaux étrangers : il avait ramené du Brésil des oiseaux etdiverses bêtes qu’il s’efforçait d’élever en Angleterre. Une foisfranchies les grilles de Greylands Park, je pus constater que lecocher ne m’avait pas menti. Des cerfs de petite taille, un bizarreporc sauvage qui s’appelle, je crois, pécari, un loriot au plumagemagnifique, un animal de la famille des tatous, et une sorte detrès gros blaireau daignèrent se montrer pendant que nous roulionssur l’allée.

Monsieur Edward King se tenait sur le perron,car il nous avait aperçus de loin et il avait deviné qui j’étais.Il avait l’air aimable, bienveillant ; trapu et robuste, ildevait avoir quarante-cinq ans ; sa bonne tête ronde, brûléepar le soleil des tropiques, était sillonnée de mille petitesrides. À la manière des planteurs il portait un costume de toileblanche. Avec son cigare entre les dents et ce grand panama rejetéen arrière, il aurait été plus à sa place devant un bungalow àvéranda que devant cette large maison anglaise datant desGeorge.

– Ma chérie ! s’écria-t-il en seretournant. Voici notre hôte ! Soyez le très-bienvenu auxGreylands, cousin Marshall ! Je suis ravi de faire votreconnaissance, et je considère comme un grand compliment que voushonoriez de votre présence cette petite campagne somnolente.

La chaleur de son accueil me mit immédiatementà l’aise. Mais toute cette cordialité n’était pas de trop pourcompenser la froideur, je dirai même l’impolitesse que m’opposa safemme. Grande et décharnée, elle était, je crois, d’originebrésilienne, bien qu’elle parlât excellemment l’anglais. Toutd’abord j’attribuai son attitude à son ignorance de nos mœurs. Ellen’essayait vraiment pas de me dissimuler que ma présence àGreylands Court ne lui plaisait nullement ; son langage étaittoujours courtois ; mais elle possédait une paire d’yeux noirsparticulièrement expressifs, où je ne tardai pas à lire qu’ellesouhaitait de tout son cœur que je repartisse pour Londres le plustôt possible.

Cependant mes dettes étaient trop pressantes,et trop importants les projets que j’avais échafaudés sur lagénérosité de ce riche cousin, pour que le mauvais caractère deMadame King modifiât mes plans. Je fis semblant de ne pas avoirremarqué sa froideur, et, m’adressant au mari, je répondis par unecordialité égale à la sienne. Il n’avait rien épargné pour monconfort. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui indiquertout ce qui pourrait ajouter à mon agrément. Je lui aurais bienrépliqué qu’un chèque en blanc comblerait mes désirs, mais mafranchise aurait sans doute été un peu prématurée, puisque nousvenions de faire connaissance. Le dîner fut excellent. Nous nousassîmes ensuite ensemble pour fumer un havane et boire uncafé ; l’un et l’autre provenaient, me dit-il, de sesplantations. Vraiment, tous les éloges de mon cocher me semblaientjustifiés : jamais je n’avais rencontré d’homme plushospitalier.

Son grand cœur et son amabilité naturelle nel’empêchaient pourtant pas d’avoir de la volonté et un tempéramentfougueux. J’en eus un exemple dès le lendemain matin. La bizarreaversion de Madame Edward King prit au petit déjeuner desproportions presque offensantes. Dès que son mari eut quitté lasalle à manger, elle ne se contint plus.

– Le meilleur train de jour part à midiquinze, me dit-elle.

– Mais je ne pensais pas partiraujourd’hui ! répondis-je en toute sincérité.

Sincérité à laquelle s’ajoutait un soupçon dedéfi, car j’étais bien résolu à ne pas me laisser mettre à la portepar cette femme.

– Oh, puisque c’est vous qui décidez…

Elle s’interrompit ; l’insolenceétincelait dans son regard.

– Je suis sûr, répondis-je, que MonsieurEdward King me préviendrait si je lassais l’amabilité de meshôtes.

– Quoi ? Comment ? fit unevoix.

Il était revenu dans la salle à manger. Ilavait surpris mes derniers mots ; un coup d’œil lui suffitpour deviner le reste. Instantanément sa figure poupine, gaie,devint féroce.

– Puis-je vous demander d’aller faire unpetit tour dehors, Marshall ?

(J’ai oublié de préciser que je m’appelleMarshall King).

Il ferma la porte derrière moi ; puis jel’entendis parler à voix basse, mais sur un ton de passionconcentrée, à sa femme. Cette grave entorse aux lois del’hospitalité l’avait évidemment touché au point sensible. Comme jen’ai pas pour habitude d’écouter aux portes, je sortis dans lejardin. Peu après, j’entendis quelqu’un courir dans madirection : c’était Madame Edward King, toute pâle, les yeuxrougis par les larmes.

– Mon mari m’a demandé de vous présentermes excuses, Monsieur Marshall King, me dit-elle en baissant latête.

– Je vous en prie, Madame King, n’ajoutezpas un mot !

Soudain ses yeux noirs s’embrasèrent.

– Espèce d’idiot ! siffla-t-elleentre ses dents.

Pivotant sur ses talons, elle rentra chezelle.

L’offense était si outrageante, si brutale,que je demeurai pétrifié. Je n’avais pas bougé de place quand monhôte me rejoignit. Il était redevenu jovial.

– J’espère que ma femme s’est excusée deses propos stupides ? me dit-il.

– Oh oui !… oui, bienentendu !

Il me saisit par le bras et nous fîmes lescent pas sur la pelouse.

– Il ne faut pas que vous preniez cela ausérieux, insista-t-il. Je serais désolé au-delà de toute expressionsi vous écourtiez d’une heure votre séjour. Le fait est (il n’y aaucune raison pour que nous jouions à cache-cache entre parents)que ma pauvre chère femme est incroyablement jalouse. Elle détesteque quelqu’un, homme ou femme, s’interpose l’espace d’un instantentre nous. Son idéal serait un tête-à-tête éternel dans une îledéserte. Voilà qui vous explique certaines réactions qui sont, jel’avoue, assez proches de la folie. Promettez-moi que vous n’ypenserez plus !

– Entendu. Je n’y penserai plus.

– Alors, allumez ce cigare ; je vaisvous montrer ma petite ménagerie.

Toute la matinée fut consacrée à cettevisite ; il me présenta ses oiseaux, ses animaux et même desserpents qu’il avait importés. Les uns étaient en liberté, d’autresen cage, quelques-uns dans la maison. Il me parla avec enthousiasmede ses succès et de ses échecs, de ses mises bas et de sesdécès ; c’est tout juste s’il ne criait pas de joie comme unécolier quand à notre approche un oiseau éclatant prenait son volou quand une bête bizarre débouchait. Finalement il m’emmena dansun long couloir qui prolongeait une aile de la maison et qui seterminait sur une lourde porte munie d’un volet à glissière ;à côté de la porte une manivelle en fer reliée à une roue et à untambour de treuil sortait du mur. Une rangée de barreaux solidestraversait le couloir.

– Je vais vous montrer le joyau de macollection, me dit-il. Il n’y en a qu’un autre spécimen en Europe,maintenant que le petit de Rotterdam est mort. C’est un chatbrésilien.

– En quoi diffère-t-il d’un autrechat ?

– Vous allez voir, me répondit-il enriant. Voudriez-vous faire glisser le guichet et regarder àl’intérieur ?

J’obéis. J’avais vue sur une grande salle nue,dallée, qui avait de petites fenêtres à barreaux sur le mur d’enface. Au milieu de cette salle, une grosse bête de la taille d’untigre, mais noire et luisante comme de l’ébène, était couchée dansun rayon de soleil. C’était tout simplement un chat gigantesque ettrès bien soigné. Pelotonné sur lui-même, il se chauffait béatementcomme n’importe quel chat. Il était si gracieux, si musclé, et sigentiment, si paisiblement diabolique que je demeurai au guichet unbon moment à le contempler.

– N’est-il pas splendide ? medemanda mon hôte avec enthousiasme.

– Magnifique ! Je n’ai jamais vu unplus bel animal.

– On l’appelle parfois un puma noir, maisen réalité il n’est pas un puma. De la tête à la queue il mesuretrois mètres cinquante. Il y a quatre ans, il n’était qu’une petiteboule de poils noirs d’où émergeaient deux yeux jaunes. On me l’avendu tout de suite après sa naissance dans une région sauvagesituée près des sources du Rio Negro. Sa mère avait été abattue àcoups de lance parce qu’elle avait tué une douzained’indigènes.

– Ce sont donc des bêtesféroces ?

– Les plus sanguinaires et les plustraîtres des animaux vivant sur cette terre ! Parlez d’un chatbrésilien à un Indien des hauts plateaux, et vous le verrezsursauter… Les chats brésiliens préfèrent l’homme à n’importe quelgibier. Celui-ci n’a pas encore goûté au sang d’un êtrevivant ; mais le jour où il y goûtera, il deviendra uneterreur. Actuellement il ne supporte personne d’autre que moi danssa cage. Même Baldwin, le groom, n’ose pas l’approcher. Mais moi,je suis à la fois son père et sa mère…

Tout en parlant il ouvrit brusquement laporte, à mon grand étonnement, et il se glissa à l’intérieur aprèsl’avoir aussitôt refermée derrière lui. Au son de sa voix, le grosanimal souple se leva, bailla, et alla frotter affectueusement satête ronde et noire contre la taille de son maître qui lui renditses caresses.

– … Maintenant, Tommy, encage !…

Le chat monstrueux se dirigea vers un côté dela pièce et se rencoigna sous un grillage. Edward King sortit, etcommença à tourner la manivelle de fer dont j’ai parlé. La rangéede barreaux du couloir se mit alors en mouvement et glissa àtravers une fente dans le mur pour fermer le devant du grillage.Quand cette cage mobile se trouva fermée, il rouvrit la porte etm’invita à entrer dans la pièce où l’atmosphère lourde étaitimprégnée de l’odeur âcre particulière aux grands carnivores.

– … Voilà comment nous opérons, medit-il. Nous lui laissons l’usage de la pièce pour qu’il prenne del’exercice, mais le soir nous l’enfermons dans sa cage. Nouspouvons le faire sortir en tournant la manivelle du couloir, oubien nous pouvons, comme vous l’avez vu, le cloîtrer de la mêmefaçon. Non, non, ne faites pas cela !…

J’avais passé ma main entre les barreaux pourcaresser le flanc lustré de la bête. Il la tira en arrière.

–… Je vous assure qu’il faut se méfier. Nevous imaginez pas que, parce que j’ai pris certaines libertés aveclui, n’importe qui peut se permettre des familiarités. Il est trèsexclusif dans le choix de ses amis, n’est-ce pas, Tommy ? Ah,il entend son repas qui arrive ! Hein, mon garçon ?…

Un pas résonnait dans le couloir dallé ;le chat brésilien s’était levé d’un bond ; les yeux jaunesétincelants, la langue rouge passant et repassant sur ses dentsblanches et acérées, il se mit à arpenter sa cage étroite. Un groomentra avec un quartier de viande sur un plateau et le lui lança àtravers les barreaux. L’animal le saisit au vol dans sa gueule etl’emporta dans un coin ; là, le maintenant entre ses griffes,il le déchira et le lacéra, non sans lever de temps à autre sonmuseau plein de sang pour nous regarder. C’était un spectaclepervers, mais fascinant.

– … Vous ne vous étonnez plus que jel’aime beaucoup, n’est-ce pas ? me dit mon cousin quand nousquittâmes la pièce. C’est moi qui l’ai élevé. Le ramener du centrede l’Amérique du Sud n’a pas été une petite affaire ! Maisenfin, le voilà bien portant, robuste : je vous l’ai dit, leplus beau spécimen de l’Europe ! Au Zoo, on meurt d’envie deme l’acheter, mais réellement je n’ai pas le cœur de m’en séparer.Voyons, je crois que je vous ai suffisamment ennuyé avec mesmanies ; nous ferions mieux d’imiter Tommy, et d’allerdéjeuner.

Mon parent d’Amérique du Sud était si absorbépar son domaine et ses étranges locataires, que je ne pensais pasqu’il pût s’intéresser à autre chose. Je fus bientôtdétrompé : il recevait de nombreux télégrammes, ce quisignifiait clairement qu’il avait d’autres intérêts, et desintérêts pressants. Les télégrammes arrivaient à n’importe quelleheure ; c’était toujours lui qui les ouvrait, et il lesdéchiffrait avec avidité. Ses affaires relevaient-elles du turf, dela Bourse ? Elles n’avaient en tout cas aucun rapport avec lesDowns du Sussex. Pendant les six jours que je passai aux Greylands,il ne reçut jamais moins de trois ou quatre dépêches parjour ; le plus souvent c’était sept ou huit.

J’avais si bien manœuvré pendant ces sixjournées que mes rapports avec mon cousin étaient devenusextrêmement cordiaux. Chaque soir, nous avions veillé tard dans lasalle de billard, et il m’avait conté les plus extraordinaires deses aventures en Amérique : ses histoires étaient sihorribles, si épouvantables, il les disait avec une telleinsouciance que j’avais du mal à m’imaginer que leur héros était lepetit homme joufflu qui était assis à côté de moi. En échangej’avais tiré de mes souvenirs diverses anecdotes sur la vielondonienne ; elles l’avaient tellement intéressé qu’ilm’avait juré qu’il viendrait me voir à Londres et qu’il logerait àGrosvenor Mansions chez moi. Il avait très envie d’être introduitdans le monde des viveurs de la capitale ; à quel guide pluscompétent aurait-il pu s’adresser ? J’attendis néanmoins ledernier jour pour aborder le sujet qui me tenait à cœur. Je le misfranchement au courant de mes ennuis financiers et de la ruine quime guettait ; après quoi, je lui demandai son avis, enespérant quelque chose de plus concret. Il m’écouta en tirantvéhémentement sur son cigare.

– Mais voyons, me dit-il, vous êtes bienl’héritier de notre parent, Lord Southerton ?

– J’ai tout lieu de le croire, mais il nem’a jamais versé un sou.

– J’ai entendu parler de son avarice. Monpauvre Marshall, vous êtes dans de vilains draps ! À propos,avez-vous des nouvelles récentes de la santé de LordSoutherton ?

– Depuis ma plus tendre enfance, il atoujours été plus ou moins malade.

– Exactement. Votre héritage peut tarderlongtemps encore. Mon Dieu, mais votre situation estridicule !

– J’avais espéré, Monsieur, que,connaissant les faits, vous pourriez être enclin à m’avancer…

– N’ajoutez rien, mon cher garçon !s’écria-t-il avec chaleur. Nous en reparlerons ce soir, et je vousdonne ma parole que je ferai tout ce qui est en monpouvoir !

Je n’étais pas mécontent de voir mon séjourtirer à sa fin, car rien n’est plus désagréable que de se sentirimportun auprès de la maîtresse de la maison. La figure jaunâtre etles yeux réfrigérants de Madame King m’étaient devenus de plus enplus haïssables. Elle n’était plus ouvertement impolie : elleavait trop peur de son mari pour risquer une offensive. Mais ellepoussait sa stupide jalousie au point de m’ignorer : jamaiselle ne m’adressait la parole ; et elle s’ingéniait à rendremon séjour aux Greylands le plus déplaisant possible. Au cours demon dernier jour, notamment, elle adopta une attitude si offensanteque je serais parti sur-le-champ, si je n’avais pas espéré beaucoupde l’entrevue que je devais avoir dans la soirée.

Cette entrevue eut lieu très tard. Mon cousinavait reçu dans la journée plus de télégrammes que de coutume, etil s’était enfermé dans son bureau après dîner ; il n’en étaitsorti que lorsque la maisonnée était allée se coucher. Jel’entendis faire le tour de la maison pour verrouiller les portes,comme il en avait l’habitude ; finalement, drapé dans une robede chambre et chaussé de mules rouges, il vint me rejoindre dans lasalle de billard. Il se laissa tomber sur un fauteuil et se versaun whisky à l’eau gazeuse : je ne pus faire autrement queremarquer que le whisky prédominait largement.

– Ma parole ! soupira-t-il. Quellenuit !…

C’était vrai. Le vent hurlait, gémissait toutautour de la maison ; les fenêtres craquaient et grinçaientcomme si elles allaient être forcées. La clarté des lampes et leparfum de nos cigares créaient une ambiance d’autant plusagréable.

– … À présent, mon garçon, reprit monhôte, la maison et la nuit sont à nous. Voulez-vous m’indiquerexactement l’état de vos affaires ? Je verrai comment agirpour les remettre en ordre. Donnez-moi tous les détails.

Ainsi encouragé, je me lançai dans un copieuxexposé où figuraient tous mes fournisseurs et mes créanciers,depuis mon propriétaire jusqu’à mon valet de chambre. Je luidressai un bilan qui, je m’en flatte, était un modèle du genre.Mais je fus un peu déconcerté en constatant que mon compagnon avaitle regard vide de quelqu’un dont l’attention se porte ailleurs.Chaque fois qu’il m’interrompait, c’était pour une observationsuperficielle qui ne rimait à rien ; j’étais sûr qu’il n’avaitnullement suivi mes explications. Par instants il se redressait,semblait se réveiller, me priait de lui répéter une phrase ou de lacompléter par une précision supplémentaire, puis il sombrait ànouveau dans ses réflexions personnelles. Finalement il se leva etjeta le bout de son cigare dans la cheminée.

– Je vais vous avouer quelque chose, mongarçon, me dit-il. Je n’ai jamais été fort en calcul mental, et jele regrette. Vous devriez mettre tout cela sur du papier, et fairevotre addition par écrit. Je comprendrai les chiffres quand je lesverrai noirs sur blanc…

La proposition n’avait rien de désobligeant.Je promis de m’exécuter.

– Et maintenant il est temps que nousallions nous mettre au lit. Sapristi, déjà une heure !

Le carillon de l’horloge du vestibule avaitdominé un instant le vacarme de la tempête.

– Il faut que j’aille voir mon chat avantde monter me coucher. Un grand vent l’énerve. Voulez-vousm’accompagner ?

– Certainement.

– Alors marchez doucement et ne parlezpas, car tout le monde dort.

Nous traversâmes sans bruit le vestibule,puis, à l’extrémité de l’aile, la porte qui ouvrait sur le couloirdallé. Tout était sombre, mais une lanterne d’écurie étaitsuspendue à un crochet ; mon cousin s’en empara et l’alluma.Les barreaux n’étaient pas visibles dans le couloir : la bêtese trouvait donc en cage.

– Entrez ! me dit mon cousin enouvrant la porte.

Un sourd grognement nous avertit que l’animalétait effectivement énervé par le mauvais temps. À la lueurvacillante de la lanterne, nous l’aperçûmes. La grosse masse noireétait recroquevillée dans un coin de son repaire et projetait uneombre trapue sur le mur blanchi à la chaux ; sa queue battaitla paille avec irritation.

– Le pauvre Tommy n’est pas très content,déclara Edward King en levant la lanterne pour le regarder. Ilressemble à un véritable démon noir, n’est-ce pas ? Je vaislui offrir à souper pour le mettre de meilleure humeur.Voudriez~vous me tenir la lanterne un petit moment ?…

Je la lui pris des mains ; il se dirigeavers la porte.

– … Son garde-manger est à côté.Excusez-moi quelques secondes, vous voulez bien ?

Il sortit, et la porte se referma derrière luiavec un cliquetis métallique.

Je tressaillis. Une soudaine vague de terreurm’envahit. L’idée confuse d’une trahison abominable me glaça lesang. Je bondis sur la porte, mais à l’intérieur il n’y avait pasde loquet.

– Hé bien ! criai-je. Faites-moisortir !

– Ne faites pas tant de chahut ! merépondit mon cousin dans le couloir. Vous avez la lanterne,n’est-ce pas ?

– Oui, mais je n’ai nulle envie d’êtreenfermé tout seul comme cela.

– Tiens ? Vous n’en avez pasenvie ?…

J’entendis son petit rire amusé.

– … Vous ne resterez pas longtemps seul,je vous le promets !

– Laissez-moi sortir, Monsieur !répétai-je furieux. Je vous assure que je ne suis pas homme àtolérer des plaisanteries pareilles.

– Plaisanteries est tout à fait le motqui convient ! me répondit-il avec un nouveau petit rire.

Et tout à coup j’entendis, au milieu duvacarme de la tempête, le grincement et le geignement de lamanivelle, et le bruit des barreaux qui commençaient à glisser parla fente. Grands dieux, il était en train de lâcher le chatbrésilien !

À la lueur de ma lanterne, je vis les barreauxse mettre lentement en marche. Déjà un espace de trente centimètresde large les séparait du mur à l’autre bout. Poussant un cri, jem’agrippai au dernier barreau et je tirai dessus avec la rage d’undément. (Il est vrai que j’étais devenu fou de fureur etd’horreur). Pendant deux minutes environ, je maintins le barreauimmobile. Je savais que mon cousin appuyait de toute sa force surla manivelle, et que la puissance du levier finirait par vaincre marésistance. Je ne cédai que centimètre par centimètre ; monpied glissait sur les dalles, mais je ne cessais de supplier cemonstre inhumain de m’épargner une mort aussi atroce. Je l’adjuraisau nom de notre parenté. J’invoquais son hospitalité. Jel’implorais de me dire quel mal j’avais jamais pu lui faire. Sesseules réponses étaient les secousses qu’il imprimait à lamanivelle ; or, à chaque secousse, un nouveau barreaudisparaissait par la fente. Je me laissai ainsi traîner tout aulong de la cage, jusqu’à ce qu’enfin, les poignets meurtris et lesdoigts ensanglantés, je dusse renoncer à cette lutte inégale. Quandje le lâchai, le mur des barreaux disparut tout d’une pièce. Uninstant après, j’entendis les mules rouges s’éloigner dans lecouloir ; la porte du fond se referma doucement. Tout alorsfut silence.

Pendant ce temps, l’animal n’avait pas bougé.Il était resté étendu sur sa paille ; sa queue avait cessé debattre. Le spectacle d’un homme collé aux barreaux et traîné devantlui l’avait apparemment rempli de stupeur. Je vis ses grands yeuxme regarder fixement. J’avais posé à terre la lanterne quandj’avais voulu me cramponner aux barreaux ; comme elle brûlaittoujours, je voulus m’en saisir, avec l’idée que sa lumièrepourrait me protéger ; mais dès que j’esquissai ce geste,l’animal émit un grondement menaçant. Je m’arrêtai etm’immobilisai, avec l’épouvante dans le cœur. Le chat (en admettantque l’on puisse appeler d’un nom aussi aimable une bête aussiterrifiante) n’était pas à plus de trois mètres de moi. Ses yeuxluisaient comme deux disques de phosphore dans l’obscurité. Ilsétaient fascinants. Je ne pouvais détacher d’eux les miens. Dansces moments d’une telle intensité, la nature nous joue des toursétranges : ces lueurs croissaient et décroissaient selon unrythme régulier. Tantôt elles ressemblaient à deux pointsminuscules d’une luminosité extrême, à des étincelles électriquesdans une chambre noire, tantôt elles s’élargissaient ets’agrandissaient jusqu’à ce que tout l’angle qu’il occupait fûtrempli de leur lumière funeste. Et puis elles s’éteignirentsoudainement.

L’animal avait fermé les yeux. Je ne sais pasce qu’il y a de vrai dans l’antique idée de la domination du regardhumain ; aussi bien le chat brésilien pouvait avoir sommeil.Toujours est-il qu’au lieu de manifester une intention agressive,il posa sa tête noire et lustrée sur ses grosses pattesantérieures, et m’eut tout l’air de vouloir dormir. N’osant pasbouger de peur d’altérer son humeur, au moins je pouvais réfléchir,puisque ces yeux épouvantables ne m’observaient plus. Donc, j’étaisenfermé pour la nuit avec ce fauve. Mes instincts personnels secombinaient avec les propos du scélérat qui m’avait pris au piègepour m’avertir que j’avais affaire à un animal aussi féroce que sonmaître. Comment conjurer ce péril jusqu’au matin ? Du côté dela porte, aucun espoir ; quant aux fenêtres, elles étaientétroites, et munies de barreaux. Nulle part il n’y avait un refuge,un abri dans cette pièce nue. Appeler au secours aurait étéabsurde : je savais que ce repaire était une dépendance, etque le couloir qui le reliait à l’aile de la maison avait trente ouquarante mètres de long. En outre, avec la tempête qui sedéchaînait à l’extérieur, mes cris ne seraient pas audibles. Je nepouvais me fier qu’à mon courage et à mon astuce.

Hélas, une nouvelle vague de désespoir mesubmergea ! Dans dix minutes la lanterne allait s’éteindre. Ilne me restait plus que dix minutes pour agir. Je me rendais compteque je serais incapable de me défendre si je demeurais dans lesténèbres en compagnie de ce fauve. Y penser me paralysait. Mes yeuxangoissés firent le tour de cette chambre de condamné à mort ;ils se posèrent sur le seul endroit qui ne me promettait pas unesécurité totale, mais où je me trouverais moins exposé que sur leplancher nu.

La cage avait un toit aussi bien qu’unefaçade ; ce toit était demeuré horizontal quand la façadeavait glissé par la fente. Son armature était constituée par desbarreaux séparés par quelques centimètres de treillage en fil defer, et il reposait de chaque côté sur un gros étai. Il ressemblaità un grand dais tendu au-dessus de la silhouette tapie dansl’angle. Entre cette étagère de fer et le plafond il y avaitsoixante-dix ou quatre-vingts centimètres. Si seulement jeparvenais à grimper là et à me coincer entre les barreaux et leplafond, je ne serais plus vulnérable que d’un côté, ma sécuritéétant assurée par dessous, par derrière, à la tête et aux pieds. Jene pourrais être attaqué que par la face libre, sur le devant. Là,il est vrai, je ne bénéficiais d’aucune protection. Du moins ne metrouverais-je pas sur le chemin de l’animal quand il commencerait àtourner dans son repaire. Il lui faudrait rompre avec ses habitudespour m’atteindre. Mais si je voulais agir, ce devait êtremaintenant ou jamais, car une fois la lanterne éteinte, je n’enaurais plus la possibilité. Avec une boule d’anxiété dans la gorge,je m’élançai ; je saisis le rebord en fer du toit de la cage,et pantelant je fis un rétablissement pour me hisser au-dessus. Ensouplesse, je m’étendis sur le ventre, pour m’apercevoir que monregard tombait droit dans les yeux terrifiants du chat. Il mesoufflait son haleine puante dans la figure ; j’avaisl’impression de me trouver au-dessus d’une marmited’immondices.

Il parut, toutefois, plus étonné qu’irrité.Dépliant toute la longueur de son dos noir, il se leva, s’étira etbailla ; après quoi il se dressa sur ses pattes de derrière,appuya une patte antérieure contre le mur et leva l’autre pourfaire passer ses griffes entre les fils de fer du treillage qui mesupportait. Un crochet blanc, pointu, déchira mon pantalon (j’étaisencore en costume de soirée) et creusa un sillon dans mon genou. Cen’était pas, à proprement parler, une agression, mais plutôt uneexploration. En effet, je laissai échapper un petit cri de douleur,et il retomba en arrière sur ses quatre pattes ; sautant aveclégèreté, il commença à faire le tour de la pièce, en levant detemps à autre la tête dans ma direction. Je me reculai le pluspossible pour coller mon dos contre le mur. Plus je m’éloigneraisdu bord, plus il lui serait difficile de m’attaquer.

Depuis qu’il avait commencé à s’agiter, ilsemblait plus nerveux. Il courait rapidement et silencieusementtout autour de la salle, passait et repassait sous mon abri.C’était merveilleux de voir une aussi grosse masse filer comme uneombre sans autre bruit que le léger martèlement mat de ses pattesde velours ! La flamme de la lanterne était presqueinvisible ; je distinguais à peine l’animal. Et puis, sur uneultime lueur, elle s’éteignit. J’étais seul dans l’obscurité avecla bête.

Quand on sait qu’on a tenté tout le possibleet même l’impossible, on affronte mieux un péril : on n’a plusqu’à attendre paisiblement la suite des événements. Dans le casprésent, j’occupais l’unique endroit qui m’assurait une sécuritérelative. Je m’allongeai donc et je me laissai bercer par l’espoirque l’animal pourrait oublier ma présence si je ne faisais rienpour la lui rappeler. Je calculai qu’il devait être déjà deuxheures du matin. À quatre heures il ferait jour. Deux heures àattendre !

Dehors la tempête faisait encore rage, et lapluie fouettait les petites fenêtres. À l’intérieur, l’atmosphèreétait fétide. Je ne pouvais ni voir ni entendre le chat. J’essayaide ne plus penser à lui. Une seule chose parvint à me distraire dema situation terrible : la félonie de mon cousin, sonhypocrisie incomparable, la haine maligne qu’il me portait. Sous cemasque poupin, jovial, se dissimulait l’esprit d’un assassin dumoyen âge. En y réfléchissant, je voyais plus nettement comment ilavait préparé son plan. Ostensiblement, il était monté se coucheren même temps que les autres. Sans doute avait-il des témoins quil’affirmeraient. Puis, en cachette, il était redescendu, il m’avaitattiré dans cet antre et il m’y avait abandonné. Son histoireserait aussi simple : il dirait qu’il m’avait laissé terminermon cigare dans la salle de billard, que de mon propre chef j’étaisallé regarder le chat une dernière fois, que j’étais entré dans lasalle sans avoir remarqué que la cage était ouverte, et que j’avaisété dévoré. Comment un crime pareil pouvait-il lui êtreimputé ? On le soupçonnerait, peut-être ; mais quellepreuve l’accuserait ? Aucune !

Comme ces deux heures passaientlentement ! Une fois j’entendis un bruit de râpe ; jesupposai que l’animal se léchait les poils. À plusieurs reprisesses yeux verdâtres se tournèrent dans ma direction, mais jamaispour me regarder fixement. Je commençais à espérer vraiment qu’ilm’avait oublié ou qu’il voulait m’ignorer. Enfin, la première lueurde l’aube filtra par les fenêtres. Je vis d’abord deux carrés grissur le mur noir, puis le gris devint blanc ; alors jedistinguai à nouveau mon terrible compagnon. Mais lui aussi, hélas,pouvait me repérer !

Tout de suite je devinai que son humeur étaitbeaucoup plus agressive, beaucoup plus dangereuse. Le froid dumatin l’avait irrité, et il devait avoir faim. Grondant sans arrêtil arpentait le côté de la pièce qui me faisait face et qui étaitle plus éloigné de mon abri. Il avait les moustaches hérissées, saqueue se balançait furieusement. Quand il pivotait aux angles, sesyeux féroces se levaient vers moi ; j’y lisais clairement laplus terrible des menaces ; je savais qu’il voulait ma mort.Et pourtant, même à ce moment, je ne pouvais m’empêcher d’admirerla grâce ondoyante de cette créature démoniaque, ses mouvementslongs et souples, le lustre de ses flancs, la palpitation de lalangue rouge qui pendait de son museau noir. Il grondait de plus enplus fort. Je m’attendais d’une minute à l’autre à son assaut.

L’heure était bien triste pour mourirainsi ! J’avais froid, je grelottais dans mon costume du soir,j’étais désespérément mal sur mon gril de torture. Je m’efforçaisd’élever mon âme au-dessus du sort qui m’attendait, mais en mêmetemps, avec la lucidité qui est l’apanage de l’homme prêt à tout,je cherchais du regard si rien ne pouvait me permettre de luiéchapper. Il m’apparut, alors, que si l’armature de barreauxconstituant la façade de la cage revenait se placer comme ellel’était avant que mon cousin eût actionné la manivelle, je pourraismoi-même me mettre dans la cage et trouver refuge derrière lesbarreaux. Mais comment tirer les barreaux sans éveiller l’attentionde l’animal ? Et même, pourrais-je les faire glisser sans leconcours de la manivelle extérieure ? Lentement, trèslentement, j’avançai une main et je la posai sur le dernier barreauqui n’était pas rentré dans le mur. J’eus la bonne surprise deconstater que l’armature de barreaux obéissait facilement à matraction. Certes, il ne m’était pas commode de la tirer, puisque jem’y accrochais. Néanmoins j’opérai par petites tractions : dixcentimètres de la façade de la cage sortirent du mur. Elle devaitêtre montée sur roulettes. Je tirai encore… Et brusquement le chatbondit.

Ce bond fut si rapide, si soudain, queréellement je ne le vis pas. J’entendis uniquement un grondementsauvage et, dans la seconde suivante, les yeux jaunes étincelants,la tête noire aplatie avec sa langue rouge et ses dents blanches,se trouvèrent à portée de ma main. Le choc secoua le treillage surlequel j’étais étendu ; je crus qu’il allait s’effondrer.Suspendu au rebord par les pattes antérieures, le chat commença parse balancer ; son museau et ses griffes me touchaientpresque ; ses pattes postérieures griffaient le treillage pourtrouver une prise. Son haleine me donnait la nausée. Mais il avaitmal calculé son saut et il ne put pas exécuter son rétablissement.Grimaçant de rage, mordant follement les barreaux, il se balança enarrière avant de retomber lourdement sur le plancher. En grondant,il se retourna aussitôt et se ramassa pour bondir une deuxièmefois.

Je savais que mon sort se jouerait dans lesprochaines secondes. Une première expérience avait renseignél’animal. Il ne se tromperait pas pour la deuxième. Il fallait quej’agisse rapidement, témérairement au besoin, si je voulais avoirune chance de survivre. J’eus une idée : je retirai mon vestonet je le jetai sur la tête de la bête. En même temps je me laissaitomber par-dessus le bord, empoignai l’armature des barreaux defaçade et la tirai de toutes mes forces vers l’intérieur.

Elle glissa plus facilement que je l’auraiscru. Je traversai toute la largeur de la pièce en l’entraînantderrière moi. Mais fatale erreur, je m’étais placé à l’extérieurdes barreaux ! Si je m’étais trouvé à l’intérieur, je m’enserais tiré sans dommage. Toujours est-il que je dus m’arrêter uninstant pour me faufiler dans l’ouverture que j’avais laissée libreentre le mur et les barreaux. Cet instant suffit à l’animal pour selibérer du veston avec lequel je l’avais encapuchonné, et pourbondir. Je me jetai dans l’ouverture et je poussai lesbarreaux ; mais avant que j’eusse pu les amener complètementjusqu’à l’autre mur, le chat brésilien m’attrapa une jambe. Un coupde son énorme patte déchira cruellement mon mollet. Ensanglanté,épuisé par l’émotion, je me laissai tomber sur la pailleimmonde ; une rangée de barreaux bien sympathiques me séparaitdu fauve qui, frénétiquement, multipliait contre eux de vainsassauts.

Trop endolori pour bouger, trop faible pouréprouver de la peur, je ne pouvais que rester étendu, plus mort quevif, et surveiller mon ennemi. Il pressait les barreaux de sonlarge poitrail noir, et essayait de me pêcher avec ses pattes encrochet, comme font les petits chats devant une souricière. Ilgrattait mes vêtements, mais il était incapable de me toucher.J’avais entendu parler du curieux effet d’engourdissement queprovoquent les blessures infligées par de grands carnivores ;j’allais vérifier cette théorie ; en effet, je perdaisgraduellement tout sens de la personnalité, et je suivais lestentatives du chat comme si je n’étais pas la proie qu’il guettait.Et puis, mon esprit délira peu à peu dans des rêves confus oùrevenaient constamment cette tête noire et sa langue rouge.Finalement je sombrai dans le nirvana du délire, ce soulagementbéni que la nature procure à ceux qu’elle soumet à une trop rudeépreuve.

Repassant ultérieurement le cours desévénements dans ma tête, je suis arrivé à la conclusion que j’ai dûdemeurer évanoui pendant deux heures. Ce qui me tira du coma fut lecliquetis métallique de la serrure par lequel avait débuté monaventure. Avant que je fusse suffisamment réveillé pour avoir uneperception nette des choses, j’aperçus le visage rond etbienveillant de mon cousin qui regardait par la porte ouverte. Lespectacle qu’il eut sous les yeux dut évidemment le surprendre. Lechat était allongé par terre, tandis que moi, j’étais dans la cagecouché sur le dos, en bras de chemise, le pantalon en lambeaux, etbaignant dans une mare de sang. Je revois encore son air stupéfait,car il était bien éclairé par la lumière du soleil. Il regarda demon côté. À plusieurs reprises. Puis il ferma la porte derrièrelui, et il avança vers la cage pour voir si j’étais bien mort.

Je ne saurais dire exactement ce qui advint.Je n’étais pas en état de servir de témoin. Je peux certifiersimplement que je me rendis compte qu’il me tournait le dos pourfaire face à l’animal.

– Mon bon Tommy ! s’écria-t-il.Brave vieux Tommy !…

Il se rapprocha de la cage à reculons.

– … Bas les pattes, stupide animal !gronda-t-il. Couchez, Monsieur ! Ne reconnaissez-vous plusvotre maître ?…

Et alors, dans mon esprit brumeux, un souvenirs’éveilla. Il m’avait dit que le goût du sang transformerait cechat en démon. Mon sang avait coulé. Il allait en payer leprix.

– … Allez-vous-en ! hurla-t-il.Allez-vous-en, démon ! Baldwin ! Baldwin ! Oh, monDieu !

Je l’entendis tomber, se relever, tomberencore. J’entendis aussi comme le bruit d’une toile que l’ondéchire. Ses hurlements faiblirent, s’étranglèrent, s’éteignirentdans le grondement féroce du chat. Je croyais qu’il était mort.Mais je vis comme dans un cauchemar, une forme humaine défigurée,déguenillée, dégouttant de sang, courir follement tout autour de lapièce. Telle fut la dernière image que j’emportai de lui avant dem’évanouir à nouveau.

Je mis plusieurs mois à me rétablir. En fait,je ne peux pas dire que je suis rétabli, car je devrai marcher avecune canne jusqu’à la fin de mes jours, en souvenir de ma nuit avecle chat brésilien. Baldwin, le groom, et les autres domestiquesfurent incapables d’expliquer ce qui était arrivé, quand attiréspar les cris d’agonie de leur maître, ils m’avaient trouvé derrièreles barreaux, tandis que les restes de mon cousin (ce ne fut queplus tard qu’ils découvrirent que c’était ses restes) gisaient sousles griffes du fauve qu’il avait élevé. Ils acculèrent le chat dansun angle avec des barres de fer rougies à blanc, puis ilsl’abattirent par le guichet de la porte ; ce n’est qu’ensuitequ’ils purent m’extraire de la cage. Je fus transporté dans machambre et là, sous le toit de celui qui aurait bien voulu être monassassin, je demeurai plusieurs semaines entre la vie et la mort.Soigné par un médecin de Clipton et une infirmière de Londres, jepus être ramené à Grosvenor Mansions au bout d’un mois.

De cette maladie je garde une image quiparticipe peut-être du délire où se débattait mon cerveau. Un soir,pendant que l’infirmière était absente, la porte de ma chambres’ouvrit : une femme de grande taille et en vêtements de deuilse glissa chez moi. Quand elle pencha au-dessus de mon lit sonvisage jaunâtre, je la reconnus : c’était la Brésilienne quemon cousin avait épousée. Elle me regarda avec une physionomie fortaimable.

– Avez-vous toute votreconnaissance ?… me demanda-t-elle.

Je répondis par un léger signe de tête, carj’étais encore très faible.

– … Hé bien, je voulais seulement vousfaire admettre que ce qui vous est arrivé est de votre faute.N’ai-je pas fait tout ce que je pouvais pour vous ? Depuis ledébut, je me suis efforcée de vous faire partir. Par tous lesmoyens au risque de trahir mon mari, j’ai essayé de vous sauver. Jesavais qu’il avait un motif puissant pour vous faire venir auxGreylands. Je savais qu’il ne vous laisserait jamais repartir.Personne ne le connaissait mieux que moi, qui ai tant souffert àcause de lui. Je n’osais pas vous le dire. Il m’aurait tuée. Maisj’ai agi de mon mieux. Étant donné la tournure prise par lesévénements, vous avez été le meilleur ami que j’aie jamais eu. Vousm’avez rendu la liberté ; je croyais que seule la mort melibérerait. Je regrette que vous soyez blessé, mais je ne peuxm’adresser aucun reproche. Je vous ai traité d’idiot. Vous vousêtes effectivement conduit comme un idiot !

Sur ce, cette femme bizarre, acide, sortit dema chambre. Je ne devais plus jamais la revoir. Avec ce qu’elleretira des biens de son mari, elle regagna son pays natal ;j’appris par la suite qu’elle avait pris le voile à Pernambouc.

Quelque temps après mon retour à Londres, lesmédecins m’autorisèrent à reprendre le cours de mes affaires.Permission qui ne me plut guère, car je redoutais qu’elle neprécédât une ruée de mes créanciers. Mais la première visite que jereçus fut celle de Summers, mon notaire.

– Je suis très heureux de constater queVotre Seigneurie se porte beaucoup mieux ! me dit-il en guised’exorde. J’ai attendu longtemps avant de vous présenter mescompliments.

– Que voulez-vous dire, Summers ? Cen’est pas l’heure de plaisanter, croyez-moi !

– Je voulais dire exactement ce que j’aidit. Depuis six semaines vous êtes Lord Southerton ; mais nousavions peur que la nouvelle compromît votre rétablissement.

Lord Southerton ! L’un des pairs les plusriches d’Angleterre ! Je ne pouvais en croire mes oreilles. Etpuis, tout à coup, je réfléchis au laps de temps qui s’étaitécoulé, depuis son décès.

– Lord Southerton serait donc mort à peuprès à l’époque de mon accident ?

– Il est mort le même jour…

Summers me regarda fixement. Très perspicace,il avait certainement deviné la véritable nature de mon« accident ». Il s’arrêta un moment, comme s’il attendaitde moi une confidence, mais je ne voyais pas ce que je gagnerais àébruiter un scandale de famille.

– … Oui, c’est une coïncidenceétrange ! reprit-il avec le même regard pénétrant. Vous saveznaturellement que votre cousin Edward King venait immédiatementaprès vous dans l’ordre de la succession. Si donc vous aviez étédévoré à sa place par ce tigre ou je ne sais quelle bête féroce, ceserait lui qui serait aujourd’hui Lord Southerton, et pas vous.

– Sans aucun doute !

– Cette perspective l’avait sans doutegrandement intéressé, ajouta Summers. J’ai appris par hasard que levalet de feu Lord Southerton était à sa solde, et qu’il luienvoyait régulièrement des télégrammes plusieurs fois par jour pourle tenir au courant de l’état de santé du malade. Cela se passait àl’époque où vous vous trouviez aux Greylands. N’était-il pasbizarre qu’il souhaitât tellement être informé, puisqu’il savaitqu’il n’était pas l’héritier direct ?

– Très bizarre ! répondis-je. Etmaintenant, Summers, si vous aviez la bonté de m’apporter mesfactures et un nouveau carnet de chèques, nous pourrions commencerà mettre un peu d’ordre dans mes affaires.

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