Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

MME DE SÉVIGNÉ ET SES ENFANTS À LA COURDE VERSAILLES

&|160;

(1662)

&|160;

Marie de Rabutin Chantal, marquise de Sévigné,était restée veuve, en 1651, à l’âge de vingt-cinq ans, après septannées de mariage. Le marquis de Sévigné, qui estimait sa femme etne l’aimait pas, disait-il lui-même, s’était fait tuer dans unduel, dont la cause n’avait rien de bien honorable pour sa mémoire.Madame de Sévigné, qui aimait son mari et ne l’estimait guère, leregretta sincèrement et ne se consola de l’avoir perdu qu’en seconsacrant à l’éducation de ses deux enfants, un fils, né en 1647,une fille, née en 1648.

La marquise de Sévigné était une des femmesles plus remarquables du temps de Louis XIV. Elle appartenait, parsa naissance, aux plus hautes classes de la noblesse française, etelle avait été élevée, avec la plus soigneuse sollicitude, sous lesyeux de son oncle, l’abbé de Coulanges, qui prit à tâche decultiver en même temps la raison et l’intelligence de cetteintéressante orpheline. C’est aux conseils paternels de son dignetuteur que Marie de Rabutin Chantal fut redevable du bon emploiqu’elle fit, pendant toute sa vie, de ses grandes qualités morales.Elle avait reçu, de bonne heure, une instruction aussi solidequ’étendue. Le savant Ménage, son précepteur, lui apprit le latin,l’italien et l’espagnol, en lui enseignant tous les raffinements,toutes les délicatesses de la langue française&|160;; Chapelain,qui passait pour le critique le plus judicieux, avait bien voulujoindre ses leçons à celles de Ménage.

La gracieuse élève de ces deux littérateurséminents brilla donc, à la cour d’Anne d’Autriche, par son espritautant que par sa beauté&|160;; elle fut aussi une des Précieusesles plus admirées de l’hôtel de Rambouillet, si célèbre par lesréunions de femmes distinguées qui composaient le cercle fameux dela marquise de Montausier&|160;; car, à cette époque, le nom deprécieuse n’était pas encore pris en mauvaise part et nes’appliquait qu’à des personnes d’un esprit supérieur. Après sonveuvage, la marquise de Sévigné, qui était alors dans tout l’éclatde la jeunesse, renonça au monde et se donna tout entière à sesenfants, qu’elle éleva comme elle avait été élevée elle-même. Ellevivait retirée, à Paris, dans le quartier du Marais, sans vouloirreparaître à la cour et sans tenir compte des occasions quis’offraient à elle de se remarier avec avantage. Elle bornait sesrelations au commerce de quelques amis, que lui recommandaientl’honorabilité de leur caractère et les agréments de leur société.Elle avait même fermé sa porte à son cousin le comte deBussy-Rabutin, malgré l’attachement qu’elle lui conservait depuisleur enfance, quand ce gentilhomme, qui était maréchal de camp dansles armées du roi, et qui pouvait aspirer à une position importantedans les grandes charges de l’État, s’il eût été plus sage et plusprudent, se laissa entraîner au courant d’une vie folle etdésordonnée.

Cependant, les deux enfants de madame deSévigné étaient en âge de faire leur entrée dans le monde, et lamère n’avait plus de motifs pour continuer à se séquestrer avec euxdans une retraite presque claustrale. C’était à la fin de 1662.Charles de Sévigné avait atteint sa seizième année, sa sœurFrançoise allait avoir quinze ans&|160;: l’un devait bientôt sepréparer à entrer dans la carrière militaire&|160;; l’autre étaitdéjà digne de paraître à Versailles, auprès de sa mère, la belle etcharmante marquise de Sévigné, qu’une absence de douze annéesn’avait pas fait oublier de ses contemporains de l’anciennecour.

Cette jeune fille se trouvait douée de tousles avantages que la nature avait départis à sa mère, mais ellen’en savait pas encore le prix, car elle était d’une modestie sanspareille et d’une excessive timidité, qui ne diminuait pas laconscience qu’elle pouvait avoir de la distinction de sa figure etde son esprit. Son frère, au contraire, qui n’était, ni moins beau,ni moins bien fait, ni moins spirituel, s’exagérait peut-être sesqualités et son mérite, en se croyant appelé à marcher l’égal desplus nobles et des plus brillants seigneurs de la cour de LouisXIV.

Au mois de novembre 1662, la marquise deSévigné reçut une lettre de François de Beauvillier, comte deSaint-Aignan, premier gentilhomme de la chambre, qui lui annonçaitque le roi avait parlé d’elle avec éloges et que Sa Majestédésirait la voir figurer, ainsi que sa fille, dans le Balletdes Arts, qu’on montait alors à Versailles pour y êtrereprésenté vers le milieu de janvier de l’année suivante. À laréception imprévue de cette lettre, madame de Sévigné tint conseilavec ses enfants&|160;: son fils ne se sentait pas de joie, àl’idée d’être présenté à la cour&|160;; mais sa fille eût préférése voir dispensée d’accepter un honneur qui lui causait d’avancetant de trouble et d’embarras. Une invitation du roi était unordre, auquel il fallait se soumettre, sous peine d’être à jamaisen disgrâce. Cependant madame de Sévigné cherchait un prétexte pourse faire une excuse et un motif de refus. Elle écrivit à soncousin, le comte de Bussy-Rabutin, qui était l’ami du comte deSaint-Aignan, et elle le pria de trouver l’excuse qu’elle pût fairevaloir.

Bussy-Rabutin s’empressa de lui répondre qu’iln’y avait pas d’excuse admissible&|160;; que le roi avait daigné,en effet, remarquer son absence à la cour, et que ce serait perdrel’avenir de son fils, compromettre celui de sa fille, et se rendrepour toujours indigne des bonnes grâces de Sa Majesté, qued’hésiter à se montrer à Versailles, avec ses deux enfants, quandle roi daignait l’y inviter.

Madame de Sévigné ne balança plus et réponditau comte de Saint-Aignan, qu’elle était vivement touchée des bontésdu roi à son égard, et qu’elle se conformerait humblement auxintentions de Sa Majesté.

De ce moment, tout est changé dans l’intérieurde la marquise de Sévigné. On ne songe plus qu’aux préparatifs d’unpremier voyage à Versailles. Il y a bien un vieux carrosse sous laremise et un assez bon cheval dans l’écurie&|160;: le second chevalest acheté&|160;; le carrosse est repeint et remis à neuf&|160;; lecocher et le petit laquais auront des livrées neuves. Madame deSévigné n’avait qu’à se souvenir, pour aviser aux nécessités detoilette qu’exigeait une présentation à la cour. Les joailliers,les lingères, les couturières, les cordonniers, tous les marchandsqui concourent à l’œuvre compliquée du costume féminin et masculin,sont mandés à la fois pour exécuter en toute hâte les habits decour, pour la mère et ses deux enfants. Depuis près de douze ansque madame de Sévigné était veuve, elle avait affecté la plusgrande simplicité dans sa manière de se vêtir, mais elle n’avaitpas perdu le sentiment et le goût de l’élégance. Ce fut donc ellequi prit plaisir à diriger et à inspirer les ouvriers et lesouvrières, qui travaillèrent aux riches habillements que son filset sa fille devaient porter à Versailles.

C’était le commencement des splendeurs durègne de Louis XIV. Aussitôt après son mariage en 1660, le roiavait eu la pensée de faire de Versailles la ville royale et lesiège de la royauté. Le petit château, construit par Louis XIII,n’avait pas été fait pour y établir une cour, et la cour la plusmagnifique de l’Europe. Le roi s’était refusé, toutefois, à fairedisparaître cet ancien château&|160;; il l’avait conservé, aucontraire, en souvenir de son père, et il ordonna seulement, en1661, à son architecte, Louis Levau, de faire un nouveau plan, danslequel il encadrerait de nouveaux bâtiments magnifiques le petitchâteau primitif. On commença sur-le-champ les constructions, quifurent poussées avec tant de vigueur et de promptitude, que, dansl’espace de dix-huit mois, on avait élevé une partie de cesbâtiments, qui devaient composer le château neuf.

Louis XIV se plaisait à suivre les travaux, etil était si impatient de prendre possession de sa résidence deVersailles, qu’il venait de temps à autre occuper l’ancien châteauavec ce qu’on appelait la jeune cour. Mais les grandes réceptionsavaient toujours lieu dans les châteaux de Saint-Germain, deVincennes et de Fontainebleau, où la cour n’était pas gênée parl’exiguïté du local. Ce fut dans ces différents châteaux que sedonnaient les représentations de ballets et de comédies, qui nefurent définitivement transportés au château de Versailles qu’auprintemps de l’année 1664.

Louis XIV voulait cependant inaugurer, enquelque sorte, ce château, par une fête théâtrale, dès les premiersjours de 1663, et il avait commandé à Benserade le programme d’unballet, qu’il devait danser, en personne devant les deux reines, lareine-mère Anne d’Autriche et la reine Marie-Thérèse sa femme, avecsa belle-sœur Madame Henriette d’Angleterre. Ce ballet,intitulé&|160;: Ballet des Arts, se composait de septentrées ou intermèdes sur des sujets divers, savoir&|160;:l’Agriculture, la Navigation, l’Orfèvrerie, la Peinture, la Chasse,la Chirurgie et la Guerre. Le roi avait choisi lui-même les dameset demoiselles qui seraient chargées des rôles de danse, danschacune de ces entrées. C’est ainsi qu’il se rappela la bellefigure que la marquise de Sévigné faisait dans les ballets de cour,avant son veuvage, et ayant été prévenu que la fille de cette damen’était pas inférieure à sa mère en beauté et en grâce, il avaitmanifesté le désir de les avoir toutes deux parmi les danseuses deson ballet. Les répétitions de la danse et du chant se faisaientalors une fois par semaine dans la salle provisoire du théâtre, etle roi ne dédaignait pas d’y assister avec les princes etprincesses de sa famille.

Madame de Sévigné fut donc invitée à venirpasser deux jours au château de Versailles, avec sa fille et sonfils, qui auraient chacun à remplir un rôle dans le ballet. Lejeune marquis de Sévigné devait être un des guerriers de la suitede Mars, à l’entrée de la Guerre&|160;; mademoiselle de Sévigné,une des nymphes de Diane, à l’entrée de la Chasse. Quant à madamede Sévigné, qui avait un caractère de beauté noble et majestueuse,le comte de Saint-Aignan lui avait réservé le rôle de Cybèle, dansl’entrée de l’Agriculture, où la duchesse d’Orléans avait demandéle rôle de Flore. L’heure de la répétition exigeait que tous lespersonnages du ballet fussent à leur poste, vers la tombée du jour,car le roi arrivait ordinairement à la répétition, vers sept heuresdu soir, avec les deux reines, et se retirait, une heure après,pour aller souper. La marquise avait décidé qu’elle partirait deParis à midi, pour avoir le temps de se reposer un peu avant larépétition.

Au moment où elle montait en voiture avec sesenfants, un courrier, venu de Versailles à franc étrier, lui remitun billet sans adresse, fermé d’un cachet aux armes deBussy-Rabutin. Elle l’ouvrit d’une main tremblante et reconnutl’écriture de son cousin. Le billet ne contenait que cesmots&|160;:

«&|160;Je suis victime d’une infâme calomnieet gravement compromis&|160;: il est question de m’envoyer à laBastille et de me faire juger au criminel. Je me trouve fort enpeine, chère cousine, si vous ne me venez pas en aide.

«&|160;On m’assure que vous avez un crédit,que vous emploierez mieux que personne à me sauver. Dépêchez-vousde venir à Versailles. Je vous prie, à votre arrivée, de suivre legentilhomme, qui vous dira le mot du guet, c’est-à-dire&|160;:Trop est trop.&|160;»

Madame de Sévigné ne fit aucune réponse àcette lettre et se garda bien d’en rien dire à ses enfants, maiselle fut très préoccupée, pendant le voyage, qui ne s’accomplit pasen moins de trois heures et demie. Ses enfants respectèrent sapréoccupation et restèrent silencieux, à leur place, en regardantdistraitement ce qui se passait sur la route.

Cette route, assez mal entretenue et seméed’ornières profondes, était constamment obstruée par des chariotsde toutes sortes qui se dirigeaient lentement sur Versailles, oùils voituraient des pierres, du plâtre et des bois, pour laconstruction du château&|160;; des rocailles, des tuyaux de plombet des statues, pour les jardins. Le cocher de madame de Sévignéavait besoin de toute sa prudence pour éviter des chocs et desaccidents, que les charretiers ne songeaient pas à lui épargner, etses plaintes, ses colères, ne servaient qu’à rendre sa positionplus mauvaise et plus difficile vis-à-vis de ces gens brutaux etméchants, qui n’écoutaient ni menaces, ni prières. Le jeune marquisessaya de leur adresser la parole, mais il ne recueillit, de leurpart, que des railleries, des injures et des éclats de rire.Charles de Sévigné, qui était tout fier de se voir habillé engentilhomme, les menaçait de se plaindre à Sa Majesté.

–&|160;Monseigneur, lui répondit d’un airmoqueur le voiturier auquel il s’adressait, Sa Majesté sera bienaise d’apprendre que nous ne cessons, ni jour ni nuit, d’apporterdes matériaux sur les chantiers de Versailles, pour achever lestravaux de la bâtisse. Il y a, tous les jours, deux mille charroisqui passent et repassent, pour le service du roi, sur cette route,où les carrosses ont grandement tort de s’aventurer.

En ce moment, passait, sur la route, à traversun lac de boue liquide, une bien étrange voiture, qui n’était autrequ’un petit haquet, traîné par un petit cheval, qui galopait à fondde train, en faisant jaillir autour de lui un déluge de boue. Cehaquet était chargé d’une espèce de bahut, enveloppé de vieillescouvertures et de toiles de matelas, lequel oscillait à chaquecahot de la charrette, en rendant des sons métalliques et desmurmures plaintifs, auxquels se mêlait une voix humaine. Cesingulier véhicule avait pour conducteurs une vieille femme, quipouvait être prise pour une bohémienne, à cause d’un costume dethéâtre aux couleurs éclatantes, qu’elle cachait sous un vieuxmanteau à capuchon rapiécé, et un jeune garçon, à la mine fine etmalicieuse, qui portait aussi un vieux costume de toile à carreauxbleus et rouges, sur un véritable déguisement théâtral en velours,rehaussé de passementeries d’or. Il avait sur la tête une calotteen cuir noir, qu’il couvrait d’un immense chapeau de feutre àlarges bords, surmonté d’une plume de coq.

La voiture de madame de Sévigné avait été siabondamment éclaboussée par le passage de ce haquet, qui était déjàloin, qu’elle ne présentait plus, d’un côté, qu’une couche de bouejaunâtre. Le marquis de Sévigné, indigné du vilain procédé desconducteurs du haquet, mit la tête à la portière et les somma des’arrêter, sous peine d’avoir affaire au lieutenant civil duChâtelet de Paris. Les gens du haquet ne répondirent à ces menacesque par des éclats de rire, et fouettèrent de plus belle leur petitcheval, qui les eut bientôt mis hors de la portée de la voix et dela vue.

–&|160;Ce sont des coquins de bohémiens, ditCharles de Sévigné avec emportement. Ces fripons-là n’obéissentqu’au bâton. Si je les puis rencontrer plus tard, je les forceraibien à essuyer, avec leur langue, la boue qu’ils nous ontenvoyée.

–&|160;Fi donc&|160;! reprit la marquise deSévigné. Iriez-vous, mon fils, vous commettre avec de pareillesgens&|160;!

–&|160;Si c’étaient des gens de ma sorte,ajouta le jeune homme irrité, ce n’est pas un bâton, mais une bonneépée, que je leur mettrais sous le nez, pour les contraindre à nousdemander pardon, madame ma mère&|160;!

Ils arrivèrent à Versailles, une heure après,et la colère de Charles de Sévigné se réveilla plus terrible, quandil vit que la livrée du cocher et du laquais était mouchetée deboue et semée de taches, comme une peau de panthère.

Les alentours du château ressemblaient à unvaste chantier de construction&|160;; partout, des ouvrierstaillant les pierres, équarrissant le bois, martelant le fer&|160;;partout, des charrois et des charretiers, en mouvement. Ce ne futpas sans peine que le carrosse parvint à se frayer un chemin, entremille obstacles, jusqu’à l’entrée du château. Là, stationnait ungentilhomme, de grand air, coiffé d’un chapeau à panache noir,drapé dans un manteau de couleur sombre, la main gantée sur lapoignée de son épée, les jambes serrées dans de grosses bottes decuir vernis avec éperons d’argent. Il attendait le carrosse et ill’avait reconnu de loin aux armes peintes sur les portières&|160;:il s’en approcha et le fit arrêter, en saluant respectueusement lamarquise de Sévigné.

–&|160;Madame, Trop est trop&|160;!lui dit-il, avec un coup d’œil d’intelligence. J’aurai l’honneur,s’il vous plaît, de vous mener là où vous êtes attendue etsouhaitée, comme l’était, après le Déluge, la colombe, revenant àl’arche de Noé, avec une branche d’arbre verte dans le bec.

–&|160;Monsieur, répondit madame de Sévigné,qui, dans toute autre circonstance, aurait ri de cette comparaisonassez ridicule, veuillez me dire où il faut aller, et je donneraiordre de m’y conduire sur l’heure, car je ne suis pas seule, et mesenfants doivent attendre mon retour, sans quitter la voiture.

–&|160;Vous ne serez pas longtemps absente,Madame, reprit l’inconnu en saluant de nouveau, mais votre carrossene saurait suivre le chemin que nous allons prendre. L’affairepresse, et vous seriez la première chagrine des conséquences d’unretard. Il vaut mieux que votre carrosse s’en aille attendre votreretour, dans la cour basse des Communs, où il vous faudraitdescendre pour gagner le logement qui vous est réservé auchâteau.

–&|160;Monsieur, se prit à dire Charles deSévigné, pendant que sa mère sortait de la voiture, ne tenez pas enmauvaise part le fâcheux état où vous voyez notre carrosse et lalivrée de nos gens. C’est un malotru qui les a ainsi éclaboussés,sur la route, et je suis encore confus et dépité de n’avoir paschâtié son insolence. Si je connaissais son maître, ce maître-làpaierait au double pour son valet.

–&|160;Ne vous échauffez pas pour si peu,Monsieur le marquis, repartit le gentilhomme&|160;: il suffira d’uncoup de brosse, ou d’un coup d’éponge, pour remettre les choses enleur état présentable, et si nous retrouvons le malotru, je vousaiderai à le rosser d’importance.

Le jeune Sévigné rougit d’orgueil, ens’entendant qualifier de marquis par un homme qui, à en juger parle ton et par l’habit, devait appartenir à la maison militaire duroi ou d’un prince du sang. Il se redressa d’un air de suffisanceet envoya un regard satisfait à sa sœur, qui s’était cachée dansses coiffes.

La marquise de Sévigné, quoique richement etgalamment habillée sous son costume de voyage, n’avait pas faitdifficulté de descendre de voiture et d’accompagner à pied songuide inconnu, d’autant plus qu’elle était pourvue d’une doublechaussure qui lui permettait de braver la marche dans de plusmauvais chemins. Elle donna des ordres à ses domestiques, en leurlaissant la garde de ses enfants, et elle s’éloigna, en suivant legentilhomme qui n’eût pas osé lui offrir le bras.

D’après ses instructions, le cocher conduisitle carrosse, en contournant les nouveaux bâtiments du château, dansune des cours de service, où devaient se rendre les voitures detoutes les personnes qui avaient reçu des invitations de la part duroi. Charles de Sévigné causa d’abord de choses et d’autres avec sasœur, qui n’était pas rassurée, en se voyant seule avec lui, enl’absence de leur mère, et qui jetait des regards furtifs par laportière. Elle aperçut avec inquiétude un homme qui semblait fairele guet derrière la voiture et qui ne la perdait pas de vue unmoment. Elle examina timidement les allures de cette espèced’espion, avant de le faire remarquer à son frère.

C’était un petit bout d’homme, gros et court,qui portait fièrement une tête énorme avec la figure la plushétéroclite, et qui ne paraissait pas embarrassé de montrer unepareille figure&|160;: des yeux ronds de chat-huant, un long nezcrochu comme un bec de vautour, une énorme bouche aux dentssaillantes, le tout au milieu d’un masque grimaçant sous une peaujaunâtre et ridée. Ce monstre avait, d’ailleurs, une physionomiejoviale et comique, qui n’était pas faite pour inspirer de ladéfiance ou de l’effroi, malgré la difformité des traits de sonvisage. Il était assez bien pris dans sa taille et ne manquait pas,dans son port, d’une certaine distinction, qui provenait surtout del’assurance que lui donnait sa position personnelle, sinon sonrang, à la cour.

Le costume de ce singulier personnagen’annonçait pas cependant un courtisan. Il était vêtu àl’espagnole&|160;: casaque longue à manches bouffantes et chausseségalement bouffantes autour des reins, tout en satin noir, avec descrevés de satin rouge&|160;; il portait une collerette tuyautée àquatre rangs et une large ceinture de cuir de Cordoue doré. Iltenait à la main une espèce de sceptre, à l’extrémité duquels’agitaient quatre grelots d’argent. Ce sceptre de bois d’ébène,qui n’était pas une canne, devait être un bâton de commandement, etservir d’attribut aux fonctions qu’il avait à remplir dans lechâteau.

–&|160;C’est probablement un des concierges duchâteau, dit Charles de Sévigné. On croirait volontiers qu’il a étéchoisi exprès pour faire peur aux gens.

–&|160;Si nous étions en carnaval, repritmademoiselle de Sévigné, je penserais que c’est un vraicarême-prenant.

Tout à coup Charles de Sévigné reconnut, dansun coin de la cour des Communs, le haquet qui avait si bienéclaboussé le carrosse de sa mère. Le bahut, enveloppé decouvertures et de toiles à matelas, qu’il se souvenait d’avoir vusur ce haquet, ne s’y trouvait plus, mais le cheval était encoreattelé, et le petit marquis aperçut, à l’entrée d’un passage voûté,le conducteur du haquet, lequel ne portait plus son costumedéguenillé, en toile à carreaux de couleurs, mais qui se montraitdans un costume de théâtre en velours noir parsemé d’or, avec unetoque à plumes noires, comme s’il allait monter sur la scène.

–&|160;Par la mordieu&|160;! s’écria Charlesde Sévigné, voici le coquin qui nous a inondés de boue et qui n’ena fait que rire. Je veux lui dire son fait et le traiter comme ilmérite de l’être.

–&|160;Quelle folie&|160;! reprit mademoisellede Sévigné, qui cherchait à le raisonner. Tu n’iras pas sans doutete commettre avec ce comédien&|160;!

Mais Sévigné avait déjà sauté à bas ducarrosse et courait demander une explication à ce grand garçon, quiavait aussi reconnu le carrosse couvert de boue et qui n’était plusdisposé à soutenir une querelle, en plein château de Versailles,contre un jeune seigneur de la cour. Il voulait se dérober à cetterencontre délicate, mais Charles de Sévigné ne lui en donna pas letemps et le saisit rudement par le bras.

–&|160;Mordieu&|160;! monsieur le comédien,lui dit-il, je vous retrouve à propos pour vous faire essuyer avecvotre langue les jolies éclaboussures que vous avez faites sur mesarmoiries et sur la livrée de mes gens.

–&|160;Mon prince&|160;! répliqua leconducteur du haquet, interdit de cette brusque allocution et nesachant à qui il avait affaire&|160;: je vous jure que l’accidentdont vous vous plaignez est arrivé à mon insu, et je m’en lave lesmains…

–&|160;Vous laverez d’abord mon carrosse,interrompit Sévigné, qui avait le caractère le plus querelleur etle plus obstiné. Prenez une brosse, s’il vous plaît, et veneznettoyer la livrée que vous avez si joliment accommodée&|160;!Autrement, j’appelle mes gens et je leur ordonne de vous bâtonnerde la belle manière&|160;!

–&|160;Bâtonner quelqu’un, dans le palais duroi&|160;! cria une voix glapissante, qui força Sévigné à changerd’objet et d’adversaire. Bâtonner M.&|160;Raisin&|160;! ajouta lepetit homme, vêtu de satin noir, qui venait d’accourir, en secouantson sceptre à grelots. C’est là une audace extraordinaire.

–&|160;Si Monsieur était gentilhomme, répliquaSévigné en désignant le comédien qui ne songeait qu’à s’esquiver,je lui aurais proposé de mesurer son épée avec la mienne et de merendre raison de son insulte.

–&|160;Juste ciel&|160;! ce jeune seigneur aperdu le sens&|160;! repartit le petit homme qui brandissait samarotte en la faisant tourner à tour de bras. Provoquer les gens enduel, dans le palais du roi&|160;! Vouloir forcer M.&|160;Raisin àtirer l’épée&|160;! Avoir l’idée infernale de tuer M.&|160;Raisin,chez le roi&|160;! C’est là un crime de lèse-majesté.

–&|160;Monsieur, je vous fais sincèrement mesexcuses&|160;! dit, en s’adressant au marquis de Sévigné, lecomédien qui s’effrayait des conséquences de cette querellebruyante, et je m’en remets à mon ami Langeli pour vous donnersatisfaction.

En disant cela, le comédien salua profondémentet disparut dans un corridor sombre où il s’était jeté pouréchapper à un plus long entretien. Charles Sévigné resta interditet furieux&|160;; il s’apprêtait à porter sa colère contrel’étrange personnage qui l’avait empêché d’avoir raison d’uneinjure, lorsque celui-ci lui toucha l’épaule avec le sceptre àgrelots qu’il n’avait pas cessé d’agiter, comme l’emblème de sonautorité.

–&|160;Monsieur le marquis&|160;! dit-il avecun accent impérieux et sévère, que démentait l’expression burlesquede sa figure grimaçante, nous avons le regret de vous placer sousnotre surveillance immédiate, pour éviter un scandale dans lamaison du roi, et pour nous opposer à un duel entre deux hommesd’honneur. Vous plaît-il de me suivre, Monsieur lemarquis&|160;?

Sévigné crut avoir affaire à un officier dupalais ayant à exécuter un pouvoir quelconque, que cet officiertenait de ses fonctions&|160;; il ne fit aucune résistance etsuivit silencieusement ce nain grotesque, qui marchait en avant,son sceptre levé, comme pour affirmer le droit d’arrestation qu’ilavait invoqué. Ils entrèrent sous la voûte principale des Communsdu château et s’enfoncèrent dans des corridors tortueux et sombresque connaissait le guide de Charles de Sévigné. Ce dernier n’avaitpas peur, mais il éprouvait une sorte d’inquiétude, en s’imaginantqu’il allait comparaître devant un tribunal, car il n’ignorait pasque les duels étaient interdits sous les peines les plusrigoureuses et que le Tribunal des Maréchaux de France ou de laConnétablie réglait sans appel toutes les querelles de pointd’honneur.

Mademoiselle de Sévigné avait compris que sonfrère, dont elle redoutait les emportements et les violences,s’était engagé imprudemment dans une querelle dont elle ne pouvaitapprécier à distance l’objet et la portée, mais elle avait vu seformer autour du centre de la dispute un groupe de spectateurs, quil’empêchaient de distinguer ce qui se passait. Elle entendaitseulement le bruit confus d’une altercation, dans laquelle dominaitla voix de Charles de Sévigné.

Elle attendit avec anxiété la fin del’aventure et elle avertit le petit laquais, qui était debout à laportière du carrosse, de prêter secours à son maître, dès qu’il enserait temps. Le petit laquais, qui n’était pas d’âge à intervenirutilement dans un conflit où son jeune maître aurait besoin d’aide,profita de la permission qu’on lui en donnait, pour venir se réuniraux curieux qui étaient bien aises d’assister au débat d’un jeuneseigneur avec un comédien.

Quand mademoiselle de Sévigné constata que sonfrère n’était plus là, et que la foule qui l’avait entouré sedispersait, elle eut à cœur de savoir ce qu’il était devenu et delui porter elle-même aide et secours, s’il en avait besoin. Elletriompha de sa timidité naturelle, sous l’empire de son affectionfraternelle, et elle descendit de carrosse, sans attendre le retourdu petit laquais qui s’était éloigné. Elle se dirigea résolumentvers l’endroit où Charles de Sévigné avait disparu et elle n’hésitapas à s’avancer dans un corridor solitaire, que son frère avait dûsuivre en partant du même point qu’elle. Mais, quand elle arrivadans une espèce de carrefour auquel aboutissaient cinq ou sixchemins différents, elle en prit un au hasard, lequel n’était passans doute celui que Charles de Sévigné avait pris, car elle n’eutbientôt plus l’espoir de le rejoindre&|160;: elle marchaithâtivement, sans rencontrer personne, au milieu d’un dédale depassages obscurs, qui l’éloignaient du but qu’elle espéraitatteindre, et lorsqu’elle essaya de retourner en arrière, ellereconnut avec anxiété qu’elle s’était tout à fait égarée.

Son effroi s’augmenta de plus en plus, quandelle entendit pousser des cris, qui retentissaient par intervallesà travers les longues galeries voûtées et que les échos souterrainsse renvoyaient de l’un à l’autre, en rendant ces cris lointainsplus inarticulés et plus confus. Elle écoutait, immobile etterrifiée&|160;: à plusieurs reprises, elle avait cru reconnaîtrela voix de son frère, mais aussitôt cette voix, qui semblaitprendre le caractère de la menace et de la colère, avait étécouverte par des éclats de rire prolongés. Puis, des portess’ouvrirent et se fermèrent avec fracas, et tout rentra dans lesilence. Mademoiselle de Sévigné fut plus effrayée de ce silence,qu’elle ne l’avait été des bruits vagues et incertains, qui luiannonçaient du moins la présence de quelques êtres vivants. Elledoubla le pas et n’eut plus d’autre idée que de sortir de l’ombrequi semblait à chaque instant s’épaissir autour d’elle, car la nuitapprochait, et la pauvre jeune fille pouvait prévoir que, d’unmoment à l’autre, elle se trouverait arrêtée, sans savoir où elleserait, au milieu des ténèbres.

C’est alors qu’elle se vit au pied d’un grandescalier, qui paraissait aboutir aux étages supérieurs. Elle nesongea plus à descendre, pour arriver à un passage qui laramènerait à la grande cour des Communs&|160;; elle se préoccupaplutôt de monter dans les Communs, où elle aurait chance derencontrer un des gens du château, qui l’aiderait à regagner soncarrosse. Malheureusement, c’était l’heure du souper, et elle netrouva pas sur son chemin un seul domestique. Enfin, après bien destours et des détours, elle parvint, quand le jour lui faisaitdéfaut, à gagner un corridor éclairé par une lampe. Elle se crutsauvée, d’autant plus qu’elle distinguait, à l’extrémité de cecorridor, une assez vive clarté qui venait d’une porteentr’ouverte.

Elle se dirigea rapidement vers cette porte etentra dans une grande chambre, où elle entendait une voix étoufféeet inintelligible, accompagnée de petits coups répétés, qu’onfrappait contre les parois d’une caisse sonore. La personne quioccupait cette chambre ne devait pas être loin, car elle avaitlaissé sur une console deux grosses bougies allumées. Au milieu dela pièce, il y avait une espèce de coffre immense, dont la formeétait assez inusitée, pour que mademoiselle de Sévigné se rappelâtavoir vu, le jour même, ce coffre bizarre, porté sur un haquet, quetraînait un cheval et que conduisait un homme en costume decomédien, celui-là même avec qui le jeune marquis de Sévignés’était pris de querelle sur la route de Versailles. Ce souvenirimprévu n’annonçait rien de bon à mademoiselle de Sévigné, quin’avait rien de plus pressé que de sortir de cette chambre, maiselle en fut empêchée par l’approche de deux personnes qui allaienty rentrer, en parlant à demi-voix. En même temps, les petits coups,qu’elle avait entendus résonner comme dans un meuble, retentirentde nouveau, et la voix qui les accompagnait sourdement devint plusdistincte et plus grondeuse.

–&|160;Voulez-vous donc que je meurelà-dedans&|160;! criait la voix. J’aimerais mieux être enfermé dansun cachot, que dans cette boîte&|160;! Père, délivre-moi, pourl’amour de Dieu&|160;! J’ai grand besoin de respirer un peu, avantde commencer mes exercices. Je me passerai de nourriture, bien queje n’aie ni bu ni mangé depuis notre départ&|160;! Holà&|160;! vousm’avez donc abandonné, que vous ne répondez pas à mesplaintes&|160;? Par pitié&|160;! grand’mère, obtiens pour moi unquart d’heure de liberté, afin que je puisse reprendrehaleine&|160;! Père, au nom du Ciel&|160;! Grand’mère, bonnegrand’mère, sauve la vie à ton petit Jean-Baptiste&|160;!

Mademoiselle de Sévigné n’avait pu saisirqu’une partie de ces paroles, prononcées avec l’accent de la prièredans l’intérieur du grand coffre, où devait être renfermé unpersonnage invisible, qui ne se lassait pas de cogner contre lesparois de sa prison. Elle n’osa pas attendre de pied ferme les deuxindividus, qui se querellaient, au moment où ils allaientreparaître dans la chambre, et elle se cacha, toute tremblante,derrière une tapisserie qui la dérobait à la vue de ce comédien etde cette vieille bohémienne, qu’elle n’avait pas oubliés, depuis laquerelle de son frère avec eux.

–&|160;Auras-tu bientôt fini de faire lesabbat, méchant garçon&|160;? s’écria le comédien, d’une voix destentor. As-tu juré de ruiner ta famille&|160;? Je ne sais qui metient que je ne te roue de coups, mauvais drôle&|160;! Jet’emprisonnerai dans ta boîte, dix jours durant&|160;!

–&|160;Jacques, sois donc plus humain pourl’enfant&|160;! reprit la vieille femme, d’un ton suppliant. Lepauvre petit est encore à jeun depuis ce matin…

–&|160;Il a eu le temps de dormir, répliquadurement le comédien. Le fripon sait bien que tu ne voudrais pasqu’il se couchât sans souper&|160;! N’est-il pas juste que nouscommencions par souper nous-mêmes, nous qui avons le plus de peineet de travail&|160;?

–&|160;L’enfant a faim, dit la vieille.Dépêche-toi de lui donner de l’air, mon cher Jacques, etpermets-lui de manger et de boire tranquillement ce que je luidestine. Mais d’abord, crainte de surprise, fermons les portes,avant d’ouvrir la boîte.

La bohémienne s’assura que les portes de lachambre étaient fermées au verrou, pendant que le comédien enlevaitd’abord le dessus du coffre et mettait à découvert un orgueportatif, sur les touches duquel il promena ses doigts, pourvérifier si l’instrument avait conservé son accord. Puis, oubliantqu’un malheureux prisonnier attendait impatiemment sa délivrance,il se mit à exécuter un grand morceau de musique sacrée, en faisantvibrer les cordes de l’instrument qui rendait un son aussi puissantque celui de l’orgue dans une église. Le son allait se prolongeantet se répercutant hors de la chambre, à faire croire aux personnesqui pouvaient l’entendre, qu’on célébrait quelque part unecérémonie religieuse. Ce n’était pourtant ni l’heure ni le lieu,pour cela.

–&|160;Jacques, nous ne sommes pas mandés àVersailles pour exécuter un stabat dans la chapelle duroi, dit la vieille, en posant sa main décharnée sur l’épaule del’organiste, qui s’exaltait sous l’inspiration musicale. Il nes’agit, pour ce soir, que de musique profane et divertissante.

Le musicien ne répondit pas, et changeant dethème, il se mit à jouer un air d’opéra, avec tant d’éclat et debelle humeur, que ses auditeurs, s’il en avait eu, ne se fussentpas lassés de l’écouter et de l’applaudir. Mais il fut interrompu,par de nouveaux coups frappés doucement contre le clavier del’orgue et par une voix lamentable, qui s’en échappait, enrépétant&|160;: «&|160;Père, j’ai faim, j’ai faim&|160;!Grand’mère, j’ai bien faim&|160;!&|160;»

–&|160;Ce petit masque ne fera jamais unmusicien&|160;! s’écria l’exécutant, qui cessa de jouer et quialla, en grommelant, ouvrir par derrière le coffre, où le mécanismede son orgue était renfermé. Ne suis-je pas bien malheureux d’avoirun fils si peu sensible aux charmes de la musique&|160;!

La petite porte qui venait de s’ouvrir, àl’aide d’un ressort caché, au bas de l’instrument, était déguiséeavec tant d’art, qu’il n’eût pas été possible de soupçonner sonexistence. Il sortit de là un enfant de six ou sept ans, à moitiénu, qui se traîna sur le carreau, marchant à quatre pattes, commeun animal, et qui ne pouvait plus se relever, tant ses pauvresmembres étaient devenus raides et inertes, par suite de la positiongênante et comprimée qu’il avait dû garder, depuis plusieursheures, dans l’étroit espace où il se trouvait blotti. Labohémienne le prit entre ses bras et l’enveloppa dans le pan de sarobe, comme pour le réchauffer et lui rendre, avec la chaleurvitale, la souplesse de ses mouvements.

–&|160;Cher petit, tu vas faire un bon repas,lui disait-elle avec tendresse&|160;: j’ai là pour toi du bon vieuxvin, de la table du roi, une belle langue fumée, un pigeon rôti, unrâble de lièvre, des pâtisseries, des confitures…

–&|160;N’avez-vous pas honte, la mère, degâter ce maudit paresseux&|160;? murmurait le comédien, qui s’étaitemparé du flacon de vin destiné à l’enfant et qui l’eut vidé entrois traits. Il n’a pas encore travaillé aujourd’hui, et aprèsavoir dormi comme un loir, il crie la faim et se plaint d’avoir leventre vide, quand le nôtre est à peine rempli&|160;! Vous allezmaintenant le gorger et l’étouffer de nourriture, de telle sorteque son jeu s’en ressentira et qu’il est capable de s’endormirensuite sur son épinette&|160;!

–&|160;Mange, petit, disait la vieille, et nete soucie pas de ces gronderies. Il n’est pas méchant, ton père,ajoutait-elle, en présentant à l’enfant les aliments qu’il dévoraiten silence, les yeux pleins de larmes&|160;; non, il n’est pasméchant, et il a besoin de toi, puisque tu es l’âme de sa machine,mais c’est sa musique qui l’occupe et l’intéresse plus que tout…Mange à ta faim, cher petit, ne te presse pas. Nous avons le temps,et tu peux manger à ton aise… Le pauvre enfant mourait defaim&|160;! dit-elle&|160;; en s’adressant au musicien. Vois, commeil mange de bel appétit&|160;! Je regrette vraiment, reprit-elle àvoix basse, qu’il n’ait pas un coup de vin à boire, pour se donnerdes forces…

–&|160;Il s’agit bien de boire&|160;! murmurale père, qui tirait de son orgue quelques accords isolés pours’assurer que les touches du clavier faisaient vibrer exactementtoutes les cordes de l’instrument. Il s’agit de mon honneur, ils’agit de notre fortune. Nous allons jouer notre va-tout devant leroi et devant la cour. Ce soir, nous serons riches etheureux&|160;; sinon, il me faudra renoncer à la musique etremonter sur le théâtre, pour gagner notre vie péniblement,misérablement, car il y a trop de comédiens en France, et le métierdevient plus mauvais tous les jours.

–&|160;Nous réussirons, j’en suis sûre,Jacques&|160;! répliqua la vieille, qui n’avait des yeux que pourl’enfant, dont elle dirigeait et encourageait l’appétit. Quandnotre Jean-Baptiste aura mangé à sa faim, il fera desmerveilles…

–&|160;Aura-t-il bientôt fini de tordre etavaler&|160;? grommela le musicien, qui avait terminé l’examen dela tonalité des accords de son instrument. Il est grand temps qu’ilrentre dans sa boîte…

–&|160;Rien ne presse, Jacques, dit labohémienne avec un air suppliant. L’enfant était si affamé, aprèsavoir jeûné tout le jour… D’ailleurs, mon pauvre petit, tuemporteras là-dedans les pâtisseries et les sucreries…

–&|160;Oh&|160;! qu’il se garde bien de fairele moindre bruit&|160;! s’écria le musicien avec colère, car nousdevons paraître devant le roi, à neuf heures précises, et le momentest proche. Entends-tu, Jean-Baptiste, si tu manques ton jeu, si tufais une fausse note, je te fouetterai jusqu’au sang, et même, sije ne réussis pas, par ta faute, oui, par ta faute, jet’étranglerai de ma main&|160;!

Tout à coup, un cri étouffé fut suivi de lachute d’un corps, derrière la tapisserie, qui formait dans lachambre une espèce d’alcôve ou de cabinet. C’était mademoiselle deSévigné, qui venait de s’évanouir, sous l’empire de l’émotion ou dela crainte. Mais, comme tout rentra dans le silence, à la suite dece bruit imprévu et inexpliqué, le comédien et sa mère, qui enavaient été surpris plutôt qu’effrayés, ne se rendirent pas comptede son origine et ne cherchèrent pas à la découvrir.

–&|160;Il y a du monde, dans une chambrevoisine, où l’on a fait tomber quelque chose&|160;? dit labohémienne, en baissant la voix. À Dieu ne plaise qu’on n’ait pasentendu la menace horrible que tu as faite à ce pauvre petit&|160;!On nous prendrait pour des bourreaux. C’est mal, Jacques, c’est lefait d’un mauvais père, que de martyriser ainsi unenfant&|160;!

L’enfant était rentré, en pleurant, dansl’intérieur du coffre, où une cachette lui avait été ménagée, et lepère, sans lui adresser une parole de tendresse ou d’encouragement,s’était hâté de refermer soigneusement l’étroite issue, parlaquelle le petit prisonnier avait regagné son gîte. Le musicien nerépondit pas au reproche de sa mère et se jeta, l’air hargneux etrenfrogné, dans un fauteuil où il feignit de s’endormir.

La vieille femme s’était accroupie contre lecoffre où l’enfant était caché, et elle pleurait, la tête appuyéesur la cloison de bois, derrière laquelle ce malheureux enfantpleurait sans doute aussi. Après quelques instants de douleurmuette, elle voulut de nouveau admonester son fils et l’intéresseren faveur de l’innocente victime, qu’il traitait avec tant derudesse et d’inhumanité.

–&|160;Je ne sais pas, en vérité, dit-elle enparlant à la sourdine, s’il faut savoir gré au sieur Langeli det’avoir fait obtenir la grâce de jouer de ton instrument devant leroi. Je maudis aussi ton invention, qui a fait le malheur de notrepetit Jean-Baptiste. C’est l’ambition qui te possède,Jacques&|160;; tu veux être riche, tu veux devenir un personnage,comme monseigneur Langeli&|160;? Mais, pour faire figure à la cour,tu devrais d’abord te déshabituer de boire, de boire sans cesse,d’être toujours entre deux vins… Tu ne me réponds pas&|160;? Tufais semblant de dormir, Jacques&|160;? Écoute ta vieille mère, quin’a pas longtemps à vivre et qui se désole à l’idée de te laisserl’enfant, ce pauvre enfant, que tu maltraites à plaisir, et que tutuerais, si je n’étais pas là pour le défendre. Écoute-moi,Jacques&|160;: je prendrai l’enfant avec moi et nous ironsensemble, lui et moi, dans quelque troupe de bohémiens, où du moinsil ne sera pas injurié, menacé, battu par son père. Quant à toi, tun’es pas en peine de gagner ta vie, si tu cesses de boire&|160;: turedeviendras comédien, dans quelque troupe ambulante, car c’est envain que ton ami Langeli se flatte de l’espoir de t’enrôler dans latroupe royale de l’Hôtel de Bourgogne. Tu as encore la ressource deretourner à Troyes et d’y être, comme naguère, organiste de lacathédrale… Mais répondras-tu, méchant garçon&|160;? Je te jure mafoi, que si tu n’as point pitié de mon enfant, que si tu lefrappes, que si tu le prives d’air et de nourriture, que si tu letiens impitoyablement enfermé dans ta machine, j’irai, moi, tavieille mère, me jeter aux pieds du roi et lui demander justicecontre toi, pour le salut de mon enfant&|160;!

Le musicien n’avait rien écouté de cettelongue et lamentable allocution, mais mademoiselle de Sévigné, quiavait repris connaissance, entendait les plaintes de la grand’mèreet se promettait tout bas de prendre la défense de cet enfant qu’ilfallait arracher à la cruauté d’un père sans entrailles. Labohémienne, n’obtenant pas de réponse, s’était mise à prier Dieu etlui recommandait la destinée de son petit-fils.

Cependant, depuis plus de trois heures que lamarquise de Sévigné avait quitté ses deux enfants en les laissantdans son carrosse sous la garde du cocher et du laquais, ellen’avait pas perdu son temps, et son bon cœur avait eu une sérieuseoccasion de montrer ce qu’il était capable de faire.

La marquise, à la descente de voiture, suivitle gentilhomme, qui s’était fait reconnaître en prononçant le motdu guet, que le comte de Bussy-Rabutin avait indiqué d’avance à sacousine. Ce gentilhomme, dont le costume et la tournure militaireannonçaient qu’il appartenait ou avait appartenu à un régiment decavalerie légère, que Bussy avait commandé sans doute huit ou dixans auparavant, en qualité de mestre de camp, ce gentilhommemarchait d’un pas modéré, en se retournant de temps à autre pours’assurer que madame de Sévigné venait derrière lui. Celle-ci, dontla confiance n’avait pas failli, dans la conviction que son cousinBussy l’attendait et qu’il avait grand besoin d’elle, n’hésitaitpas à suivre jusqu’au bout cette espèce d’officier dechevau-légers, qui devait la conduire à un but qu’elle ignorait.Elle s’enveloppait seulement dans ses coiffes, pour n’être pasremarquée ni reconnue.

Elle traversa ainsi plusieurs cours, plusieursgaleries, plusieurs passages, qui semblaient s’éloigner du palaiscentral, de ce petit château que Louis XIII avait fait bâtir et queLouis XIV avait pieusement conservé, en l’entourant de superbesbâtiments et en l’encadrant avec beaucoup de goût dans lesnouvelles constructions. Tant qu’elle avait rencontré, sur la routequ’on lui faisait tenir, des gens du château, des domestiques enlivrée, des officiers de la maison du roi, des gentilshommes et desseigneurs de la cour, qui se rendaient à leurs affaires ou à leursdevoirs, elle n’avait pas eu la moindre inquiétude, ni le moindresoupçon&|160;; mais, quand elle se vit engagée dans une sorted’allée sombre, entre deux murailles nues qui n’offraient aucunevoie de retraite, elle éprouva un sentiment de défiance, qui nefaisait qu’augmenter à mesure qu’elle avançait dans cette alléesolitaire. Tout à coup elle s’arrêta et fit mine de retourner surses pas. Le gentilhomme, qui la précédait parut comprendre letrouble et l’hésitation qui s’emparaient d’elle&|160;; il revint deson côté et la rejoignit, avant qu’elle eût commencé à faireretraite.

–&|160;Monsieur&|160;! lui dit-elle avec unair froid et sévère, vous plairait-il de me faire savoir quel estl’endroit où vous devez me conduire&|160;?

–&|160;Volontiers, Madame, répondit-il en lasaluant avec respect, maintenant que je puis vous parler ici sanstémoins. Le comte de Bussy-Rabutin, sous les ordres de qui jeservais à la bataille des Dunes en 1654, m’a donné la commission devous mener auprès de lui, dans l’intérêt d’une affaire qui nesouffre pas de retard…

–&|160;Mais, ce me semble, Monsieur,interrompit-elle en souriant, ce n’est pas là un chemin qui puissehonorablement nous mener chez M.&|160;le comte de Bussy-Rabutin,lieutenant-général des armées du roi&|160;?

–&|160;Ce n’est pas chez M.&|160;le comte, quej’ai l’honneur de vous mener, Madame, répliqua-t-il ens’inclinant&|160;; j’ai le regret de vous conduire, par un assezvilain chemin, je l’avoue, aux prisons du château, dans lesquellesM.&|160;le comte a été amené hier par ordre du roi.

–&|160;M.&|160;de&|160;Bussy dans les prisonsdu château de Versailles&|160;! s’écria madame de Sévigné, aussiétonnée qu’attristée de cette nouvelle.

–&|160;Il est probable qu’il n’y resteraguère, repartit le gentilhomme, puisque vous avez pris la peine,Madame la marquise, de venir lui prêter votre appui. Tous les amisde M.&|160;le comte de Bussy l’espèrent du moins. Si vous nefussiez pas venue, Madame, M.&|160;le comte de Bussy seraittransféré, cette nuit même, à la Bastille, d’où l’on ne sort pasaisément, une fois qu’on y est entré.

–&|160;Je ne sais pas trop, dit-elle, ce queje puis faire pour être utile à M.&|160;de&|160;Bussy, dans uneaffaire que j’ignore absolument.

–&|160;J’ignore de même quelle est cetteaffaire, répliqua le gentilhomme, mais on peut affirmer d’avancequ’elle ne touche pas à l’honneur de M.&|160;le comte, qui estl’honneur même en personne. Voilà pourquoi M.&|160;le comte deSaint-Aignan a donné des ordres, pour que vous soyez admised’urgence auprès de M.&|160;le comte de Bussy, et certainement avecl’approbation de Sa Majesté.

Madame de Sévigné fit un geste qui marquaitson impatience de voir M.&|160;de&|160;Bussy, et elle suivit d’unpas plus pressé le gentilhomme qui devait être son introducteurdans la prison. Dès que son nom fut prononcé, les portess’ouvrirent devant elle, et elle se trouva en présence de soncousin, qui vint à sa rencontre avec un joyeux empressement et quis’autorisa de la politesse de cour pour lui baiser la main avec uneamicale familiarité.

–&|160;Je vous demande pardon, chère cousine,lui dit-il galamment, de ne pas vous recevoir en un lieu plus dignede vous.

–&|160;En vérité, mon pauvre Roger, je nem’attendais pas à venir visiter à Versailles un prisonnierd’État&|160;! répondit-elle, avec une vive expression de sympathieet d’intérêt. Ô mon Dieu&|160;! ajouta-t-elle, émue du bruit desverroux qu’on fermait derrière elle&|160;: est-ce à dire que jesuis désormais emprisonnée avec vous, comme votre complice&|160;?Que je sache du moins quel est le crime dont vous êtesaccusé&|160;?

–&|160;Je suis d’abord tout au plaisir de vousrevoir, après une assez longue absence, bonne cousine, et de vousrevoir plus belle que jamais…

–&|160;Êtes-vous toujours aussi léger et aussifou, Roger&|160;? interrompit en souriant madame de Sévigné.Songez, pour devenir un peu plus sérieux, que vous êtes en prison,accusé de quelque méchante action, et que vous me faites partagervotre captivité, toute innocente que je sois de vos méfaits.Allons, plaisanterie à part, apprenez-moi vite la cause de cetincroyable emprisonnement.

–&|160;Je vous retiendrai ici le moinslongtemps possible, je vous jure, mais veuillez d’abord vousasseoir, cousine, pour m’entendre, pour me plaindre, et pour meconseiller, car je vous ai surnommée, s’il vous en souvient, laDame des bons conseils.

Bussy-Rabutin avait, à cette époque, près dequarante-cinq ans, mais il était encore aussi peu sage, aussi peuprudent, aussi ardent et emporté, que dans sa jeunesse. Quoiquelieutenant-général des armées du roi, il passait son temps dans lasociété des plus jeunes seigneurs de la cour&|160;; quoique mariéet père de famille, il ne s’imposait aucun frein dans son existencede folie et de désordre&|160;: le jeu, la table, les plaisirs lesplus bruyants et les plus fougueux faisaient l’occupation ordinairede ses journées et de ses nuits. Il vivait pourtant à la cour, bienqu’il y fût presque constamment en disgrâce, et le roi lui-même lecraignait, comme le craignaient les courtisans&|160;: on luiattribuait tous les bons mots, toutes les épigrammes, toutes lessatires, qui couraient de bouche en bouche, parce qu’il étaitcapable de faire les plus spirituelles et les plus mordantes.Suivant une boutade de Madame Henriette d’Angleterre, femme du ducd’Orléans, Bussy était «&|160;la plus dangereuse langue et la plusvenimeuse qu’il y eût parmi les scorpions de Versailles et lesvipères de Fontainebleau&|160;».

–&|160;Je gagerais que vous avez encore morduquelqu’un ou quelqu’une&|160;? lui dit madame de Sévigné, qui nelui pardonnait pas son défaut ordinaire de railler et de médire.Vous vous faites toujours de terribles affaires, mon cousin, et ilen résultera, un jour ou l’autre, que les femmes vous crèveront lesyeux et que les hommes vous couperont la langue.

–&|160;Je n’en suis pas encore là, Dieu merci,et certes il m’en coûterait trop d’être pour vous un objetd’horreur. Mais voici mon histoire, où je porte la peine de mesvieux péchés. Je vous atteste, ma cousine, que depuis dix jours jen’ai pas fait trois épigrammes. Au surplus, c’est une chanson qui afait tout le mal, et je n’en suis pas l’auteur, par cetteexcellente raison, que cette chanson est sotte et plate. Je nedevrais donc pas avoir à m’en défendre. Mais la chanson s’adressed’une manière très impertinente à Madame la duchesse d’Orléans, quis’en est montrée fort blessée, et avec raison. Vous plairait-il,belle cousine, que je vous chantasse cette chanson, qui a le motpour rire&|160;?

–&|160;Chut&|160;! Voulez-vous vous faireprendre en flagrant délit&|160;? Soyez donc plus circonspect, sinonplus sage&|160;!

–&|160;En trois mots, voici ce qui s’estpassé. Madame la duchesse d’Orléans a trouvé la chanson écrite surla semelle de ses souliers, un de ces soirs où elle allait chez lareine. Le roi y était. Madame s’est indignée contre leschansonniers de la cour, qui ne respectaient rien, pas même sessouliers. Là-dessus, elle fit voir la chanson qu’elle portait à lasemelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d’en rire, elles’emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris quej’étais l’auteur de cette vilaine chanson. Sa Majesté mit sa colèreau diapason de celle de Madame et déclara qu’on ferait bien dem’envoyer chansonner à la Bastille. On vint m’avertir, le lendemainmême, de ce tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l’ayanttrouvé qui allait chez Monsieur, frère du roi, je l’arrêtai pourlui dire au passage&|160;: «&|160;Monsieur, quand nous vous auronscoupé les oreilles, nous irons les clouer à la porte de Madame laduchesse d’Orléans.&|160;» Je ne pouvais faire moins, ma cousine,que d’imposer silence à M.&|160;de&|160;Guiche. Mais cette méchantelangue, à qui je laissais encore ses oreilles, s’en servit assezmal pour entendre que ma menace s’adressait, non à lui, mais àMonsieur lui-même&|160;; ce qui était un effronté mensonge. Je melave donc les mains de ce qui est advenu de cette calomnie.Monsieur alla conter la chose à Madame, qui courut la conter auroi, et qui versa des torrents de larmes, en jurant ses grandsdieux que j’avais dessein de lui tuer son mari, si le premierprince du sang de France se refusait à se battre en duel avec moi.Voyez, cousine, ce que sont les caquets de la cour de notre grandroi. Sa Majesté, pour essuyer les pleurs de Madame et pour rassurerMonsieur, a ordonné de m’arrêter et d’instruire mon procès, à laBastille, procès criminel à propos d’une ridicule chanson, quin’est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude… Vousconvient-il que je vous la chante&|160;?

–&|160;La chose est plus grave que vous nepensez, Roger, repartit madame de Sévigné, et vous avez tort d’enrire. Je n’ai que faire de connaître la chanson, et je serai plus àmon aise, ne la connaissant pas, pour prendre votre défense.

–&|160;M.&|160;le comte de Saint-Aignan, quisait mieux que personne ma parfaite innocence, a eu l’excellenteidée d’user de votre venue à Versailles, pour faire de vous unebelle solliciteuse, la plus éloquente et la plus persuasive qu’onpuisse souhaiter. Il s’est offert à vous présenter lui-même àMonsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause…

–&|160;Non, interrompit la marquise, je n’aique faire d’aller chez Monsieur, qui ne reçoit pas les dames&|160;;j’irai plutôt chez Madame, avec mes deux enfants, Charles etFrançoise.

–&|160;Pardieu&|160;! j’eusse été charmé deles voir et de les embrasser, s’ils sont venus avec vous, macousine, et je vous garde rancune de ne pas me les avoir amenés. Jeparie que votre fille Françoise est en passe de devenir aussi belleque vous l’êtes, mais, à coup sûr, si spirituelle qu’elle puisseêtre, elle ne le sera jamais autant que vous.

–&|160;Adieu, flatteur&|160;! lui dit Madamede Sévigné. Vous me faites oublier que mes enfants sont restés dansmon carrosse, où ils m’attendent depuis tantôt une heure, ens’inquiétant de l’approche de la nuit. Adieu, Roger&|160;! Je m’envais me rendre chez M.&|160;le comte de Saint-Aignan, où nousaurons bel à faire pour vous tirer de ce mauvais pas. Faites ensorte, mon ami, que je vous retrouve moins extravagant, lorsque jereviendrai vous apporter vos lettres de grâce.

–&|160;Cousine, cousine, la plus précieuselettre de grâce sera celle que vous m’écrirez de votre plus fineplume et de votre meilleure encre, vous qui savez écrire de plusbelles lettres que Balzac et Chapelain&|160;!

La marquise de Sévigné fut ramenée à soncarrosse, par le gentilhomme qui l’avait attendue et qui lui fitescorte respectueusement jusque-là. Mais quelle fut l’émotion,quelle fut l’inquiétude de cette tendre mère, lorsqu’elle apprit,de la bouche du cocher et du laquais, que son fils avait sauté àbas de la voiture pour chercher querelle à une espèce de comédienet qu’il avait été emmené par un officier du palais&|160;! Quant àmademoiselle de Sévigné, qui n’avait pas reparu, depuis qu’elleétait descendue aussi de voiture, on supposait qu’elle avait eul’intention d’aller rejoindre sa mère.

Ces renseignements vagues et insuffisants nefirent qu’accroître les angoisses de la marquise, qui, sachant, parexpérience, à quels excès de violence pouvait se porter son fils,s’imagina que ce jeune présomptueux était capable d’avoir provoquéou accepté un duel avec un adversaire indigne de lui. Elle ne serappelait que trop le fatal duel qui lui avait enlevé sonmari&|160;! Elle était moins inquiète au sujet de sa fille, parcequ’elle croyait avoir à compter sur la raison, l’intelligence et lasagesse prématurées de cette jeune personne.

L’idée lui vint que mademoiselle de Sévigné,voyant son frère en altercation avec un inconnu, avait jugénécessaire de lui assurer immédiatement une protection puissante ets’était fait conduire chez le premier gentilhomme de la chambre duroi, M.&|160;le comte de Saint-Aignan. La pauvre mère pensa qu’elledevait infailliblement retrouver son fils et sa fille, en allantles réclamer chez le comte de Saint-Aignan. Le gentilhomme quil’avait conduite à la prison de son cousin ne s’étant pas encoreretiré, elle le pria de la conduire, sur l’heure, à l’appartementdu premier gentilhomme de la chambre, mais elle ne songeait plus,en ce moment, à la démarche qu’elle avait promis de faire auprès dece seigneur, dans l’intérêt du comte de Bussy-Rabulin. Elle n’avaitplus d’autre souci, plus d’autre pensée que de savoir ce que sesenfants étaient devenus.

Elle ne les trouva, ni chez le comte, ni chezla comtesse de Saint-Aignan, qui n’avaient pas entendu parler d’euxet qui n’étaient pas même avertis de leur arrivée à Versailles. Lecomte et la comtesse prirent une vive part à l’inquiétudecroissante de la marquise et s’efforcèrent de la tranquilliser, endonnant des ordres partout pour qu’on se mît en quête du jeunemarquis de Sévigné et de sa sœur.

On les avait vus, en effet, dans la cour desCommuns, mais ils n’avaient fait que paraître et disparaître, sansqu’on pût savoir de quel côté ils étaient allés, car personne neles connaissait, et ils n’avaient parlé à personne. On avait bienidée d’un entretien que le jeune homme aurait eu avec Langeli, lebouffon du roi, mais, comme ce Langeli était craint et détesté detout le monde, on se garda bien de le mettre en cause dans unecirconstance où l’on ne pouvait le faire intervenir sans s’exposerà sa vengeance et à sa haine.

L’heure s’écoulait avec une éternelle lenteurpour la mère, qui espérait à chaque instant voir reparaître sonfils et sa fille. La comtesse de Saint-Aignan eut beaucoup de peineà l’empêcher de se porter elle-même à leur recherche, en lui disantque si elle s’éloignait d’un côté, ses enfants viendraient d’unautre, et que ce serait pour elle un nouveau retard dans la joie deles revoir.

–&|160;Aussi bien, objecta la comtesse, il n’yavait pas lieu d’avoir la moindre crainte, les deux enfants étantarrivés avec elle à Versailles et ne pouvant être qu’au château.Peut-être, ajouta-t-elle en s’arrêtant à une idée qui lui vint,peut-être seraient-ils allés dans les jardins voir les beauxtravaux qu’on y fait&|160;? Je vais donner ordre qu’on s’enquières’ils y sont. Un peu de patience encore, chère marquise, et nousallons vous les rendre, heureux de mettre fin au souci qu’ils vousont donné, à leur insu et bien à contre-cœur.

–&|160;Il est possible, dit le comte deSaint-Aignan, qui n’avait aucune nouvelle des enfants de madame deSévigné, il est possible qu’en vous attendant, Madame, ils sesoient fait conduire au théâtre, où l’on répète quelques entrées duBallet des Arts, dans lequel ils ont un rôle l’un etl’autre&|160;; vous ne l’avez pas oublié, Madame la marquise, etvous trouverez bon qu’ils s’en souviennent, quand il s’agit poureux d’examiner les galants costumes qu’on leur a préparés. Lareprésentation est un peu retardée, mais elle aura lieu dans troisjours, au plus tard…

Madame de Sévigné ne répondait pas&|160;; elleétait absorbée dans l’attente de ses enfants qui ne venaient pas,et chaque minute lui semblait un siècle. Elle écoutait tous lesbruits du dehors, et elle cherchait à reconnaître ceux quipourraient lui annoncer le retour de son fils et de sa fille. Soncœur battait si fort, que les battements faisaient écho dans sesoreilles, et des larmes roulaient dans ses yeux inquiets.

–&|160;Ah&|160;! si le pauvre Bussy eût étélà&|160;! reprit le comte de Saint-Aignan, qui essayait dedistraire la préoccupation de cette mère désolée&|160;: il vousaurait demandé la faveur de se faire le tuteur et le gardien de vosenfants, quoiqu’il soit et ait toujours été le plus inconséquentdes hommes…

–&|160;Je ne vous disais pas que j’ai vu moncousin de Bussy&|160;! interrompit madame de Sévigné, qui eutpresque un remords d’avoir oublié la promesse qu’elle avait faite àson parent. Je l’ai vu, ce maître écervelé, je l’ai vu dans unetriste situation, surtout s’il est innocent de ce dont on l’accuse.Est-il vrai qu’on doive le conduire à la Bastille&|160;?

–&|160;Cette nuit même, répondit le comte deSaint-Aignan, à moins que Sa Majesté ne change d’avis et ne daignedonner contre-ordre. Il ne faudrait qu’une bonne parole bien dite,comme vous sauriez la dire, Madame la marquise, pour obtenir, deMonsieur, son intervention auprès du roi.

–&|160;Êtes-vous certain, Monsieur le comte,demanda-t-elle, que Bussy ne soit pas l’auteur de cette vilainechanson contre Madame&|160;?

–&|160;J’en jurerais, par la raison que siBussy l’avait faite, il s’en vanterait, au lieu de s’endéfendre&|160;; son seul crime, c’est de l’avoir chantée, dans unedébauche où il n’avait pas la tête trop saine. Madame ne lui engardait pas grande rancune, mais Monsieur en a été gravementoffensé et s’en est plaint au roi.

–&|160;Si mes enfants étaient ici, dit ensoupirant madame de Sévigné, je ne me refuserais pas à faire unetentative auprès de Monsieur, bien que Monsieur me connaisse àpeine de nom, car il n’avait pas plus de onze ans, lorsque j’aiquitté la cour, à la mort de mon mari.

–&|160;Monsieur vous connaît bien, Madame lamarquise, repartit M.&|160;de&|160;Saint-Aignan, Monsieur vousadmire entre toutes les femmes, et c’est lui qui m’a chargésecrètement de tout faire au monde, pour vous rendre à la cour quivous avait perdue depuis plus de douze ans. Il lit, il copie de samain toutes les lettres que vous écrivez à vos amis et quicirculent ici de main en main, dès qu’on les a reçues. Monsieur enest le plus curieux collecteur, et ces jours derniers, il déclaraittout haut, devant le roi, qu’une femme qui écrit de pareilleslettres, est au-dessus de toutes les princesses et de toutes lesreines de la terre.

–&|160;Pensez-vous que Madame soit de sonavis&|160;? répliqua-t-elle malignement, flattée d’un tel éloge,qui lui venait de la part du premier prince du sang de France. Ômon Dieu&|160;! ajouta-t-elle avec un air d’indifférence, jen’écris qu’à des amis, et ce sont des lettres sans façon, que jen’écris pas pour qu’on les montre. De telles lettres ne sont quedes conversations intimes et familières…

En ce moment, on entendit dans lesantichambres la voix d’une personne qui était en débat avec lesvalets et qui affichait bruyamment la prétention d’entrer, malgréeux, sans attendre qu’on l’introduisît auprès du premiergentilhomme de la chambre. Madame de Sévigné, s’imaginant quec’étaient ses enfants qu’on lui ramenait, courut à la porte etl’ouvrit elle-même. Elle se trouva en présence d’un personnageridiculement habillé, qu’elle reconnut tout d’abord, pour l’avoirvu souvent à la cour, à l’époque où elle en faisait partie, etlorsqu’elle était en grande faveur dans l’entourage de lareine-mère. Elle fit un mouvement de dégoût et de surprise, en serepentant d’avoir montré un empressement si mal justifié, car cen’étaient pas ses enfants&|160;; c’était seulement Langeli, lebouffon du roi, le dernier qui ait rempli son emploi dans lavieille charge des fous en titre d’office.

–&|160;Que nous veut maître Langeli&|160;?demanda sévèrement le comte de Saint-Aignan, qui sut mauvais gré àce bouffon de s’être présenté chez lui sans sa permission. N’est-cepas un message de Sa Majesté, que m’apporte votre éminentefolie&|160;?

–&|160;Monseigneur, dit Langeli en s’inclinantprofondément devant la marquise de Sévigné, permettez-moi de saluercette belle dame, que j’avais l’honneur autrefois de rencontrer, àla cour de ma vénérée souveraine Sa Majesté la reine-mère Anned’Autriche, quand elle était régente de France. Je n’oublieraijamais, s’il plaît à Dieu, les coups de canne que feu son épouxM.&|160;le marquis de Sévigné m’a fait administrer par seslaquais…

–&|160;Il fallait donc que vous les eussiezmérités, reprit vivement M.&|160;de&|160;Saint-Aignan, pour enavoir, après douze ou quinze ans, aussi chaud souvenir&|160;?Dépêchez, s’il vous plaît, car nous n’avons pas de temps à perdre àces bagatelles. Venez-vous pas nous donner des nouvelles du jeunemarquis de Sévigné et de mademoiselle de Sévigné, que je faischercher par tout le château&|160;? Cela seul nous importe à cetteheure.

–&|160;Je venais, en effet, monseigneur,répondit Langeli, vous annoncer, qu’ils ont été conduits l’un etl’autre chez son Altesse royale Madame la duchesse d’Orléans.

–&|160;Dieu soit loué&|160;! s’écria lamarquise de Sévigné, en adressant un sourire de reconnaissance àLangeli, qu’elle méprisait et détestait pourtant de longue date.Monseigneur, dit-elle en se tournant vers le comte de Saint-Aignan,ne vous semble-t-il pas opportun que j’aille en personne reprendremes enfants et faire ma cour à son Altesse royale, pour laremercier d’avoir bien voulu les recueillir, en l’absence de leurmère&|160;?

–&|160;Je serais très honoré, Madame, ditLangeli avec une malice perfide, de me faire votre chevalierd’honneur, et de vous conduire moi-même jusqu’aux antichambres deson Altesse Royale.

–&|160;Monseigneur, repartit la marquise deSévigné en se rapprochant du comte de Saint-Aignan avec unmouvement d’effroi, vous m’avez offert de m’accompagner chez sonAltesse Royale Madame&|160;; vous me donnerez ainsi l’assurance quime manque, et si vous le jugez à propos, je serai heureuse d’êtreprésentée, sous vos auspices, à Monseigneur le duc d’Orléans.

–&|160;Nous allons donc de ce pas chez sonAltesse Royale Madame, dit le comte de Saint-Aignan. Quant à vous,maître Langeli, je vous dispense de porter la queue de la robe demadame la marquise de Sévigné.

–&|160;Vous savez, Monseigneur, repritvivement Langeli, que sa Majesté daignera entendre, ce soir, leclavecin magique du sieur Raisin, ex-organiste de la ville deTroyes&|160;? Nous nous retrouverons donc l’un et l’autre, à cetteoccasion, en face de sa Majesté. Quant à madame la marquise, jedésire qu’elle se souvienne, comme je m’en souviens et m’ensouviendrai toujours, de la gracieuse épigramme qu’elle m’a jetéejadis au visage, devant ma bonne maîtresse la reine-régente Anned’Autriche&|160;: «&|160;Il y a ici-bas tant de fous, dont lesagréables folies sont gratuites, que je ne comprends pas comment ontrouve bon de payer les folies maussades de Langeli.&|160;» Adieuvous dis, Madame la marquise&|160;: vous vous rappellerez que toutse paie ici, même les folies des autres.

Langeli salua encore, d’un air goguenard, ets’enfuit en poussant des éclats de rire. Le comte de Saint-Aignanétait indigné et fit mine de donner un ordre pour mettre à laraison le fou du roi.

–&|160;Ce malotru semble se réjouir d’uneméchanceté qu’il aurait faite, dit-il inquiet et préoccupé. En toutcas, Madame la marquise, il accuse un sentiment de vengeance contrevous et contre votre mari défunt. Il faudra débarrasser la cour decette vermine.

La marquise de Sévigné, en se présentant chezla duchesse d’Orléans, apprit, avec beaucoup de contrariété, queMadame était allée chez le roi et la reine, avec les deux enfants,que Langeli avait mis sous sa garde. Le comte de Saint-Aignan nes’expliquait comment ces enfants, qu’il avait fait chercher silongtemps dans tous les coins du palais, avaient été retrouvés parLangeli et conduits directement par lui chez Madame. Il proposadonc à la marquise de Sévigné qui devait être rassurée à leurégard, de l’introduire auprès de Monsieur, frère du roi, dansl’intention de dégager sa promesse vis-à-vis du comte de Bussy, enle tirant d’un mauvais pas.

Philippe de France, duc d’Orléans, la reçutavec autant d’empressement que de curiosité&|160;; il avait depuislongtemps le désir de connaître la femme distinguée, qui écrivaitces incomparables lettres que les beaux esprits de la courregardaient comme des chefs-d’œuvre. Après les compliments qu’il seplut à lui adresser, il se félicita de la voir revenir à la cour,où elle était toujours présente, depuis douze ans, par lessympathies et les admirations qu’elle y avait laissées, en seretirant à Paris, avec ses enfants.

–&|160;Monseigneur, reprit-elle, je m’étaiséloignée de la cour, à la suite du plus grand malheur qui pûtarriver à une mère de famille, mais aujourd’hui la mère de famillereparaît avec un fils et une fille, qu’elle a élevés dans sonveuvage et qu’elle vient mettre sous la protection de Sa Majesté etde l’auguste famille royale.

–&|160;Vous devez être assurée de cetteprotection, répondit Monsieur, et pour ma part, je me tiendrai trèsheureux de vous prouver, en toute circonstance, combien je vousporte d’intérêt et combien je me réjouis de vous revoir parminous.

–&|160;Monseigneur, reprit-elle, j’ai besoinde compter sur la bienveillance de Votre Altesse Royale, en venant,dès le premier jour de mon rappel à la cour de Sa Majesté, adresserau roi une requête et recommander respectueusement cette trèshumble requête à Votre Altesse.

–&|160;Quel que soit l’objet de la requête quevous voudrez bien me présenter, dit le prince, vous devez êtresûre, Madame la marquise, que j’y ferai droit aussitôt, etm’estimerai très heureux de vous témoigner toute l’estime que vousméritez.

–&|160;Il s’agit de mon cousin le comte deBussy-Rabutin, répliqua-t-elle en se hâtant de profiter des bonnesdispositions du duc d’Orléans. Il faut que je sois bien persuadéeque je plaide une cause juste et honorable, ajouta-t-ellechaleureusement, pour oser venir devant vous, Monseigneur,combattre et repousser une accusation, qui ne m’inspirerait que del’horreur et du mépris, si elle était fondée.

–&|160;Vous savez, Madame, dit le ducd’Orléans avec un embarras mélangé de tristesse, que le comte deBussy a commis une bien mauvaise action, en offensant gravement SonAltesse Royale Madame, et en m’offensant moi-même par le même fait,qui a inspiré au roi la plus juste indignation.

–&|160;Monseigneur, reprit vivement lamarquise de Sévigné, je n’hésite pas à déclarer que mon parent estinnocent de l’abominable action qu’on lui impute, et je me portecaution de son innocence, en priant M.&|160;le comte deSaint-Aignan de vouloir bien se faire garant de ma déclarationformelle à cet égard&|160;: M.&|160;le comte de Bussy-Rabutin,maréchal de camp des armées du roi, est incapable d’une pareillenoirceur et d’une si odieuse ingratitude, il proteste de toutes sesforces contre ses accusateurs et il demande à être placé en faced’eux pour les confondre. Je supplie M.&|160;le comte deSaint-Aignan de venir en aide à la démarche que je me suis permisde tenter auprès de Votre Altesse Royale, avant d’aller me jeteraux pieds du roi et lui demander justice et grâce pour un de sesplus fidèles serviteurs.

–&|160;Je ne fais aucune difficulté d’appuyerla démarche si honorable que madame la marquise de Sévigné a oséfaire auprès de Votre Altesse Royale, dit le comte de Saint-Aignan.J’ai étudié l’affaire en question, et je me plais à reconnaîtrequ’il n’existe pas la moindre charge sérieuse à l’égard du comte deBussy. La misérable chanson qu’on l’accuse d’avoir composée nesaurait lui être attribuée, à aucun point de vue, car, sans parlerde l’infamie de cette pièce lâchement calomnieuse, c’est une œuvresi plate, si grossière et si ridicule, qu’on ne peut supposerqu’elle soit de l’homme le plus raffiné et le plus spirituel de lacour.

–&|160;On croirait, il est vrai, dit le ducd’Orléans en se rangeant à l’opinion du comte de Saint-Aignan, oncroirait qu’elle a été faite par quelque sot de bas lieu, qui nesoupçonne pas même ce que c’est que la langue, l’orthographe et lapoésie. Mais ne vous souvient-il pas d’un autre gentilhomme, que jene veux pas nommer, puisqu’il a fait amende honorable et qu’il està jamais en disgrâce&|160;? Il n’était pas sot, celui-là, etpourtant il avait fait fabriquer, par son laquais, une chanson dumême style, qu’il colportait et chantait lui-même dans les réunionsde débauche…

–&|160;Ah&|160;! monseigneur s’écria le comtede Saint-Aignan, il y a entre Bussy et le seigneur dont parle VotreAltesse Royale, il y a la distance du soleil à la planète deMercure. Bussy est un poète excellent, malicieux sans doute, maisde l’esprit le plus fin, le plus délicat, le plus charmant…

–&|160;Holà&|160;! Saint-Aignan, vous vousenflammez trop pour le talent de votre mauvais sujet&|160;!interrompit le prince. Je me range à votre avis, quant au talent,mais il faut avouer, en revanche, que le comte de Bussy est bienaussi le plus léger, le plus imprudent, le plus inconséquent deshommes. Mais, puisque madame la marquise veut bien se portercaution pour son cousin, je ferai réparation d’honneur à ce pauvreBussy, qui est assez puni par vingt-quatre heures de prison, etnous allons, s’il vous plaît, prier de faire mettre en liberté leprisonnier, qui pourrait, dès ce soir, venir remercier Sa Majestéle roi.

Le duc d’Orléans, accompagné du comte deSaint-Aignan, se rendit aussitôt chez le roi, où Madame étaitencore avec les deux enfants de la marquise de Sévigné. Celle-ci nefut pas admise sur-le-champ à les voir, car ils avaient été mêlés àun bien étrange événement, que leur mère ignorait. Au moment où ilsentraient dans l’appartement de Madame, sous la conduite du bouffonLangeli, qui se retira en riant, comme il en avait l’habitude, unpapier roulé était tombé d’une des poches du marquis de Sévigné quin’y prit pas garde, et la duchesse d’Orléans, ayant remarqué lachute de ce papier, avait prié tout bas une de ses dames de leramasser et de le lui remettre. Ce papier n’était autre qu’unecopie de la chanson injurieuse, qu’on avait fait circuler contreelle, en l’attribuant à Bussy-Rabutin. L’indignation de Madame futgrande, mais ne pouvait pas subsister longtemps à l’égard dumarquis de Sévigné, qui n’avait pas plus connaissance du papiertombé de sa poche, que de la chanson que contenait ce papier.L’agent inconnu de cette lâche machination avait poussé la perfidiejusqu’à signer du nom de Bussy-Rabutin la chanson satyrique, qu’onavait voulu faire passer ainsi sous les yeux de la princesse, qui yétait l’objet des plus ignobles injures. Elle demanda pourtant desexplications au marquis de Sévigné, qui lui raconta le plusnaïvement du monde comment Langeli l’avait enfermé à son insu dansune cave des Communs, et comment ce bouffon du roi l’en avait faitsortir, deux heures après, pour le conduire, avec sa sœur, chez laprincesse. Il n’en savait pas davantage, et il se plaignaitamèrement de ce que cet impertinent individu s’était permisd’attenter à sa liberté, sous prétexte de l’empêcher de châtier uncomédien qui l’avait insulté.

Louis XIV avait donc fait comparaître Langeli,pour l’interroger sur les méfaits dont il paraissait coupable, carce ne pouvait être que lui qui avait glissé dans la poche du jeuneSévigné la chanson diffamatoire, que ce dernier ne soupçonnait pasmême avoir apportée avec lui dans la chambre de la duchessed’Orléans. Celle-ci, irritée de longue date contre les insolencesdu bouffon du roi, était bien aise de tirer parti d’une occasionqui s’offrait de débarrasser la cour d’un personnage hostile etdésagréable à tout le monde, mais que le roi tolérait et mêmesoutenait, par déférence pour la reine-mère, qui le lui avaitspécialement recommandé. Il s’agissait d’obliger Langeli à sereconnaître l’auteur de la malice infernale qu’on ne devait imputerqu’à lui, attendu que le marquis de Sévigné ne savait pas même quelétait le papier qu’on avait vu tomber de sa poche&|160;; or, cejeune homme, depuis son arrivée à Versailles, avait été livréexclusivement aux étranges sévices de cet être malfaisant. Celui-ciniait effrontément ou refusait de répondre. La situation changeaquand mademoiselle de Sévigné, qui était restée neutre jusqu’alorsdans le débat, déclara que Langeli, en la menant avec son frèrechez Madame, tenait à la main un papier roulé.

–&|160;Langeli, dit tout à coup le roi avec unvisage menaçant et une voix terrible, si tu t’obstines à mentir ouà refuser de parler, je te ferai trancher la tête, comme à unrebelle et à un parjure&|160;!

–&|160;Ah&|160;! sire, reprit le bouffoneffrayé, vous ne ferez pas cela, pour l’honneur de votre trèshonorée mère, ma bonne maîtresse&|160;!

–&|160;Je le ferai tout à l’heure, poursuivitle roi, si tu ne déclares pas qui a fait la copie de cetteexécrable chanson&|160;; qui l’a signée du nom de Bussy-Rabutin, etqui l’avait glissée dans la poche du marquis de Sévigné, pourqu’elle tombât dans la chambre même de Son Altesse Royale.

–&|160;C’est moi, sire, c’est moi&|160;!répondit Langeli, qui avait pris au sérieux la menace du roi&|160;;je n’y entendais pas malice, je voulais seulement divertir VotreMajesté, en mettant les gens dans l’embarras et en chassant de lacour le fils d’un gentilhomme, du défunt marquis de Sévigné, morten duel il y a douze ans, qui m’avait fait battre par ses laquais,alors que la reine-mère, ma bonne maîtresse, était encore là pourme protéger. Je me suis vengé aussi, en même temps, du comte deBussy, qui depuis dix ans ne m’avait pas rencontré une seule fois,sans me crier aux oreilles&|160;: «&|160;Monsieur le fou, quandaurez-vous un collier de chanvre autour du cou, pour vous payer devos mérites&|160;?&|160;»

–&|160;Langeli, lui dit le roi avec une froidesévérité, tu es trop vieux maintenant, pour qu’on te fasse fouetterpar les pages, en châtiment de tes méchancetés, mais je te défendsde reparaître jamais devant mes yeux, sous peine d’être mis à lachaîne et enfermé dans une cage de fer, avec les bêtes de maménagerie. Va-t’en&|160;!

Louis XIV était le seul homme au monde queLangeli n’osait pas regarder en face&|160;: il n’essaya pas deprotester contre son arrêt et partit, la tête basse, en poussant degros soupirs et en pleurant à sanglots. Il alla se cacher au fonddes jardins, où on l’entendit gémir toute la nuit.

Le lendemain, on le trouva noyé dans un desbassins du parc de Versailles.

Cependant le roi avait daigné écouter lajustification du comte de Bussy, que Monsieur se chargea deprésenter lui-même, en faisant intervenir sa femme, qui se plut àdéclarer qu’elle ne se sentait pas le courage de garder rancune àun parent et ami de la marquise de Sévigné. Ordre fut donné àl’instant de mettre en liberté le prisonnier, qui demandait à venirhumblement se jeter aux pieds de Sa Majesté.

–&|160;Qu’il ne soit plus parlé de cette sotteaffaire, dit le roi, et que M.&|160;de&|160;Bussy se contente deremercier sa cousine, madame la marquise de Sévigné, qui pourra, sielle le juge bon, nous l’amener, ce soir, à l’audition de l’orguemagique du sieur Raisin.

Cet orgue magique avait fait grand bruit,depuis quelque temps, à Troyes, en Champagne, et dans les autresvilles de la province. C’était, disait-on, une inventionextraordinaire qui tenait du prodige, et peu s’en fallut quel’organiste Raisin, qui en était l’auteur, ne passât pour sorcier,car l’instrument, qu’il avait inventé, et dont il dirigeait lesopérations mécaniques, reproduisait, comme en écho, tous les airsque le musicien exécutait lui-même sur le clavier de son orgue, etcette reproduction de ces mêmes airs, absolument identique, serépétait autant de fois qu’on pouvait le désirer et toujours avecla même perfection.

Langeli, qui connaissait l’inventeur del’Orgue magique (c’est ainsi que cet orgue merveilleux étaitnommé), n’avait pas eu de cesse que son ami Raisin ne fût mandé àVersailles, pour se faire entendre, avec son instrument devant leroi. L’audition devait avoir lieu, ce soir-là, et toutes lespersonnes de la cour qui se trouvaient au château furent avertiesde venir à cette curieuse séance musicale.

L’assemblée était peu nombreuse, parce que laplupart de ceux qui devaient assister, peu de jours après, à lareprésentation du Ballet des Arts, n’étaient pas encorearrivés à Versailles. Il n’y avait donc pas plus de cent personnes,réunies dans un nouveau salon du palais, lequel, toutresplendissant de dorures et de peintures, était à peine abandonnépar les habiles ouvriers qui en avaient achevé l’ornementation, quefaisait ressortir le brillant éclairage de mille bougies.

On avait déposé sur une estrade la lourdecaisse en bois noirci qui contenait l’orgue magique, et Raisin,revêtu d’un riche habillement espagnol qu’il avait porté au théâtredans plusieurs comédies, attendait, debout, à côté de soninstrument, l’entrée du roi et de la famille royale. Il était fortpréoccupé du succès de l’épreuve décisive qu’il allait tenterdevant une pareille assemblée&|160;; il avait cherché des yeux,pour s’encourager, son ami Langeli, et il s’étonnait de ne pasl’apercevoir dans la salle. Quant à sa vieille mère, la pauvrefemme avait obtenu à grand’peine l’autorisation de rester cachéederrière une porte, où elle pouvait tout entendre sans rien voir.Toute sa pensée se concentrait sur son petit Jacques, qu’ellesavait renfermé dans l’intérieur de l’instrument, où il devaitrester, sans air et sans lumière, pendant plusieurs heures.

–&|160;Malheureux enfant&|160;! murmurait-elletout bas&|160;: un jour ou l’autre, il mourra étouffé dans cetteaffreuse boîte, où il est condamné à passer la plus grande partiede sa vie. Dieu fasse qu’il grandisse assez vite pour être délivréde sa prison&|160;!

On annonça le roi, et Louis XIV parut, danstout l’éclat de son grand habit de cour, suivi de la reineMarie-Thérèse, de son frère Monsieur le duc d’Orléans, de sabelle-sœur Madame Henriette d’Angleterre, et de plusieurs princeset princesses de sa famille, qui prirent place à ses côtés. Madameavait fait réserver des sièges auprès d’elle pour la marquise deSévigné et ses deux enfants, qu’elle comblait d’attentions et depolitesses. Dès que tout le monde fut assis, on vit s’avancer lecomte de Bussy-Rabutin, en grand costume de cour, qui, conduit parson ami, le comte de Saint-Aignan, venait saluer le roi.

–&|160;On est satisfait de vous voir, aprèsune courte absence, lui dit le roi avec moins de froideur qu’àl’ordinaire. Je vous avais fait inviter par votre gracieuseparente, madame la marquise de Sévigné&|160;; vous ferez bien devous rapprocher d’elle et de vous guider souvent d’après sesavis.

Bussy s’inclina profondément et alla occuperun siège qu’on avait laissé vide à côté du marquis de Sévigné. Leroi donna l’ordre de commencer le concert. Le musicien, dontl’émotion s’augmentait à chaque instant, ouvrit d’une maintremblante le clavier de l’orgue magique, et il n’était plusvisible de personne, lorsqu’il se fut assis devant cet orgue, quile couvrait entièrement.

Mais mademoiselle de Sévigné l’avait vu,l’avait reconnu, et sa mémoire lui rappelait alors tout ce dontelle avait été le témoin involontaire dans une chambre des Communsdu palais, où elle était restée assez longtemps évanouie. L’effroiet l’aversion que lui avait inspirés ce musicien ivrogne et brutal,qui maltraitait son fils, en l’accablant d’injures et de menaces,se ravivèrent tout à coup dans l’esprit de cette jeune personne,que tenaient émue et oppressée les souvenirs confus de sa bizarreaventure. Elle ne se rendait pas bien compte de ce qui s’étaitpassé pendant son séjour accidentel au milieu de cette famille debohémiens, qui n’avaient eu pour elle que des égards respectueux etattentifs&|160;; mais elle se rappelait que le coffre, contenantl’orgue magique renfermait aussi un être vivant, un pauvre enfantmalade, une victime qui souffrait peut-être cruellement à cetteheure-là même, et qui devait souffrir ainsi en silence jusqu’à cequ’on lui eût permis de remuer, d’étendre ses membres comprimés etde respirer à l’air libre.

Les sons de l’orgue, que Raisin touchaitadmirablement, produisaient dans l’assemblée une profondeimpression&|160;: c’était un hymne religieux, dans lequell’exécutant imitait le chant grégorien de la chapelle du pape, enl’entrecoupant par des chœurs de voix féminines. Le morceau achevé,le musicien se leva et vint se replacer debout à côté de son orgue.Après quelques instants de silence et d’émotion, l’instrument, quiétait devenu muet, reprit tout à coup la parole, et répéta sur unmode plus lent et moins énergique le morceau de musique religieuse,que l’organiste venait de jouer avec une exécution si puissante etsi habile. On eût dit qu’un écho, caché dans les profondeurs de cetorgue, avait retenu fidèlement les accords que l’organiste savaittirer des tuyaux de son instrument. Tous les assistants, malgré laprésence du roi, ne purent se défendre de manifester leurétonnement et leur admiration.

L’orgue ayant fait silence, le musicien seremit à son clavier et fit entendre un air italien, composé deflûtes et de hautbois dans le genre tendre et langoureux. Puis, sonexécution terminée, le musicien descendit de son estrade, pourmontrer qu’il était entièrement étranger à l’action mécanique deson orgue, qui exécuta seul, après lui, le même air italien, avecplus de douceur encore et de mélodie. L’organiste renouvela troisfois de suite une expérience analogue, et trois fois l’orguemagique, sans subir aucun contact avec la main de l’homme, renditen écho un peu affaibli les divers morceaux exécutés par lemusicien.

Un dernier essai fut moins heureux. Raisinvenait d’achever une cantate, entremêlée de symphonies brillantes,et il attendait, avec anxiété, que l’orgue se mît à exécuter sonsolo magique&|160;; car il n’était sorti de l’orgue qu’un soupirqui ressemblait à un gémissement.

–&|160;Madame&|160;! dit Mademoiselle deSévigné, en se penchant à l’oreille de la duchesse d’Orléans,Madame&|160;! Il y a là-dedans un enfant qui se meurt&|160;!

La princesse avait compris, avaitdeviné&|160;; elle se pencha, à son tour, à l’oreille du roi, etlui fit remarquer la contenance effarée du musicien, qui, pâle, lesyeux hagards, s’était approché de son instrument et avait l’air des’y attacher avec les mains pour se soutenir et ne pas tomber sansconnaissance.

Soudain, une voix stridente se fit jour àtravers l’entrebâillement d’une porte fermée, et retentit dans lesalon, où l’émotion apparente du musicien avait gagné de proche enproche tous les spectateurs.

–&|160;Jacques&|160;! disait cette voixlamentable&|160;: le petit se meurt, le petit va mourirétouffé&|160;! Ouvre, ouvre ta machine&|160;! Jacques, pour l’amourde Dieu, sauve notre enfant&|160;!

Louis XIV avait donné un ordre, et deux pagesde la chambre étaient déjà en conférence avec Raisin, qu’ilssommaient, au nom du roi, de mettre à découvert le secret del’orgue magique. Le musicien essayait de résister et demandait avecinstances qu’on se contentât de transporter dans une autre salle lecoffre qui contenait son jeu d’orgue&|160;; il suppliait à mainsjointes, il invoquait son privilège, ses droits d’inventeurmécanicien et organiste.

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! disait Mademoisellede Sévigné, qui connaissait seule le secret de l’orguemagique&|160;: ce mauvais père laissera périr son enfant&|160;!

–&|160;Que de retards&|160;! que derésistances&|160;! disait le roi à Madame&|160;: cet homme est bienosé de désobéir à mes ordres&|160;? Çà, qu’on brise sa machine àcoups de marteau&|160;! Je veux voir ce qu’il y a là-dedans.

Raisin ne se le fit pas dire une secondefois&|160;; il alla ouvrir lui-même le compartiment, dans lequelson fils était renfermé, et il l’en tira évanoui, sans haleine etsans mouvement. Une rumeur immense d’inquiétude et d’indignations’éleva de toutes parts. Mais le musicien eut recours aux moyensqu’il avait déjà employés souvent, pour combattre un commencementd’asphyxie&|160;: il secoua l’enfant, lui souffla dans la bouche,lui frotta les tempes et lui humecta les paupières avec de lasalive. L’intérêt palpitant de cette scène inattendue tenait enémotion tous ceux qui en étaient témoins&|160;; les femmespoussaient des exclamations, aussitôt réprimées&|160;;quelques-unes étaient sur le point de perdre le sentiment.

Enfin, l’enfant avait rouvert les yeux, et ilportait autour de lui un regard indécis&|160;; il se ranimarapidement et parvint à se mouvoir, en retrouvant la conscience delui-même, lorsque son père lui ordonna de s’agenouiller etd’implorer le pardon du roi&|160;; mais cet enfant était incapablede prononcer une parole.

–&|160;Sire, dit Raisin, qui repritl’assurance et la hardiesse d’un ancien comédien, j’exposerespectueusement aux regards de cette illustre assemblée le secretde l’orgue magique, ce secret qui était l’unique ressource de mapauvre famille. Cet enfant est mon fils, âgé de six ans à peine etdéjà fort bon musicien&|160;; s’il n’était pas si jeune, jedemanderais à Votre Majesté de vouloir bien l’attacher à sachapelle, tandis que, moi, je reviendrais a mon premier métier, quifut l’état de comédien, et j’aspirerais à entrer dans la trouperoyale de l’Hôtel de Bourgogne.

–&|160;L’enfant est de bonne mine, disait leduc d’Orléans, qui n’osait prendre une décision sans l’aveu du roi.Je pourrais le faire élever et instruire par le gouverneur de mespages, et plus tard, il ferait un très bon valet de musique.

La bohémienne, aïeule de cet enfant, s’étaitéchappée des mains de la livrée, qui s’efforçait de la retenir etde faire taire ses lamentations et ses cris&|160;; elle fitirruption dans le salon et alla se précipiter aux pieds du roi.

–&|160;Sire&|160;! sire&|160;! disait-elle, ensanglotant&|160;; que Votre Majesté daigne me laisser mon petitJacques, que son père martyrise et qu’il a failli, sans le vouloir,faire périr aujourd’hui même sous les yeux de Votre Majesté&|160;!Je suis la vieille mère de tous les Raisin, qui se distinguent dansla comédie et dans la musique&|160;; j’ai été moi-même musicienneet comédienne. Si Votre Majesté daignait m’accorder le privilège dela troupe des petits comédiens de Monseigneur le dauphin…

–&|160;Êtes-vous folle, la mère&|160;!interrompit Louis XIV. Le dauphin, qui est né au mois de novembre1661, n’a guère plus d’une année, à cette heure.

–&|160;Monseigneur le Dauphin grandira,repartit la vieille avec vivacité, et alors le premier comédien desa troupe sera mon petit-fils Jacques, présentement âgé de six anset demi.

Louis XIV, qu’on n’avait jamais vu rire,excepté au théâtre, accueillit en riant la requête de la mère detous les Raisin, et lui promit de signer, le lendemain même, leslettres patentes établissant la troupe des petits comédiens dudauphin.

Cette troupe, d’une espèce toute nouvelle,devait avoir de grands succès à la cour, grâce au talent de sonprincipal acteur. Quant à Jean-Baptiste Raisin, il obtint deslettres du roi pour entrer dans la troupe royale de l’Hôtel deBourgogne, et, sans être un des meilleurs comédiens de cetteexcellente troupe, il se corrigea du défaut de boire comme unmusicien.

Peu de temps après la dernière séance où l’onentendit l’orgue magique, le Ballet des Arts futreprésenté, à Versailles, avec pompe&|160;: le roi y dansa, ainsique son frère et Madame. Cependant, la marquise de Sévigné refusaabsolument d’y figurer, en disant que sa condition de veuves’opposait à sa réapparition sur la scène des ballets de la cour,où sa fille était en âge de paraître à sa place pour obéir auxvolontés du roi.

–&|160;Maintenant que Langeli est mort, dit àce sujet l’incorrigible Bussy-Rabutin sauvé par sa cousine, de laBastille et d’un procès fâcheux, personne n’osera dire à SaMajesté, qu’un roi qui danse dans un ballet n’est pas même le roides baladins.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer