Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

LA VOCATION DE JAMERAY DUVAL

 

(1704)

 

Valentin Jameray Duval était fils unique d’unpaysan d’Arthonay en Champagne, et cet enfant, qui dès sespremières années se sentait possédé d’un désir immodéré des’instruire, n’avait jamais pu s’accoutumer à la vie laborieuse,dont son père lui donnait l’exemple ; il ne se refusait pasaux travaux manuels, par paresse ou par esprit de contradiction,mais il s’y prêtait si mollement, si indifféremment, qu’on nepouvait méconnaître son aversion instinctive pour tout ce qui étaiteffort et action physiques, pour tout emploi des forces du corps,pour toute occupation active et purement matérielle. Son pauvrepère, le plus illettré et le plus rustique des paysans, avaitrenoncé cependant à lui imposer le moindre labeur, et il prenaitmême le parti de cet enfant, doux et bon de caractère, maisindolent et flegmatique de tempérament, contre sa mère, qui voulaitle contraindre, bon gré, mal gré, à travailler à la terre et àfaire du moins, comme elle disait, œuvre de ses dix doigts.

– Laisse donc le petit à ses fantaisies,disait le père ; à chacun ici-bas son lot et sa tâche.Valentin ne fera point un laboureur, ni un vigneron : il n’ani nerf ni poigne ; tout ce qu’il a de vaillant, c’est dans satête. Il semble bâti, m’est avis, pour faire un curé.

Valentin, en effet, avait eu de bonne heurel’intelligence ouverte et disposée à recevoir toutes lesimpressions extérieures qui font la connaissance des choses et quise complètent par la réflexion et le raisonnement. Il ne savait nilire ni écrire ; il n’avait rien appris de ce qui s’acquiertdans la fréquentation des personnes éclairées et instruites ;il n’était jamais sorti du milieu grossier et agreste dans lequelil se trouvait confiné par la condition misérable de ses parents,et il arriva ainsi jusqu’à l’âge de sept ans, sans avoir mêmeappris le catéchisme, car le hameau où il était né n’avait pas decuré ni d’église : il fallait aller à trois lieues dedistance, pour trouver l’un et l’autre.

Le petit Valentin était pourtant très avancépour son âge, au point de vue des notions pratiques et usuelles enfait d’agriculture et d’économie rurale : il avait recueilliautour de lui les observations et les renseignements que les gensde la campagne pouvaient lui communiquer, et rien ne s’était perdu,pour ainsi dire, de ce qui lui était entré dans l’esprit par lesyeux et par les oreilles. Malheureusement personne autour de luin’eût été capable de lui apprendre à lire, et il avait honte de nepas même connaître son alphabet, en dépit de l’espèce d’instructionexpérimentale qu’il s’était donnée lui-même.

Il avait huit ans, quand son père, en mourant,le laissa dans une profonde misère ; il n’était pas en état degagner sa vie avec le travail de ses mains et il aurait rougi derester à la charge de sa mère, qui pouvait à peine se suffire àelle-même.

– Mère, lui dit-il avec l’énergie d’unerésolution bien arrêtée, j’irai demain trouver M. le Curé deMonglas, qui m’a toujours fait accueil, lorsqu’il m’a rencontrédans les champs. Je lui demanderai de me prendre chez lui commeenfant de chœur ou plutôt comme aide de sa gouvernante, qui estbien vieille et qui n’a quasi plus la force de faire son ménage. Cene sera pas pour moi grosse besogne, mais j’y aurai mon profit,puisque M. le Curé me montrera sans doute à lire et à écrire,en m’enseignant mes devoirs religieux. Quant à toi, mère, je teconseille, je te prie d’aller te mettre au service des bonnes sœursUrsulines ou Visitandines, soit à Tonnerre, soit à Auxerre, soit àTroyes. Là, tu trouveras le bien-être et le repos dont tu asbesoin, en attendant que je t’aie fait une petite fortune, que jeviendrai partager avec toi.

La mère du petit Valentin fut touchéejusqu’aux larmes du dévouement filial que cet enfant lui témoignaitavec tant de noblesse et de simplicité ; elle ne voulait paslui permettre de la quitter, mais il ne fit que se fortifier dansla décision qu’il avait prise, après mûr examen de lasituation : il embrassa, le lendemain, la pauvre femme, quiavait pleuré toute la nuit, et lui promit de la tenir au courant detout ce qu’il ferait pour arriver à une position lucrative ethonorable. Il avait trois lieues à faire à pied, à travers champs,pour aller au village de Monglas ; il mit dans sa poche unemiche de pain, des noix et des pommes ; puis il partit toutcourant, sans tourner la tête, de peur de perdre courage enregardant du côté de sa mère, qui l’appelait d’une voix faible etdolente.

Il marchait d’un bon pas et ne s’arrêtaitpoint en route : au bout de trois heures, il fut chez le vieuxCuré, qui venait de dire sa messe et qui, le voyant seul, s’imaginaque cet enfant était envoyé en toute hâte pour l’appeler auprès dulit d’un mourant. Comme il n’avait pas été averti de la mort dupère de Valentin, il pensa qu’on venait le chercher pouradministrer les derniers sacrements au père ou à la mère de cetenfant.

– Qu’est-ce qui est en danger de mortchez toi, mon ami ? lui dit-il avec intérêt : ton père etta mère, mon enfant, ne sont pas très vieux, et toi, pauvre petit,tu es bien jeune. Je vais prendre les saintes huiles et tout cequ’il faut pour la cérémonie…

– Monsieur le curé, interrompit naïvementValentin, les choses se sont passées sans vous : mon pauvrepère est mort, il y a cinq jours, et en voilà quatre qu’il estenterré dans notre cimetière d’Arthonay. Il n’y avait donc pas lieude vous déranger, et aussi je ne viens à vous que pour moi.

– Pour toi ? demanda le curé, un peusurpris de cette visite tardive. Je ne comprends pas, objecta-t-ild’un ton de reproche, qu’on enterre un bon chrétien comme un païen,sans prêtre et sans prières des morts !

– Oh ! Monsieur le curé, repartitl’enfant, les prières n’ont pas manqué : c’est le curé de lacommune voisine qui les a dites ; mais mon père étant décédésubitement, le digne homme, vous n’aviez plus rien à voirlà-dedans. Je ne vous sais pas moins de gré de vos bonnesintentions à notre égard. J’y comptais bien, d’ailleurs, Monsieurle curé, puisque me voici.

– C’est très bien, dit le curé ensouriant. Il te reste à me dire en quoi je puis t’être utile, monenfant ?

– Vous ne devinez pas, Monsieur lecuré ? répliqua Valentin, en le regardant d’un air timide etconfiant à la fois. Le père est mort, la mère n’a plus son paincuit. C’est raison que j’aille gagner ma vie ailleurs, et l’idéem’est venue, Monsieur le curé, de vous prier de me recevoir aupresbytère, où je puis vous rendre nombre de petits services, ainsiqu’à madame votre gouvernante, qui n’est plus jeune et qui setrouverait bien de mon aide…

– Hélas ! mon cher enfant, reprit lecuré avec émotion, ma pauvre gouvernante Jacqueline s’en est alléevers Dieu, le mois dernier, et alors il m’a semblé que je pouvais,avant de la rejoindre là-haut, me démettre de ma cure et me retirerdans un ermitage, où j’aurai plus de loisir pour me préparer àfaire une bonne mort, comme celle de Jacqueline. C’est demain matinque je pars, sans dire adieu à mes bons paroissiens, quim’ôteraient peut-être le courage de partir. Je vais en Lorraine, oùje suis né, et je me rends à l’ermitage de Sainte-Anne, près deLunéville.

– Si j’avais neuf ou dix ans de plus,Monsieur le curé, dit Valentin animé d’un pieux sentimentd’imitation chrétienne, je vous supplierais de m’accorder lapermission de vous accompagner, et je me consacrerais avec vous àla vie monastique !

Le bon curé fut touché de ce premier élan dela vocation religieuse ; il rappela néanmoins à Valentin queson devoir était de rester avec sa mère et de travailler pour elle.Puis, il s’informa des moyens que l’enfant aurait de gagner quelquechose, en essayant de faire un métier et de se destiner à uneprofession industrielle. Mais Valentin répondit, d’un tondéterminé, mais non sans rougir, qu’il ne se sentait propre à aucunmétier, et qu’après s’être longtemps consulté dans son forintérieur, il n’aspirait qu’à devenir un grand savant.

– Un grand savant ! s’écria le curé,surpris d’entendre un enfant de la campagne exprimer un pareildésir. N’est pas savant qui veut, mon cher petit ! Mais il n’ya pas encore de temps perdu, et l’on verra plus tard quel savant tupeux être.

– Je ne demanderais qu’à savoir lire etécrire, dit gravement Valentin ; le restant viendrait toutseul.

– Lire et écrire ! répéta le curé enriant : un savant, en effet, ne peut demander moins. C’estbien fâcheux que je parte demain, mon ami, car, à voir ton ardeurpour apprendre, je crois bien que tu saurais lire et écrire dansdeux ou trois mois.

– Vous êtes si bon, monsieur le curé,reprit l’enfant, que vous me donnerez bien, ce soir, ma premièreleçon de lecture ?

Le curé, étonné, enchanté de l’ardeurextraordinaire que manifestait cet enfant de neuf ans, commençasur-le-champ à lui donner la leçon de lecture que Valentinsollicitait, et il se servit, pour cela, de son bréviaire, n’ayantpas d’autre livre à son service. L’enfant était tout yeux et toutoreilles ; il se rendit compte non seulement de la forme deslettres, mais il en retint la valeur, le son et l’usage, de tellesorte qu’il comprenait déjà leurs rapports entre elles et qu’il lesliait l’une à l’autre pour composer des syllabes et des mots. Ilécoutait attentivement la démonstration et l’explication que luidonnait son maître, et il répétait de la manière la plus fidèle cequ’il avait entendu. Jamais intelligence plus spontanée, jamaisintuition plus lumineuse, ne s’étaient révélées chez un enfant. Lebon curé était émerveillé ; il encourageait son élève et ne selassait pas de lui adresser des éloges. Il n’interrompit sa leçonque par un frugal repas qu’il fit partager à cet enfant si biendoué et si bien inspiré, qui oubliait le boire et le manger pours’instruire, en profitant de l’obligeance infatigable de sonpremier instituteur. La leçon ayant été reprise, au sortir detable, ce fut l’élève qui fatigua le maître. Celui-ci ne revenaitpas de sa surprise, et il eut de la peine à croire que le petitlecteur ne connaissait pas ses lettres, avant d’être venu aupresbytère de Montglas. Valentin ne songeait pas à retourner auprèsde sa mère, et il eût volontiers suivi à pied le curé jusqu’enLorraine, pour savoir lire. Le soir venu, le curé se vit obligé dele garder au presbytère et de lui faire un lit, où l’enfant secoucha tout habillé ; il aurait préféré ne pas interrompre laleçon, la seule que le digne curé lui avait donnée, et cette leçonil la repassa dans sa mémoire durant la nuit entière, au lieu dedormir. Sa préoccupation était d’avoir un livre, dans lequel ilpourrait, sans les conseils du maître, s’exercer à la lecture, caril en avait retenu les premiers éléments, et dès que le jour parut,il se remit à étudier tout seul, avec une incroyable perspicacité,ce qu’il se souvenait d’avoir appris la veille dans lebréviaire.

Le curé de Monglas ne pouvait ajourner sondépart, mais il le retarda de quelques heures, pour donner encoreune leçon à Valentin et pour le conduire chez un gros fermiervoisin, qu’il pria de recueillir et d’employer dans sa ferme cetenfant, qui ne demandait qu’à gagner son pain de chaque jour.

Ce fermier était un avare égoïste et brutal,qui ne prenait conseil que de son intérêt personnel et qui n’auraitpas donné un liard à un pauvre, si ce liard ne lui eût pas rapportéun sou : il fit mine pourtant d’avoir égard à larecommandation pressante du curé, et il consentit à promettre lanourriture et le gîte à cet enfant, qui serait chargé de conduireles dindons aux champs et de les garder du matin au soir. Le curén’en demanda pas davantage, et comme il était bon et charitable, ilpensa que le fermier le serait aussi à l’égard d’un orphelin, qu’onlui confiait en le priant d’en avoir soin.

Valentin aurait voulu que le curé lui laissâtun livre, pour y étudier ses leçons, mais le curé n’avait que sonbréviaire ; cependant il trouva, dans un coin, un Catéchisme,à moitié déchiré, que son enfant de chœur y avait oublié, et il ledonna, faute de mieux, à Valentin, qui le reçut avecreconnaissance ; il lui donna, en outre, quelque argent, et,comme il lui rappelait, en montrant une vieille carte de géographieclouée au mur, que le but de son voyage était l’ermitage deSainte-Anne, près de Lunéville, où il comptait finir ses jours,l’enfant lui dit, avec attendrissement, qu’il se promettait bien del’y rejoindre, dès qu’il serait devenu savant : ce qui étaitle but invariable de ses espérances.

– Vous plaît-il, M. le curé, luidit-il, de me laisser, en souvenir de vous, cette carte que vousn’avez pas l’air de vouloir emporter à Sainte-Anne ?

– De grand cœur, je te la donne, mon ami,reprit le curé en souriant, mais que feras-tu de cette carte, si jene suis pas là pour t’enseigner son usage ? C’est un grimoireinintelligible pour toi.

– Oh ! que non pas, M. lecuré ! repartit l’enfant, qui se redressa d’un aircapable ; j’en ai vu déjà une chez M. le baillid’Arthonay, il y a un an, quand mon père m’y mena avec lui, etcomme je la regardais à pleins yeux, le commis de M. le baillieut la bonté de m’expliquer tout ce qu’on trouvait sur cette carte,les routes et les chemins, les rivières et les cours d’eau, lescollines et les vallées, les bois et les champs, les clochers etles paroisses, les villages et les villes. C’est plus aisé àcomprendre que la lecture, et je me reconnais là-dedans, comme sije voyais tous les lieux qui y sont représentés. Oh ! la bellechose que la géographie !… N’est-ce pas ainsi qu’on appelle lascience qui fait connaître les pays, sans y être et sans les avoirsous les yeux ? Je donnerais deux doigts de ma main, pourposséder cette science-là !

Le curé était touché et émerveillé d’unepareille envie d’apprendre et de savoir, chez un enfant quiannonçait ainsi ses dispositions naturelles à l’étude et quipromettait de ne pas rester en route dans la voie de l’instruction,s’il avait le bonheur d’arriver au but, sous la protection de Dieu.L’enfant remercia le curé de toutes ses bontés et s’engagea trèssérieusement à venir le rejoindre en Lorraine.

Valentin entra aussitôt en fonctions dans laferme : on mit sous sa garde une vingtaine de dindons, qu’ildevait conduire tous les jours dans les pâtures et qu’il ramèneraittous les soirs à la ferme. On lui donna, pour sa nourriture de lajournée, deux livres de pain et un morceau de fromage, en luidisant qu’il aurait de quoi boire dans les ruisseaux, ainsi que sesdindons ; on lui remit, pour sa défense contre les renards etaussi pour celle de ses bêtes, une petite houlette armée d’un fertranchant, avec une corne ou cornet rustique, dont il se serviraitpour appeler à son aide, s’il avait besoin d’avertir lesdomestiques de la ferme.

Il avait serré soigneusement sous ses habitsdélabrés le Catéchisme et la carte de géographie, que le bon curélui avait donnés en partant, et il était impatient de s’en servirsouvent pour son instruction élémentaire, car il se sentait capabled’apprendre à lire, en peu de temps, au moyen des notions premièresqu’il avait acquises dans ses deux leçons. Quant à la géographie,c’était une science dont il avait toujours eu l’instinct et quisemblait s’offrir d’elle-même aux préférences et aux habitudes deson esprit. La condition infime et subalterne qu’il avait acceptéesans répugnance lui offrait les deux biens du monde qu’ilappréciait le mieux : la liberté et le repos. Il se félicitaitde pouvoir vivre seul, au milieu des champs, en gardant lesdindons, sans avoir besoin de se trouver en contact avec leshommes.

Ce fut donc dans la solitude, en face descharmants tableaux de la nature champêtre, que Valentin commença uncours d’études générales, sans autre guide que son bon sens inné etsa raison supérieure à son âge, sans autre maître que sonintelligence naturelle et son désir de s’instruire. Par un effortinouï de volonté et de patience, il apprit à lire couramment, enconcentrant sa pensée sur chaque ligne, sur chaque page de ceCatéchisme qui lui tenait lieu d’Alphabet et de Grammaire. Ce n’estpas tout : il avait pris un crayon, sur la table du bon curé,avec quelques feuilles de papier blanc qu’il conserva comme untrésor, pour y tracer des lettres et des mots bizarrementcaractérisés par des traits d’écriture informes et qu’il imitaittant bien que mal, d’après le texte imprimé de ce Catéchisme danslequel il avait pris toutes ses leçons de lecture. Il écrivait doncd’une manière barbare et incorrecte, mais il avait fini par savoirlire si parfaitement, qu’il lut et relut à plusieurs reprises toutce qui restait du Catéchisme, où il apprit les dogmes fondamentauxde la religion catholique et les premiers principes de lamorale.

Son instruction en géographie ne fut paspoussée au-delà de l’étude minutieuse de la carte qu’il possédait,et cette étude minutieuse lui permit de se rendre bien compte de laconfiguration géographique d’une province de France, que cettecarte lui mettait sous les yeux. Il ne lui manquait plus que deslivres pour faire des progrès rapides dans une science qui seprêtait bien à la nature de son esprit exact et méthodique. Unheureux hasard le servit à souhait pour encourager ses dispositionsà la connaissance de la géographie. Un vieux berger, qui menaitpaître ses moutons dans une prairie voisine, entra en rapport aveclui et le prit en amitié : ce berger lui donna les premièresnotions de l’astronomie, en lui indiquant la place que les étoilesoccupaient dans le ciel selon la saison de l’année, et Valentinapprit de la sorte les noms des astres qu’il reconnut bientôt,d’après leur position, avec autant de certitude que son maîtrelui-même. Il comprit dès lors, par une espèce de divination, lesrapports qui devaient exister entre la position des astres au cielet celle de toutes les régions de la terre, les unes à l’égard desautres. C’étaient encore des livres qui lui faisaient défaut pourl’enseignement approfondi de la géographie, de cette science, quilui semblait la plus belle et la plus utile de toutes.

Le vieux berger, qui devint son guide et sonami, lui apprit, en outre, tout ce qui composait le savoir etl’expérience des bergers, c’est-à-dire les propriétés des herbes etdes plantes, la médecine usuelle de l’homme et des animaux, lessignes du temps, les pronostics des saisons, les époques de tousles travaux des champs et mille détails secrets de la vie pastoraleet agricole. Valentin était toujours aussi mal vêtu, aussi malnourri, aussi mal couché ; mais il semblait indifférent à cesprivations, parce qu’il s’absorbait dans l’étude et dans laméditation. Il était dit, cependant, que sa destinée ne lecondamnait pas à garder les dindons toute sa vie, et il pensaitquelquefois à rejoindre en Lorraine le bon curé de Monglas, quil’avait engagé à y venir. Il était toujours aussi misérable, etl’avare fermier ne lui avait pas donné depuis six mois une seulepièce d’argent, lorsque sa situation changea, par force majeure,sans s’améliorer.

Un soir, un de ses dindons manquait àl’appel : il le chercha en vain ; un renard l’avaitemporté. Il rentra tristement à la ferme et n’osa pas avouerl’accident arrivé à une de ses bêtes. Il espérait la retrouver, etil partit, le lendemain, de meilleure heure, pour recommencer desrecherches qui lui portèrent malheur. Pendant qu’il s’écartaitimprudemment de son troupeau de dindons, le renard revint à lacharge et en prit encore un, dont les cris désespérés avertirenttrop tard le malheureux gardien : il eut beau courir après lerenard, en lui jetant des pierres, il dut revenir à ses dindons,qui faisaient entendre des plaintes lamentables et qui se rangèrentautour de lui, comme pour l’inviter à les défendre. Il demeuraindécis, tout le jour, sur le parti qu’il avait à prendre ;puis, le soir venu, il ramena ses dindons à la ferme et n’y entrapas avec eux, tant il redoutait la colère de son patron. Il avaitrésolu de chercher fortune ailleurs, et il s’en alla passer la nuitdans la maisonnette roulante du vieux berger, qui le consola lemieux qu’il put et qui lui offrit de partager avec lui les chétifsprofits de sa bergerie.

– Non, répondit Valentin, j’aurais troppeur de rencontrer le fermier qui me demanderait compte des deuxdindons que le renard m’a volés et que je serais bien en peine delui rendre. Demain, je décamperai, au point du jour, et je seraibientôt hors de la portée de ce méchant maître, en suivant la routede Langres…

– Bonté divine ! s’écria le berger,chagrin de ce projet qu’il essaya de combattre : il y a vingtlieues d’ici à Langres.

– Je n’en avais compté que dix-sept, surla carte que je sais par cœur, dit l’enfant. Ce n’est rien quevingt lieues à faire : j’arriverai donc à Langres, en moins dedeux jours de marche…

– Oui, bien, reprit le berger, mais,pendant ces deux jours, il faut manger et se reposer, et tu n’aspas un sou vaillant.

– Oh ! dit Valentin, on trouve dupain partout, et l’on couche dans les granges. Ce n’est pas ce quim’inquiète.

– Tiens, voici deux écus, qui pourrontpayer tes frais de route, objecta le bon berger, car on ne senourrit pas gratis en ce monde, et les bourses ne s’ouvrent pasplus aisément que les cœurs. Il serait plus sage peut-être deretourner à la ferme et de dire à ton maître : « Lerenard a pris deux de vos dindons, mais je viens vous offrir enéchange deux écus qui les valent… »

– Il m’accuserait d’avoir vendu sesbêtes, interrompit Valentin, et de ne lui rendre que la moitié duprix de la vente. Il recevrait l’argent, et me battrait, par-dessusle marché. Nenni, je ne veux pas m’y risquer. Aussi bien, j’ai foidans la Providence qui n’abandonne pas les gens, quand on serecommande à elle. Priez pour moi, mon digne ami, et moi, jeprierai pour vous, de loin ou de près.

Valentin exécuta donc son projet tel qu’ill’avait conçu : il partit, dès l’aube, après avoir fait sesadieux au vieux berger, en le conjurant de présenter au fermier desexcuses de sa part, avec la promesse de restituer tôt ou tard lavaleur des deux dindons que le renard lui avait pris. Il n’emportaque sa corne, qui pouvait lui être utile, et une longue corde,qu’il tortillait en guise de ceinture autour de ses reins ; ilavait accepté aussi un bâton noueux en bois de houx, que le bergerlui donna pour se défendre contre les chiens errants ou même contreles loups, qu’il viendrait à rencontrer sur son chemin. Il n’avaitpas de but déterminé, en se dirigeant vers la ville de Langres, etil ne songeait qu’à s’éloigner de la ferme où il n’aurait eu riende bon à attendre. Il marcha donc à grands pas, pendant plus detrois heures, et ne suspendit sa marche, que pour faire honneur auxprovisions que le vieux berger avait mises dans son havresac.Valentin s’était arrêté au bord d’une petite rivière, assezprofonde, qui longeait la route, à dix ou douze pieds en contre-basde la chaussée. Il mangeait de bon appétit, et rêvait auxcirconstances imprévues qui allaient décider de son avenir,lorsqu’il entendit le trot d’un cheval qui s’approchait de soncôté, mais il se trouvait dans un fond ombragé, d’où l’onn’apercevait pas la route. En ce moment, le cavalier, qu’il nepouvait voir, venant à passer à peu de distance de lui, fut tout àcoup désarçonné par sa monture, qui l’envoya tomber, la tête enavant, dans la rivière. Cet homme ne savait pas nager et il auraitété noyé infailliblement, si Valentin, qui ne savait pas nagerdavantage, n’eût fait acte de courage et d’adresse pour le sauver.L’enfant eut assez de présence d’esprit, en face du danger quecourait cet homme, pour lui porter secours à l’instant : ildéroula rapidement la corde qu’il avait autour de son corps, fit unnœud coulant à l’un des bouts de cette corde, et la lança siadroitement, au milieu de la rivière, que le nœud coulant saisitpar le cou le malheureux qui se noyait et le ramena, presqueétouffé, au bord de la rivière. Valentin avait reconnu son ancienmaître, le redoutable fermier, et celui-ci, qui avait repris pieddans l’eau, la corde au cou, reconnaissait aussi son petit gardeurde dindons.

– C’est donc toi qui veux m’étrangler,mauvais sujet ? lui cria-t-il d’une voix haletante.

– Moi, vous étrangler, Monsieur !répondit Valentin, stupéfait d’une pareille accusation : moi,vouloir vous faire du mal, lorsque sans mon assistance vous alliezpérir !

– Je te conseille, petit fourbe, de medonner le change ! murmurait le fermier qui n’était pas encoresorti de l’eau, mais qui ne courait plus aucun danger. Tu as voulum’assassiner, pour m’empêcher de te punir, comme un voleur que tues !

– Moi, un voleur ! repartitValentin, avec indignation : moi qui viens de vous sauver lavie !

– Attends-moi, friponneau ! s’écriale fermier, dont la colère n’avait fait que s’accroître. Je vais tepayer ma vieille dette, voleur de dindons, et je me servirai, pourton châtiment, de la corde avec laquelle tu as essayé dem’étrangler, après avoir effrayé mon cheval, qui m’a fait tomberdans l’eau. C’est moi qui te pendrai, au premier arbre de laroute.

Valentin eut une telle peur de cette menace,qu’il ramassa son bâton et s’enfuit à toutes jambes, sans regarderderrière lui. Il courut ainsi, le long de la route, pendant unquart d’heure, et ne ralentit sa course qu’en perdant haleine. Lefermier n’avait pas songé à le poursuivre et s’en était retourné,pour se sécher, à la ferme.

Le pauvre enfant se mit à pleurer à chaudeslarmes, en pensant à l’ingratitude et à la méchanceté de ce vilainhomme, qui l’aurait récompensé de sa bonne action, croyait-il, enle pendant à un arbre. Il n’eût jamais imaginé qu’un chrétien pûtêtre aussi injuste et aussi mauvais à l’égard de sessemblables ; il tira de sa poche son Catéchisme et il enparcourut quelques pages, afin de se réconforter, en élevant sonâme à Dieu. Ses yeux s’étaient fixés machinalement sur des maximesmorales et religieuses, que le curé de Monglas avait écrites sur lacouverture du livre, et, quoiqu’il ne fût pas encore très capablede déchiffrer les écritures faites à la plume, il lut presquecouramment cette maxime, qui lui rendit toute sa confiance dans laProvidence :

Le bien qu’on fait sur la terre nous estrendu au centuple dans le ciel.

Il avait continué sa route, en marchant d’unbon pas ; il ne voyait sur son chemin aucun village, et ilallait toujours en avant, dans l’espoir d’en trouver un. Il avaitfait au moins cinq lieues, quand il arriva devant une maison deposte. Le lieu lui paraissait bon, pour demander les renseignementsdont il avait besoin, afin de se diriger plus sûrement vers le butplus ou moins éloigné qu’il se proposait d’atteindre.

Il sentait son estomac vide, et il s’aperçutalors qu’il avait laissé son havresac et ses provisions à l’endroitoù il déjeunait, quand son repas fut interrompu par la chute dufermier dans la rivière. Il possédait bien dans sa poche deux écusqui composaient toute sa fortune et que le vieux berger l’avaitforcé d’accepter, mais cet argent lui semblait indispensable pourachever son long voyage. Une carriole, couverte en toile cirée,stationnait à la porte de la poste ; le cheval, à moitiédételé, mangeait son picotin d’avoine, mais la voiture, remplie deballots et de paquets, n’était gardée par personne. Valentin entrarésolument dans le bureau de la poste.

Le conducteur de la carriole était là, qui sereposait en buvant un verre de vin avec le maître de poste.Valentin salua poliment les deux buveurs, en ôtant son bonnet àdeux mains, et adressa la parole à celui qui avait la figure laplus avenante. C’était un gros homme, à la mine rubiconde et àl’air réjoui, vêtu d’une blouse de laine grise et coiffé d’unchapeau de feutre gris à larges bords.

– Monsieur, lui demanda Valentin, enrestant la tête découverte, auriez-vous l’extrême bonté de me diresi je suis bien sur la route qui mène à Langres ?

– Sans doute, mon petit, répondit le groshomme en riant, mais Langres n’est pas près d’ici, et il fautencore neuf ou dix heures de voiture pour y arriver.

– Dix heures de voiture ! répétal’enfant avec inquiétude. Il faudrait donc quasi le double de tempspour faire la route à pied ?

– À pied ? repartit le gros homme,en riant plus fort ; c’est toi, mon petit, qui voudrais faireà pied douze grandes lieues de pays ?

– Dix-sept lieues de poste, ajoutaflegmatiquement l’autre homme qui remplissait son verre de vin etqui le vida d’un trait.

– Il reste trois ou quatre heures dejour, dit le gros homme qui avala aussi un grand verre de vin. Unhomme, qui marcherait bien et sans traîner la patte, arriveraitdans deux heures à Rolampont et dans quatre heures à Humes, pourpasser la nuit. Puis, demain, il y aurait à faire neuf bonneslieues dans la journée, pour arriver à Langres vers la tombée dujour. Diable ! je plaindrais celui qui aurait demain ces neuflieues-là dans les jambes.

– Il faut pourtant que je les fasse, ditl’enfant avec simplicité, mais je coucherai en route, soit àRolampont, soit à Humes, et le lendemain j’irai jusqu’à Langres, oùje compte me reposer, avant de me remettre en route pour laLorraine.

– C’est en Lorraine que tu vas,petit ? répliqua le gros homme, qui parut s’intéresserdavantage à l’enfant. Et moi aussi, je vais en Lorraine, mais jen’y vais pas à pied, comme toi, mon pauvre garçon ; j’ai unebonne voiture, un bon cheval, et si je savais ce que tu vas faireen Lorraine, je pourrais bien t’y conduire.

– Oh ! Monsieur, vous êtes bienbon ! dit Valentin, en rougissant de surprise et de joie. Maisvous ne me connaissez pas !

– Tu as une honnête frimousse, qui meplaît et me donne confiance, répondit le gros homme. Je ne teconnais pas, en effet, mais, tous les jours, on fait connaissanceet bonne connaissance. D’ailleurs, tu me rendras quelquesservices : tu donneras l’avoine au cheval, tu l’attelleras etle dételleras, tu lui feras sa toilette, et quand nous serons enville, tu porteras mes paquets de livres…

– Eh quoi ! Monsieur, vous avez deslivres à porter ? interrompit Valentin. Je serais si heureuxde voir des livres !

– Tu en verras, dans ma voiture, plus quetu n’en as jamais vu, dit le gros homme, car je suis colporteur etmarchand de livres. Est-il possible qu’un marmot de ton âge s’avised’aimer les livres ? Mais tu ne sais pas lire ?

– Je ne sais pas lire aussi bien quevous, sans doute, repartit l’enfant avec modestie ; plus tard,je lirai mieux, sans doute, quand M. le curé de Monglas m’auradonné encore quelques leçons.

– Puisque tu connais un curé, petit, jen’ai pas besoin d’autre recommandation, dit gaiement le gros homme.Nous allons partir. Va mettre ton bagage dans la voiture, attellele cheval, et attends-moi.

– Je n’ai pas de bagage, Monsieur !reprit Valentin, qui regardait d’un œil d’envie le pain et lefromage sur la table. Mais j’ai bien faim !

– Que ne le disais-tu plus tôt ?s’écria le gros homme : tu aurais déjà le ventre plein.Allons, assieds-toi là, et mange, et bois ! ajouta-t-il, enlui versant un grand verre de vin. Il a vraiment faim, le pauvrediable ! répétait-il, en voyant que l’enfant ne s’était pasfait prier pour faire honneur à cette collation inattendue.Dépêche-toi de tordre et d’avaler, mon petit affamé, et souhaitonsle bonsoir à la compagnie.

Valentin n’avait pas eu le temps de satisfaireson appétit, mais son compagnon de voyage lui permit d’emporter cequi restait de pain et de fromage, en l’invitant à boire un secondverre de vin. L’enfant, qui n’en avait pas bu une goutte, depuisson souper chez le curé de Monglas, eut l’esprit plus éveillé quetroublé, en finissant à la hâte le bon repas qu’on lui avait faitfaire. Il avait encore la bouche pleine, en montant dans la voituredu colporteur, et il continuait à dévorer son pain et sonfromage.

– Et tout cela, ce sont des livres ?demanda-t-il au colporteur, quand il fut assis au milieu desballots soigneusement ficelés. Quel plaisir on aurait à lire toutcela ! Et comme on serait savant, après avoir lu tant delivres !

Il était en humeur de parler et il parlaautant que le voulut son compagnon de route, qui lui avait demandéle récit de ses aventures et qui en apprit les détails avecintérêt, car ce compagnon de route, le père Lalure, colporteur delivres imprimés à Troyes et à Nancy, d’images en couleur fabriquéesà Épinal, et d’ouvrages de piété vendus dans les couvents, était unexcellent homme, quoique très ignare, assez grossier et souventivrogne.

– Écoute, petit, dit-il à Valentin :tu as besoin de gagner ta vie, et comme on ne gagne qu’entravaillant, je t’offre de travailler avec moi ; tu sais lire,tu es intelligent et tu seras bientôt plus instruit que moi. Monmétier est d’aller de ville en ville vendre en détail les livres etles images, que j’achète en gros ; le métier n’est pas trèsmauvais, puisqu’il me donne de quoi entretenir ma voiture, nourrirmon cheval et me nourrir moi-même, en faisant de jolies économies.L’an dernier, j’ai pu mettre de côté trois mille francs. Jegagnerais davantage, si je faisais plus d’affaires, et pour faireplus d’affaires, il me faut un aide. J’ai pensé à toi : si tuveux faire un marché avec moi et le bien tenir, tu auras du paincuit pour le reste de tes jours, et ce pain-là, tu pourras lepartager dès à présent avec ta pauvre vieille mère, qui en manquepeut-être ; tu seras nourri, habillé, logé, voituré, comme lepatron, en recevant un écu par mois pour tes menus plaisirs, et deplus, trente écus d’honoraires à la fin de l’année. Cela vaut mieuxque de gueuser sur les routes, de n’avoir que des guenilles sur lecorps et de marcher sur les semelles du père Adam.

Valentin ne répondait pas ; il baissaitla tête et avait l’air de réfléchir, mais il était bien résolu àsuivre sa vocation et à n’être qu’un savant. Il craignait,néanmoins, de blesser et d’irriter le père Lalure, en n’acceptantpas ses offres. Il se disait, tout bas, que ce serait un avantagepour lui de se trouver au milieu des livres, et de pouvoir lirejour et nuit, s’il en avait le temps ; mais il n’eut pas depeine à se persuader que des relations journalières avec le curé deMonglas profiteraient mieux à son instruction générale, que sonassociation avec cet homme bon et généreux, sans doute, maisignorant, dépourvu d’éducation, et incapable de s’élever au dessusde sa naissance par l’intelligence et le savoir.

– Ce n’est pas tout, mon garçon !ajouta le père Lalure, pour achever de le séduire et de ledécider ; je n’ai ni femme, ni enfant, ni famille, et parconséquent, dans le cas où je viendrais à m’en aller dans l’autremonde, tu hériterais de tout ce que j’ai, de ma voiture, de moncheval, de mes marchandises et de ma réserve, qui monte bien à neufou dix mille livres…

– Vous avez neuf ou dix mille livres enréserve ! s’écria Valentin, émerveillé de ce qu’il prenaitpour une bibliothèque.

– Dix mille livres, ce sont desfrancs ! reprit le colporteur, qui n’avait garde de confondreune livre monnaie avec un livre imprimé ; oui, je possède aumoins dix mille livres en bon argent, et tout cela pour toi, petit,sauf à me faire enterrer chrétiennement et à payer quelques messespour le repos de mon âme.

– Je suis bien touché de vospropositions, M. Lalure, répondit enfin l’enfant dont larésolution n’avait pas fléchi ; vous êtes bien bon et bienhonnête : je vous conserverai une éternelle reconnaissance,mais je veux être un savant, et pas autre chose. Tant que je seraiavec vous, je vous rendrai de grand cœur tous les services qui sonten mon pouvoir, je vous aiderai à vendre vos livres et je seraivotre dévoué serviteur, jusqu’à ce que nous soyons en Lorraine, oùM. le curé de Monglas m’attend à l’ermitage de Sainte-Anne. Jene réclame de vous qu’une seule faveur, c’est que vous mepermettiez de lire dans vos livres, pendant la route, et quand vousn’aurez pas besoin de mes services.

– Je suis fâché de n’avoir pas réussi àfaire de toi un bon marchand de livres, dit le colporteur : ons’enrichit plutôt en vendant des livres, qu’en les lisant. Ehbien ! tu peux lire maintenant à ton aise tout ce qu’il y adans ma voiture. Aie l’œil seulement sur le cheval, qui al’habitude du chemin et qui va son petit train, la bride sur lecou. Bien du plaisir, Monsieur le liseur ! Moi, jedors !

Il s’endormait déjà, en parlant, et il netarda pas à dormir d’un profond sommeil. Valentin, au contraire,n’avait jamais été mieux éveillé ; pour la première fois de savie, il se trouvait au milieu des livres et il ouvrit tous ceux quiétaient à sa portée, comme pour faire connaissance avec eux :il en lisait les titres et il en parcourait quelques pages. Lehasard lui mit d’abord entre les mains des ouvrages traitant dematières qui ne lui étaient pas tout à fait étrangères, et qui serapportaient à ses longs entretiens avec le vieux berger deMonglas. C’étaient surtout ces petits livres que l’imprimerie deTroyes répandait par milliers chez le peuple des campagnes :le célèbre Calendrier des Bergers, la Grandepronostication des laboureurs, la Chasse du loup, leParfait Bouvier, etc. Valentin se délectait à feuilleterces volumes, et sa passion pour la lecture se manifestaitspontanément par l’amour des livres. Il eût voulu déjà connaîtretout ce qu’il y avait de livres imprimés dans la carriole ducolporteur.

Celui-ci dormait toujours, comme il en avaitl’habitude, en se confiant à la marche sûre et à la directionroutinière de son cheval. Valentin continua ses lectures, sansinterruption et sans distraction, tant qu’elles furent favoriséespar le jour, qui allait diminuant et qui finit par s’éteindre toutà fait. Il repassa d’abord dans son esprit ce qu’il avait lu, et iloccupa sa mémoire des sujets divers qu’il avait abordés tour à tourdans cette première excursion à travers les livres ; puis, sesidées devinrent moins nettes et moins suivies : de laréflexion il passa dans la rêverie et tomba par degrés dans lesommeil.

Ce fut le père Lalure qui s’éveilla le premieren sursaut, au bruit d’un grognement effaré de son cheval, quisecoua rudement la voiture par une triple ruade et commença unecourse folle, comme s’il s’emportait à l’aventure. Le colporteurn’eut que le temps de serrer les rênes et de maintenir le chevalsur la chaussée, au moment où il se jetait hors de la route, aurisque de se précipiter dans un ravin. Il faisait pleine nuit etl’on pouvait à peine distinguer les objets environnants. Le cheval,qu’il aurait été impossible d’arrêter sur place, ralentit un peuson galop, toujours grognant et hennissant, sous l’empire d’unepeur ou d’un vertige.

L’enfant s’était éveillé aussi, et ses regardsse portaient de tous côtés avec inquiétude, pour chercher la causede l’effarement subit du cheval, si paisible et si indolentd’ordinaire. Le père Lalure regardait, comme lui, en dehors de lacarriole, qui avait failli verser et qui oscillait à droite et àgauche, selon les mouvements désordonnés que lui imprimait lacourse effrénée du cheval. Il y avait danger certain d’un accidentinappréciable, et ce danger pouvait renaître d’un moment à l’autre.La route, alternativement montueuse et déclive, était bordée tantôtpar des clairières et tantôt par de grands bois touffus.

Tout à coup Valentin, qui se penchait hors dela carriole pour savoir s’il n’apercevrait pas sur la voie quelquechose d’insolite, vit briller dans les ténèbres deux pointslumineux, semblables à des charbons ardents.

– Monsieur ! dit-il au colporteur,en baissant la voix : Monsieur, n’avez-vous pas un briquet, jevous prie ?

– Un briquet ? repartit le pèreLalure, qui ne comprit pas le but de cette question inattendue.Nous avons bien affaire d’un briquet, quand notre chevals’emporte ! Il s’en est fallu de peu que la voiture neversât.

– Au nom du Ciel, Monsieur, repritl’enfant, avec des gestes d’impatience, prêtez-moi unbriquet ! Il n’est que temps !

– Tiens, le voici ! dit lecolporteur, en le lui donnant. Mais, pour Dieu ! qu’en veux-tufaire ?

– Je veux, dit tranquillement l’enfant,en battant le briquet, je veux chasser le loup.

– Quel loup ? s’écria le pèreLalure, qui ne parvenait pas à modérer le galop emporté de soncheval. Il y a un loup ? ajouta-t-il avec épouvante. Est-cepossible ? Je ne m’étonne plus de l’effroi de ma pauvrebête !

Valentin avait fait jaillir l’étincelle surl’amadou et il s’empressa d’en approcher une allumette, qu’il lançatout enflammée en dehors de la voiture. On entendit un hurlement,et le cheval se mit à ruer, en courant plus fort.

– Dieu fasse qu’il n’y en ait pas unebande ! dit Valentin. Vite, vite, donnez-moi des papiers bonsà brûler !

Le père Lalure chercha de vieux papiers, quiavaient servi à envelopper ses livres, et il les tendit à Valentinqui lui dit de les rouler en boule et de faire une provision de cesboules destinées à mettre en fuite les loups. Il y avait, en effet,trois ou quatre loups, qui suivaient la voiture et qui menaçaientde s’attaquer au cheval, dès que le moment leur semblerait propiceà cette agression. Le malheureux cheval avait conscience du péril,qui devenait plus sérieux à chaque instant, mais Valentin étaitprêt à le conjurer. Il alluma successivement plusieurs des boulesde papier chiffonné, que le colporteur avait préparées, et il lesjetait l’une après l’autre sous les pieds du cheval pour tenir àdistance les loups qui voulaient s’élancer sur lui. Il semblait quele pauvre animal avait compris qu’on lui venait en aide et que lesprojectiles enflammés n’avaient pas d’autre objet que d’éloignerces animaux féroces. Il hennissait de joie et galopait de meilleurcœur, toutes les fois qu’une boule de feu traçait dans l’air unsillon de lumière et tombait, enflammée, à ses pieds.

Les loups, en revanche, perdaient de leuraudace et restaient en arrière ; ils ne renoncèrent pourtant àsuivre la carriole, que quand elle fut sortie des bois et que laroute se prolongea à découvert dans la plaine. Alors seulement lepère Lalure fut rassuré, et il embrassa cordialement l’enfant, quil’avait sauvé d’un danger presque inévitable, avec tant de présenced’esprit et tant de courage.

– Ah ! mon cher petit ! luidit-il sympathiquement, combien je regrette de ne pouvoir te garderavec moi ! Je te traiterais comme mon fils et tu serais plustard la consolation de ma vieillesse. Je te marierais, un jour, àune bonne femme, qui te donnerait des enfants et qui nous feraitune famille.

– Un savant n’est pas fait pour semarier, répondit l’enfant, qui avait des idées aussi arrêtées etaussi mûries que s’il eût atteint déjà l’âge de la raison. Je neveux pas d’autre famille que beaucoup, beaucoup, beaucoup delivres.

Le voyage du colporteur et de son petitcompagnon s’acheva de la manière la plus heureuse. Ce dernier avaitrendu à son patron les plus grands services, pour la vente deslivres et des images qui faisaient le commerce du père Lalure.Cette vente avait été si prospère, que le colporteur voulutrécompenser son jeune commis, en lui offrant une somme devingt-cinq écus, comme témoignage de satisfaction. Valentin ne lesaccepta que pour les envoyer à sa mère, et il demanda au bravecolporteur, en arrivant à Sainte-Anne, quelques volumes quiferaient le fonds de sa première bibliothèque. Le père Lalure sefit un plaisir de lui en donner une centaine à son choix, et nequitta pas sans émotion cet enfant ingénieux et intelligent, en luirépétant qu’il perdait la meilleure occasion d’avoir autant delivres qu’il en voudrait et plus qu’il n’en pourrait jamaislire.

Valentin avait hésité à se séparer du pèreLalure, car il apprit, à son entrée dans l’ermitage de Sainte-Anne,que le digne Curé de Monglas était mort, quelques joursauparavant ; mais ce bon Curé ne l’avait oublié, enmourant : il avait recommandé, par testament, aux Pèresermites, de faire bon accueil à un enfant, nommé Valentin JamerayDuval, qui devait venir, un jour ou l’autre, à l’ermitage, pour yfaire son éducation religieuse. L’enfant fut donc accueilli avec laplus gracieuse bienveillance, comme un élève du défunt curé deMonglas. On s’informa du genre de vie qu’il avait mené et du genred’emploi qu’il exerçait, avant de venir chercher chez les Ermitesune retraite hospitalière ; Valentin raconta naïvement sonhistoire, et l’on crut qu’il se trouverait très honoré de garderles vaches, après avoir gardé les dindons…

L’ermitage de Sainte-Anne, à une demi-lieue deLunéville, était pauvre, malgré son ancienne origine, qui luiassurait la protection des ducs de Lorraine ; mais les troisou quatre ermites qui vivaient dans cette sainte maison n’avaientpas besoin des biens de la terre : ils ne mangeaient pas deviande, ne buvaient pas de vin, et se nourrissaient de pain noir,de fromage et de lait, quand ils ne jeûnaient pas. Valentin n’eutpas à se faire violence pour se soumettre à ce régime, n’ayant pasété accoutumé à une nourriture moins frugale et plus abondante. Ils’astreignit volontiers à ces privations, d’autant plus que lesermites, absorbés par leur vie ascétique, le laissaient entièrementlibre de son temps, et ne lui imposaient pas d’autre devoir que desoigner les quatre vaches de l’ermitage, de les mener au pâturage,de les traire et d’employer une partie de leur lait à faire desfromages. Il était même dispensé d’assister aux offices, excepté ledimanche.

Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, ildonnait à l’étude, c’est-à-dire à la lecture la plus attentive etla mieux méditée, tous les moments dont il pouvait disposer. Lessix heures qu’il passait tous les jours avec ses bêtes, dans unpâturage solitaire, sur la lisière d’une forêt immense, n’étaientpas les moins bien remplies : il ne faisait son métier devacher qu’entouré de livres ; il les lisait avec une telleardeur, qu’il oubliait souvent de rentrer à l’ermitage pour lesouper et qu’il devait alors se coucher à jeun. Il eut bientôt luet relu tous les livres que le père Lalure lui avait donnés enprenant congé de lui ; il fut obligé alors, pour fournir desaliments à son insatiable amour de la lecture, de s’adresser à labibliothèque des Pères ermites. Malheureusement cette bibliothèque,composée d’une centaine de gros volumes de théologie, écrits enlatin la plupart, ne lui offrait pas les ressources qu’il eûtsouhaitées pour travailler seul à son instruction : il ydécouvrit cependant quatre ou cinq ouvrages français, quiconvenaient à ses goûts et à ses aptitudes : l’un surl’astronomie, l’autre sur la géographie, et les derniers sur lanumismatique. Il prit en si grande affection cette dernièrescience, qu’il en devina les principes et les différentscaractères, avant même d’avoir appris le latin. Ce fut un desermites, auquel il demanda de lui donner les premières notions dela langue latine, et dès qu’il en eut acquis les éléments, presqueà lui seul et sans maître, il fit des progrès rapides dans cettelangue, qu’il lut bientôt à livre ouvert. Il était moins avancésous les rapports de l’écriture, faute de bons modèles et de bonnedirection ; aussi son écriture, imitée bizarrement des typesd’impression qu’il avait sous les yeux, fut-elle toujours mauvaise,étrange et illisible.

– Mon frère, lui dit un matin l’ermitequi lui avait donné des leçons de latin, nous avons été avertis,hier soir, qu’un juif allemand vole tout le bétail du pays et va levendre aux marchés d’Alsace : je vous prie de veiller avecsoin sur nos pauvres vaches.

– J’espère, répondit Valentin, que cevoleur ne commet pas ses larcins à main armée, car, dans ce cas-là,le plus sage serait de ne pas faire sortir les bêtes et de lesgarder quelques jours à l’étable.

– Non, reprit l’ermite, cet homme a,dit-on, un secret pour endormir le gardien, et c’est à la faveur dusommeil de celui-ci qu’il peut emmener les bêtes et quelquefoistout un troupeau.

– Mon père, dit en riant Valentin, s’ilne faut que résister au sommeil, pour n’avoir rien à craindre duvoleur de bestiaux, je saurai bien lui tenir tête, et au moindredanger, je cornerai si fort, avec mon cornet, qu’on m’entendra del’ermitage et que vous me viendrez en aide avec des bâtons et deschiens.

Valentin sortit donc, ce jour-là, comme àl’ordinaire, avec les quatre vaches des ermites et s’en alla dansla prairie sur la lisière de la grande forêt, où le duc de LorraineLéopold venait souvent chasser avec les princes et les seigneurs dela cour.

Il faisait une chaleur extraordinaire :les rayons du soleil tombaient d’aplomb sur la terre desséchée, etles herbes semblaient prêtes à s’enflammer. Les vaches que Valentinmenait paître s’étaient rapprochées de la forêt, pour trouver unpeu d’ombre. On voyait passer, dans les airs, des essaimsd’abeilles qui avaient quitté les roches voisines et qui allaientchercher ailleurs de nouvelles demeures. Valentin prenait un vifintérêt à ces émigrations des jeunes abeilles, et il en avaitétudié plus d’une fois les curieux épisodes, en admirant lemerveilleux instinct de ces mouches industrieuses. Il vit un de cesessaims, qui s’abaissait vers le sol avec des bourdonnements confuset qui semblait vouloir s’arrêter quelque part, pour se mettre engroupe et pour attendre le moment favorable d’achever son voyage.Il suivit à distance, en s’avançant avec lenteur, l’essaim qui seportait d’un endroit à un autre, et cherchait la meilleure place oùil pourrait camper et se reposer ; mais l’essaim, après avoirchoisi successivement plusieurs arbres autour desquels il serassemblait comme pour tenir conseil, reprit tout à coup son vol,en s’élevant dans les airs et en s’éparpillant à travers laforêt.

Valentin, à son insu, avait employé plus d’uneheure à cette étude de naturaliste ; lorsqu’il revint aupâturage, où il avait laissé les quatre vaches ; il ne lesretrouva pas, et, s’imaginant qu’elles étaient entrées dans le boispour y prendre le frais et pour paître à l’ombre, il y entra aussi,en les appelant par leurs noms et par des sifflements qu’ellesavaient l’habitude d’entendre et de comprendre. Pas le moindrebeuglement ne répondit à ces appels redoublés, que lui renvoyaientseulement les échos de la forêt.

Alors il se rappela l’avertissement que lePère ermite lui avait communiqué la veille, et il se demandaanxieusement si les vaches n’avaient pas été volées par ce juifallemand, qu’il regardait comme un être imaginaire créé par la peurdes pâtres et des bergers. Les vaches ne pouvaient être que dansles bois, puisqu’il ne les avait point aperçues dans la prairie, etce fut dans les bois qu’il se mit à les chercher çà et là, encornant de toutes ses forces. Enfin, il entendit ou crut entendreloin, bien loin, quelques beuglements qui se turentpresqu’aussitôt. Il corna de nouveau et de plus belle, sans obteniraucun résultat ; il se dirigeait tantôt d’un côté, tantôt del’autre, cornant, appelant, criant. Cette fois, ce n’était pas uneillusion : une vache avait beuglé, et ce beuglement fut suivide plusieurs autres. Les vaches devaient se trouver à une portée defusil, et Valentin resta convaincu que quelqu’un les emmenait engrande hâte, puisque les beuglements s’éloignaient de minute enminute. Il cessa d’appeler et de corner, afin de mieux suivre levoleur qui lui avait enlevé ses bêtes. Il espérait ainsi lerejoindre là où bêtes et voleur viendraient à stationner jusqu’à lanuit.

Son plan de poursuite réussitcomplètement ; il parvint à franchir la distance qui leséparait du voleur de vaches, sans que celui-ci dût supposer qu’onpouvait l’atteindre. Il ne voyait pas encore ses bêtes, mais il lesentendait souffler entres les branchages qu’elles brisaient enpassant. Puis, il jugea tout à coup qu’elles s’étaient arrêtées etque le voleur, fatigué à une longue fuite à travers bois, reprenaithaleine. Valentin n’avait pas d’arme, ni aucun moyen dedéfense : il ne devait donc pas songer à user de vive forcepour revendiquer son bien et pour ramener ses vaches à l’étable. Ilrésolut de se borner à surveiller le voleur et à le suivre pas àpas.

La prudence lui conseilla de ne pass’approcher davantage et d’éviter de faire le plus léger bruit,d’autant plus que le voleur n’avait pas encore choisi l’endroit oùil serait le mieux caché avec son butin. Valentin eut alors l’idéede monter sur un arbre et d’y rester en observation ; il montadonc le plus doucement possible sur un grand orme, qui s’élevait aumilieu d’un emplacement dégarni d’arbrisseaux et de broussailles,mais tapissé de gazon et de plantes bocagères. Du haut de cetarbre, il dominait les environs, et il aperçut à travers lafeuillée ses quatre vaches, qui ruminaient en fourrageant dans lestaillis ; mais il ne voyait pas l’homme qui les gardait, et ilfut tenté de croire qu’elles étaient en liberté. Son attention futdétournée par le bruit des bourdonnements d’abeilles, quivoltigeaient au-dessus de lui et qu’il n’avait pas remarquées, enmontant sur cet arbre, où l’essaim était venu se poser àl’extrémité d’une des branches les plus basses.

En même temps, il constata un mouvementdécisif dans la station des vaches qui avaient quitté leur gîte etqui venaient de son côté, conduites par un homme de mauvaise mine,qui les tirait par la longe, en maugréant contre elles.

– Ces maudites bêtes ne veulent pas setenir tranquilles ! disait-il à part lui. Mais voici justementce qu’elles cherchent : de l’herbe à brouter. Il y en a là dequoi paître jusqu’au soir.

Il avait attaché à son bras les quatre cordesqui pendaient aux cornes des vaches, et il les empêchait ainsi des’écarter. Il s’assit par terre, sous l’orme, dans lequel Valentinétait monté ; il bourra et alluma sa pipe, puis il commença defumer un affreux tabac, dont les exhalaisons nauséabondesarrivaient à l’enfant caché dans l’épais feuillage de l’arbre.

La fumée du tabac n’avait pas tardé àenvelopper l’essaim d’abeilles, suspendu en boule à une desbranches inférieures de l’orme, et cette fumée acre et soporativeagit de telle sorte sur les mouches, qu’elles tombèrent en masse, àmoitié étourdies, mais furieuses, sur le fumeur, en s’attachant àses mains et à son visage, qu’elles criblaient de piqûres. Ilpoussa de terribles cris d’effroi et de douleur, auxquels Valentinrépondit en cornant à plein gosier, tandis que les vachesessayaient de s’enfuir en beuglant et brisaient le bras du voleuren serrant les nœuds coulants des cordes qui les retenaient.

Cet horrible vacarme fit accourir desbûcherons, qui travaillaient dans la forêt, et qui vinrent aiderValentin à reprendre possession de ses vaches, pendant qu’ontransportait à l’hôpital le malheureux voleur, cruellement blesséet défiguré.

L’aventure eut quelque éclat dans le pays etl’honneur en revint à Valentin qui avait fait preuve de tant depersévérance, d’adresse et de courage. On lui attribua mêmel’invention d’avoir lancé sur le voleur un essaim d’abeilles, quien avaient fait justice.

À peu de jours de là, le duc de Lorrainechassait dans la forêt. Valentin n’avait pas mené paître sesvaches, à cause des agitations et des tumultes de la chasse ducale,mais il s’était revêtu de son habit d’ermite, comme pour un jour defête, et il avait emporté avec lui des livres et des cartes degéographie, pour aller lire et étudier dans les bois. Il était doncassis au pied d’un arbre, les yeux attachés tantôt sur un livre ettantôt sur une carte, et paraissait absorbé dans ses études,lorsqu’un inconnu, en costume de chasseur tout galonné d’or,s’approche de lui et lui demande ce qu’il fait là.

– Vous le voyez, Monsieur, répondValentin avec déférence : j’étudie la géographie.

– La géographie ! reprend l’inconnu,en souriant avec bonté : est-ce que vous y entendez quelquechose ?

– Je ne m’occupe que des choses quej’entends, répliqua l’enfant sans lever les yeux de la carte qu’ilétudiait.

– C’est une carte d’Allemagne ? ditl’inconnu. Que cherchez-vous dans cette carte ?

– Je cherche la route qui conduit àHeidelberg, reprend Valentin, car je songe à me rendre à la célèbreuniversité de cette ville, pour y continuer mes études.

– Pourquoi penser à l’universitéd’Heidelberg, quand vous êtes en Lorraine, mon enfant ? ditl’inconnu. Nous avons le collège des jésuites de Pont-à-Mousson, oùl’on fait d’excellentes études, et c’est là que vous irez acheverles vôtres.

C’était le duc de Lorraine en personne, etValentin, qui ne l’avait pas reconnu, se vit tout à coup entourédes chasseurs revenant de la chasse. On lui fit millequestions ; le duc fut enchanté de ses réponses et déclaraqu’il le prenait sous sa protection. Valentin entra donc au collègede Pont-à-Mousson ; il s’y appliqua, de préférence, à lagéographie, à l’histoire et à l’archéologie ; il en sortitavec une pension qui lui était payée sur la cassette du ducLéopold.

Valentin était désormais un savant, comme ill’avait souhaité ; le premier usage qu’il fit de ses économiesfut d’envoyer de l’argent à sa mère, de reconstruire la chapelle del’ermitage de Sainte-Anne, et de dédier un tombeau monumental à lamémoire du curé de Monglas. Il fut plus tard bibliothécaire du ducde Lorraine.

– Son Altesse sérénissime, disait-il avecmodestie, daigne me payer honorablement pour ce que je sais ;mais, si l’on devait me payer pour ce que j’ignore, tous lestrésors du duc de Lorraine ne suffiraient pas.

 

FIN DES CONTES LITTÉRAIRES

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer