Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

LA MASCARADE DE SCARRON

 

(1627)

 

Paul Scarron, qui, au XVIIe siècle,acquit une bizarre réputation comme créateur du genre bouffon qu’ilmit à la mode par ses ouvrages en prose et en vers, n’était pasinfirme et contrefait de naissance, tel que son portrait nous lereprésente, avec le visage blême et amaigri, le front chauve, lecou tordu, les jambes arquées et le corps en Z, selon sa propreexpression, et tel qu’il se dépeint lui-même dans une de seslettres, où il regrette tout ce qu’il avait perdu, en disant :« Ah ! si le Ciel m’eût laissé des jambes qui ont biendansé, des mains qui ont su peindre et jouer du luth, et enfin uncorps très adroit ! » Il vint au monde, en 1610, sans leplus léger désagrément de nature, et son père, conseiller auParlement de Paris, put se flatter d’avoir un successeur aussi bienfait qu’il l’était lui-même.

Le jeune Scarron fut élevé avec soin, et sonesprit se développa plus rapidement que son physique ; à douzeans, outre les études du collège qui ne suffisaient pas à sonavidité de savoir, il rimait déjà, en style agréable, excellait àpeindre la miniature, dansait à merveille et jouait du luth ens’accompagnant de la voix, compléments indispensables d’uneéducation de gentilhomme, à cette époque où la poésie, la peinture,la danse et la musique étaient les bien-venues à la cour et à laville.

Scarron était d’une taille médiocre, maisélégante et gracieuse ; ses cheveux blonds, ses yeux bleus etson teint de femme, donnaient à sa physionomie une douceur, que nedémentaient pas son parler et son regard caressants ; il avaitl’abord affable et le geste noble, avec cette exquise politesse quiétait en usage dans les sociétés des beaux esprits. Malheureusementson père, dont le patrimoine avait été dévoré par d’anciennesdettes de famille, n’ayant pas les moyens de soutenir la positionélevée que cet enfant était appelé à prendre dans la magistrature,fut contraint de lui ouvrir une autre carrière ; il décidadonc que Paul Scarron entrerait dans les ordresecclésiastiques.

Cette décision, il est vrai, avait étésollicitée de longue date par un vieil oncle du jeune Scarron, etcet oncle, chanoine du Mans, riche de deux abbayes en Beauce,s’engageait à faire son neveu héritier de tous ses biens pourvuqu’il en fît un prêtre. Scarron, d’une humeur joviale et libertine,ne sentait aucune vocation pour les devoirs austères de laprêtrise ; mais il dut obéir à l’autorité absolue de sesparents et surtout à la tendresse qu’il portait au bon chanoine,dont l’indulgente affection ne se scandalisait pas trop desespiègleries du petit mauvais sujet ; d’ailleurs, celui-civoyait, dans les commencements de sa nouvelle carrière, uneoccasion de se donner du bon temps, de prolonger les heures de saliberté et de gaspiller gaiement les années de sa jeunesse, enattendant qu’il eût l’âge et les qualités d’un vrai chanoine ;il s’accommoda ainsi d’un apprentissage ennuyeux de théologie, quine l’empêchait pas de fréquenter les réunions les plus joyeuses etles plus dissipées, tandis que l’esclavage du métier de clerc deprocureur ne lui eût permis que l’école buissonnière et lesdivertissements crapuleux de la bazoche. Content de son sort, iln’aurait demandé ni bénéfice, ni canonicat, si cette vie de plaisiravait pu durer toujours.

Scarron n’habitait pas, à Paris, la maisonpaternelle, mais celle de son oncle, dans la rue d’Enfer, vis-à-visle couvent et le vaste enclos des Chartreux, qui n’étaient pasencore enfermés dans l’enceinte des murs de la ville, laquelle nes’étendait pas alors au delà de la place Saint-Michel. Le père deScarron avait mis son fils sous la direction immédiate de sonfrère, le chanoine, excellent homme, aussi dépourvu de fermeté quede jugement, et le jeune homme était censé travailler à soninstruction cléricale, en suivant les leçons d’un célèbreprofesseur de droit sacré au collège de Montaigu, sur la montagneSainte-Geneviève, et en observant la règle du noviciat des PèresFeuillants, qui étaient voisins de la demeure du bon chanoine. MaisScarron n’entrait au noviciat, que par hasard, pour troubler lesnovices, boire le vin de leur cave et dépouiller leur jardin de sesfleurs et de ses fruits ; quant au collège de Montaigu, il n’yparaissait jamais, et lorsque son oncle venait à l’interroger surquelque point de doctrine religieuse, le malin garçon éludait laquestion par un bon mot et citait les vieux auteurs français,Clément Marot et Rabelais, au lieu des Pères de l’Église. L’oncleriait en le grondant et finissait par rire sans le gronder, ce quiencourageait le neveu à continuer cette vie débauchée, qu’ilpassait au jeu de paume et au cabaret, rendez-vous ordinaire desseigneurs à la mode, en même temps que dans les ruelles etles bureaux d’esprit : c’est ainsi qu’on appelait leschambres et les salons des hôtels de la place Royale, où lesbeaux esprits et les précieuses tenaient leursassemblées. Scarron jouait et buvait, le matin et le soir ; ilmenait de front la danse, la musique et la poésie : aussi,malgré sa jeunesse, était-il recherché pour ses talents et sagalanterie, dans ces assemblées qui composaient la belle compagnieà la mode. Il dépensait, en rubans, en passements d’or ou de soie,l’argent qu’il avait et surtout celui qu’il n’avait pas, car ilempruntait sur son canonicat futur, pour avoir une toiletteélégante conforme à sa bonne mine : enfin, à l’âge de dix-septans, il s’était déjà battu trois fois en duel. Étrange éducationpour un abbé !

À cette époque, le titre d’abbé, équivalant àun titre de noblesse, ne prescrivait rigoureusement rien autrechose que le célibat ; on avait une abbaye comme une ferme, etun abbé pouvait être courtisan, militaire, artiste, tout enfin,excepté homme d’église. On ne distinguait les abbés dans le mondequ’à leur petit collet et à leur costume noir. Il en était de mêmepour certaines abbesses, que la possession d’une abbaye ne rendaitni moins coquettes, ni moins aimables, et qui vivaient dans lemonde plus librement que dans leur abbaye. Le roi nommait seul auxbénéfices, qu’il distribuait selon son bon plaisir, sans tenircompte de la position sociale ni du caractère personnel dupostulant. Cette singularité, passée en usage, ne scandalisait pasmême les gens d’une piété sincère.

Paul Scarron devait la plupart de sesmauvaises habitudes à l’exemple pernicieux d’un ami, qu’il imitaiten toute chose, comme un modèle parfait. Armand de Pierrefugesétait une sorte de chevalier d’industrie, qui se disait noble àtrente-six quartiers, et qui, à la faveur d’un nom sonore, seglissait dans les maisons les plus distinguées, où il se faisaitremarquer par ses airs de gentilhomme, bien que le velours de sonmanteau, la soie de son pourpoint, et les rubans de ses chausses,n’eussent pas trop la fraîcheur irréprochable réclamée par lamode ; mais il suppléait de son mieux aux désavantages de satoilette par une belle prestance, des manières recherchées et unverbiage spirituel. Il n’avait pas d’autre revenu que celui du jeu,et encore ne gagnait-il pas toujours, s’il trichait souvent.C’était lui qui endoctrinait son jeune ami ; lui, qui puisaitdans la bourse de l’oncle par le canal du neveu ; lui, quiconduisait Scarron au bal et à la comédie, dans les tripots et dansles tavernes ; lui, qui l’avait rendu habile dans l’art demanier les cartes ou l’épée ; lui, qui le présentait, commeson élève, en mauvaise compagnie, et comme son cousin, dans lescercles de la place Royale. Scarron remplissait également bien tousles rôles qu’on voulait lui donner.

Un soir du mois d’octobre de l’année 1627,Scarron, s’étant échappé du logis de son oncle qui dormait aprèssouper, vint en courant au quartier de l’Arsenal, rue Beautreillis,où Armand de Pierrefuges s’était logé, pour être au centre de lanoblesse du Marais, qu’il fréquentait assidûment. Son logement, quise composait de deux petites chambres hautes dans une maison dechétive apparence, était loin de répondre à la condition qu’ils’attribuait : deux vieux fauteuils délabrés, une tablebranlante, un coffre de bois et un lit de plume sur un misérablegrabat, sans tapisserie et sans rideaux, tels étaient les meublesuniques dont Armand avait la jouissance locative. Encore nepayait-il pas toujours exactement son loyer, pour mieux ressembleraux débiteurs du bel air, qui s’amusaient aux dépens de leurscréanciers et qui ne les payaient jamais.

Scarron, accoutumé au spectacle de cettepauvreté mobilière, qu’il admirait, comme un témoignage del’insouciance d’un petit maître, entra brusquement dans le taudis,où Pierrefuges, assis la tête dans ses mains, devant un feu presqueéteint, paraissait livré à de tristes réflexions. L’arrivée de soncher Paul ne dérangea pas sa rêverie maussade, et lorsque celui-cise fut jeté dans un fauteuil vacant, Pierrefuges se leva ensilence, pour allumer, aux dernières étincelles du foyer, unechandelle de suif, qui n’éclairait pas tous les soirs soncoucher.

– Armand, ou plutôtmonseigneur de Pierrefuges ! dit le jeune homme, avec cettehilarité sardonique et bouffonne, qui éclatait dans tous sespropos. Que fais-tu là, ainsi acoquiné dans la cendre froide, commesi tu préparais une lessive ? Es-tu jaloux des cloches del’église Saint-Paul, qui ont la voix plus sonnante et plusargentine que la tienne ? Ne songerais-tu pas que ces bellescloches, offertes en don à la paroisse par plusieurs rois deFrance, feraient bien mieux ton affaire, s’il t’était permis de lesfaire fondre en monnaie ?

– Du premier coup, mon fils, tu devinesmon mal, qui n’est autre que ventre et bourse vides ! repritArmand, en clignant de l’œil, pour inviter Scarron à remédier à cemal dont il se plaignait souvent. Mes coquins de fermiers tardenttant à m’apporter leurs redevances, et les joueurs de lansquenet,qui me doivent sur parole, ont si rétive mémoire, que je n’ai pasune pièce blanche pour entrer au cabaret, et ce soir, je mecoucherai à jeun, comme un carme déchaussé. Bien plus, ce quim’afflige davantage, je ne puis aller à la mascarade chez labaronne de Soubise.

– Une mascarade nouvelle ?interrompit Scarron, dont les yeux pétillèrent du désir d’y aller.En vérité, mon cher Armand, vous m’y mènerez, n’est-ce pas,dussions-nous voler un tailleur d’habits ?

– Non, certes, je n’irai point, et jepasserai la nuit à dormir sur l’oreiller de mon appétit, afin decourir la fortune en songe. Vingt écus pourtant eussent suffi à memettre en bel équipage !

– Vingt écus, mon maître ? Çà,dites-moi où ils sont, que je les prenne ! Mais, à quoi bonces vingt écus ? Quand vous aurez soupé avec ces pâtisseries,que je vous apporte du buffet de mon oncle, vous vous dorloterezdans votre lit en rêvant à la mascarade. Cependant c’est une bellechose qu’une mascarade ! Est-il donc si malaisé de trouver etd’inventer, à peu de frais, un déguisement ? Il ne faut quevêtir votre pourpoint à l’envers et acheter un masque de façongrotesque. Parbleu ! j’y veux aller avec vous !

– Allez-y, s’il vous plaît ! maiscertainement vous serez mal reçu, sinon chassé par les valets, carla mascarade, inventée par un des poètes les plus raffinés de lacour, représentera la naissance de la déesse Vénus et son arrivéedans l’Olympe des Dieux. Or, pour cet effet, chaque convié est tenud’avoir la figure de son rôle. Aussi, m’avait-on assigné le rôled’un Prince des Ténèbres, de la suite de Pluton.

– Eh bien ! au lieu d’un seulprince, nous en ferons deux, pour le cortège de sa majestéinfernale. Pardieu ! compagnon, je suis en veined’imagination, et voici que je vous offre de diaboliquesaccoutrements pour la fête.

– Lesquels ? J’avais bien songé àporter seulement sur ma poitrine un écriteau indiquant mon rang etmes honneurs dans l’empire de Pluton… Mais, non, je resterai aulogis, faute d’avoir vingt louis, que j’ai perdus sur parole, enjouant avec le marquis de Senneterre et qu’il serait homme à ne pasme réclamer.

– Baste ! si ce n’est que cetobstacle à vaincre, dans une heure je te procure quarante écus pourparfaire ta dette et nos menues dépenses. Écoute ce qu’il fautfaire à cet effet : dès que je serai endiablé à ma guise, tuprendras bel et bien mes habits et tu les porteras chez mon onclele chanoine, en lui racontant que je me suis noyé dans la rivière,et que les bateliers qui ont pêché mon corps demandent quaranteécus pour leur récompense. Sans doute, que cette fâcheuse nouvellemettra en deuil mon révéré et digne oncle ; mais il en auraensuite plus vive joie à me revoir sain et sauf, le lendemain.

– Voilà, pardieu, une plaisanteruse ! reprit Armand, qui en augura un succès productif, etqui se mit à ramasser les pièces d’habillement que Scarron avaitdéjà quittées : c’est une bagatelle que quarante écus, et jepousserai la générosité de ton oncle jusqu’à cent. Ça, mon mignon,n’est-ce pas quelque fée, qui te conseille et t’inspire ?Grâce à cette fée, nous allons avoir cent écus en belle monnaietrébuchante. Mais que fais-tu là ? Pourquoi défaire mon lit dela sorte ?

– Ce sont nos costumes de bal quej’apprête, s’il vous plaît ! répliqua Scarron, qui, à moitiédéshabillé déjà, commençait à découdre le lit de plume : àvous l’enveloppe de votre coite ! Je me rappelle, à ce propos,le conte d’un diableteau, qui affina un grand diable dans lepartage du butin et qui mangea les noix, en ne lui baillant que lescoquilles. Oh ! le galant diable que je ferai ! À moi lereste ! Jamais l’enfer n’aura vu diables plus comiques, etmadame Vénus rira de l’invention, je vous assure. Mais n’avez-vousplus de ce bon miel, que je tirai exprès pour vous de l’office demon oncle ?

– Tiens, friand ! Le pot n’est pasmême entamé, puisque j’ai tous les jours mangé en ville, réponditArmand, qui lui désignait dans un coin le vase de faïence rempli demiel.

– C’est bien, mon galant seigneur. Jevous laisse la toile du matelas, pour en faire une robe traînanteet un turban, et je me charge de dessiner, avec de l’encre, surcette toile, une foule de dessins diaboliques. Il ne faudra, après,que nous charbonner le museau, pour paraître dignement dans ladiablerie. Je m’en vais donc disposer nos costumes, et vous, allezvite où vous avez affaire, c’est-à-dire chez mon oncle le chanoine,tandis que j’achèverai notre mascarade ; vous trouverez ici àvotre retour tout ce qu’il faudra pour vous habiller à la diable.Toutefois, si vous tardez trop, je ne vous attendrai point, pourm’introduire chez madame la baronne de Soubise.

Armand de Pierrefuges pensa mourir d’un accèsde folle gaieté, en voyant Scarron, qui s’était mis presqueentièrement nu, se frotter de miel tout le corps, comme lesathlètes de l’antiquité se frottaient d’huile pour se préparer à lalutte. Scarron accomplissait son œuvre en silence, avec un sérieuximperturbable, que les plaisanteries et les éclats de rire neréussirent pas à émouvoir. Cependant, il fit observer à soncamarade, que le prix du lit de plume, qu’il avait mis à mal, setrouverait amplement payé avec l’argent que fournirait le chanoine,et sur ce, il le pressa de partir, pour être plus tôt revenu. Maisles rires d’Armand redoublèrent et ne cessèrent plus, lorsqueScarron, couvert des pieds à la tête d’un léger enduit de miel,s’élança parmi la plume qu’il avait entassée sur le plancher, ets’y roula en tout sens, de telle sorte qu’il se releva entièrementrevêtu du duvet qui s’était collé partout sur sa peau emmiellée.Sous son enveloppe de plume, il n’avait plus rien d’humain que levisage et la voix. Il dut pourtant, par un sentiment de décenceindispensable, s’attacher solidement autour des reins unecouverture de laine brune, qui lui donnait l’apparence d’un sauvagede la mer du Sud.

Enfin, pour mieux caractériser ce costume, ilnoircit de suie détrempée son visage, que la plume ne recouvraitpas, et planta sur sa tête une grande paire de cornes en papierdoré.

Armand oubliait l’argent qu’il devait allerprendre chez le chanoine, pour examiner en détail l’étrangetravestissement, auquel Scarron ajoutait encore des ornements etattributs nouveaux, outre la queue caractéristique en cartondécoupé, qu’il entortilla d’un vieux galon d’argent et qu’ils’attacha ensuite le plus solidement possible au bas des reins.

– Dieu fasse, lui dit son ami, que lespauvres joueurs qui ont tiré le diable par la queue, ne s’enprennent pas à la tienne, avec l’espoir de faire fortune !

– Un diable ne peut aller les mainsvides, comme un donneur d’eau bénite ? objecta Scarron.Trouvez-moi quelque outil qui ressemble à une fourche et qui metienne lieu de sceptre ou de bâton d’honneur !

Armand de Pierrefuges tira de la cheminée ungrand crochet de fer, qui avait servi, dit-il, dans les cuisines duroi Charles V, et dont l’extrémité, en effet, était façonnée enforme de fleur de lys. Scarron jugea l’instrument propre à l’usagequ’il comptait en faire, et se déclara très satisfait de sondéguisement.

Les deux amis se donnèrent rendez-vous au bal,et Armand, qui était bien résolu à ne pas se compromettre avec unpareil masque, s’achemina, en riant de souvenir, vers le but de sonexpédition d’adroite fourberie, qui devait lui donner les moyens deretourner au jeu, la bourse pleine.

Scarron ayant terminé sa burlesquemétamorphose, dont il ne pouvait avoir lui-même qu’une faible idée,faute de miroir où se regarder, s’arma de résolution et d’audace,pour briller dans la mascarade de madame de Soubise, qui ne leconnaissait pas ; l’incognito l’enhardissait, et il sortit dulogis d’Armand de Pierrefuges, sans avoir été aperçu, marchantlégèrement sur la pointe du pied, de peur d’éclabousser son blancplumage. Il arriva, sans accident, dans la rue des Tournelles, oùétait situé l’hôtel de madame de Soubise. Dans les rues désertes,que Scarron, déguisé en diable, traversa comme une ombre, iln’avait rencontré qu’une vieille femme, qui s’enfuit et tombapresque morte de peur, au coin d’une borne, en recommandant son âmeà Dieu et à tous les saints ; cette femme attira, par sesgémissements, quelques voisins à qui elle conta l’effrayanteapparition, que tous attribuèrent aux fumées du vin qu’elle avaitbu ; néanmoins, le bruit courut, dans les environs, qu’uneespèce d’homme sauvage, emplumé et cornu, s’était montré à plus dedix personnes, et on en conclut que le diable était venu faire dessiennes dans le quartier de l’Arsenal.

Le diable ou l’homme sauvage avait pénétrédans l’intérieur de l’hôtel de Soubise, sans autre passe-port queson étrange déguisement, auquel les valets, à moitié ivres,n’avaient pas pris garde, dans le tumulte des masques quiarrivaient de toutes parts. Le vestibule était mal éclairé par deuxtorches, et la diablerie de Scarron n’avait été vue ni remarquée depersonne. Il monta hardiment le grand escalier, et s’introduisitd’abord dans une galerie, qui précédait la grande salle du bal,étincelante de lumières, embaumée de fleurs et retentissante demusique.

Cette musique animée, cette foule bigarrée decouleurs, cette magnificence de cérémonial, cette lumièreéblouissante de chandelles de cire, ne déconcertèrent pasl’impudence de Scarron, qui se fiait à la bizarrerie de son costumefantastique, pour obtenir un succès de franche gaieté, sous lesyeux de tout ce que la noblesse de cour avait de plus raffiné et deplus charmant. Ce n’étaient que Dieux et Déesses dans les costumesles plus originaux, les plus riches, les plus gracieux, au milieud’une décoration théâtrale représentant l’Olympe, tel que lespoètes anciens l’avaient décrit. L’aspect enchanteur de cet Olympe,qui eût fait envie à celui de la mythologie par la beauté desDéesses et la galanterie des Dieux, exalta encore la folâtreimagination du poète.

Il se mêla, en bondissant, à une sarabande,que dansaient Mars et les trois Grâces, Neptune et troisTritons : un cri d’horreur signala d’abord sa présence, ettous les regards se fixèrent sur lui, pendant qu’il s’épuisait ensauts et en grimaces, quoique l’orchestre eût cessé d’accompagnersa danse turbulente ; bientôt un rire universel circula dansl’assemblée, avant qu’on eût reconnu l’auteur de cette bouffonnerieet surtout la nature de son déguisement. Cependant quelques dames,que ce singulier masque emplumé avait heurtées au passage,s’étonnaient des taches gluantes qui gâtaient leurs robes de satinet de velours. On se persuada que, sous ce plumage, on trouveraitplus tard certain seigneur, fameux par ses facéties, et madame deSoubise, pour amuser les Divinités de son Olympe, ordonna auxmusiciens de jouer un branle, que, par hasard, Scarron dansait àmerveille : il dansa donc, avec autant de souplesse que devigueur, au bruit encourageant des rires et desapplaudissements.

L’homme à plumes était donc réhabilité par sagrâce et sa légèreté de danseur ; on le pria de continuer sesdanses, qu’il n’interrompit que par lassitude. Les assistants luiétaient si favorables, qu’on lui fit servir une collation de fruitset de confitures, avec un flacon de vin d’Espagne. Pendant qu’ilmangeait et buvait, pour réparer ses fatigues de danseur, tout lemonde s’empressait autour de lui, pour admirer son costumehétéroclite et reconnaître ses traits, s’il était possible, sous unmasque de suie, que ses longues moustaches et ses sourcils de duvetrendaient méconnaissables. Il était impossible d’attacher aucun nomde la cour sur ce visage, aussi hideux que malpropre, à cause desgouttes de sueur noire qui couvraient son front et qui ruisselaientsur ses joues noircies.

– Démon lutin et baladin, qui venez cheznous des rivages du Styx et de l’Achéron ! lui dit madame deSoubise, qui s’était attribué le rôle de Vénus dans sa mascaradeolympique, grand merci de vos danses, qui ont diverti les seigneurset les dames de l’Olympe ! Mais voici que nos Déessess’informent de vos noms et qualités véritables, pour s’en souvenirdans le ciel ou dans l’enfer !

Scarron ne pouvait éluder cette questiondirecte et aussi catégorique. La pensée lui vint de se faire passerpour son propre père, vieux conseiller au Parlement, qui ne devaitpas être connu personnellement dans cette société toutearistocratique, mais la crainte de recevoir un démenti en facel’arrêta court, pour l’honneur de la magistrature. Cependant ilfallait répondre, et son silence, en se prolongeant, quoiqu’il eûtencore la bouche pleine, était de nature à diminuer la bonneopinion qu’on avait conçue de lui en raison de sa belle humeur.Comme il composait assez facilement les vers, pour sortird’embarras par un madrigal et une cabriole, voici ceux qu’ilimprovisa, en les récitant d’une voix sympathique :

Je suis le diable Lucifer,

Àvotre service, Madame,

Qui brûle à vos regards de flamme,

Et ne regrette point l’enfer,

Trouvant bon ce siècle de fer :

Quoiqu’il espère, par sa danse,

Plaire à tant d’objets pleins d’appas,

Son habit met en évidence

Qu’en fait de cornes, il n’a pas

La belle corne d’abondance.

La poésie du diable eut autant de succès quesa danse, et un poète de l’école de Malherbe, qui était là pourfigurer Apollon, eut la modestie d’avouer que ce diable-là l’avaitdétrôné en dix rimes. Scarron, échauffé par les éloges, par lebruit, par la foule, et surtout par le vin d’Espagne, que la déesseHébé lui versait à pleine coupe, éparpilla les madrigaux et lesquatrains, avec une vivacité d’improvisation qui aurait pu luitenir lieu de tout autre mérite ; ses plus jolis vers,inspirés par un esprit galant et facétieux, coulaient de source, etles dames ne se lassaient pas de « puiser à cette sourcevivante de douceurs, sans crainte de la tarir, » suivantl’expression d’une Précieuse, qui représentait la neuvième Muse.Quelqu’un déclara, d’enthousiasme, que le poète Théophile, mortl’année précédente, n’avait fait que changer de corps, parmétempsycose, et revivait, plus gaillard que jamais, dans cetaimable improvisateur. Mais un examen plus attentif del’accoutrement extraordinaire du diable emplumé avait fait naîtrede singuliers soupçons : les deux lévriers que Diane menait enlaisse léchaient les jambes de Scarron, comme s’ils prenaient goûtà ce régal ; car le miel, fondant à la chaleur, égouttait surses traces et laissait à nu la peau, en quelques endroits du corps,surtout aux coudes et aux genoux ; enfin, ce miel, fermenté etmêlé à des ruisseaux de sueur, exhalait une odeur acre, qui neressemblait pas trop à l’ambroisie.

Tout à coup, par malice ou curiosité, les neufMuses, qui entouraient ce diable de poète, lui arrachèrent quelquesplumes, assez adhérentes à la chair pour n’en être pas séparéesqu’avec une cuisante douleur ; Scarron cria qu’on l’écorchaitvif, mais l’exemple était donné ; ces plumes arrachées avaientmis à découvert une peau luisante et collante : alors ce fut àqui plumerait, de toutes mains, le malheureux : hurlant commeun véritable démon, il implorait grâce, il se débattait, il seroulait par terre, il poussait des cris, mais ses contorsions etses clameurs ne faisaient qu’exciter les rires et les cruautés dela bande céleste, qui se ruait sur lui pour le dépouiller de sonduvet postiche. La plaisanterie tourna en injures et en mauvaistraitements, lorsque la nudité indécente du personnage fut dûmentconstatée, et Scarron aurait peut-être été déchiré en lambeaux,ainsi qu’Orphée par les Bacchantes, si, poursuivi et haletant, iln’était parvenu à gagner le vestibule. Il eut le bonheur de ne pastomber dans les mains de la valetaille, qui aurait imité sesmaîtres, en renchérissant sur l’exemple : ceux des valets,laquais et porteurs de chaises, qui n’étaient pas étendusivres-morts, sous le péristyle et dans les cours, ne quittaientplus des lèvres le goulot de la bouteille et n’avaient des yeuxentr’ouverts que pour voir couler le vin dans leur bouche.

Scarron, tout dégouttant de miel et de sueur,avait l’épiderme irrité de brûlantes démangeaisons, et tremblait detomber au pouvoir de quelques-uns de ses bourreaux, qui lesuivaient de près avec de bruyants éclats de rire : ildescendit, à tâtons, un escalier obscur, et sortit de l’hôtel,comme il y était entré, sans rencontrer personne sur son passage.Une fois dans la rue, il se préparait à prendre ses jambes à soncou, pour regagner le faubourg Saint-Michel, où demeurait sononcle, quand deux porteurs de chaise, qui attendaient leur maîtrepour le ramener à son hôtel, ayant la vue obscurcie par le vin etle sommeil, s’imaginèrent que c’était lui qui venait à eux, etouvrirent la portière de la chaise, en l’invitant à se garer del’air glacial de la nuit. Scarron, que ce brusque changement detempérature avait saisi, et qui grelottait déjà de tous sesmembres, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se mettreà l’abri du froid et de la bise : profitant d’un heureuxquiproquo, il se jeta dans la chaise qui s’ouvrait devant lui etque les porteurs refermèrent aussitôt.

Une chaise à porteurs était une espèce deboîte, rembourrée et garnie en dedans de tapisserie ou d’étoffe,pouvant contenir une personne assise. La reine Marguerite de Valoisavait mis à la mode, depuis quarante ans, ce moyen de transport, ettout le monde s’en servait, dans la société polie, avant l’adoptiongénérale des carrosses ; deux hommes, l’un devant et l’autrederrière, portaient, à l’aide de brancards et de bricoles de cuir,cette boîte fermée par une portière à vitre, qui faisait face ausiège intérieur. Ce véhicule, qui était fort commode pour franchirde courtes distances, sans être incommodé par le froid ou le hâleet sans avoir à craindre la pluie ou la boue, resta en usagejusqu’à l’époque de la Révolution, où la quantité des voitures àroues n’a plus permis de l’employer dans les rues de Paris.

Les porteurs, qui croyaient avoir affaire àleur maître, n’avaient pas distingué, dans l’ombre de la nuit,quelle sorte de masque s’installait au fond de la chaise, qu’ilssoulevèrent et emportèrent d’un pas lent et mesuré, en chantant desoremus bachiques. Scarron, à peine remis de son émotion, sepelotonna sur lui-même, pour rappeler la chaleur dans ses pauvresmembres engourdis et endoloris, car le miel, qui couvrait sa peauet en obstruait tous les pores, lui causait de vives démangeaisons.Il s’endormit bientôt de lassitude, au bercement cadencé de lachaise, sans savoir où on le conduisait et sans s’être demandéquelle serait la fin, bonne ou mauvaise, de son aventure decarnaval. Il était, d’ailleurs, à moitié ivre et tout à faitphilosophe.

Cependant Armand de Pierrefuges, toujoursriant à part soi de la plaisante figure que ferait Scarron et del’accueil qu’il recevrait chez madame de Soubise, arriva chez lebon chanoine, qui venait de se mettre au lit, après avoir sommeillédigestivement à la suite d’un copieux souper.

Les habits de Scarron, que Pierrefugesapportait, à cette heure indue, déterminèrent la gouvernante àl’introduire aussitôt dans la chambre du vieillard, qui ne s’étaitpas couché sans demander des nouvelles de son neveu. Il fallaitqu’il fût sous l’impression d’un sinistre pressentiment, car enfinScarron ne rentrait jamais de si bonne heure, lorsqu’il rentraitavant l’aube.

Armand, en se présentant devant le chanoine àpeine éveillé, feignait de s’essuyer les yeux, qu’il avait aussisecs que le cœur ; mais, à l’aspect de cette face épanouie etrubiconde, à laquelle l’inquiétude ne donnait pas même un caractèregrave et sérieux, il ne put s’empêcher de rire, par un retour depensée vers la mascarade du futur abbé Scarron, qui, en ce momentmême, s’exerçait à jouer un rôle de diable. Le chanoine leregardait avec un étonnement, que ce rire intempestif augmentaitencore ; mais, dès qu’il reconnut les vêtements de son cherPaul, que l’inconnu étalait devant lui, il s’élança hors de sonlit, les mains et les yeux levés au ciel, en se préparant àapprendre un grand malheur.

Rien n’était plus vrai que son émotiondouloureuse, mais il avait, avec son costume et sa coiffure denuit, une physionomie si bouffonne, que le rire malhonnête d’Armandde Pierrefuges en redoubla.

– Monsieur, Monsieur ! disait le bonchanoine : ce pourpoint, ces chausses appartiennent à monneveu, à mon fils, à celui que j’aime par-dessus tout ! Enquel lieu les avez-vous trouvés ? Où donc est-il allé, monpauvre Paul, après s’être ainsi dévêtu ? Ah ! Monsieur,n’aurait-il point perdu au jeu ses hardes et son trousseau, leméchant garçon ? Retirez-moi d’angoisse, par pitié !

– Révérend père ! répondit Armand,qui riait sous cape, quoi qu’il fît pour tourner ses idées du côtétragique de la situation ; je viens vers vous tristement, pourvous annoncer l’accident le plus funeste, le plus lamentable, leplus imprévu, et pour vous prier de dépenser cent écus, en mémoirede votre infortuné neveu Paul Scarron.

– Qu’est-ce ? Cent écus !reprit l’oncle, qui n’eut pas le cœur d’être avare, en présenced’un douloureux événement qu’il appréhendait plus que tout. Paulest-il mort ?

– Hélas ! mon digne seigneur !repartit l’imposteur, avec un interminable éclat de rire, quisimulait des sanglots étouffés : ce jeune homme, de si noblerace, de si fière espérance, de savoir si précoce, d’esprit simignard, qui avait pour vous si chaude amitié et si profondereconnaissance… Las ! si vous l’aviez vu en cetétat !…

– Bon Dieu, secourez-moi ! s’écriale chanoine, trop préoccupé de sa douleur pour en être distrait parles rires inextinguibles de ce fatal messager. Ô ciel !qu’est-il advenu ?

– Voici les habits de votre cher neveu,que je vous apporte, messire : ne les reconnaissez-vouspas ? Las ! c’est moi qui l’ai déshabillé, l’héroïquejeune homme, quand les bateliers ont tiré son corps de larivière…

– Quoi ! mon neveu est noyé !Mon Paul a rendu l’âme ! interrompit le chanoine, en pleurantcomme un enfant, pendant que le fourbe riait à se pâmer. Ô lemalheureux sort !… Sans doute, il ne s’est pas donné la mortvolontairement ? Qui eût pensé que je survivrais à cet enfantchéri ? Je mourrai volontiers, à présent qu’il n’est plus.

– Ça, consolez-vous, mon Père, et priezDieu qu’il nous le ressuscite, par miracle… Mais remettez-moi, s’ilvous plaît, les cent écus, qu’il faut pour racheter le corps auxbateliers.

– Cent écus ? Certes, je lesdonnerai, et davantage, pour lui faire un pompeux enterrement, pourles messes, pour la cire, pour les pauvres ! Mais dites-moiseulement, s’est-il défait lui-même ?

– Vraiment, il s’est lancé du Pont-Neuf,pour l’ennui qu’il avait d’être menacé de se faire ordonnerprêtre : « J’aime mieux donner mon corps auxpoissons ! » disait-il souvent, et lorsque les bateliersl’eurent repêché, je l’ai vu dans le singulier équipage que je vousai dépeint… un vrai costume de diable ! Enfin, mon très honoréseigneur, sans plus de retard, baillez-moi les cent écus, et demainvous aurez des nouvelles de la rivière.

Le bon chanoine était si amèrement frappé dela perte cruelle, qu’on lui avait annoncée tout à coup, sans aucunménagement, au milieu du travail de sa digestion nocturne, qu’ilétait devenu sourd et aveugle pour tout ce qui l’entourait ;il ne voyait pas sa gouvernante en larmes et il n’entendait pasArmand en instances. Celui-ci eut l’odieux courage de pousser àbout ce désespoir, jusqu’à ce qu’il en tirât cent écus, que lechanoine lui compta un à un, en les accompagnant de lamentationsqu’il partageait entre l’argent et le neveu. Mais la secousse avaitété trop violente pour la tendresse et pour l’âge de ce vieillardinconsolable ; aux sanglots succédèrent la stupeur, et uneattaque de paralysie lui ôta le sentiment et la connaissance avecla parole, tandis que l’insensible Armand, à l’esprit duquelrevenait sans cesse l’image de Scarron emmiellé et emplumé,s’esquivait, en remplissant de ses rires redoublés la maison duchanoine, et allait, à la taverne de Tonneau-Ailé, boire et jouertoute la nuit, aux frais de l’oncle de Paul Scarron.

Pendant ce temps-là, Scarron, ramassé en bouleau fond de la chaise à porteurs, dans laquelle il se laissaitvoiturer à l’aventure, ronflait agréablement d’un profond somme quilui offrait en rêve tous les plaisirs de la fête, qu’il avaitgoûtés chez la baronne de Soubise. Il s’éveilla en sursaut, sansavoir la moindre idée de sa situation : que les porteurs, quil’avaient ramené à son insu presque devant la maison de son onclele chanoine, venaient de déposer leur chaise dans le vestibule d’unhôtel de la rue d’Enfer, attenant au couvent des Chartreux, sur leterrain desquels cet hôtel était bâti.

Scarron se frotta les yeux et regarda devantlui, d’un air effaré, au moment où un laquais ouvrait la portière,à la clarté de six flambeaux portés par autant de valets ;mais ceux-ci, qui s’apprêtaient à recevoir leur maître, pâlirent,tremblèrent et s’enfuirent, avec des cris d’effroi et d’horreur,éteignant leurs torches, ou les agitant, comme eussent fait desfuries : l’effroyable figure de Scarron leur était apparue, àla lueur de ces torches, et ils ne s’imaginèrent pas avoir affaireà un masque, fort embarrassé de lui-même. Le pauvre diable étaittrès inquiet des nouveaux désagréments que son costume diaboliquepouvait lui susciter. La maison entière semblait en rumeur, deslumières passaient et repassaient aux fenêtres : on entendaitdes bruits d’armes, des appels effarés, des exclamations aux saintset saintes du paradis, et des prières murmurées à voix basse.« C’est le diable ! répétait-on de tous côtés :c’est le diable ! le diable ! le diable ! »

Scarron, encore mal éveillé, comprit pourtantque lui seul était la cause et l’objet de ce concours tumultueux degens qui s’armaient pour se mettre à sa poursuite ; il sentaitencore les meurtrissures des coups qu’il avait reçus aviver lacuisson irritante que le miel lui causait à la peau ; ilcraignit d’être maltraité une seconde fois et peut-être davantage,avant de se voir conduit en prison, sans avoir pu se débarrasser dudéguisement malhonnête, qu’il osait porter en public ; ilressentait tour à tour, par tout le corps, des frissons de glace etdes ardeurs insupportables ; sa tête, échauffée par les fuméesdu vin d’Espagne, s’exaltait de plus en plus, et sa pensée confuses’égarait à chercher quelque expédient pour sortir de ce mauvaispas, en trouvant des habits, du feu et un lit, dont il avait grandbesoin.

Il s’était élancé lestement hors de la chaise,où il se voyait déjà prisonnier ; il s’enfuyait au hasard dansun jardin, où les masses noires des charmilles l’invitaient à secacher ; il passait à travers les allées et les plates-bandes,renversant, brisant tout ce qui lui faisait obstacle, sanss’inquiéter de la direction qu’il suivait, pourvu qu’ellel’éloignât de la meute de ces gens armés de fourches, de bâtons etd’arquebuses, déchaînés contre lui et courant sur ses traces. Ledécouragement allait s’emparer de son moral non moins ébranlé queson physique ; déjà il se retournait pour se livrer, pourdemander grâce, quand le terrain manqua tout à coup sous ses piedset l’entraîna dans une chute perpendiculaire à trente pieds environde profondeur ; il poussa un faible cri, en tombant dans uneciterne ouverte presque au niveau du sol, et quoique étourdi,abasourdi, effrayé de cette chute inattendue, il eut la présenced’esprit, au moment où il plongeait dans l’eau, d’étendre les braset de s’attacher à une corde qu’il rencontra sous sa main, parbonheur, et sans laquelle il eût été noyé infailliblement. Il sehissa hors de l’eau, à l’aide de cette corde flottante entre sesdoigts crispés, et se reposa, tout essoufflé et transi, sur lesbords vacillants d’un seau qui surnageait dans la citerne.

À peine était-il installé dans une positionassez incommode, puisqu’il devait garder un équilibre difficile etmaintenir immobile la corde qui menaçait de lui échapper, lejardin, éclairé par des torches et des lanternes, retentit de pas,de cris et de malédictions. Scarron, qui avait réveillé tout lefaubourg par une apparition et une disparition qu’on regardaitégalement comme surnaturelles, se garda bien d’appeler du secours,lorsqu’il eut entendu un des jardiniers, arrêté auprès de laciterne, s’entretenir de l’événement avec un des domestiques del’hôtel.

– Mon ami, disait ce jardinier avec forcesignes de croix, c’est une histoire ancienne, que m’a contée unvieux Père chartreux, qui est décédé il y a vingt ans, Dieu luifasse miséricorde ! Le diable, que vous avez vu et que nouspourchassons en vain, n’est pas né d’hier, car il a fait de bonstours, en ce même lieu, sous le règne du bon roi saint Louis,patron de la confrérie des barbiers.

– Sacrebleu ! maître Pierre !interrompit le domestique terrifié : c’était un grand diableque celui-ci, tout habillé de plumes comme un coq, enfumé comme unjambon de carnaval, et lançant des flammes par les yeux et labouche ! On ne sait pas encore ce que M. le comte estdevenu, et l’on se demande si ce diable ne l’a pas emporté tout vifdans l’enfer.

– Le cas ne serait pas neuf, André,reprit le jardinier. M. le comte a péché grièvement, en allantà cette folle mascarade qui s’est donnée cette nuit dans la rue desTournelles. Or ça, l’ami, écoute mon histoire : En cetemps-là, ce n’était pas hier, on voyait, à la place qu’occupeaujourd’hui la Chartreuse des révérends Pères, un château ruiné, oùle diable menait son sabbat et tordait le cou à ceux qui s’enapprochaient, malgré le bruit infernal qu’on y faisait ; maisles Chartreux obtinrent du roi d’alors la donation de cette maisonassez mal famée, et ils en chassèrent le malin esprit, à forced’exorcismes et d’eau bénite. Depuis que Dieu a conquis ce domainedu diable, qu’on nommait alors le château de Vauvert, le diables’efforce d’y revenir, de temps à autre, pour reprendre sonbien ; à cet effet, le tentateur maudit emprunte maintesformes diverses, les plus diaboliques qu’il peut imaginer. Il fautdonc, si on le rencontre sur son chemin, le battre sansmiséricorde, jusqu’à ce que le jeu ne lui plaise guère, fît-ilsemblant de demander grâce et de rendre l’âme, comme une personnemortelle : on est sûr de gagner ainsi le paradis.

Scarron, qui n’avait pas perdu un mot de cetentretien, n’osait pas bouger, de peur de porter la peine du diablede Vauvert, et de n’avoir pas, comme ce vieux diable, la ressourcede se réfugier en enfer. Un reflet de la torche du jardinier,errant sur son visage noirci, ajoutait un caractère merveilleux àson étrange aspect ; mais les deux interlocuteurss’écartèrent, sans jeter un coup d’œil au fond de la citerne.Scarron respira plus librement, quoique ses dents claquassent defroid, quoique ses jambes mouillées fussent comme paralysées, etquoique le miel pénétrât dans ses chairs comme des pointesd’aiguilles rougies au feu. Les recherches aux flambeauxcontinuèrent durant une heure, redoublant les terreurs du prétendudiable, qui, nonobstant les souffrances intolérables qu’il avait àsubir, songeait moins à sortir de la citerne, qu’à s’y cacher ensûreté contre les terribles menaces qui lui figeaient le sang dansles veines.

Enfin les lumières s’éteignirent, les pas etles cris s’éloignèrent : on renonçait à rejoindre le démon,qui n’avait fait que se montrer, et on allait se coucher, sousl’influence de cette apparition infernale, que le cauchemar devaitrenouveler dans un pénible sommeil. Scarron aurait dormi plustranquillement, s’il avait pu poser ses pieds et appuyer sa têtesur une surface solide ; mais, à chaque instant, il luifallait inventer une posture moins incommode, arc-bouter ses piedsaux interstices des parois de la citerne, arrêter le perpétuelbalancement de la corde mobile, et maintenir au-dessus de l’eau leseau qui s’enfonçait sous le poids de son corps. Ses mains rougeset glacées s’efforçaient, de toute la puissance de leurs nerfs, àtrouver un point d’appui : vingt fois il tenta une ascensionpérilleuse en se hissant le long de la corde, et il n’atteignait lemilieu du puits que pour retomber bientôt à son point de départ. Lafièvre, par bonheur, survenait alors et ranimait son énergie.

Il vit poindre le jour, avec l’espoir de ladélivrance, et après trois heures de tortures inouïes, qu’il futtenté de terminer en se laissant couler au fond de l’eau, ilentendit une marche lente et avinée s’avancer du côté de laciterne, et il ouvrait déjà la bouche pour crier, préférant risquersa vie une dernière fois plutôt que de mourir cent fois parminute ; d’ailleurs, il se flattait que son piteux état lejustifierait du soupçon d’être le diable en personne ; mais ileut, par prudence, la précaution d’attendre qu’il fût hors de saprison pour se faire connaître : la corde remuait et setendait, en criant sur la poulie ; il aperçut le jardinier,qui s’était mis en devoir de tirer de l’eau : il s’accrochad’une main à cette corde qu’il n’avait pas quittée, et se suspenditde l’autre main au seau qui montait, en se recommandant à son angegardien.

– Tais-toi, poulie criarde, demain tuseras graissée ! disait le jardinier, en chancelant, par suitedes libations auxquelles l’alerte de la nuit avait donné lieu parmila valetaille. En vérité, l’eau pèse plus que le vin, et je suissage de n’en jamais boire. Ce vilain seau n’est pourtant pas remplid’or, mais on croirait, à sa lourdeur, que le diable estdedans !

À ces mots, il se trouva face à face avecScarron, qui, craignant de se voir de nouveau précipité dans laciterne, s’était élancé d’un bond sur la margelle du puits, entenant avec ses deux mains la corde immobile. Le jardinier fermales yeux, lâcha la corde, plia les genoux sous lui et murmura lesprières des agonisants, pendant que, sans le remercier, Scarron,qui avait mis pied à terre et qui reconnaissait les jardins del’hôtel où il se trouvait, dégourdissait ses jambes presqueinertes, en courant à perdre haleine, avec l’espérance de gagnerune petite ruelle qui longeait le clos des Chartreux et aboutissaità la rue d’Enfer.

Le jardinier, se sentant fort de l’éloignementdu diable qui ne l’avait pas même touché, se releva, en criant àpleins poumons, et mit en branle une cloche qui servait à appelerles ouvriers. On répondit, on accourut à ses clameurs, à soncarillon, et le diable, qui fuyait à travers le jardin, futpoursuivi de près. Scarron n’eut pas d’autre moyen d’échapper àcette nouvelle poursuite, que de sauter dans le clos des Chartreux,de ramper entre les ceps de vigne qu’on avait vendangés la veille,et de se glisser à quatre pattes dans le pressoir, dont la porteétait entre-baillée. On aurait, en effet, perdu sa trace, si unfrère novice ne se fût trouvé là pour garder la vendange, dont ilavait goûté un peu plus que de raison.

– Merci Dieu ! dit le novice, entombant le front contre terre, à la vue de ce bipède humain, dontles plumes mouillées ressemblaient à des écailles. Grand saintBruno, protégez-moi ! Arrière, vision satanique !murmurait-il à voix basse, sans oser lever la tête : leSeigneur me châtie pour avoir péché par gourmandise, en goûtant àla vinée du couvent… Au secours ! au secours ! cria-t-ilà plein gosier, lorsque la conscience d’un péril imminent lui eutrendu la voix. À moi, mes frères ! sauvez-moi del’enfer ! Je t’exorcise, Belzébuth ! Plût à Dieu quej’eusse à ma dévotion une tonne d’eau bénite !

Scarron faillit se jeter sur ce braillard, quiallait donner l’alarme à tout le couvent ; mais la prudencelui fit comprendre que ce colosse de moine le terrasserait d’unechiquenaude et il se hâta de chercher une autre cachette, avantqu’on arrivât aux cris du maudit ivrogne. Une échelle dresséecontre les douves extérieures de la cuve l’invitait à y monter et àdescendre en dedans de cette cuve, au risque de courir la chanced’être noyé dans le vin nouveau ; il s’enfonça donc jusqu’aucou dans un bain fumeux et enivrant, qui lui parut chaud encomparaison de l’eau de la citerne ; il s’y désaltéra même,pour calmer le feu intérieur qui le consumait.

Le gardien du pressoir s’époumonnant à hurleret à intercéder saint Bruno, fondateur de l’ordre des Chartreux,les moines sortirent de leurs cellules. On mit en branle lescloches du monastère, comme si ce fût un incendie : tous lesreligieux étaient sur pied, toute la communauté accourait aupressoir. On accourut aussi des environs. Le novice qui juraitavoir vu le diable, délirait d’effroi, en racontant l’horriblevision qu’il avait eue ; le vin nouveau dont il s’était gorgélui inspirait les plus extravagantes hallucinations : il envint à raconter que le diable qui avait fait invasion dans lecouvent ne pouvait être que le diable légendaire de Vauvert,d’autant plus qu’il avait trois têtes, six bras et quatre jambes.On chercha, on regarda partout, excepté dans la cuve : on netrouva que quelques plumes gluantes collées au plancher, on lesexorcisa, on les brûla, on récita des prières, on aspergea d’eaubénite le vin qui bouillonnait, puis on se retira, en plaçant à laporte du pressoir deux moines, au lieu d’un novice, pour empêcherle démon de reparaître. La superstition et la crédulité étaient sigrandes, à cette époque, qu’on faisait intervenir le diable en toutce qui semblait anormal et inexplicable dans l’ordre des chosesnaturelles.

Scarron, plus tranquille enfin dans la cuve dupressoir qu’au fond de la citerne où il avait failli périr defroid, souhaitait néanmoins être hors de ce bain chaud, dont lesvapeurs commençaient à lui troubler la cervelle ; il s’adossa,debout et immobile, aux parois de la cuve, pour ne pas êtreentraîné, par le vertige, sur un lit de grappes de raisin, qui fûtdevenu son tombeau. Mais le vin en fermentation l’enveloppait d’unnuage perfide ; il chancelait sur le marc mouvant ; ilallait peut-être périr, lorsqu’un dernier sentiment de conservationlui inspira l’énergique volonté de se soustraire à un danger, queles délices de l’ivresse rendaient plus inévitable ; ils’accrocha des deux mains et des dents au bord de la cuve : ils’aida si activement des genoux et des pieds qu’il parvint às’asseoir sur le haut d’une échelle, pour raffermir ses sens etrappeler ses idées, qui tournoyaient dans un nuage avec tous lesobjets environnants.

Son séjour parmi la vendange écumante avaitpeint tout son corps d’une couleur rougeâtre, qui lui donnait unefigure encore plus extraordinaire et plus effrayante. Les deuxchartreux, qui priaient à la porte du pressoir, furent distraits deleurs prières par le mouvement qui s’opérait dans la cuve, et dèsqu’ils virent s’élever au-dessus de cette vaste cuve un personnageauquel leur épouvante prêta des formes gigantesques et des traitssurnaturels, ils se signèrent et s’enfuirent. Scarron jugea prudentde les imiter, avant qu’ils eussent donné l’alarme, et il fit sibonne diligence, dans cette dernière fuite, qu’il heurtait à laporte de son oncle, en même temps qu’on sonnait les cloches aucouvent.

La vieille gouvernante, qui vint ouvrir, touten larmes, ne pouvait reconnaître son petit Paul, sous ce masque desuie, de plumes et de vin. Elle s’imagina que le diable emportaitl’âme de son maître, et elle recula en arrière, les yeux fermés,les dents serrées et les bras au ciel. Scarron essayait de larassurer, en lui demandant du linge et un lit chaud, mais sa voixet ses caresses ne réussirent pas à la tirer d’erreur, et elle secachait le visage, se bouchait les oreilles et s’obstinait à nerépondre qu’en marmottant le De profundis. Scarron,perclus de froid et tremblant de fièvre, changea de ton et demanières, l’invectiva et la rudoya, ce qui fut plus efficace.

– Or ça, sorcière du diable !s’écria-t-il en colère : veux-tu que j’éveille mon oncle parce vacarme, et désires-tu que je sois réprimandé, par lui, de matriste mascarade ?

– Seigneur Jésus ! reprit lagouvernante, en gémissant ; monsieur votre oncle est prèsd’expirer. Dès qu’il apprit que vous étiez noyé, il fut attaqué deparalysie et d’apoplexie ; maintenant il gît sans connaissanceet pâmé de douleur à votre sujet. Le médecin a déclaré qu’il n’enrelèverait point, et d’un instant à l’autre, il s’en vatrépasser.

Scarron n’eût pas été plus stupéfié, si lafoudre l’avait atteint ; il se frappa le front, et oubliantses propres souffrances pour ne songer qu’à son pauvre oncle qu’ilavait tué par une insigne folie, il jura de se venger d’Armand dePierrefuges, sans se souvenir que c’était lui-même qui l’avaitenvoyé au chanoine ; il courut, étouffé de sanglots, dans lachambre du vieillard, qui, après une crise favorable, avait reprisses sens et tâchait de renouer les fils brisés de sa mémoire.L’apparition de son neveu eût sans doute porté un nouveau désordredans ses idées et compromis plus gravement sa santé, si Scarron nese fût précipité entre ses bras, presque insensé de chagrin et deremords. Le digne oncle, qui n’était pas plus que sa gouvernante unesprit fort, faillit partager les terreurs que ce diable avaitsemées partout sur son passage ; mais il aimait trop sonmauvais sujet de Paul, pour douter de son identité en l’écoutantparler.

– Mon vénéré oncle, disait Scarron avecune vraie sensibilité, on vous a trompé ! Je ne suis pasencore défunt, et je vivrai longtemps pour vous obéir, si Dieu meprête vie.

– Est-ce le cas de se noyer, méchant,parce que tu n’as point goût à te faire abbé ? reprit lebonhomme, que la joie ressuscitait. Deviens greffier, notaire,procureur, si tu veux, plutôt que mort !

– Ah ! mon bon et excellentoncle ! interrompit Scarron, redoublant d’embrassades ; àvotre tour, guérissez-vous, mon second père, et, pour expier mesfautes, je serai abbé, chanoine et pape, si cela vous agrée enquelque chose. Aussi bien, je puis dire adieu au monde désormais,car il m’en cuira d’avoir fait le diable, durant cette terriblenuit !

Ces mots, prononcés avec une mélancolie quis’efforçait d’être plaisante, avertirent le chanoine de jeter lesyeux sur le singulier personnage qu’il embrassait tendrement :en voyant cette face de ramoneur, ces plumes rougies, ces cornesdorées, et cette queue ruisselante de vin, il perdit la gravité deson âge et de sa robe monacale, pour tomber dans des convulsions derire, qui dissipèrent les restes de sa maladie ; il fut doncguéri radicalement par cet excès de gaîté et cette explosion dejoie.

Quant à Scarron, qui riait aussi de le voirrire, il eut beau, à force de bains, se débarrasser de ces plumeset de ce miel diaboliques incrustés dans sa peau, sa jeunesse et sasanté furent le prix de son imprudente mascarade ; lesrhumatismes, qu’il avait gagnés à ces alternatives subites de chaudet de froid, désorganisèrent son tempérament et paralysèrent toutson corps ; sa tête se pencha sur sa poitrine ; sesjambes, dont les nerfs s’étaient retirés, lui refusèrent leurservice, et il ne conserva de mouvement que dans les yeux, lalangue et la main droite ; mais sa bonne humeur ne l’abandonnapas et s’accrut, au contraire, en compensation des autres facultésqui lui manquaient.

Son oncle lui légua le canonicat du Mans, etla reine le nomma son malade en titre d’office, avec unebonne pension pour se faire soigner. Malgré les tortures à peu prèscontinuelles qui le clouèrent, pour toute sa vie, sur un fauteuil,Paul Scarron composa les ouvrages les plus bouffons, en vers et enprose, qui aient jamais été écrits dans notre littérature.

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