Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

LES PRESSENTIMENTS MATERNELS DE MADAMEDESROCHES

 

(1571)

Dans une maison d’un des faubourgs de la villede Poitiers, demeurait, au XVIe siècle, une dameaveugle, avec sa fille unique, nommée Catherine. Cette dame, encorejeune, avait perdu la vue, disait-on, par suite d’un accident. Ellepossédait une fortune indépendante, qui lui venait de son mari,qu’elle avait vu mourir peu d’années après son mariage ; ellese faisait appeler madame Madeleine Neveu, mais on assurait que cen’était pas son véritable nom et que, du vivant de son mari, quidevait être de bonne noblesse, elle avait habité, sous un autrenom, une ville de la Bourgogne, car elle conservait de grands biensen terres et en vignobles dans cette province. Jamais elle neparlait de sa famille, ni de sa fortune, ni de son époux défunt.Elle vivait très retirée, ne s’occupant que de bonnes œuvres et del’éducation de sa fille, âgée alors de 14 ou 15 ans, aussi belle etaussi gracieuse que simple et modeste, intelligente et naïve à lafois, et beaucoup plus instruite que ne l’étaient à cette époqueles demoiselles de qualité.

Un matin de printemps, en l’année 1571, lamère et la fille s’entretenaient ensemble dans une vaste chambre,sombre et froide, où elles couchaient l’une près de l’autre, lamère dans un lit immense, entouré de courtines ou tentures delaine, toujours fermées, pour empêcher les courants d’air, la filledans un petit lit bas et sans rideaux, car celle ci, depuis plus dedix ans, avait pris à tâche de soigner sa mère et de veiller surelle jour et nuit.

– Chère mère, disait Catherine, vousétiez terriblement agitée dans votre sommeil. Vous avez plus d’unefois parlé à haute voix, en invoquant Dieu et lui demandant grâceavec tant de ferveur et de foi, que je retenais mon haleine, dansla crainte de vous éveiller et d’interrompre quelque beau rêve.

– Plût à Dieu que tu l’eusses fait, monenfant ! s’écria madame Neveu, car ce rêve avait de profondesémotions, et après avoir failli mourir de joie, j’en ai faillimourir de douleur.

– Vous m’avez mainte fois assurée, repritCatherine, que les rêves ont une origine bienfaisante ou funeste,divine ou infernale, quand ils expliquent le passé et révèlentl’avenir. Telle était sans doute l’opinion des anciens sur lanature des songes, comme je le lisais encore hier dans les livresde Plutarque. Mais, aujourd’hui, il vaut mieux croire que lesrêves, du moins la plupart, ne sont que des efforts incohérents dela pensée et de la mémoire, qui travaillent dans une sorte d’étatde fièvre durant le sommeil.

– Je dormais, il est vrai, dit madameNeveu, mais j’avais dans mon rêve l’esprit si clairvoyant, siéveillé, que je voyais les choses aussi nettement que j’aurais pules voir avec les yeux, si je n’étais pas aveugle. Ainsi, j’ai vuton frère Jacques, qui venait à moi, souriant, les bras tendus,pour m’embrasser ; je lui tendais les miens, pour le recevoiret pour le presser sur mon cœur, mais nous avions beau marcher l’unvers l’autre, nous restions toujours à la même distance, moil’appelant à grands cris, lui me répondant avec une voix quisemblait s’éloigner toujours et qui a fini par s’éteindre tout àfait. Comme il était beau ! Comme il avait grand air, avec satête de chérubin blond, ses yeux pleins de douceur et de tendresse,sa bouche rubiconde entr’ouverte par un sourire, qui laissaitbriller ses belles dents de nacre !…

– Chère maman, interrompit la jeunefille, je vous conjure de ne pas vous exalter et vous émouvoirainsi, pour un rêve, qui n’est et ne peut être qu’un rêve !Vous savez bien que mon frère n’avait pas plus d’un an, lorsqu’il apéri dans une inondation de la Saône, et vous ne l’aviez revudepuis le jour de sa naissance, puisque mon père l’emporta, malgrévos prières, pour le mettre en nourrice…

– Cela est vrai, répliqua madame Neveu,qui fondait en larmes ; je n’avais fait que l’entrevoirquelques instants, quand il fut venu au monde, et aussitôt on mel’a enlevé cruellement, hélas ! Puis, un an après, quandj’accourais, toute impatiente, toute joyeuse de le revoir, j’apprisavec désespoir qu’il n’existait plus…

– Et que mon pauvre malheureux père,ajouta Catherine, était mort avec lui ! Ma mère, vous êtesinjuste, bien injuste, pour mon père, que nous avons eu le malheurde perdre, en cette fatale nuit où mon frère a péri au berceau. Jen’avais pas cinq ans d’âge et je me rappelle encore à présent cethorrible moment, qui vous a rendue veuve et qui m’a rendueorpheline. Je ne vous ai pas quittée de toute la nuit, quand vousalliez gémissant au bord de la Saône et appelant le père etl’enfant, sans que personne vous répondît. Je me cramponnais à vosvêtements, pleurant ainsi que vous et tremblant de vous voir tomberdans l’eau noire du fleuve, qui grondait à vos pieds. Enfin, aprèsde longues heures, qui me semblaient des éternités, le jour parut,et c’est moi qui vous servais de guide, car vous étiez devenueaveugle, comme vous l’êtes encore !

– Oui, aveugle, aveugle pourtoujours ! s’écria madame Neveu, avec un accent lamentable. Ily a dix ans que je ne t’ai vue, ma pauvre Catherine, mais du moinston image est empreinte dans ma mémoire, et je puis te voir encoreavec les yeux de l’âme. Il me semble même que je te voisréellement, quand je t’entends parler, quand je te serre dans mesbras, quand je te sens à mes côtés… C’est pourtant bien affreux devivre ainsi dans des ténèbres éternelles ! C’est affreux depenser que si mon fils venait tout à coup à reparaître, je ne leverrais pas !

– Je donnerais ma vie pour vous lerendre ! repartit tristement Catherine. Vous êtes simalheureuse de sa perte, que je voudrais être morte à sa place.

– Ô ma fille, tu ne sais pas ce que c’estqu’un cœur de mère ! Il me faut mes deux enfants, puisque leciel me les avait donnés ! Pourquoi m’en a-t-il ôté un ?Est-ce que celui qui me reste peut me faire oublier celui que j’aiperdu ? Crois-tu donc que je te chérirais moins, si j’avaismes deux enfants ? Ne les aimais-je pas autant l’un etl’autre ?… Voilà ce que je disais à Dieu dans mon rêve, etDieu m’avait si bien comprise, qu’il faisait droit à mes plaintes,à ma prière, et qu’il finissait par me rendre mon fils ! Mais,hélas ! ce n’était qu’un rêve ! Et ce rêve n’est plusmême qu’un souvenir qui est déjà presque effacé !… Cependantje le vois, comme je le vois toujours, ce cher enfant !

Catherine n’avait plus le courage de répondreet de donner ainsi de nouveaux aliments à l’agitation croissante desa mère : elle s’était levée, en pleurant, et s’habillait,sans bruit, tandis que madame Neveu, qui pleurait aussi, restaitsous l’impression de son rêve et paraissait chercher autour d’elleun objet qu’elle ne parvenait pas à retrouver. C’était son filsqu’elle cherchait de la sorte, et depuis dix ans qu’elle l’avaitperdu, elle ne se résignait pas encore à subir cette perte, qui luiétait toujours aussi douloureuse qu’au moment même de ce funesteévénement ; et, singulier effet d’un pressentiment maternel,elle s’obstinait, au fond de l’âme, à douter de la mort de sonfils, tout en accusant son mari d’avoir été cause de cette mort,qu’elle ne voulait pas lui pardonner, quoiqu’il eût péri lui-mêmeavec son enfant.

Voici en quelles circonstances la catastropheavait eu lieu : Madeleine Neveu, d’une ancienne famille dePoitiers, était orpheline, lorsqu’elle épousa André Fadounet,seigneur des Roches, qui l’emmena en Bourgogne, où il possédait laterre seigneuriale des Roches, sur la rive droite de la Saône, àquelques lieues de Mâcon. Cette union ne fut pas heureuse ;les caractères des deux époux étaient absolument antipathiques, etla discorde entra dans leur ménage. Le seul lien qui existât entreeux et qui faisait diversion à leur mésintelligence, ce fut unesorte d’estime réciproque pour leurs aptitudes et leursconnaissances littéraires ; ils avaient tous deux la mêmeardeur pour l’étude et le même goût pour la poésie, mais avec desqualités d’esprit bien différentes. André Fadounet, qui inclinaitvers les opinions de la Réforme, avant d’avoir ouvertement embrasséla religion protestante, ne composait que des vers religieux etmoraux, des psaumes et des poèmes évangéliques ; sa femme, aucontraire, qui était bonne catholique et qui tenait à la foi de sespères, avait cherché ses modèles chez les poètes grecs et latins,qu’elle lisait couramment dans leur langue originale. La naissanced’une fille ne rapprocha pas les époux, qui vivaient d’autant plusséparés que le mari quittait souvent sa femme pour faire desvoyages secrets à Genève, dans l’intérêt de sa foi nouvelle.C’était le temps où les parlements de France poursuivaientcriminellement les huguenots, c’est-à-dire les hérétiques,luthériens ou calvinistes. André Fadounet avait été signalé etmenacé de poursuites judiciaires. Il se tint prudemment à l’écart.Mais quand sa femme lui eut donné un fils, qui vint au monde en1560, et qui fut baptisé sous ses yeux dans la chapelle du châteaudes Roches, André Fadounet obéit à une inspiration malfaisante, enne craignant pas de reparaître en Bourgogne, où il pouvait êtrearrêté comme huguenot : il avait bravé ce danger, pour enleverle nouveau-né, sous prétexte que la mère était incapable de lenourrir elle-même et que le salut de l’enfant exigeait qu’il fûtconfié à une nourrice. La dame des Roches n’avait pas eu denouvelles de son fils depuis plusieurs mois, lorsque le père luiécrivit qu’ayant résolu d’abandonner pour toujours sa patrie oùallait éclater une guerre de religion, il se faisait un devoir delui rendre leur enfant qu’il avait mis en nourrice, et qui, devenufort et bien portant, serait mieux soigné désormais par samère.

La joie de celle-ci fut aussi vive que sadouleur avait été profonde au moment où son fils lui avait étéenlevé. Le jour et l’heure de la restitution de l’enfant étaientdonc fixés.

André Fadounet devait revenir de Genève aveccet enfant, pour le remettre à la mère : il n’avait qu’àtraverser la Saône, à un endroit désigné, au-dessous de Mâcon, etla dame des Roches, qui l’attendrait à cet endroit, en pleine nuit,recevrait de ses mains l’enfant, qu’il la priait de faire éleverdans la crainte du Seigneur et qu’il se réservait de reprendre plustard, disait-il, pour en faire un bon chrétien selon l’Évangile. Ladame des Roches eut le courage de venir, seule avec sa fille,au-devant de ce cher enfant, que son mari lui ramenait. Ce fut unenuit épouvantable : la Saône avait débordé, et l’inondationcouvrait en partie les plaines avoisinantes ; les eaux étaienttrop grosses et trop rapides pour qu’une barque, si bien conduitequ’elle pût être, parvînt à traverser le fleuve. Madeleine desRoches attendit, toute la nuit, sur la rive, au milieu del’inondation qui montait et s’étendait autour d’elle. La présencede sa fille, âgée alors de quatre à cinq ans, la força de songer àsa propre conservation, et de ne pas se sacrifier à sadouleur ; mais les six heures d’angoisse et de désespoirqu’elle passa, cette nuit-là, au bord de la Saône, par le vent etl’humidité, eurent une action immédiate sur sa vue : elle laperdit spontanément, sous l’influence d’une goutte sereine, et elleétait aveugle quand on lui annonça qu’une barque, qui traversait lefleuve, avait été brisée et coulée à fond par le choc d’un arbredéraciné, et que deux ou trois personnes s’étaient noyés. Onretrouva leurs corps, entre autres celui du seigneur des Roches,qu’on n’eût pas de peine à reconnaître et qui fut inhumé dans lachapelle de son château. Mais l’enfant au berceau, qu’il devaitavoir avec lui, fut vainement cherché dans les eaux dufleuve : on ne le retrouva pas. La mère aveugle présidait enpersonne à ces recherches qui durèrent plusieurs jours, et quin’eurent aucun résultat. Elle conçut dès lors un tel ressentiment,une telle horreur contre son mari, à qui elle attribuait la mort deleur pauvre enfant, qu’elle ne voulut même plus porter son nom deveuve et qu’elle reprit le nom patronymique de Neveu, enretournant s’établir à Poitiers, sa ville natale, où elle necomptait plus un seul parent, ni un seul ami. Depuis dix ans, sonunique occupation avait été l’éducation de sa fille, qu’elle avaitfaite aussi savante qu’elle, et dont elle reconnaissait avecorgueil la supériorité intellectuelle, mais toute la peine qu’ellese donnait pour cultiver et perfectionner cette belle intelligencene pouvait la distraire de son idée dominante, exclusive : laperte de son fils.

Ce jour-là, après deux heures consacrées àl’étude, dans la chambre de sa mère et sous la direction attentivede cette tendre institutrice, Catherine lui demanda la permissiond’aller à la rencontre du savant médecin Jules de Guersens, quiavait promis de leur faire visite dans la matinée. Madame Neveu yconsentit volontiers, car elle n’était point assez égoïste pourvouloir imposer à sa fille les privations qu’elle avait à supporterelle-même en raison de son infirmité.

– Va, mon enfant ! lui dit-elle avecbonté, mais ne t’éloigne pas trop et sois prudente en suivant lebord de l’eau, car, bien que le Clain soit une rivière peudangereuse et peu profonde, je n’en ai pas moins une défianceinvolontaire à l’égard des rivières… Ne reste donc pas troplongtemps absente, lors même que le Clain, ajouta-t-elle ensouriant, t’inspirerait d’aussi beaux vers, que l’Hippocrène et lePermesse, ces célèbres sources de l’Hélicon, en inspiraientautrefois aux poètes de la Grèce.

Catherine n’avait rien à changer à satoilette, qui était plus élégante que luxueuse, et qui devait sonplus bel ornement à sa gracieuse manière de la porter ; ellese couvrit seulement la tête d’un chapeau d’étoffe blanche, quiencadrait son joli visage, comme celui d’une madone d’Italie.C’était seulement pour se garantir du hâle et du soleil, en cettetiède matinée de printemps, qui s’annonçait par un concertd’oiseaux dans les branches verdoyantes des arbres. Elle avaitpris, pour compagnon de promenade, un livre de papier blanc, surles pages duquel elle avait déjà écrit au crayon les premièresscènes d’une tragi-comédie en vers, intitulée Tobie.

Pendant que la jeune poétesse s’en allait, lelong de la rivière, à petits pas, méditant son œuvre et nes’arrêtant que par intervalles, afin de transcrire sur son carnetquelques vers qu’elle venait de composer, sa pensée se pénétraitintimement du sujet biblique qu’elle avait choisi pour en faire unpetit drame en six ou sept scènes : elle n’était plus àPoitiers, en ce moment. Le paysage qui se déployait sous ses yeuxavait changé d’aspect et de couleur : la rivière du Clainétait devenue un grand fleuve de la Médie ; elle se figuraitapprocher de la ville de Ragès, où Tobie allait se rendre sous lagarde de l’ange Raphaël ; mais elle n’apercevait ni l’Ange niTobie, qui étaient les personnages de son drame. Soudain elleentend le bruit de l’eau qui jaillit et qui clapote, et ses regardshallucinés se portent sur un enfant, qui s’est mis à l’eau et quis’essaye à nager dans le Clain ; elle a cru voir le jeuneTobie se baignant dans le fleuve, et elle imagine que le poissonmonstrueux va paraître, tel que le décrit la Bible. La vision nedure qu’un instant et s’efface aussitôt. Ce n’est plus l’angeRaphaël qu’elle voit devant elle, c’est Jules de Guersens, lemédecin de sa mère et son maître ou plutôt son émule enpoésie : il l’avait reconnue de loin et il venait à elle, ensilence, pour la surprendre au milieu de son inspirationpoétique.

Jules de Guersens, originaire de Gisors enNormandie, était venu fort jeune à Paris, pour suivre les cours desfacultés de droit et de médecine, n’ayant pas encore choisi savocation et ne sachant s’il serait médecin ou avocat. Il eut debrillants succès dans ses études, quoique suivant à la fois deuxcarrières différentes ; il fit de si rapides progrès dansl’une et l’autre, qu’à l’âge de vingt-cinq ans il étaitsimultanément docteur en droit et docteur en médecine. Mais ils’arrêta tout à coup au seuil des deux carrières qu’il s’étaitouvertes avec tant de succès, et il ne songea plus qu’à devenirpoète ; son goût le portait vers le genre dramatique ; ilavait commencé à écrire une tragédie, tirée de Xénophon, qu’ilnommait Panthée et qu’il se proposait de faire représenterau théâtre de l’hôtel de Bourgogne, où l’on ne jouait plus demystères, par ordonnance du Parlement. En revanche, on y jouait desfarces, très plaisantes et très divertissantes, bien qu’assezgrossières, et les acteurs de ce théâtre ne savaient ce que pouvaitêtre une tragédie à la manière des grands tragiques grecs. Onconseilla donc à Jules de Guersens de se transporter à Poitiers,avec sa tragédie, parce qu’il y avait, dans cette ville, une troupede comédiens, qui représentaient encore des mystères, ces vieuxdrames bibliques et historiques que le Parlement de Paris avaitinterdits depuis dix ou douze ans dans la capitale. Les mystèresoffraient sans doute quelque analogie avec la tragédie, imitée duthéâtre grec, qui était encore bien nouvelle en France, puisque lapremière qu’on y représenta, dans un collège de Paris, en 1552, futla Cléopâtre captive de Jodelle, et cet heureux essaiavait fait naître un petit nombre de tragédies, de la même espèce,qui ne trouvaient des acteurs et des spectateurs que dans lescollèges.

L’auteur de Panthée était un grand etbeau jeune homme, distingué de tournure et de manières, qui n’avaitrien de l’apparence solennelle et pédante d’une personnalitémédicale : sa physionomie franche et ouverte respirait labonté et la douceur, mais elle se voilait, par moments, d’uneteinte mélancolique et chagrine.

Il n’avait pu se soustraire à l’obligation deporter le bonnet carré de velours noir et la longue robe d’étaminenoire, boutonnée du haut en bas par-devant, avec de larges manchestombantes à parements de velours ; il avait même le petitrabat de toile blanche, qui caractérisait les maîtres ès arts etles docteurs de Faculté ; mais ce costume sévère et magistraln’était chez lui que noble et même élégant, par la façon simple etnaturelle dont il le portait, contrairement aux habitudes de sesconfrères du doctorat, qui se donnaient autant que possible un airimposant et majestueux.

– Merci Dieu ! gentilleCatherine ! dit-il en l’abordant. Je suis aise de vousrencontrer par cette radieuse matinée de mai ! J’écoutais àdistance votre voix mélodieuse murmurant des vers, que j’admiraissans les entendre. Sont-ce pas des vers de notreTobie ?

– Oui, répondit-elle avec un charmantsourire : je faisais parler l’ange Raphaël, pour inviter Tobieà se baigner dans le fleuve. L’enfant obéit à cette bénévoleinvitation ; il se recommande au Seigneur, avant d’entrer dansl’eau, mais il pousse un cri de terreur en voyant venir à lui unpoisson monstrueux, qui, la gueule béante, semble prêt à ledévorer ; il veut s’enfuir et regagner le bord…

– C’est là que l’ange doit l’encourager,reprit Jules de Guersens, en lui adressant ces deux vers, parexemple :

Arme-toi de courage, enfant, au nom du ciel !

Ce monstre peut t’aider : il vient t’offrir son fiel.

– Je pensais, dit Catherine, montrerTobie qui court gros risque de se noyer, et l’ange qui arrive àpoint pour lui tendre la main et le sauver. N’est-ce pas là le rôled’un bon ange, et l’enfant aura-t-il, à lui seul, la force de tuerce vilain poisson ?

Tout à coup des cris de détresse s’élèvent ducôté de la rivière, et Catherine se rappelle sur-le-champ qu’elle avu, en passant, un enfant à demi-nu, qui s’était avancé au milieude l’eau, sans perdre pied et qui s’efforçait d’apprendre à nager.C’était, ce ne pouvait être que cet enfant qu’on entendait appelerau secours ; c’était lui qui se noyait, comme leTobie de la tragi-comédie de mademoiselle Neveu ;c’était la scène même de cette tragi-comédie, que la jeune poétesseallait avoir sous ses yeux.

– C’est Tobie qui se noie !s’écria-t-elle, en courant vers l’endroit d’où partaient ces crisdésespérés, qui s’affaiblissaient par degrés et qui finirent parcesser tout à fait. L’enfant ! l’enfant ! Il a déjà perduconnaissance ! il va périr ! L’ange Raphaël n’est-il pluslà pour le sauver ! Sauvez-le, pour l’amour de Dieu !

Jules de Guersens avait suivi mademoiselleNeveu, sans savoir le motif qui l’entraînait vers la rivière, où ilaperçut un enfant qui disparaissait déjà au fond de l’eau. Il neprit pas le temps de quitter ses vêtements, et il entra touthabillé dans l’eau, qui, par bonheur, n’était pas profonde. Iln’eut pas de peine à y retrouver l’enfant évanoui, qu’il prit dansses bras et qu’il déposa sans mouvement sur la rive. Le pauvrepetit respirait faiblement, mais, comme sa respiration devenaitplus rare et plus pénible, le médecin jugea que l’asphyxie faisaitdes progrès et que l’état de cet enfant exigeait des soins aussiprompts qu’énergiques. Il le prit entre ses bras, espérant encorele rappeler à la vie, et il l’emporta, en courant, jusqu’à lamaison de madame Neveu.

– Vite ! vite ! disait-il àCatherine. Qu’on allume un grand feu ! Il nous faut du lingebien chaud ! Il n’y a pas une minute à perdre ! le poulsne bat plus ! Où allons-nous coucher cet enfant ? Il estbien malade, s’il n’est pas déjà mort !

Ce fut dans sa propre chambre, où elle necouchait jamais, que Catherine, toute émue et toute en larmes, fittransporter l’enfant, que le médecin avait débarrassé de ses hardesmouillées pour l’envelopper de linges chauds, pendant qu’onallumait dans la large cheminée un beau feu pétillant, avec desfagots et des bourrées. Il s’agissait de ramener la chaleur dans cecorps glacé, qui ne donnait plus signe de vie, mais Jules deGuersens percevait encore un léger battement du cœur. Tout espoirn’était donc pas perdu : il se mit à frotter doucement, avecde la laine, toutes les parties du corps, que le froid de la mortsemblait avoir déjà envahies ; puis, il insuffla de l’air dansla poitrine, qu’il présentait alternativement à l’action de laflamme du foyer. Enfin, l’enfant poussa un faible soupir etentr’ouvrit les yeux qu’il referma aussitôt. Il était sauvé ;on le mit dans le lit sous d’épaisses couvertures, et on le laissareprendre ses sens, en évitant de l’émouvoir et de le troubler,pendant qu’il achevait de revenir à lui.

Jules de Guersens s’aperçut seulement alors del’état où il se trouvait lui-même, mouillé des pieds à la tête etayant besoin de changer de vêtements. Il demanda donc à CatherineNeveu la permission de s’absenter, en lui promettant de ne pasrester longtemps éloigné de son petit malade et la rassurantabsolument sur les suites d’un accident qui avait failli causer lamort de cet enfant. Catherine, assise au chevet du lit dans lequelon avait couché l’enfant, qui commençait à se ranimer, ne l’avaitpas encore quitté des yeux : elle pleurait silencieusement, enregardant cette gracieuse et sympathique figure, empreinte d’unepâleur mortelle, où n’apparaissaient pas encore les signes évidentsdu retour à la vie.

– Cet enfant est hors de danger, dit lemédecin en partant ; mais il réclame toujours des soins, et jeconseillerais d’avertir les parents.

– Ce malheureux enfant n’a peut-être pasde mère, objecta Catherine ; s’il en avait une, elle ne l’eûtpas laissé s’exposer ainsi à se noyer dans le Clain. Pauvre cherenfant ! ajouta-t-elle avec un accent de tendre pitié, tu n’asdonc plus de mère ?

L’enfant avait entendu cette voix pénétrante,qui lui allait jusqu’au fond du cœur. Il fit un mouvement etrouvrit les yeux, puis il les ferma et les rouvrit encore, enjetant autour de lui des regards étonnés. Il ne savait pas où ilétait, et tous les objets qui l’entouraient n’éveillèrent aucunsouvenir dans son esprit, qui avait ressaisi quelques lambeaux desa mémoire ; mais, quand ses yeux se furent fixés surmademoiselle Neveu, qui le contemplait avec une émotioninexplicable, il ne cessa plus de la regarder, à travers les larmesde joie et de reconnaissance qui débordaient de ses paupières.

– Mon enfant ! répéta Catherine, quiéprouvait un intérêt singulier pour cet enfant qu’elle neconnaissait pas, et qu’elle semblait vouloir reconnaître. On eûtdit qu’elle l’avait vu ailleurs, à une époque et dans descirconstances que sa mémoire ne parvenait pas à déterminer.

– Mon enfant, vous n’avez donc pas demère ?

– Non, Madame, répondit-il timidementd’une voix faible et voilée, je n’ai pas de mère.

– Et votre père ? demanda Catherine,en hésitant à pousser plus loin cet interrogatoire, qui paraissaitembarrasser visiblement le malade, et lui causer une agitationextraordinaire. Comment vous a-t-on permis de vous baigner seuldans cette rivière, où vous auriez pu vous noyer ?

– Je n’ai pas cru mal faire, Madame,reprit-il en fixant sur elle de grands yeux inquiets et attendris.Je n’ai pas de père ! murmura-t-il, en pleurant à sanglots.J’ai commis sans doute une grande imprudence, et voici seulementque je me souviens de ce qui s’est passé ! J’étais venu pêcheraux écrevisses, et ma pêche terminée, j’ai trouvé le lieu siengageant, l’air si tiède, l’eau si limpide, que l’idée m’est venuede me baigner, sans trop m’écarter du bord, et j’avais presqueréussi à me soutenir sur l’eau, en nageant comme j’avais vunager ; mais soudain j’ai perdu pied, j’avalais de l’eau àpleines gorgées et j’enfonçais dans la rivière. J’ai crié à l’aide,j’invoquais mon saint patron, en me débattant au milieu de l’eauqui bourdonnait dans mes oreilles ; je n’avais plus la forcede crier, je perdais haleine, je voyais tout noir, et je ne saisplus rien de ce qui est advenu. N’est-ce pas vous, Madame, quim’avez secouru dans ce terrible moment où j’allais mourir ?N’est-ce pas vous qui m’avez sauvé ?

– Ce n’est pas moi, mon enfant, dit-elleen cherchant à le calmer. Rendez grâce à Dieu qui vous est venu enaide ; ne vous agitez pas comme vous faites, et tâchez dereposer, sous les auspices de votre ange gardien qui vous asauvé !

L’enfant était en proie à un violent accès defièvre, qui le fit tomber dans le délire : il prononçait desparoles sans suite et jetait des cris étouffés ; il voulaits’élancer hors du lit, où mademoiselle Neveu avait peine à leretenir ; il repassait, en imagination, par toutes leshorreurs de la catastrophe dans laquelle il avait faillipérir ; il croyait encore se débattre au milieu des eaux quil’engloutissaient, et il répétait d’une voix éteinte :« Plus de père ! plus de mère ! »

Catherine, inquiète et désolée de l’exaltationdélirante de son malade, se sentait impuissante à le soulager.Jules de Guersens revint, par bonheur, avec les médicaments dont ilavait jugé prudent de se munir ; il administra une potioncalmante à l’enfant, qui pouvait être atteint d’une fièvrechaude : l’effet salutaire de cette potion fut presqueimmédiat ; le malade s’apaisa comme par enchantement ets’endormit d’un sommeil bienfaisant et réparateur.

– Mon cher maître, dit Catherine à Julesde Guersens, cet enfant est un orphelin que Dieu nous a envoyé pourque nous lui servions de père et de mère. Voyez comme il dort d’unbon sommeil ? Il s’éveillera guéri. Mais quands’éveillera-t-il ? C’est à moi de le garder et de veiller surlui, pour achever votre œuvre, car c’est vous qui l’avez sauvé,comme l’ange qui protégeait Tobie. Je vous adjure de voir ma mèreet d’inventer quelque beau prétexte qui motive mon absence,vis-à-vis d’elle. Dites-lui que je suis un peu souffrante, et queje viens de rentrer, incommodée de ma promenade sous le soleil duprintemps… Mais, non, cherchez plutôt un prétexte quelconque quin’ait pas lieu de lui donner du souci à mon égard ; dites-luique vous me laissez avec mon Tobie et que je viens de composer unescène bien touchante, dont l’ange Raphaël aura tout l’honneur.

Jules de Guersens serra la main de la jeunefille, et il la contempla en silence avec une tendre admiration.Catherine avait reposé ses regards sur l’enfant qui dormait dusommeil le plus paisible. Le médecin s’éloigna en soupirant, ému etcharmé de la délicate sollicitude avec laquelle mademoiselle Neveuremplissait son rôle de garde-malade.

– Heureux, pensait-il en se rendant chezmadame Neveu, qu’il eût volontiers oubliée pour rester avec safille, heureux celui qui sera jugé digne d’obtenir la main de cettemuse d’innocence, que j’ai surnommée la Minerve française. Ellevaut plus, à elle seule, que les neuf Muses du Parnasseantique !

Madame Neveu s’étonnait et s’attristait que safille l’eût abandonnée si longtemps, et encore n’était-ce pas ellequi lui amenait le médecin. Celui-ci ne réussit pas à faire agréerà cette mère jalouse et exigeante les excuses qu’il s’était chargéde lui présenter de la part de Catherine. Madame Neveu ne putréprimer un mouvement de dépit et d’impatience : elle leva auciel ses yeux sans regard et ne put s’empêcher de gémir.

– Je comprends, dit-elle, que lacompagnie d’une mère aveugle et souffreteuse ait assez peu decharmes pour une jeune fille, qui doit penser au mariage et qui metson plaisir dans l’étude et la culture des lettres. Certes, à cetégard, très cher et bon docteur, je dois vous savoir mauvais gréd’avoir éveillé, par des éloges, l’ambition poétique de Catherine.Elle ne songe maintenant qu’à faire imprimer ses poésies et à lesdédier à notre souverain poète Pierre de Ronsard, le grand chef dela Pléiade.

– Certes, on voit tous les jours sortirde dessous la presse maintes poésies qui ne valent pas celles demademoiselle Catherine, répondit Jules de Guersens. Je l’encouragefort à mettre en lumière ses beaux vers, avec les vôtres,Madame…

– Oh ! ne parlez pas de ces vanitésdu monde qui n’ont plus d’attraits pour moi ! reprit madameNeveu, avec tristesse. Catherine a eu grand tort de vous montrerces faibles essais de ma frivole jeunesse, que j’avais oubliés etque je veux anéantir. J’étais heureuse alors, ou plutôt je croyaisl’être un jour ; j’avais foi dans l’avenir, j’allais m’unirpar les liens sacrés du mariage à un homme qui me semblait digne demon estime et de mon attachement ; la vie s’ouvrait à moi avectoutes ses joies, toutes ses espérances, toutes sespromesses : la poésie débordait de mon cœur, et je célébraisdans mes vers tout ce qui semblait fait pour m’inspirer, la natureet ses merveilles, les plaisirs des champs, les grandeurs de notresainte religion, les nobles sentiments de l’âme, l’amour conjugal,l’amour maternel… Hélas ! je suis entrée bientôt dans lesdéceptions et les amertumes de l’existence humaine, et l’étoile dela poésie a cessé de luire sur mon chemin sombre et douloureux.

Madame Neveu avait une vive sympathie pourJules de Guersens, qui l’environnait de soins vigilants et qui nedésespérait pas de lui rendre la vue. Il ne la flattait pourtantpas de cet espoir, qu’il craignait de ne pouvoir réaliser aussipromptement et aussi sûrement qu’il l’eût voulu, mais il lui disaitque la nature était plus puissante que l’art, et il l’invitait àmettre sa confiance en Dieu, qui faisait encore des miracles dansles cures de la médecine. Il n’ignorait pas que la pauvre aveugleavait perdu un fils au berceau, dont la perte lui était toujoursprésente et la faisait inconsolable ; mais madame Neveugardait un silence absolu sur les circonstances de sa vie et nelaissait pas même soupçonner qu’elle était fort riche, qu’ellepossédait en Bourgogne un domaine seigneurial, qu’elle portait unnom noble, et que sa fille serait un grand et riche parti pourl’époux qu’elle lui choisirait. Ce n’étaient donc pas cesconsidérations qui avaient amené le jeune médecin à désirer sonunion avec Catherine Neveu, quoiqu’il n’eût pas fait connaître sesintentions à la mère de cette belle et spirituelle personne.Celle-ci se sentait tout naïvement engagée d’amitié envers Jules deGuersens, dont elle appréciait les belles qualités morales ;elle n’était pas éloignée de le regarder comme un frère, en luiaccordant toute confiance et toute affection, mais elle n’avaitjamais songé à en faire un mari, d’autant plus qu’elle éprouvaitune répulsion invincible pour le mariage. Les plaintes continuellesde sa mère à l’égard d’un époux qui n’était pas digne d’elle et letableau des misères conjugales que la malheureuse veuve ne selassait pas d’étaler sous les yeux d’une enfant, avaient contribuésans doute, de bonne heure, à faire naître dans l’esprit deCatherine une ferme résolution de ne pas se marier.

– Bonne mère, disait-elle quelquefois àmadame Neveu, si vous n’étiez plus là pour me servir de guide et decompagne ici-bas, j’irais me mettre sous la garde du bon Dieu dansun couvent ; mais, à coup sûr, je ne vous quitterai jamaispour devenir l’esclave d’un mari.

Madame Neveu aurait dû empêcher peut-êtrecette étrange idée de s’enraciner dans le cœur de Catherine, sielle eût cherché à la dissuader d’une opinion fausse, qui pouvaitinfluer sur le reste de sa vie et qui ne tarda pas à devenir larègle de sa conduite ; mais la mère en riait et n’y attachaitaucune importance, parce que le moment de songer à l’établissementde sa fille à peine nubile lui paraissait s’éloigner de jour enjour, au lieu de s’approcher, car elle avait trouvé dans Catherineune compagne fidèle et presque inséparable, qu’elle n’eût pas eu ledésintéressement de céder à un mari.

– La mythologie, lui disait encoreCatherine, a bien fait les choses en ne donnant pas de maris auxMuses : elles ont, pour elles toutes, une sorte de conseilleret de précepteur dans Apollon, qui n’en épouse aucune. Et moi,j’aurai aussi mon Apollon, c’est Jules de Guersens.

Catherine était encore auprès de l’enfant, quidormait toujours et qu’elle regardait sans cesse avec la mêmeémotion. Elle vint à penser que cet enfant, dont il avait falluenlever les haillons trempés d’eau, ne trouverait pas de vêtementsà reprendre, en se réveillant. Elle envoya donc dans la ville, pourlui procurer de quoi se vêtir d’une manière convenable, et onapportait les habits qu’elle avait fait acheter, quand l’enfants’éveilla. Ses premiers regards furent pour elle.

– N’êtes-vous pas, lui dit-il avecattendrissement, une de ces fées qui sont toujours prêtes à aideret à secourir les pauvres gens, dès qu’on a besoin d’elles ?Vous êtes la première que j’aie vue, et je souhaite n’en plus voird’autres que vous.

Catherine appela un vieux valet et lui ordonnad’habiller l’enfant, pendant qu’elle irait s’informer de la santéde sa mère et ne demeurerait que peu d’instants absente. En lavoyant se disposer à sortir de la chambre, l’enfant la suivit d’unœil fixe et plein de larmes.

– Oh ! revenez, je vous enconjure ! lui dit-il avec tendresse, revenez bientôt ! Sivous ne revenez pas, je me sentirai mourir !

La jeune fille le quitta, toute émue, ayantpeine à retenir ses larmes et ne comprenant pas la cause d’une sisingulière émotion. Lorsqu’elle entra dans la chambre de sa mère,Jules de Guersens y était encore ; il rougit en la voyantparaître et se leva d’un air timide et embarrassé, qu’elle ne sesouvenait pas d’avoir remarqué chez lui en toute autre occasion.Elle en fut troublée et inquiète, en attribuant cet embarras à unentretien que son arrivée avait interrompu.

– Je ne viens qu’un moment auprès devous, bonne mère, lui dit-elle. Je constate avec plaisir que notreami vous tient compagnie et vous empêche de vous apercevoir de malongue absence.

– Elle a duré, en effet, bien longtemps,reprit madame Neveu : deux heures au moins, et je dois maudirela poésie qui me prive ainsi de ta présence, surtout dans un momentoù il était grandement question de toi…

– De moi ? répliqua Catherine, quitourna les yeux vers Jules de Guersens, pour avoir l’explication dece reproche.

– Ne devines-tu pas ? lui dit samère. Jules de Guersens, que nous estimons, que nous aimons, commesi c’était un vieil ami, voulait me rendre le fils que j’ai perdu,en devenant mon gendre, et me demandait ta main ?

– Monsieur, je ne saurais être que trèssensible à une telle marque de bienveillance et d’affection, ditCatherine en baissant les yeux. Vous pouviez déjà compter sur monamitié ; j’y joindrai maintenant une bien doucereconnaissance. Mais, je pensais vous l’avoir déjà déclaré avecfranchise, le mariage n’est pas fait pour moi !

– Et cependant, Mademoiselle, réponditJules de Guersens avec tristesse, nulle mieux que vous n’est faitepour le bonheur d’un mari ! Vous ne m’accuserez point dem’être trop pressé de parler et d’avoir révélé un secret que vousdeviez être la première à connaître. C’est votre mère elle-même quim’a forcé de le trahir…

– Contentez-vous d’être mon ami, monmeilleur ami, reprit-elle en lui tendant la main et en serrant lasienne qu’elle sentait tremblante et glacée. Je vous jure, devantma mère, que je ne me marierai jamais.

À ces mots, elle dissimula sa profondeémotion, en faisant comprendre, par un signe, à Jules de Guersens,qu’elle était appelée ailleurs par des motifs qu’il pouvaitapprécier, et elle sortit en le priant de rester encore avec madameNeveu, jusqu’à ce qu’elle eût fini une tâche d’humanité danslaquelle il avait eu sa part. Elle revint donc, sous l’impressiond’un grand trouble, auprès de l’enfant, qui était déjà habillé etqui se regardait avec surprise dans ses nouveaux habits, si beauxet si riches qu’il n’en avait jamais porté de pareils dans toute savie. Ce costume lui donnait un air de distinction native, quifrappa Catherine et lui causa une satisfaction intime, dont elle nes’expliquait pas la cause. Elle se félicita davantage d’avoirconservé la vie d’un enfant qui devait être si cher à ses parents.Elle ne se rappelait pas que ce pauvre enfant était unorphelin.

– On est probablement bien inquiet devous, dans votre famille ? lui dit-elle. Il serait temps devous y reconduire ou du moins d’avertir vos parents que vous êtesici sain et sauf et en sûreté.

– Je n’ai pas de famille, Madame,répondit-il avec un sourire mélancolique. Ne vous l’avais-je pasdit ? Je ne suis pas trop pressé, j’en conviens, de retournerà la boutique de maître Nicolas Courtois, ajouta-t-il en souriantavec malice. J’avais fait aujourd’hui l’école buissonnière, pouraller à la pêche, et sans vous, ma très noble demoiselle, sansvotre ami qui m’a gentiment tiré de l’eau, j’étais bel et biennoyé, pour ma punition.

– Ce maître Nicolas Courtois, lui demandaCatherine, n’est-ce pas l’imprimeur de Poitiers ?

– Je n’en connais pas d’autre, ne vousdéplaise, répliqua l’enfant ; c’est un honnête homme qui saitson métier, mais qui est un peu rude pour ses pauvres apprentis.Imaginez qu’il les bat comme plâtre, à propos de rien et detout.

– Vous a-t-il donc battu, ce méchanthomme, mon enfant ? dit Catherine. Ce n’est pas dans sonimprimerie qu’on imprimera mes vers, je vous assure ! Un hommequi bat les enfants est un vrai monstre ! Vous êtes doncouvrier imprimeur, mon cher enfant ?

– Je le suis et je m’en fais gloire,repartit l’enfant. C’est le plus noble des métiers, et je ne lechangerais pas contre une maîtrise d’épicier ou d’orfèvre. Et vous,madame, ne parlez-vous pas de faire des vers ? Oh !combien je serais heureux d’avoir à les composer en beauxcaractères neufs, sans laisser passer des bourdons ni faire descoquilles !

– Mon ami, lui dit-elle enchantée de sonardeur au travail, vous ne m’avez pas encore fait connaître votrenom ?

– Je me nomme Jacques des Roches,répondit l’enfant avec modestie, et je n’ai pas plus de douze ans,si je les ai…

– Jacques des Roches ? s’écriaCatherine. Jacques des Roches ! C’est bien là votre nom, cherenfant ?

– Assurément, Madame, c’est le nom qui mefut donné à l’hôpital de Lyon, quand on m’y apporta dans monberceau.

– Jacques des Roches ! répétaitCatherine. Et vous avez douze ans, ou peu s’en faut ? Vousdites qu’on vous apporta dans votre berceau à l’hôpital deLyon ? D’où veniez-vous, lorsqu’on vous y apporta, mon pauvreenfant ?

– Je n’en sais, ma bonne dame, que cequ’on m’en a dit, répliqua Jacques des Roches, étonné et tourmentéde l’agitation extraordinaire qui s’était emparée de saprotectrice. J’ai été élevé dans l’hospice des Orphelins à Lyon, etl’on ne m’y donnait pas d’autre nom que celui que j’ai toujoursporté depuis. J’avais sept ans ou environ, quand un compagnond’imprimerie, qui avait perdu un fils unique, offrit de m’adopteret de m’apprendre son état ; ce qu’il fit, le digne homme, etje profitai si bien de ses leçons, qu’avant ma dixième année, jetravaillais à la casse assez proprement dans l’imprimerie desGriphes, les premiers imprimeurs de Lyon. Je gagnais honnêtement mavie chez ces braves patrons, et j’y serais encore, si je n’avaispas eu le malheur de perdre mon père adoptif. Je pris dès lors enhorreur le séjour de Lyon, et tout jeune que j’étais, je commençaià faire mon tour de France, tantôt comme compositeur, tantôt commegarçon de presse. Le sort me conduisit à Poitiers, il y a six ousept mois, et je m’enrôlai, pour deux ans, dans l’imprimerie demaître Nicolas Courtois, où je me trouverais fort bien, s’il nebattait pas si dru ses apprentis. Enfin, suivant le dicton :Où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute…

– Mais vous ne me dites pas, mon enfant,ce qui m’intéresse le plus, interrompit Catherine, qui ne lequittait pas des yeux une minute. Racontez-moi comment et pourquoice nom de Desroches vous a été donné.

– J’y étais, certainement, dit-il ensouriant avec candeur, mais je ne me rappellerais pas dans quellescirconstances je suis arrivé à Lyon par la Saône, une grande etbelle rivière, qui passe à Lyon et va se joindre à la Loire. Monberceau venait on ne sait d’où ; il avait descendu le fleuve,moi dedans et bien paisiblement endormi, à ce qu’on m’araconté ; le berceau s’arrêta au pied d’un amas de roches, quiforment un écueil à l’entrée de la ville. Les bonnes gens quim’avaient sauvé me servirent de parrains, en rapportant de quellefaçon ils m’avaient trouvé dormant dans mon berceau : ce sonteux qui me nommèrent des Roches. Quant au nom de Jacques,qui devait être mon nom de baptême, il était inscrit sur le berceauet brodé sur mes langes. On m’a dit aussi que le nom de Desrochesse trouvait également, sur mon berceau, à la suite du nom deJacques. Enfin, depuis lors, on ne m’a jamais appelé que JacquesDesroches…

– Jacques, mon bien-aimé Jacques !criait Catherine, folle de bonheur : Je suis ta sœur ! Tues mon frère !

Elle prit Jacques dans ses bras et le couvritde baisers mêlés de larmes, et Jacques Desroches partageait, sans yrien comprendre, l’émotion dont il était l’objet et la cause. Il nes’expliquait pas comment, lui pauvre orphelin abandonné et simpleouvrier apprenti dans une petite imprimerie de Poitiers, il pouvaitêtre le frère de cette noble et belle demoiselle, qu’il neconnaissait que pour avoir été sauvé et soigné par elle.

Soudain Catherine, dont la joie etl’enthousiasme n’avaient fait que s’accroître, trouva la force dele soulever de terre et de l’emporter entre ses bras jusqu’à lachambre de sa mère, auprès de qui Jules de Guersens était encore,sans pouvoir se remettre du coup qui l’avait frappé dans ses pluschères illusions.

– Mère ! voici Tobie !cria-t-elle, d’un accent imposant et prophétique : voici monfrère ! voici votre fils Jacques !

Madame Neveu, qui n’avait pas été préparée lemoins du monde à cette résurrection miraculeuse de son fils,éprouva dans tout son être une telle commotion, une telle secoussemorale, que la crise physique, dont Jules de Guersens avait prévule résultat, se produisit tout à coup : elle recouvra la vueaussi spontanément qu’elle l’avait perdue onze ansauparavant ; ses yeux fermés se rouvrirent, en se ranimant, etelle put s’assurer que son fils était là, devant elle, dans lesbras de sa fille. Elle poussa un cri terrible et tomba évanouie,les mains jointes dans l’élan d’une prière mentale, qui avait unécho dans le cœur de toutes les mères.

Son fils retrouvé, Madeleine Neveu renditmieux justice à son mari défunt, dont elle honora la mémoire, enreprenant son nom de Desroches, sous lequel elle se fit connaîtredésormais comme une des femmes les plus brillantes et les plusaimables de son temps. Sa maison devint le centre des réunions detous les poètes et de tous les gens d’esprit qui passaient parPoitiers ou qui souvent y venaient exprès pour la voir. Elle nedésavoua plus les jolis vers qu’elle avait faits dans sa jeunesse.Quant à Catherine, elle n’épousa pas Jules de Guersens, en haine ouen crainte du mariage, mais elle demeura la plus fidèle amie de sonmaître et de son admirateur, qui l’avait surnommée la Pallas dela France et qui lui dédia la tragédie de Panthée, endéclarant qu’il n’avait fait que s’inspirer du génie poétique deson élève. La belle et incomparable Mademoiselle Desroches luioffrit en échange la dédicace de sa tragi-comédie biblique deTobie, qu’elle fit représenter, sous les yeux de sa mère,dans l’amphithéâtre romain de Poitiers. Son jeune frère Jacquesavait voulu prendre part à cette mémorable représentation, où iljoua de la manière la plus touchante le rôle de Tobie. Ce fut Julesde Guersens qui se chargea de faire imprimer à Paris, chez Abell’Angelier, les œuvres de la mère et de la fille, en têtedesquelles Mademoiselle Desroches s’adressait à ses vers, dans unsonnet préliminaire, où elle leur disait avec un gracieuxenjouement :

Où voudriez-vous aller ? Hé ! mespetits enfants, vous êtes habillés d’une trop faibleécorce !

Les premiers poètes et les meilleurs écrivainscontemporains n’en déposèrent pas moins leurs hommages admiratifsaux pieds de la sage et docte Muse de la ville de Poitiers.

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