Contes littéraires du bibliophile Jacob à ses petits-enfants

LE REVENANT DU CHÂTEAU DE LA GARDE

 

(1643)

 

Dans le courant de l’hiver de l’année 1643, lebruit se répandit à Paris, que la peste s’y était déclarée, et cebruit, grossi par l’effroi, amena bien des départs précipités,quoique la police n’épargnât rien pour tranquilliser les esprits.Tous les jours, le quartier du Marais, où habitait la noblesse àcette époque, se dépeuplait, et des familles entières, malgré larigueur de la saison, s’empressaient de quitter la capitale, et defuir un péril imaginaire. Ce fut bien pis, lorsqu’on publia que lefléau s’était propagé dans les provinces ! Ceux qui étaientsortis de la capitale ne savaient plus s’ils devaient y rentrer, etceux qui y restaient encore, hésitaient à s’en éloigner.

Madame du Ligier de La Garde, dont le mariétait maître d’hôtel de la reine-mère Anne d’Autriche, et quiremplissait elle-même une charge analogue auprès de cetteprincesse, se voyait forcée de demeurer à la cour, résidant alorsau Château de Saint-Germain-en-Laye. Or, sa fille Antoinette, âgéede neuf ans, se trouvait seule à Paris, loin des yeux et des soinsde sa famille, dans le couvent des Carmélites de la rue du Bouloy,pour y commencer son éducation. Madame de La Garde frémit du dangerqui pouvait menacer son enfant, au milieu d’une ville infectée parla contagion et dans le sein d’une communauté religieuse où nepénétraient pas facilement les secours de l’art. Elle eût voulu,pour rassurer sa tendresse, protéger de ses regards maternels cettejeune tête, sur laquelle reposaient tant d’espérances, mais desordres sévères de la cour ne permettaient à personne de venir deParis à Saint-Germain, et elle se fût exposée à une disgrâce enmême temps qu’à la perte de sa charge, si elle avait essayé des’absenter pour se rendre auprès de sa fille. Une de ses amies,madame d’Urtis, était dans une position identique :mademoiselle Thérèse d’Urtis, qui avait à peu près l’âge demademoiselle de La Garde, élevée dans le même couvent qu’elle,devait être également séparée de sa mère, par des obstaclesrésultant de la charge de celle-ci dans la maison de la reine. Lesdeux mères se confièrent donc leurs inquiétudes, et tinrent conseilpour les faire cesser, en écartant leurs enfants du foyer del’épidémie.

Un matin, pendant que Thérèse et Antoinette sepromenaient, côte à côte, dans le cloître du couvent de la rue duBouloy, et se récitaient mutuellement quelques vers qu’ellesavaient retenus de leurs lectures d’enfance, on les avertit de sepréparer à monter en carrosse. Elles bondirent de joie, à cettenouvelle, sans s’informer du motif d’une sortie, contraire à larègle du couvent, et l’idée ne leur vint pas d’en tirer un fâcheuxaugure. Elles se hâtèrent de revêtir leurs plus beaux habits desjours de fête, leurs robes de taffetas toutes garnies de rubans etde dentelles, avec leurs souliers de satin à talons rouges et leurbéguin de velours noir à passements d’argent, toilette mondaine etcoquette, qui ne se sentait pas du costume lugubre et austère desreligieuses Carmélites.

Antoinette de La Garde était déjà jolie, avecses yeux vifs, son teint vermeil, sa bouche toujours souriante, sonair espiègle et mutin ; Thérèse d’Urtis ne le cédait pas enbeauté à sa compagne, quoique ses cheveux fussent blonds comme del’or, au lieu d’être noirs comme le plumage d’un corbeau, quoiquesa physionomie noble et presque grave eût, dans sa pâleur et dansson immobilité, une expression habituelle de mélancolie. Aussi,leur avait-on donné des surnoms qui convenaient bien à leur figureet à leur caractère dissemblables ; on appelait l’uneFeuille-morte et l’autre Printanière. À coup sûr,ces sobriquets n’avaient pas été imaginés dans l’austérité ducloître, mais parmi les délicatesses de la société des Précieuses,où brillaient à la fois l’esprit et les charmes de mesdames de LaGarde et d’Urtis, qui ne différaient pas plus que leurs fillesentre elles.

– Bonjour, Germain ! dit avecpétulance mademoiselle de La Garde au cocher de sa mère, quiattendait à la porte avec la voiture. Que se passe-t-il donc à lacour, s’il vous plaît, pour qu’on songe à nous tirer de notrepurgatoire ?

– Le roi est peut-être décédé ? ditmademoiselle d’Urtis, avec douceur. J’en aurais beaucoup dedéplaisir, car la mort d’un roi de France me semble de plus hauteconséquence que la mort d’un oiseau, et j’ai versé force larmes,quand mon perroquet a été tué par le singe de madame lasupérieure…

– Mesdemoiselles, dépêchons !interrompit Germain, en fermant la portière du carrosse dans lequelil avait fait monter les deux amies : Madame m’a commandé dene m’arrêter guère dans la ville.

– Il faut que la chose presse ?reprit Antoinette, riant de la grimace mystérieuse du cocher. Sansdoute que notre couvert est mis à Saint-Germain et que le roi neveut pas dîner sans nous ?

– Je suis sûre qu’il y a quelquemort ! murmura Thérèse qui ne put se défendre d’une émotiond’anxiété. J’ai rêvé, cette nuit, que je cueillais des soucis etdes immortelles, c’est un méchant pronostic.

– Et moi, j’ai rêvé que je faisais despelotes de neige, et, en effet, il a neigé toute la nuitdurant.

– Vois-tu, Printanière, nousn’allons pas à Saint-Germain. Ce n’est pas la route que prend lecarrosse.

– Hé, Germain, mon ami, as-tu la visièrenette ou troublée ? demanda mademoiselle de La Garde. Taraison est-elle restée dans la bouteille ? Tu te trompes dechemin et tu touches tes chevaux en aveugle. Où nousconduis-tu ?

– À La Garde, Mademoiselle, sauf votrerespect, comme l’ordonne Madame.

– À La Garde ? s’écria la jeunefille, bondissant à ce nom qui lui rappelait un temps de liberté etde récréation, que le couvent lui avait fait regretter bien desfois. Sommes-nous en vacances ?

– Je ne sais rien, Mademoiselle, sinonque je dois vous mener à La Garde, et vous y laisser sous lasurveillance de Marie-Jeanne, la femme du jardinier. Ainsi, netrouvez pas mauvais que j’obéisse à Madame.

– Je le trouve très bon, aucontraire ! reprit gaîment Antoinette, qui voyait sansappréhension le but de ce voyage qu’elle ne comprenait pas :je vais réaliser mon rêve, et faire des pelotes de neige tout à monaise.

La Garde était un ancien château féodal, dontle père d’Antoinette tirait son nom patronymique. Ce château, qu’ona rebâti depuis avec l’architecture du XVIIIe siècle,présentait encore en 1643 l’aspect d’une forteresse flanquée detours, munie de créneaux et entourée de fossés. L’intérieur de cemanoir répondait à son extérieur et témoignait partout de sonantiquité. Vastes salles, aux murailles tendues de tapisseries oucouvertes de cuir doré, aux larges cheminées à manteau exhaussé,aux fenêtres étroites fermées de petits vitraux ; longuesgaleries décorées de trophées d’armes et de portraits defamille ; sonores escaliers en colimaçon ; multitude dechambres et de cabinets, de portes et de trappes ; meublesrares et délabrés ; pavé froid et humide ; en un mot,habitation aussi triste que peu commode. C’était là pourtant queles aïeux de madame de La Garde confinaient leur vieillesse, aprèsune vie consacrée au service de leur pays et de leur souverain.Madame de La Garde, que son rang retenait à la suite de la cour, nevenait que très rarement visiter ce château ; mais sa fille yavait été élevée jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’être admise aucouvent. Ce fut donc avec bonheur que mademoiselle de La Garde,après une route de cinq heures par des chemins presqueimpraticables, reconnut de loin les combles d’ardoise du vieuxchâteau.

– Oh ! ma petiteFeuille-morte, dit-elle en l’embrassant, que je suisheureuse de ce qu’on nous traite comme des enfants ! C’est icique nous nous amuserons, sans penser qu’il y a des couvents aumonde !

La voiture s’était arrêtée. Germain, descendude son siége, sonnait et frappait à la porte d’honneur, quiretentissait sous les coups et ne paraissait pas devoirs’ouvrir ; on n’entendait ni pas ni voix, dans la maison oudans les cours ; seulement, les corneilles s’envolaient horsde leurs nids et planaient effrayées autour des girouettes enpoussant des cris plaintifs. Germain continuait d’appeler et deheurter, non sans s’impatienter du retard qu’on mettait à luiouvrir.

– Bonté de Dieu !murmura-t-il : sont-ils tous morts de la peste ?

– Ah ! c’est Germain ! s’écriade loin Marie-Jeanne, qui arrivait enfin lentement et avec uneespèce de défiance, pour connaître la cause de ce vacarme. C’estMadame !… Non, c’est Mademoiselle !

Et la vieille paysanne, que son mari plusvieux et plus cassé accourait rejoindre, s’approcha du carrosse,aida les deux enfants à en descendre, et se confondit en respects,en révérences, en signes de croix, devant la fille de sa maîtresse.Antoinette, qui n’avait pas appris à être orgueilleuse dans l’ordredes Carmélites, sauta au cou de Marie-Jeanne, l’embrassa sans façonet demanda tout d’abord comment se portaient les poules, les oies,les moutons et les poissons, qu’elle aimait à nourrir de sa main.Marie soupira, en lui donnant les détails qu’elle demandait et enfixant sa vue inquiète sur les tourelles du château.

Pendant ce premier échange de paroles, lejardinier eut le temps de se réunir au groupe, qui était en activeconférence, au sujet de Cybèle, la chienne de basse-cour, qu’onn’avait pas aperçue depuis huit jours et qui s’était enfuie au boisavec le loup, disait Marie-Jeanne.

– Et ma très chère et très honorée damede La Garde ? dit la vieille, en avançant la tête dans lecarrosse pour chercher si cette dame n’y était pas. Qu’avez-vousfait de notre dame, compère Germain ?

– Elle ne vient pas céans, du moinsaujourd’hui, répondit le cocher. Elle ne saurait s’en aller deSaint-Germain, en cette vilaine saison.

– C’est vrai, cela, que la saison ne vautpas grand’chose, et il a fait, ces jours-ci, une rude froidure.

– Il ne fait pas chaud encore, la mère,dit Antoinette, et l’on s’en aperçoit en plein air, où le vent nouscoupe le visage. Entrons, je vous prie, pour nous entretenir detout ce qui s’est passé ici, depuis que j’en suis dehors.

– Entrer là-dedans ! s’écriaMarie-Jeanne, en reculant : ce serait pour que le diable nousemportât !

– Le diable ! dit mademoiselle de LaGarde, en éclatant de rire : pourquoi pasCroquemitaine ?

– Oh ! ma bonne demoiselle !reprit le jardinier, qui unit ses efforts à ceux de sa femme, pourdissuader Antoinette d’entrer dans la maison : il y auraitmoins de danger à coucher dans un cimetière, que de s’aventurerdans le château. Madame de La Garde en fera jeter les murs parterre, quand on lui dira ce qui en est.

– Jean-Pierre, vous avez aussi une dosede la folie de votre femme ! Mais ce n’est ni le lieu nil’heure d’établir là-dessus une discussion : nous avons froid,nous avons faim, nous avons sommeil, ce sont toutes choses qui vousexemptent d’un plus ample entretien à la porte. Allez nous quérirdu fromage à la crème et du lait.

– Marie-Jeanne, dit Germain, Madame quim’envoie vous ordonne de faire en sorte que rien ne manque à cesdemoiselles, mais de ne pas souffrir qu’elles sortent de l’enceintedu parc dans la campagne.

– Eh quoi ! monsieur Germain,demanda Marie-Jeanne, madame de La Garde ne viendra-t-ellepoint ? Nous voilà dans un bel embarras !

– Monsieur Germain ! ajouta d’un aireffaré le fermier, qui tournait fréquemment la tête, comme siquelqu’un s’approchait derrière lui, où logerons-nous cesdemoiselles ? La ferme de Jacques Lupin n’est pas propre à lesloger.

– Vous voilà en peine de peu !repartit le cocher, profitant d’un moment où les deux amiess’étaient écartées de quelques pas, pour admirer des stalactites deglace aux bords de l’urne d’un Fleuve de marbre, qui alimentaitd’eau l’étang voisin. La vérité est, ajoute-t-il à demi-voix, queMadame a peur de la peste, pour Mademoiselle, et qu’elle l’envoieau château, dans l’intention de la mettre à l’abri d’unmalheur.

– Au château ! répéta Jean-Pierre,en faisant un signe de pitié à sa femme, qui leva les yeux auciel.

– Au château ! reprit-elle, d’unevoie dolente : mieux vaudrait l’abandonner dans lesbois !

– Bah ! est-ce que vous avez aussila peste à La Garde ? s’écria Germain, qui fit un bond enarrière et se boucha le nez.

– Nous serions plus tranquilles avec lapeste qu’avec des esprits ! dit Jean-Pierre.

– Quels esprits ? demanda le cocher,que cette confidence effraya visiblement : qu’est-ce àdire ?

– Qu’il revient des esprits au château,depuis plusieurs jours, répondit le jardinier.

– Et que les revenants y font leurssabbats ! ajouta la jardinière.

– Des revenants ! cria de loinmademoiselle de La Garde, dont la curiosité fut mise en jeu, à ceseul mot qu’elle entendit sans la moindre terreur. Oùsont-ils ? où sont-ils ?… Thérèse, des revenants !Quel plaisir !

– Ils sont dans le château de monsieurvotre père, Mademoiselle, dit Jean-Pierre. Tenez ! ce bruit…écoutez !

– C’est l’eau de la fontaine qui tombegoutte à goutte, répliqua mademoiselle d’Urtis après avoir écouté.Ce bruit-là est fort agréable à entendre, surtout par une nuitcalme de printemps…

– Il s’agit bien d’eau et defontaine ! interrompit gaîment Antoinette : il s’agit derevenants, ma chère Feuille-morte.

– Je les ai vus, Mademoiselle, aussi vraique je m’appelle Jean-Pierre pour vous servir.

– Vrai ! Vous les avez vus,Jean-Pierre ? dit Germain, qui se réjouissait tout bas den’avoir pas à rester au château.

– Et moi, de même, je les ai vus,monsieur Germain ! reprit à son tour Marie-Jeanne, en baissantla voix.

– Moi, je voudrais bien les voir !s’écria mademoiselle de La Garde, qui narguait par sa mouerailleuse la crédulité de deux paysans et qui augmentait leurscraintes en ne les partageant pas. Et toi, Thérèse, ne lesvoudrais-tu pas voir ?

– Assurément, répondit-elle sanss’émouvoir plus qu’à l’ordinaire ; mais nous ne les verronspas.

– Pourquoi cela, puisqu’ils se laissentvoir, ces honnêtes revenants ?

– Parce que de leur naturel les revenantsfuient qui les cherche et cherchent qui les fuit.

– Vous qui les avez vus, maîtreJean-Pierre, saurez-vous dire comme ils sont faits ? s’enquitGermain.

– Le premier, que j’ai vu, étaitenveloppé d’un drap blanc et dansait, au clair de la lune.

– Celui qu’il a vu ensuite, continuaMarie-Jeanne, n’était pas plus gros qu’une tonne, mais il grognaitcomme un porc et il agitait des bras plus longs que desfaucilles.

– J’en ai vu un autre couvert de poilsnoirs, reprit le jardinier renchérissant sur le récit de safemme.

– Quant à celui que j’ai rencontré, surla brune, dans le cellier, interrompit encore la jardinière, ilavait l’apparence d’une naine, mais cette naine était pourvue decornes et d’une queue en façon de boudin…

– Eh bien ! je serais charméed’avoir en spectacle ces messieurs les revenants ! ditAntoinette, qui entra enfin, avec son amie, dans une salle basse duchâteau, où Marie-Jeanne et son mari ne les suivirent qu’avecrépugnance, en se disposant à s’enfuir au moindre sujet d’alarme.Tarderont-ils à paraître, vos revenants ?

– Il faut que la nuit soit plus noire,repartit vivement Jean-Pierre : les revenants n’aiment pasplus le grand jour, que les voleurs.

– Jésus de Dieu ! Mademoiselle,est-ce que vous pensez sérieusement à passer la nuit ici ?demanda la vieille, saisie de compassion pour cette curieuseimprudente : êtes-vous décidée à vous faire tordre lecou ?

– Je n’ai que faire de votre compagnie,Marie-Jeanne : je resterai seule avec mademoiselle d’Urtis, etdemain, au jour, je vous donnerai des nouvelles de nosrevenants.

– Crois-tu bonnement qu’ils s’en vontfaire la conversation avec nous ? objecta Thérèse.

– Ma chère demoiselle, dit Marie-Jeanneen pleurant, ne vous exposez pas à quelque malheur. Si vouspersistez en votre fatale intention, j’irai prier M. le curéde Saint-Pierre de venir se mettre en oraison avec vous et jeter del’eau bénite aux revenants.

– Gardez-vous-en bien,Marie-Jeanne ! Nous ne voulons pas faire peur à ces revenants,et nous les recevrons de notre mieux, pour qu’ils ne s’effarouchentpas trop. Que je sens d’impatience de leur souhaiter la bienvenue,avec mille prospérités !

– Hélas ! mes jeunesdemoiselles ! dit le jardinier, en montrant son frontchauve : vous devriez avoir plus de confiance en moi, etmonsieur Germain ferait sagement de vous ramener à Paris, chez vosparents.

– J’ai des ordres qu’il faut exécuter,dit le cocher qui remonta sur son siège et se hâta de repartir dansla crainte d’être obligé de passer une nuit à La Garde. Un bon avisl’emporte sur cent mauvais, mesdemoiselles ; ayez égard aumien, qui est fondé sur la connaissance des choses : je vousengage à ne pas jouer avec les esprits !

Germain renouvela encore à Jean-Pierre lesinstructions de madame de La Garde, relativement au genre de soinset de précautions que l’état sanitaire du pays paraissaitrecommander : puis, il se remit en route, pour retourner àSaint-Germain. Marie-Jeanne et son mari délibérèrent ensemble surce qu’ils avaient à faire pour se rendre dignes de la confiance deleurs maîtres et en même temps pour ne pas contrarier la résolutiondes deux jeunes amies : ils se décidèrent à laisser celles-ciaccomplir leur audacieuse épreuve, mais à rester en observation, àpeu de distance de ces deux imprudentes, pour être avertis de cequi arriverait. Ils comptaient sur leurs prières pour empêcher lesrevenants de faire du mal à mademoiselle de La Garde et à sacompagne.

En attendant que la nuit fût venue, ilsdominèrent assez leur épouvante, pour circuler ensemble, en setenant par la main, dans la partie du château où mademoiselle de LaGarde avait fait préparer une petite chambre, un frugal souper etun grand feu ; mais comme ils frémissaient à l’écho de leurspas ! comme ils tremblaient au battement de leurs propresartères ! comme ils se serraient l’un contre l’autre, encroyant voir, à chaque instant, une apparition formidable se leverdevant eux ! Lorsque le crépuscule commençait à changer lesformes et les couleurs, Jean-Pierre et sa femme, qui se voyaiententourés d’images fantastiques et menaçantes, déclarèrent àmademoiselle de La Garde, qu’ils ne se sentaient plus la force dedemeurer auprès d’elle, et ils se retirèrent précipitamment, commes’ils étaient poursuivis par des êtres invisibles.

Les deux amies ne s’effrayèrent pas de setrouver seules dans une chambre dont la décoration bizarre devaitcontribuer peu à leur inspirer des idées saines et logiques :la vieille tapisserie, qui cachait les murs, représentait latentation de saint Antoine, avec son appareil grotesque dediableries, et le vent, mal intercepté par les vitres déplombées dela fenêtre, circulait derrière cette tenture, qu’il agitait parinstant, de telle sorte que les personnages semblaient s’animer,prêts à s’élancer hors de la trame de laine. Un immense lits’enfonçait profondément sous le baldaquin et entre les rideaux dedamas cramoisi : dans cette alcôve, luisaient une glace deVenise et un crucifix d’ivoire. Un feu de bruyère et de sarmentpétillait dans l’âtre et envoyait à l’entour de la cheminée uneclarté étincelante, dans laquelle s’absorbait la faible lueur de lalampe ; tous les meubles antiques, tables, chaises, armoires,étaient ornés de têtes d’animaux fabuleux, qui reflétaient çà et làleurs ombres monstrueuses.

Antoinette de La Garde, grâce aux sagesenseignements de sa mère, n’avait jamais eu un mouvement de peur,et Thérèse, moins inaccessible à ce genre de sensation nerveuse, nes’y abandonnait pourtant qu’à de rares intervalles, quand laréalité empruntait du hasard ces apparences singulières, quinaissent fréquemment d’une réunion de faits peu importants eneux-mêmes, et qui perdent de près le masque trompeur qu’elles ontreçu de loin : encore fallait-il que son organisation sensiblefût exaltée par quelque cause préexistante. Or, ce soir-là, Thérèseétait encore sous l’influence du souvenir de son rêve, qu’elleinterprétait comme un présage de mort.

– Thérèse, lui dit son amie, qui avaitpris une forte disposition au sommeil dans une grande tasse de laitqu’elle venait de boire, ne nous couchons-nous pas ?

– Et les revenants ? repartitmademoiselle d’Urtis, qui s’était plus modérée dans son appétit, àsouper, et qui n’éprouvait pas la torpeur d’une digestionlaborieuse. Je leur demanderai seulement, à ces aimables revenants,de vouloir bien poser devant moi, pour que je fasse leur portraitd’après nature.

– Moi, je ne leur demanderai rien, si cen’est de me laisser dormir jusqu’au grand jour.

– Tu étais tantôt plus empressée de voirdes revenants ?

– Passe encore si on en voyait quelquechose ! Mais rester, la nuit, à regarder la lumière d’unelampe ou les tisons allumés dans les cendres, c’est se moquer desoi-même. Je me couche et je m’endors.

– Je resterai donc à veiller, et dans lecas où j’entendrais du bruit, tu serais bientôt levée.

– Sans doute, puisque je me jette, toutehabillée, sur le lit. Bonsoir, Feuille-morte ! Gareaux revenants !

Mademoiselle de La Garde dormait profondémentdepuis deux ou trois heures, quand son amie, qui réfléchissaitvaguement, le menton appuyé sur sa main, en regardant s’illuminer,dans le foyer, le bois noirci et calciné, que parcouraient desserpents de feu, entendit dans le lointain une porte s’ouvrir, puisune autre gémir sur ses gonds, puis une troisième plus proche,ensuite des pas légers qui s’avançaient avec précaution.

– Antoinette ! dit-elle d’un accentétouffé. Antoinette ! Le revenant ! lerevenant !

À cette exclamation répétée deux fois de suitepar mademoiselle d’Urtis, Antoinette de La Garde se leva sur sonséant, regarda autour d’elle, sans paraître effrayée, et se jetavivement à bas du lit, pour courir vers la cheminée et y saisir lestenailles à feu, qu’elle brandit comme une massue. Thérèse, pâle,émue, n’avait pas bougé de sa place et restait assise, les yeuxfixées sur la porte qui était encore fermée, mais qu’elle jugeaitprête à s’ouvrir.

On marchait à petits pas, dans le corridor quiprécédait la chambre, et par intervalles l’être inconnu, qu’onentendait marcher ainsi, venait se heurter contre la muraille,qu’il frôlait ensuite en passant : ce qui donnait lieu depenser que le revenant avait fort à faire pour se diriger à tâtonsdans l’obscurité. Ce revenant s’avançait donc avec lenteur ettimidité, mais il se dirigeait toujours vers la chambre des deuxamies, au point que le bruit de sa respiration arrivait jusqu’àleurs oreilles. Antoinette tenait ses tenailles hautes ;Thérèse, terrifiée, attendait que la porte s’ouvrît et leur montrâtquelque terrible apparition.

– Le revenant se fait bien désirer, ditmademoiselle de La Garde à voix basse : s’il tarde davantage,je vais lui épargner le reste du chemin.

– Oh ! ne me quitte pas, ma bonneAntoinette ! reprit mademoiselle d’Urtis, en l’arrêtant par unpan de sa robe : tu ne veux pas que je meure depeur !

– Le revenant a l’air d’avoir plus peurque nous, car il fait bien des façons pour entrer.

– À Dieu plaise qu’il n’entre pas !Marie-Jeanne avait raison : c’est un véritable revenant.

– Ne parle pas ainsi, Feuille-Morte, cartu le rendrais trop joyeux, et il se dispenserait de nous fairevoir sa figure.

Dans ce moment, on entendait un bruit d’unautre genre : c’était une sorte de souffle ou de flairement,qui murmurait le long des fentes de la porte ; puis, ce bruitse changea en un grognement plaintif ; puis, on secoua laporte, on gratta, on frappa. Mademoiselle d’Urtis était prête às’évanouir. Antoinette, qui commençait à s’étonner, fit signe àThérèse de prendre et d’allumer un des lourds chandeliers de cuivrequi reposaient sur un guéridon : mademoiselle d’Urtis obéitmachinalement, sans détacher de la porte ses regards inquiets.

– Je vais à la fenêtre appeler dusecours, dit-elle en tremblant de tous ses membres :Jean-Pierre n’est peut-être pas couché.

– Garde-t’en bien, ma chère ! repritmademoiselle de La Garde : on se moquerait de nous dans toutle pays, et d’ailleurs Jean-Pierre ni personne n’osera s’aventurerdans le château, à cette heure avancée de la nuit.

– Nous nous laisserons donc tordre le coupar les revenants ! dit Thérèse avec désespoir.

Soudain, la porte de la chambre s’entrebâilladoucement, et une tête chevelue, que les deux amies n’eurent pas leloisir de bien distinguer, dans l’anxiété où elles étaient, seprésenta un instant à l’ouverture et disparut. En même temps, laporte s’ouvre toute grande, et une forme animée, de couleur noire,se traîne à quatre pattes dans la chambre, en grognant.

Mademoiselle d’Urtis posa sur la table leflambeau qu’elle tenait et tomba presque sans connaissance sur unfauteuil ; mademoiselle de La Garde poussa un éclat de riretrès rassurant, et quand Thérèse se hasarda enfin à regarder ce quise passait, elle vit son amie aux prises avec le monstre quisemblait prêt à la dévorer : son premier mouvement fut de ladéfendre, avec un courage emprunté à l’amitié ; mais, commeAntoinette continuait à rire, malgré les grognements et les bondsdu fantôme, mademoiselle d’Urtis examina plus attentivement leschoses et s’aperçut que ce revenant qu’elle s’imaginait armé degriffes, de dents et de cornes, n’était autre qu’un gros chiennoir.

– C’est un chien ! dit-elle,stupéfaite de cette tardive découverte ; un chien !

– Appelle donc du secours par la fenêtre,répliqua mademoiselle de La Garde, en s’amusant de la surprise deThérèse.

– Quel chien ? demanda Thérèse, quin’était pas encore complètement tranquille : es-tu bien sûreque ce soit un chien ? Le revenant a choisi cette forme pournous abuser !… On raconte des histoires épouvantables dudiable métamorphosé en chien…

– Pauvre Feuille-morte ! tuas peur du diable maintenant ! dit mademoiselle de La Garde,en riant plus fort. Le diable serait certes bien malin, s’ilpouvait passer dans le corps de Cybèle, notre chienne debasse-cour.

– Quoi ! c’est Cybèle, cette bonnechienne, qu’on disait perdue depuis huit jours ?

– Sans doute, c’est elle-même, un peuvieillie, ce me semble, car elle a de la peine à se tenir sur sesdeux pattes… Je le crois bien ! le malheureux animal a eu lesdeux pattes de derrière cassées ou du moins fort endommagées parquelque accident !… Ô mon Dieu ! vois ces linges pleinsde sang autour de ses pauvres pattes !… Cybèle, ma petiteCybèle, comment t’es-tu blessée ?… Elle m’a reconnue, cetteexcellente bête !… Tiens, elle me lèche, elle me fait fête,elle me remercie de l’intérêt que je lui témoigne… À coup sûr, nouspourrons prétendre avoir vu un véritable revenant, comme tu disaistout à l’heure.

– Oui, voilà Cybèle retrouvée, mais ellen’était pas seule, et cette tête affreuse qui s’est montrée…

– Une tête affreuse ! Bah !j’ai cru voir, en effet, quelque chose qui ressemblait à la têted’un enfant mal peigné !…

– Quel aveuglement ! Mieux vaudraitnier tout, que de vouloir expliquer les faits les plusextraordinaires, avec ton système d’incrédulité absolue. Va, j’aide bons yeux et j’ai bien vu…

– Qu’as-tu donc vu ? interrompitmademoiselle de La Garde, occupée à examiner les blessures deCybèle, déjà presque cicatrisées sous les bandelettes de toilegrossière qui les enveloppaient.

– J’ai vu cette tête, que tu as vueaussi, j’ai vu ses yeux semblables à des charbons ardents, sabouche qui exhalait une fumée lumineuse, ses cheveux… Oh !quels cheveux ! n’étaient-ce pas des serpents ?

– Bon ! des serpents ! Tu tesouviens des Furies de marbre, qui sont dans le parc deSaint-Germain et qui ont, en effet, une coiffure de cette espèce.Mais nous retrouverons bien, j’en suis sure, la tête et l’individuqui la porte.

– Tout a disparu, Dieu merci ! etnous sommes délivrées de cette vision de l’enfer !

– Il la faut chercher, cette têteaffreuse, pour l’observer de plus près et lui demander ce qu’elledésire de nous, des prières ou des exorcismes.

– Quoi ! tu veux aller sur lestraces du mauvais esprit ? Tu n’iras pas, Antoinette, tu ne melaisseras pas seule !

– Non, car tu m’accompagneras, en portantla lumière, d’autant que je compte peu sur l’haleine lumineuse etles yeux flamboyants de cette fameuse tête, pour nous éclairer enchemin.

– Vraiment, je ne sortirai pas d’iciavant le grand jour, et la nuit prochaine, je coucherai plutôt dansle parc, en plein air, malgré le froid et la neige.

– Un lit de gazon ne serait guèreagréable par la froidure qu’il fait. Mais n’aie donc pas peur, mapetite Feuille-morte. Tu vois bien que les apparitions nefont pas de mal, et maintenant nous avons, pour nous défendre, oudu moins pour appeler à notre aide, cette brave Cybèle qui necraint pas les revenants et qui aboierait de la belle manière s’ilsvenaient à se montrer.

– Va fermer la porte à double tour et auxverrous, Printanière, car il peut reparaître !

– Fi donc ! Thérèse, c’est pitoyablede faire ainsi l’enfant ! Veux-tu nous rendre ridicules, nousfaire montrer au doigt ! J’aimerais mieux me trouver encompagnie de tous les revenants du monde. Sois donc plusraisonnable. D’abord, il n’y a pas de revenants…

– Il n’y a pas de revenants !Regarde ! regarde ! disait mademoiselle d’Urtis, endésignant d’une main tremblante une partie de la tapisserie que labise faisait flotter, de sorte que les personnages avaient l’air devouloir s’avancer vers les deux amies.

– J’avoue que ces figures-là ne sont pasréjouissantes, répondit mademoiselle de La Garde, qui se dirigeasans hésiter vers la tapisserie mouvante, et qui la toucha de lamain, en riant ; mais il faut avouer que saint Antoine, qu’ona représenté sur cette tapisserie, pouvait du moins croire auxrevenants, en compagnie de ces vilains masques.

– Antoinette ! on marche, on marcheencore ! Écoute !… Qu’est-ce qui marche ainsi ?

– Ce doit être la tête qui t’a si forteffrayée tout à l’heure. Certes, je ne perdrai pas cette belleoccasion de me trouver en face du revenant. Prends ton flambeau etsuis-moi, ma chère, avec Cybèle, qui ne se fera nul scrupule demordre les jambes d’un revenant.

– Antoinette, je n’aurai jamais la force…Pourquoi braver ?… Mais, puisque tu es résolue d’affronter cedanger, je le partagerai, et je périrai avec toi plutôt que de tesurvivre !

En prononçant ces mots avec des larmes quefaisait couler une exaltation de sensibilité romanesque,mademoiselle d’Urtis se jeta dans les bras de son amie, qui riaitdu péril imaginaire que celle-ci lui annonçait d’une manièrepresque solennelle ; seulement, elle essaya de calmer, parquelques bons raisonnements, les inquiétudes de Thérèse, qui étaitdéterminée pourtant à s’associer au sort de la téméraireAntoinette. On entendait toujours, dans le lointain, un pastraînant et indécis, auquel se mêlaient quelques cris inarticulés,semblables à ceux d’un enfant nouveau-né, et les frémissements desportes, qu’un courant d’air engouffré dans les longs corridorsfaisait osciller et gémir sur leurs gonds.

Cependant la chienne, au lieu de manifester lamoindre crainte, semblait écouter aussi avec une attentionintelligente et témoignait, par des grognements de bonne humeur,l’impatience qu’elle avait de mener mademoiselle de La Garde versle lieu d’où partaient ces bruits étranges : elle attendait,assise sur son derrière, la tête et les oreilles droites, enregardant la porte ; puis, elle se remettait à tourner, engrognant, autour de sa maîtresse, qui comprenait bien que cemanège, ces grognements, cette impatience, étaient un langage chezle pauvre animal, à défaut de la parole.

Mademoiselle de La Garde, toujours armée destenailles à feu, sortit de l’appartement, précédée de Cybèle quiallait en avant comme pour la conduire, et suivie de Thérèse, quitenait le flambeau ; celle-ci regardait sans cesse derrièreelle, reculait ou s’arrêtait à chaque pas, effrayée par les ombresmobiles que faisait surgir autour d’elle le passage de lalumière ; mais, n’osant pas rester en arrière, elle se hâtaitde rejoindre son amie, en écoutant avec effroi le murmure de sapropre respiration que précipitaient les battements de son cœur.Quant à Antoinette, elle n’était accessible à aucune autre émotionqu’à celle de la curiosité, et elle marchait en avant d’un pasdélibéré, sans prendre garde à tous les motifs de terreur qu’ellerencontrait sur son chemin : silhouettes fantastiques, anciensportraits de famille grimaçant le long des murailles, tapisseriesflottantes, voûtes sombres, corridors sonores, portes gémissantes.Elle s’abandonnait à la conduite de Cybèle, qui avait l’air de laremercier, en lui montrant la route et en lui indiquant du regardun but mystérieux.

– Antoinette ! lui cria mademoiselled’Urtis, qui s’appuya contre le mur pour se soutenir, au moment oùmademoiselle de La Garde allait franchir le seuil d’une chambre,dans laquelle la chienne avait disparu et où l’on entendaits’élever une voix humaine à travers de petits cris qui n’avaientrien d’humain.

– Courage, Feuille-morte !répondit mademoiselle de La Garde, en brandissant son arme avec unecomique fierté de matamore. Je te promets qu’il ne t’arrivera rien,tant que j’aurai une goutte de sang dans les veines !

– N’entre pas ici, je t’en conjure,oh ! n’entre pas ! disait Thérèse, qui s’attachait à larobe de son amie.

– Reste là, si bon te semble, repritvivement Antoinette : je reviendrai tout à l’heure t’apprendrece qu’il y a là-dedans !

Elle s’était débarrassée des mains demademoiselle d’Urtis, qui, la voyant s’aventurer dans la formidablechambre, l’accompagna machinalement plutôt que de rester seule dansle corridor ; mais elle fut trompée dans son attente :cette chambre ne lui offrait pas le spectacle de quelque scène dusabbat, que son amie appréhendait ; tout y était dans l’ordre,et les meubles se trouvaient à leur place ordinaire, si ce n’estque les rideaux du lit avaient été tirés à demi. On n’apercevaitrien qui pût donner à penser que les revenants hantassent depréférence cette chambre paisible, qu’on nommait la Chambre Rouge,à cause de son ameublement, et qui n’était jamais habitée depuisque la mère de madame de La Garde y avait rendu le dernier soupir,plusieurs années auparavant. Cette circonstance lugubre, encoreprésente à la mémoire d’Antoinette, coïncidait assez avec lesbruits étranges et inexplicables, dont la cause ne lui était pasconnue, pour la faire réfléchir, et, si brave qu’elle fût, ellesentit un frisson courir par tout son corps, la sueur monter à sonfront et le sang lui affluer au cœur, lorsqu’elle se rappela sagrand’mère mourante dans le même lit, qu’on eût dit encore occupé,car la courte-pointe de soie, dont il était recouvert, pendait àterre, et les coussins qui garnissaient les fauteuils avaient étéentassés sur ce lit, comme pour tenir lieu d’oreillers, de draps etde couvertures.

– Antoinette, Antoinette ! C’est làque ta grand’maman est morte ! murmura Thérèse, à quimademoiselle de La Garde avait raconté vingt fois, dans les plusgrands détails, cette mort solennelle, sans oublier la descriptionde la chambre mortuaire.

– Y a-t-il quelqu’un ici ? criamademoiselle de La Garde, à trois reprises différentes, séparéespar un intervalle de silence qui rendait plus distincte larespiration embarrassée de plusieurs personnes.

– Il y a quelqu’un ! dit Thérèse, enétendant la main vers le lit qui semblait s’agiter.

– Cybèle ! Cybèle ! repritAntoinette, qui jugea prudent d’appeler à elle ce fidèleauxiliaire.

Dans le même instant, un être vivant se glissahors du lit et vint tomber aux pieds de mademoiselle de La Garde,qui s’était mise en posture de défense, pendant que Thérèse seretirait vers la porte. C’était une petite fille, en haillons,cheveux épars et pieds nus, offrant l’aspect de la plus affreusemisère ; elle se prosterna, en gémissant, le visage contre leplancher, et lorsqu’elle leva la tête vers Antoinette pourl’implorer du regard, celle-ci distingua une jolie figure d’enfant,inondée de larmes et presque ensevelie sous une chevelure blondequi tombait en grosses boucles sur son cou. Antoinette reconnut, dupremier coup d’œil, que le revenant n’était pas d’une nature bienredoutable, et Thérèse, qui se fit violence pour regarder aussi,cessa ses clameurs et ne continua pas sa retraite vers laporte ; la vue de cet enfant, au contraire, produisit sur elleune impression de pitié, qui surmonta ses terreurs et qui les luifit oublier par degrés ; après avoir entendu les premièresparoles de l’entretien qui commençait entre son amie et la petitefille inconnue, elle se rapprocha d’elles, pour n’en rien perdre,et bientôt des larmes d’intérêt coulèrent le long de ses jouespâles.

– Grâce, Madame, oh ! grâce !pardonnez-nous ! disait la pauvre petite, en joignant lesmains et en sanglotant.

– Qui êtes-vous ? lui demandamademoiselle de La Garde avec vivacité, mais sans menace dans lavoix ni dans le geste.

– Je suis bien malheureuse ! repritl’enfant, qui sanglotait plus fort et cachait sa figure entre sesmains. Ah ! bien malheureuse !

– Pourquoi vous trouvez-vous ici ?Qu’y venez-vous faire ? Aviez-vous de mauvais desseins ?Êtes-vous seule ?

L’enfant ne répondit pas à ces questionsréitérées, mais étendit le bras vers le lit et parut hésiter ensilence, tandis que les coussins tremblaient sur ce lit que Cybèleavait tout à coup accaparé, car on voyait le museau de cettechienne s’allonger hors de la courte-pointe : ce qui renouvelales craintes de mademoiselle d’Urtis et provoqua un éclat de rirede la part de mademoiselle de La Garde.

– Je vois que Cybèle vous tientcompagnie, dit-elle avec bonté ; mais êtes-vous entrée seuledans le château ?

– Ô mon Dieu ! murmura l’enfant, quela timidité empêchait de parler : elle était si malade, simalade !…

– Cybèle ? demanda mademoiselle deLa Garde ; en effet, elle paraît avoir été blessée aux pattesde derrière.

– Elle est encore bien malade !reprit l’enfant, qui se remit à pleurer. Si je pouvais au moins lasoulager !…

– Cybèle ? demanda encoreAntoinette, qui soupçonna enfin un quiproquo. Cybèle n’a pas l’airmalade…

– Maman ! dit la petite fille, en serelevant pour s’élancer vers le lit.

Alors une main sèche écarta les rideaux, et lalueur du flambeau que tenait Thérèse se projeta sur une espèce defigure jaune et décharnée, dont les yeux brillants, au regard fixe,semblaient seuls avoir encore de la vie. À cette apparitionimprévue, mademoiselle d’Urtis poussa de nouveaux cris et fitquelques pas pour s’enfuir ; mais elle revint auprès demademoiselle de La Garde, qui la rappelait d’un ton impérieux et larassurait, en lui montrant la scène de douleur qu’elles avaientsous les yeux : la petite fille serrait dans ses bras cettefemme agonisante, qui avait à peine la force de se tenir sur sonséant et de faire signe qu’elle allait parler. Elle parla enfind’une voix sourde et mourante.

– Pardonnez-nous, mes jeunes demoiselles…C’est ma fille qui l’a voulu… Mais j’étais mourante de froid… On merepoussait partout, on m’aurait tuée !… Le hasard, le bon Dieunous a conduites ici… Je suis encore bien faible… Cependant jecrois que je vivrai pour ma chère petite Marie !…

– Vous vivrez, Madame, répondit noblementmademoiselle de La Garde, et l’on vous donnera tous les soinsqu’exige votre maladie… Ne parlez plus ; cela vous épuiserait,dans l’état de faiblesse où vous êtes ; votre fille nousinstruira de ce qui est nécessaire. Thérèse, va chercher du laitdans notre chambre !… Va donc, tu sais bien que nous n’avonspas autre chose jusqu’à ce que le jour soit levé !

– Que vous êtes bonnes, mes bellesdemoiselles ! C’est toujours le Ciel qui vient à mon aide.

Thérèse fit quelques difficultés pourretourner seule dans la chambre verte, quoique mademoiselle de LaGarde consentît à rester sans lumière avec la petite fille, qui,joyeuse et reconnaissante de trouver des cœurs compatissants, luiapporta un siège et se tint debout contre le dossier. Thérèse, àqui la peur et la charité prêtaient des ailes, reparut, au bout dequelques minutes, avec une jatte de lait, que la malade but à longstraits en bénissant la main qui la lui avait présentée.Mademoiselle de La Garde recommanda doucement à cette pauvre femmede ne plus se fatiguer à fournir des explications que sa filledonnerait pour elle, et aussitôt l’enfant raconta naïvement lesévénements qui l’avaient amenée, avec sa mère, dans l’intérieur duchâteau, sans y être autorisée par personne.

– Nous sommes de la Champagne,dit-elle ; nous habitions dans le faubourg de Troyes, où monpère exerçait le métier de tonnelier : il y a quinze jours,une maladie se déclara dans le pays ; bien du monde en mourut,mon père un des premiers ; alors, maman, se voyant sansressources, et craignant aussi que je devinsse malade, partit avecmoi pour Paris, où j’ai un oncle qu’on dit assez riche. C’étaitchez lui que nous avions le projet d’aller ; mais, comme nousn’avions pas le moyen de louer des places dans le carrosse public,nous faisions la route à pied ; et maman, de lassitude et dechagrin à la fois, eut la maladie, dont mon père était mort :elle croyait mourir aussi dans l’endroit où elle s’arrêterait, carnous étions sur le grand chemin, sans asile et sans argent. Ellefit de grands efforts, souffrante comme elle était, et nousarrivâmes enfin à un gros village ; les méchantes gens de cevillage nous refusèrent l’hospitalité et nous menacèrent même denous maltraiter, si nous ne nous éloignions pas : ils disaientque nous avions la peste !

– La peste ! interrompitmademoiselle de La Garde.

– La peste ! répéta Thérèse, quis’abandonna un moment à des terreurs plus réelles que lesprécédentes.

– Ce n’était pas la peste, puisque nousn’en sommes pas mortes, dit l’enfant. Nous nous éloignâmes pourchercher gîte ailleurs ; mais, partout où nous allions, onnous accueillait de même, en nous fermant les portes et en nouscriant de passer notre chemin. La maladie de maman augmentait, etil fallut toute la tendresse qu’elle me porte pour l’empêcher derendre l’âme dans les champs. On nous criait de ne pas aller àParis, parce que nous n’y serions pas reçues. Je ne sais quelchemin nous suivîmes : nous marchions à l’aventure, à traversla campagne ; nous errions dans les bois. Les journées étaienthorribles, les nuits plus horribles encore ! Et la faim !et le froid !… J’ai mangé de l’herbe, Mesdemoiselles !…Maman ne prenait que de l’eau ou de la neige, sans pouvoir éteindrela fièvre brûlante qui la consumait. Je demandais à Dieu de nousrappeler à lui pour abréger nos souffrances, car nous étionsdestinées à mourir sans secours. Un soir, comme la neige tombaitdru, nous nous abritâmes dans une masure, qui est fort proche de cechâteau, et déjà j’arrangeais une litière avec de la paille enlevéeaux granges voisines, pour y coucher maman qui se sentait plus mal,lorsqu’un chien entra, en se traînant sur le ventre, dans lacachette où nous étions. J’eus peur d’abord et crus qu’il allaitnous chasser à belles dents ; mais il n’aboyait pas et il seplaignait, comme s’il souffrait beaucoup. Je m’aperçus que lepauvre animal avait les pattes de derrière tout en sang et nepouvait s’en servir. On lui avait tiré un coup de mousquet, sansdoute parce qu’on l’avait pris pour un loup. Je déchirai ma chemiseet bandai ses blessures le mieux qu’il me fut possible ;ensuite je partageai avec lui un morceau de pain qui merestait : il me lécha, il me flatta, il m’invita par tant decaresses à le suivre, que je le suivis, en quittant maman quis’était endormie. Il me conduisit dans la cour de ce château et seglissa par une porte que je m’étonnai de trouver ouverte pendant lanuit : il me mena dans cette chambre, où j’entendis crier despetits chiens ; c’étaient ceux que cette chienne avait misbas, peu de jours auparavant, et je l’aidai à remonter sur ce litqu’elle avait choisi pour y faire sa nichée.

– Il y a des petits chiens ? s’écriaThérèse, en courant au lit avec la pétulance de son âge et endécouvrant la courte-pointe qui cachait Cybèle allaitant quatrejolis boule-dogues.

– En vérité, il s’agit bien dechiens ! dit Antoinette, fâchée de cette interruption peusérieuse, au milieu d’un récit touchant. Les hommes vous ont refusél’hospitalité, ajouta-t-elle avec émotion en embrassant Marie, etcet animal vous l’a donnée !

– Maman était si malade ! reprit lapetite fille : je retournai à la masure et je décidai, par unmensonge, maman à m’accompagner ici, en lui disant qu’on m’avaitpermis de loger dans cette belle chambre. C’est là que nous sommescachées depuis plusieurs jours ; cette bonne chienne ne nous apas quittées, et nous ne l’avons pas chassée de son lit. Ce châteaun’est point habité, du moins personne n’y demeure pendant la nuit,et je n’y ai rencontré qu’une vieille femme, qui s’est sauvée àtoutes jambes, en criant, dès qu’elle m’a vue…

– Et comment avez-vous vécu depuis quevous êtes ici ? demanda mademoiselle de La Garde, dont lespaupières s’étaient mouillées de larmes.

– C’est un vol, répondit la petite filleen rougissant, mais quand on a faim, quand on a sa mère malade, onest plus excusable ! Je suis descendue à la cave et j’y aipris du vin, qui a fait beaucoup de bien à maman ; j’ai trouvéencore quelques provisions dans un cellier, des figues, des raisinssecs… Ce n’est pas tout, un matin, on cuisait au four banal duvillage : j’ai emporté un pain, aux yeux de trois personnesqui n’ont pas essayé de me poursuivre ; ce pain, je l’aipartagé avec la chienne, qui avait partagé son lit avecnous !

– Voici le jour, dit mademoiselle de LaGarde. Thérèse, reste auprès de notre malade, pendant que j’iraijusqu’à Saint-Pierre avertir M. le curé, qui est aussi habileque les médecins et les apothicaires de Paris.

Mademoiselle de La Garde était absente depuisune heure, lorsque Marie-Jeanne et son mari, qui s’étaient figurédurant la nuit entendre des cris plaintifs, et qui avaient frémi àl’idée des malheurs annoncés par ces cris, se hasardèrent à venirau château, pour voir et savoir ce qui s’y était passé. Ilspénétrèrent jusqu’à la chambre verte et furent glacés d’horreur, enla trouvant vide ; le feu était éteint, le lit défait, laporte ouverte : ils se regardèrent, quelques moments, sans secommuniquer, autrement que par des regards effarés, leurs mutuellesappréhensions ; puis, ils se mirent à crier de toutes leursforces : « Mesdemoiselles ! MademoiselleAntoinette ! »

– Eh bien ! qu’ya-t-il ? demanda celle-ci, qui arrivait avec le curé.

– Oh ! Jésus ! ditMarie-Jeanne. C’est vous, monsieur le curé ? Je vous prenaispour le revenant !

– Le revenant ? reprit mademoisellede La Garde : il y en a deux, sans compter Cybèle et sesquatre petits chiens !

La pauvre femme était en voie de guérison, etla prudence du curé, qui la soignait avec sollicitude, ne fit quehâter son heureuse convalescence. Le lendemain, mesdames d’Urtis etde La Garde, arrivant de Saint-Germain, rejoignirent leurs enfantset leur apportèrent de bonnes nouvelles de Paris : la pesten’était nulle part, et les fièvres épidémiques, qui avaient faitrépandre de fausses alarmes, n’exerçant plus de ravages, la villeet la cour se rassuraient aussi vite qu’elles s’étaient effrayéesd’abord.

– Que faisiez-vous en nousattendant ? leur demanda madame de La Garde.

– Antoinette était garde-malade, réponditgaiement mademoiselle d’Urtis. Quant à moi, j’avais à garder unepetite fille et quatre petits chiens.

– Maman ! dit Antoinette, entraînantsa mère dans la chambre rouge : venez voir un revenant de mafaçon.

Antoinette de La Garde, dont l’esprit avaitdevancé l’âge, fut depuis la célèbre madame Deshoulières, que sespoésies touchantes et gracieuses ont placée au premier rang parmiles illustrations littéraires du siècle de Louis XIV.

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