les yeux sur le Japon. On y punit de mort presque tous les crimes, parce que la désobéissance à un si grand empereur que celui du Japon est un crime énorme. Il n’est pas question de corriger le coupable, mais de venger le prince. Ces idées sont tirées de la servitude, et viennent surtout de ce que l’empereur étant propriétaire de tous les biens, presque tous les crimes se font directement contre ses intérêts. On punit de mort les mensonges qui se font devant les magistrats : chose contraire à la défense naturelle. Ce qui n’a point l’apparence d’un crime est là sévèrement puni : par exemple, un homme qui hasarde de l’argent au jeu est puni de mort. Il est vrai que le caractère étonnant de ce peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, et qui brave tous les périls et tous les malheurs, semble, à la première vue, absoudre ses législateurs de l’atrocité de leurs lois. Mais des gens qui naturellement méprisent la mort, et qui s’ouvrent le ventre pour la moindre fantaisie, sont- ils corrigés ou arrêtés par la vue continuelle des supplices, et ne s’y familiarisent-ils pas ? Les relations nous disent, au sujet de l’éducation des Japonais, qu’il faut traiter les enfants avec douceur, parce qu’ils s’obstinent contre les
peines ; que les esclaves ne doivent point être trop rudement traités, parce qu’ils se mettent d’abord en défense. Par l’esprit qui doit régner dans le gouvernement domestique, n’aurait-on pas pu juger de celui qu’on devait porter dans le gouvernement politique et civil ? Un législateur sage aurait cherché à ramener les esprits par un juste tempérament des peines et des récompenses ; par des maximes de philosophie, de morale et de religion, assorties à ces caractères ; par la juste application des règles de l’honneur : par le supplice de la honte ; par la jouissance d’un bonheur constant et d’une douce tranquillité ; et s’il avait craint que les esprits, accoutumés à n’être arrêtés que par une peine cruelle, ne pussent plus l’être par une plus douce, il aurait agi d’une manière sourde et insensible : il aurait, dans les cas particuliers les plus graciables, modéré la peine du crime, jusqu’à ce qu’il eût pu parvenir à la modifier dans tous les cas. Mais le despotisme ne connaît point ces ressorts ; il ne mène pas par ces voies. Il peut abuser de lui ; mais c’est tout ce qu’il peut faire. Au Japon, il a fait un effort : il est devenu plus cruel que lui-même. Des âmes partout effarouchées et rendues plus atroces n’ont pu être conduites que par une atrocité plus grande. Voilà l’origine, voilà l’esprit des lois du Japon. Mais elles ont eu plus de fureur que de force. Elles ont réussi à détruire le christianisme ; mais des efforts si inouïs sont une preuve de leur impuissance. Elles ont voulu établir une bonne police, et leur faiblesse a paru encore mieux. Il faut lire la relation de l’entrevue de l’empereur et du deyro à Méaco. Le nombre de ceux qui y furent étouffés ou tués par des garnements fut incroyable : on enleva les jeunes filles et les garçons ; on les retrouvait tous les jours exposés dans des lieux publics, à des heures indues, tout nus, cousus dans des sacs de toile, afin qu’ils ne connussent pas les lieux par où ils avaient passé ; on vola tout ce qu’on voulut ; on fendit le ventre à des chevaux pour faire tomber ceux qui les montaient ; on renversa des voitures pour dépouiller les dames. Les Hollandais, à qui l’on dit qu’ils ne pouvaient passer la nuit sur des échafauds sans être assassinés, en descendirent, etc. Je passerai vite sur un autre trait. L’empereur, adonné à ses plaisirs, ne se mariait point : il courait risque de mourir sans successeur. Le deyro lui envoya deux filles très belles : il en épousa une par respect, mais il n’eut aucun commerce avec elle. Sa nourrice fit chercher les
plus belles femmes de l’empire : tout était inutile. La fille d’un armurier étonna son goût : il se détermina, il en eut un fils. Les dames de la cour, indignées de ce qu’il leur avait préféré une personne d’une si basse naissance, étouffèrent l’enfant. Ce crime fut caché à l’empereur : il aurait versé un torrent de sang. L’atrocité des lois en empêche donc l’exécution. Lorsque la peine est sans mesure, on est souvent obligé de lui préférer l’impunité.
CHAPITRE XIV De l’esprit du sénat de RomeSous le consulat d’Acilius Glabrio et de Pison, on fit la loi Acilia pour arrêter les brigues. Dion dit que le sénat engagea les consuls à la proposer, parce que le tribun C. Cornelius avait résolu de faire établir des peines terribles contre ce crime, à quoi le peuple était fort porté. Le sénat pensait que des peines immodérées jetteraient bien la terreur dans les esprits, mais qu’elles auraient cet effet, qu’on ne trouverait plus personne pour accuser ni pour condamner ; au lieu qu’en proposant des peines modiques, on aurait des juges et des accusateurs.
Je me trouve fort dans mes maximes lorsque j’ai pour moi les Romains, et je crois que les peines tiennent à la nature du gouvernement, lorsque je vois ce grand peuple changer à cet égard de lois civiles à mesure qu’il changeait de lois politiques. Les lois royales, faites pour un peuple composé de fugitifs, d’esclaves et de brigands, furent très sévères. L’esprit de la république aurait demandé que les décemvirs n’eussent pas mis ces lois dans leurs Douze Tables, mais des gens qui aspiraient à la tyrannie n’avaient garde de suivre l’esprit de la république. Tite-Live dit, sur le supplice de Metius Suffetius, dictateur d’Albe, qui fut condamné par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, que ce fut le premier et le dernier supplice où l’on témoigna avoir perdu
la mémoire de l’humanité. Il se trompe : la loi des Douze Tables est pleine de dispositions très cruelles. Celle qui découvre le mieux le dessein des décemvirs est la peine capitale prononcée contre les auteurs des libelles et les poètes. Cela n’est guère du génie de la république, où le peuple aime à voir les grands humiliés. Mais des gens qui voulaient renverser la liberté craignaient des écrits qui pouvaient rappeler l’esprit de la liberté. Après l’expulsion des décemvirs, presque toutes les lois qui avaient fixé les peines furent ôtées. On ne les abrogea pas expressément ; mais la loi Porcia ayant défendu de mettre à mort un citoyen romain, elles n’eurent plus d’application. Voilà le temps auquel on peut rappeler ce que Tite-Live dit des Romains, que jamais peuple n’a plus aimé la modération des peines. Que si l’on ajoute à la douceur des peines le droit qu’avait un accusé de se retirer avant le jugement, on verra bien que les Romains avaient suivi cet esprit que j’ai dit être naturel à la république. Sylla, qui confondit la tyrannie, l’anarchie et la liberté, fit les lois Cornéliennes. Il sembla ne faire des règlements que pour établir des crimes. Ainsi, qualifiant une infinité d’actions du nom de meurtre, il trouva partout des meurtriers ; et, par une pratique qui ne fut que trop suivie, il tendit des pièges, sema des épines, ouvrit des abîmes sur le chemin de tous les citoyens. Presque toutes les lois de Sylla ne portaient que l’interdiction de l’eau et du feu. César y ajouta la confiscation des biens, parce que les riches gardant dans l’exil leur patrimoine, ils étaient plus hardis à commettre des crimes. Les empereurs ayant établi un gouvernement militaire, ils sentiront bientôt qu’il n’était pas moins terrible contre eux que contre les sujets ; ils cherchèrent à le tempérer : ils crurent avoir besoin des dignités, et du respect qu’on avait pour elles. On s’approcha un peu de la monarchie, et l’on divisa les peines en trois classes : celles qui regardaient les premières personnes de l’État, et qui étaient assez douces ; celles qu’on infligeait aux personnes d’un rang inférieur, et qui étaient plus sévères ; enfin celles qui ne concernaient que les conditions basses, et qui furent les plus rigoureuses. Le féroce et insensé Maximin irrita, pour ainsi dire, le gouvernement militaire, qu’il aurait fallu adoucir. Le sénat apprenait,
dit Capitolin, que les uns avaient été mis en croix, les autres exposés aux bêtes, ou enfermés dans des peaux de bêtes, récemment tuées, sans aucun égard pour les dignités. Il semblait vouloir exercer la discipline militaire, sur le modèle de laquelle il prétendait régler les affaires civiles. On trouvera dans les Considérations sur la Grandeur des Romains et leur Décadence comment Constantin changea le despotisme militaire en un despotisme militaire et civil, et s’approcha de la monarchie. On y peut suivre les diverses révolutions de cet État, et voir comment on y passa de la rigueur à l’indolence, et de l’indolence à l’impunité.
CHAPITRE XVI De la juste proportion des peines avec le crime Il est essentiel que les peines aient de l’harmonie entre elles, parcequ’il est essentiel que l’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre ; ce qui attaque plus la société que ce qui la choque moins. « Un imposteur, qui se disait Constantin Ducas, suscita un grand soulèvement à Constantinople. Il fut pris, et condamné au fouet ; mais ayant accusé des personnes considérables, il fut condamné, comme calomniateur, à être brûlé. » Il est singulier qu’on eût ainsi proportionné les peines entre le crime de lèse-majesté et celui de calomnie. Cela fait souvenir d’un mot de Charles II, roi d’Angleterre. Il vit, en passant, un homme au pilori. « Pourquoi l’a-t-on mis là ? dit-il. – Sire, lui dit-on, c’est parce qu’il a fait des libelles contre vos ministres. – Le grand sot ! dit le roi : que ne les écrivait-il contre moi, on ne lui aurait rien fait. » « Soixante-dix personnes conspirèrent contre l’empereur Basile : il les fit fustiger, on leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l’ayant pris avec son bois par la ceinture, quelqu’un de sa suite tira son épée, coupa sa ceinture et le délivra : il lui fit trancher la tête, parce qu’il avait, disait-il, tiré l’épée contre lui. » Qui pourrait penser que sous le même prince on eût rendu ces deux jugements ! C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin et à celui qui vole et assassine.
Il est visible que, pour la sûreté publique, il faudrait mettre quelque différence dans la peine. À la Chine, les voleurs cruels sont coupés en morceaux ; les autres, non : cette différence fait que l’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas. En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours. Les morts, y dit-on, ne racontent rien. Quand il n’y a point de différence dans la peine, il faut en mettre dans l’espérance de la grâce. En Angleterre, on n’assassine point, parce que les voleurs peuvent espérer d’être transportés dans les colonies ; non pas les assassins. C’est un grand ressort des gouvernements modérés que les lettres de grâces. Ce pouvoir que le prince a de pardonner, exécuté avec sagesse, peut avoir d’admirables effets. Le principe du gouvernement despotique, qui ne pardonne pas, et à qui on ne pardonne jamais, le prive de ces avantages.
CHAPITRE XVII De la torture ou question contre les criminelsParce que les hommes sont méchants, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu’ils ne sont. Ainsi la déposition de deux témoins suffit dans la punition de tous les crimes. La loi les croit, comme s’ils parlaient par la bouche de la vérité. L’on juge aussi que tout enfant conçu pendant le mariage est légitime : la loi a confiance en la mère, comme si elle était la pudicité même. Mais la question contre les criminels n’est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd’hui une nation très bien policée la rejeter sans inconvénients. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature. Tant d’habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux. J’allais dire qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement ; j’allais dire que les esclaves, chez les Grecs et les Romains…. Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi.
CHAPITRE XVIII Des peines pécuniaires et des peines corporelles Nos pères les Germains n’admettaient guère que des peines pécuniaires. Ces hommes guerriers et libres estimaient que leur sang ne devait être versé que les armes à la main. Les Japonais, au contraire, rejettent ces sortes de peines, sous prétexte que les gens riches éluderaient la punition. Mais les gens riches ne craignent-ils pas de perdre leurs biens ? Les peines pécuniaires ne peuvent-elles pas se proportionner aux fortunes ? et enfin, ne peut-on pas joindre l’infamie à ces peines ? Un bon législateur prend un juste milieu : il n’ordonne pas toujours des peines pécuniaires ; il n’inflige pas toujours des peines corporelles.
CHAPITRE XIX De la loi du talionLes États despotiques, qui aiment les lois simples, usent beaucoup de la loi du talion ; les États modérés la reçoivent quelquefois : mais il y a cette différence, que les premiers la font exercer rigoureusement, et que les autres lui donnent presque toujours des tempéraments. La loi des Douze Tables en admettait deux : elle ne condamnait au talion que lorsqu’on n’avait pu apaiser celui qui se plaignait. On pouvait, après la condamnation, payer les dommages et intérêts, et la peine corporelle se convertissait en peine pécuniaire.
CHAPITRE XX De la punition des pères pour leurs enfants On punit à la Chine les pères pour les fautes de leurs enfants. C’étaitl’usage du Pérou. Ceci est encore tiré des idées despotiques. On a beau dire qu’on punit à la Chine les pères pour n’avoir pas fait usage de ce pouvoir paternel que la nature a établi, et que les lois mêmes y ont augmenté, cela suppose toujours qu’il n’y a point d’honneur chez les Chinois. Parmi nous, les pères dont les enfants sont
condamnés au supplice, et les enfants dont les pères ont subi le même sort, sont aussi punis par la honte qu’ils le seraient à la Chine par la perte de la vie.
CHAPITRE XXI De la clémence du prince La clémence est la qualité distinctive des monarques. Dans larépublique, où l’on a pour principe la vertu, elle est moins nécessaire. Dans l’État despotique, où règne la crainte, elle est moins en usage, parce qu’il faut contenir les grands de l’État par des exemples de sévérité. Dans les monarchies où l’on est gouverné par l’honneur, qui souvent exige ce que la loi défend, elle est plus nécessaire. La disgrâce y est un équivalent à la peine ; les formalités mêmes des jugements y sont des punitions. C’est là que la honte vient de tous côtés pour former des genres particuliers de peines. Les grands y sont si fort punis par la disgrâce, par la perte souvent imaginaire de leur fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de leurs plaisirs, que la rigueur à leur égard est inutile : elle ne peut servir qu’à ôter aux sujets l’amour qu’ils ont pour la personne du prince, et le respect qu’ils doivent avoir pour les places. Comme l’instabilité des grands est de la nature du gouvernement despotique, leur sûreté entre dans la nature de la monarchie. Les monarques ont tant à gagner par la clémence, elle est suivie de tant d’amour, ils en tirent tant de gloire, que c’est presque toujours un bonheur pour eux d’avoir l’occasion de l’exercer ; et on le peut presque toujours dans nos contrées. On leur disputera peut-être quelque branche de l’autorité, presque jamais l’autorité entière ; et si quelquefois ils combattent pour la couronne, ils ne combattent point pour la vie. Mais, dirait-on, quand faut-il punir ? quand faut-il pardonner ? C’est une chose qui se fait mieux sentir qu’elle ne peut se prescrire. Quand la clémence a des dangers, ces dangers sont très visibles. On la distingue aisément de cette faiblesse qui mène le prince au mépris et à l’impuissance même de punir.
L’empereur Maurice prit la résolution de ne verser jamais le sang de ses sujets. Anastase ne punissait point les crimes. Isaac l’Ange jura que, de son règne, il ne ferait mourir personne. Les empereurs grecs avaient oublié que ce n’était pas en vain qu’ils portaient l’épée.
