Deux et deux font cinq

Chapitre 32L’auto-ballon

Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser étrangement, avec  ses aérostats, ses machines volantes, planantes et autres, qui  m’indiffèrent également.

J’allais prendre congé sur un quelconque motif, quand un  gentleman d’aspect robuste, et qui avait semblé prendre un vif  intérêt aux grandes idées de Cap, se leva, s’approcha, nous tendant  le plus correctement du globe sa carte, une très chic carte de chez  Stern, sur laquelle on pouvait lire ces mots :

 

Sir A. Kashtey

Winnipeg

Nous aimons beaucoup le Canada, Cap et moi, et la rencontre d’un  Canadien, même d’un Canadien anglais, nous transporte toujours de  joie.

Aussi accueillîmes-nous le nouveau venu d’une mine accorte.

Quand nous eûmes échangé les préliminaires de la courtoisie  courante :

-C’est que, continua sir A. Kashtey, l’aérostation, ça me  connaît un peu !… J’en ai fait jadis dans des conditions  peut-être uniques au monde !

Je vis Cap lever d’imperceptibles épaules… Conditions  uniques au monde !… Téméraire étranger, va !

Sans se laisser démonter, Kashtey ajouta :

-Le particulier de mon ascension, c’est que le ballon c’était  moi-même.

Du coup, Cap fut visiblement gêné. Sa mémoire, consultée à la  hâte, ne recélait nul analogue souvenir, et son imagination,pourtant si fertile, nulle idée ingénieuse.

Sir A. Kashtey, après avoir eu la politesse de faire remplir nos  verres, dit encore :

-Il y a une dizaine d’années de cela… Je commandais le brick  King of Feet, chargé d’acide sulfurique, à destination  d’ Hochelaga. Une nuit, à l’embouchure du Saint-Laurent, nous fûmes  coupés en deux, net, par un grand steamer de la Dark-Blue MoonLine et nous coulâmes à pic, corps et biens.

-Triste !

-Assez triste, en effet ! Moi j’étais chaussé de mes  grosses bottes de mer en peau de loup-phoque, imperméables si vous  voulez, mais peu indiquées pour battre le record des grands  nageurs. Je fus néanmoins assez heureux pour flotter quelques  instants sur une pâle épave. A la fin, engourdi par le froid, je  fis comme mon bateau et comme mes petits camarades : je  coulai. Mais… écoutez-moi bien, je n’avais pas perdu une goutte de  mon sang-froid, et mon programme était tout tracé dans ma tête.

-Vous êtes vraiment un homme de sang-froid, vous !

-J’en avais énormément dans cette circonstance : la chose  se passait fin décembre.

-Très drôle, sir !

-Du talon de ma botte, je détachai de la coque de mon brick un  bout de fer qu’après avoir émietté dans mes d’athlète, j’avalai  d’un coup. Doué, à cette époque, d’une vigueur peu commune,j’empoignai une des touries naufragées d’acide sulfurique et j’en  avalai quelques gorgées.

-Tout ça, au fond de la mer ?

-Oui, monsieur, tout ça au fond de la mer ! On ne choisit  pas toujours son laboratoire… Ce qui se passa, vous le devinez,n’est-ce pas ?

-Nous le devinons ; mais expliquez-le tout de même, pour  ceux de nos lecteurs qui ne connaissent M.Berthelot que de nom.

-Vous avez raison !… Chaque fois qu’on met en contact du fer, de l’eau et un acide, il se dégage de l’hydrogène… Je n’eus  qu’à clore hermétiquement mes orifices naturels, et en particulier  ma bouche ; au bout de quelques secondes, gonflé du précieux  gaz, je regagnais la surface des flots. Mais voilà !… Comme  dans la complainte de la famille Fenayrou, j’avais mal calculé la  poussée des gaz. Ne me contentant pas de flotter, je m’élevai dans  les airs, balancé par un assez forte brise Est qui me poussa en  amont de la rivière. Ce sport, nouveau pour moi, d’abord me ravit,puis bientôt me monotona. Au petit jour, j’entrouvris légèrement un  coin des lèvres, comme un monsieur qui sourit. Un peu d’hydrogène  s’évada ; me rapprochant peu à peu de mon poids normal,bientôt, je mis pied à terre, en un joli petit pays qui s’appelle  Tadousac et qui est situé à l’embouchure du Saguenay.Connaissez-vous Tadousac ?

-Si je connais Tadousac ! Et la jolie petite vieille  église ! (la première que les Français construisirent au  Canada). Et les jeunes filles de Tadousac qui vendent des  photographies dans la vieille petite église au profit de la  construction d’une nouvelle basilique !

(Et même, si ces lignes viennent à tomber sous les yeux des  jeunes filles de Tadousac, qu’elles sachent bien que messieurs P.F., E. D., D. de C., A. A. ont gardé d’elles un souvenir  imprescriptible.)

Sitôt fermée ma parenthèse, le gentleman de Winnipeg termina son  récit avec une aisance presque injurieuse pour ce pauvre  Cap :

-Dès que j’eus mis pied à terre, j’exhalai le petit restant  d’hydrogène qui me restait dans le coffre, et je gagnai la  saumonnerie de Tadousac en chantant à pleine voix cette vieille romance française que j’aime tant :

 

Laissez les roses aux rosiers
Laissez les éléphants au lord-maire.

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