DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

— Comment vous remercier ?

George se retourna et répondit comme il l’avait déjà fait, mais d’un ton beaucoup plus chaleureux.

Elle était absolument ravissante ! Jamais encore il n’avait rencontré jeune personne plus séduisante.

— Vous avez été magnifique ! fit-elle, enthousiasmée.

— Mais non… Rien de plus simple. L’enfance de l’art… Trop heureux d’avoir pu vous rendre service.

— Magnifique, je le répète !

Il est très agréable de se faire traiter de héros par la plus jolie fille du monde et George goûtait fort le compliment appuyé d’un regard des plus émouvants.

Puis vint un silence embarrassé. La jeune fille semblait comprendre qu’elle était redevable d’une explication. Elle rougit légèrement.

— Le plus ennuyeux, dit-elle d’un ton où perçait la nervosité, est que, malheureusement, je ne peux vous expliquer…

— Vous ne pouvez pas…

— Non.

— C’est admirable ! dit Rowland avec un enthousiasme sincère.

— Quoi donc ? Je ne vois pas…

— Je dis que c’est admirable. Tout comme dans ces romans passionnants sur lesquels on passe des nuits. Dans tous, sans exception, l’héroïne ne peut rien expliquer au premier chapitre. Elle parle au dernier et on ne voit pas du tout pourquoi elle ne s’est pas décidée au début… à ceci près qu’il n’y aurait pas eu d’histoire. Je ne puis vous dire à quel point je suis ravi de me trouver mêlé à une aventure mystérieuse, une vraie… Je croyais que cela n’existait pas. Il s’agit sans doute de documents secrets de la plus haute importance et de l’Orient-Express. J’ai toujours eu un faible pour l’Orient-Express.

Elle lui lança un regard soupçonneux.

— Qui vous a parlé de l’Orient-Express ? demanda-t-elle d’un ton sec.

— Aurais-je commis une indiscrétion sans le vouloir ? dit vivement George. Peut-être votre oncle a-t-il l’habitude de prendre ce train…

— Mon oncle… Mon oncle…

— Je sais, dit George, compréhensif. J’en ai un, moi aussi. On ne saurait être responsable de ses oncles. Ce sont de ces petits inconvénients de la vie…

La jeune fille éclata de rire.

— Ah ! vous êtes rafraîchissant, reposant, dit-elle. (Et George perçut pour la première fois un léger accent étranger dans ses paroles. Elle n’était pas anglaise.) Monsieur…

— Rowland. George pour mes amis.

— Mon nom est Élisabeth…

Elle s’interrompit brusquement.

— J’aime beaucoup ce nom, dit George pour atténuer l’embarras de la jeune fille. Je veux espérer qu’on ne vous appelle pas « Bessie » ou une autre horreur du même genre ?

Elle secoua la tête.

— … Maintenant que nous avons fait connaissance, Élisabeth, passons aux affaires sérieuses. Ayez la bonté de vous lever, je vais brosser votre manteau.

Elle obéit et George s’acquitta de sa tâche avec beaucoup de conscience.

— Merci, Mr Rowland.

— George pour mes amis, je le répète. Vous n’avez pas la prétention de vous introduire dans mon compartiment, de vous précipiter sous la banquette, de me mettre dans l’obligation de mentir à votre oncle sans accepter de me compter au nombre de vos amis ?

— Merci, George.

— Voilà qui est mieux.

— Suis-je correcte à présent ? demanda Élisabeth en essayant de se voir de dos par-dessus l’épaule.

— Vous êtes… parfaite, dit-il, contenant non sans peine son enthousiasme.

— Tout s’est passé si vite !

— En effet.

— Il m’a vue dans le taxi. À la gare, il est descendu sur mes talons. J’ai sauté dans le premier train venu… À propos, où va-t-il ?

— À Rowland’s Castle, répondit George avec fermeté.

— Rowland’s Castle ?

— Il s’arrête en cours de route, bien entendu. Mais, entre nous, j’espère qu’il arrivera là-bas avant minuit. Lentement mais sûrement, telle est la devise du Southern Railway…

— Je n’ai pas envie d’y aller…

— Vous me froissez. C’est un endroit délicieux.

— Vous le connaissez ?

— Pas exactement. Mais si Rowland’s Castle ne vous convient pas, vous pouvez descendre à Woking, Weybridge ou Wimbledon.

— C’est une idée, approuva la jeune fille. Et je pourrai retourner à Londres par la route. Cela serait le mieux.

Elle n’avait pas fini sa phrase que le train ralentissait. Rowland leva un regard suppliant vers sa compagne.

— Puis-je faire quelque chose ?

— Non, vraiment. Je vous dois déjà beaucoup.

Un silence.

— … Oh ! je voudrais pouvoir vous expliquer !

— Je vous en prie, n’en faites rien ! Cela gâcherait tout. Mais ne puis-je vous rendre un service ? Transporter les documents secrets à Vienne, par exemple ? Donnez-moi une chance.

Le train s’était arrêté. Élisabeth sauta sur le quai. Elle se retourna vers le jeune homme penché à la fenêtre.

— Parlez-vous sérieusement ? Êtes-vous vraiment prêt à faire quelque chose pour nous… pour moi ?

— N’importe quoi. Élisabeth !

— Même si je ne vous en donne pas la raison ?

— Qui parle de raison ?

— Même s’il y a… du danger ?

— Plus il y en aura, mieux cela vaudra !

Elle hésita une seconde, puis se décida.

— Penchez-vous par la fenêtre. Regardez autour de vous d’un air indifférent.

Rowland obéit de son mieux.

— … Voyez-vous cet homme, avec une petite barbe noire et un pardessus clair ? Il monte dans le train. Suivez-le, voyez ce qu’il fait et où il va.

— Est-ce tout ? Que dois-je ?…

— On vous enverra des instructions supplémentaires. Surveillez-le et… gardez ceci. (Elle lui glissa un petit paquet scellé entre les doigts.) Gardez-le au péril de votre vie. C’est la clef de toute l’affaire.

Le train repartit. Rowland resta à la fenêtre à suivre des yeux la gracieuse silhouette d’Élisabeth qui s’éloignait.

Le reste du voyage fut monotone. Le convoi, très lent, s’arrêtait à chaque station. George bondissait chaque fois à la vitre pour se convaincre que sa proie ne lui échappait pas. Quand l’arrêt se prolongeait, le jeune homme descendait sur le quai, allait s’assurer que l’autre n’avait pas changé de place.

Le barbu descendit à Portsmouth et prit une chambre dans un petit hôtel de second ordre. George l’imita.

Leurs chambres se trouvaient sur le même palier et presque voisines. Novice dans l’art d’exercer une filature, George s’était cependant juré de justifier la confiance d’Élisabeth.

Dans la salle à manger, le jeune homme se trouva placé non loin du barbu. Les dîneurs étaient peu nombreux. Des voyageurs de commerce pour la plupart, donnant toute leur attention à leur assiette. L’un d’eux, cependant, attira l’attention de George. De petite taille, les cheveux et la moustache d’un blond tirant sur le roux, un peu l’allure d’un homme de cheval.

George parut l’intéresser également car, le dîner terminé, il lia conversation et proposa une partie de billard. Mais le jeune homme refusa poliment ; du coin de l’œil, il avait vu le barbu mettre son chapeau et son manteau.

L’instant d’après, il était dans la rue.

La poursuite fut longue, ennuyeuse et apparemment sans but. Après avoir parcouru près de quatre kilomètres au hasard des pavés de Portsmouth, l’homme retourna à l’hôtel, Rowland sur ses talons.

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