Elle portait la robe de jersey rouge !
Elle se redressa, regarda autour d’elle. Elle se trouvait toujours dans la pièce de la maison abandonnée. Mais la princesse Poporensky avait disparu.
« Je n’ai pas rêvé, sans quoi je ne serais pas ici. »
Un coup d’œil à l’extérieur révéla un autre détail d’importance. Quand elle avait perdu conscience, le soleil éclairait la fenêtre. À présent, la maison étendait son ombre sur le sentier.
« Cette bâtisse donne à l’ouest, se dit la jeune fille. Je me suis endormie dans l’après-midi. Maintenant, c’est le matin ; la soupe devait être droguée et puis… Oh ! je ne sais pas ! Tout cela est bien étrange. »
Elle traversa la pièce, tourna la poignée de la porte. Celle-ci s’ouvrit. Elle entreprit de visiter la maison. Elle était vide et silencieuse.
Sa tête douloureuse entre ses mains, elle s’efforça de réfléchir. Puis elle remarqua un journal froissé jeté devant le seuil. Une énorme manchette lui sauta aux yeux.
Une femme-gangster américaine en Angleterre. La femme à la robe rouge. Sensationnel hold-up à la vente de charité d’Orion House.
Assise sur une marche, Jane lut l’article avec stupeur. Peu après le départ de la grande-duchesse Pauline, trois hommes et une jeune fille en robe rouge armés de revolvers avaient tenu la foule en respect. Ils s’étaient emparés des cent perles et avaient pris la fuite dans une voiture de course. On n’avait pas encore retrouvé leur trace. Comme le précisait une dépêche de dernière minute, la femme-gangster en robe rouge était descendue à l’hôtel Blitz sous le nom de miss Montresor, de New York.
— Je suis dans le bain ! Je me doutais qu’il y avait un piège ! murmura Jane.
Soudain, un bruit étrange la fit sursauter. Une voix d’homme répétant toujours le même juron.
— Bon sang de bon sang !
Cela exprimait tellement ses propres sentiments que Jane descendit les marches en courant. Un jeune homme couché par terre essayait de se relever. Jamais Jane n’avait vu un visage plus charmant. Il était couvert de taches de rousseur et plutôt railleur.
— … Bon sang ! Ma tête, bon s… (Il s’interrompit à la vue de Jane.) Je dois rêver, acheva-t-il d’une voix faible.
— Je le croyais aussi, répondit Jane. Mais non ! Qu’est-il arrivé à votre tête ?
— Quelqu’un a cogné dessus. Heureusement, elle est dure. (Il réussit à s’asseoir et fit une grimace.) Mon cerveau ne va pas tarder à fonctionner. Je suis toujours au même endroit, je le vois.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— C’est une longue histoire. Au fait, vous n’êtes pas la grande-duchesse Machin ?
— Non. Je m’appelle simplement Jane Cleveland.
— Simplement ! C’est une façon de parler, dit le jeune homme avec un regard admiratif.
Jane rougit.
— Je vais essayer de vous trouver un peu d’eau, dit-elle gênée.
— C’est la coutume, je crois. Mais je préférerais du whisky.
Malgré toutes ses recherches, Jane ne put en découvrir. Le jeune homme but une longue gorgée d’eau et déclara se sentir mieux.
— Dois-je vous conter mes aventures, ou préférez-vous raconter les vôtres ?
— Vous d’abord.
— Ce n’est pas grand-chose. J’ai remarqué l’arrivée de la grande-duchesse à la vente. Elle avait des chaussures plates et je l’ai vue repartir montée sur hauts talons. J’ai trouvé cela plutôt étrange. Je n’aime pas ce que je ne comprends pas. J’ai suivi la voiture sur ma moto et je vous ai vue entrer dans cette maison. Dix minutes plus tard environ, une voiture de course a fait son apparition. Trois hommes et une femme en rouge l’occupaient. La femme portait des chaussures plates. Ils sont entrés dans la maison. « Talons plats » est ressortie habillée en noir et blanc. Elle a grimpé dans la première voiture, accompagnée d’une femme d’un certain âge et d’un grand type à la barbe blonde. Les autres se sont tirés dans l’auto de course. Je croyais la maison vide et je cherchais à passer par une fenêtre pour vous délivrer quand quelqu’un m’a assommé par-derrière. C’est tout. À votre tour.
Jane lui fit le récit de ses exploits.
— C’est une chance inouïe que vous m’ayez suivie. Imaginez un peu dans quel pétrin je me trouverais, autrement ! La grande-duchesse aurait eu un parfait alibi. Elle a quitté la vente avant le hold-up et regagné Londres dans sa voiture. Qui aurait cru à mon histoire invraisemblable ?
— Personne, dit le jeune homme avec conviction.
Ils s’étaient tellement absorbés dans le récit de leurs aventures qu’ils n’avaient pas remarqué un homme de haute taille, appuyé au mur de la maison. Il leur fit un petit signe amical.
— Très intéressant, dit-il.
— Qui êtes-vous ? s’écria Jane.
— Détective-inspecteur Farell, dit-il doucement. Votre histoire m’a beaucoup plu. À part un détail ou deux, nous aurions pu avoir du mal à vous croire.
— Par exemple ?
— La véritable grande-duchesse, nous l’avons appris ce matin, s’est fait enlever par son chauffeur, à Paris.
— Oh !
— Et nous connaissions l’arrivée de l’Américaine en Angleterre. Nous nous attendions à une histoire de ce genre. Nous lui mettrons la main dessus très vite, je puis vous le promettre. Excusez-moi une minute, s’il vous plaît.
Il gravit le perron quatre à quatre et pénétra dans la maison.
— Eh bien, par exemple !
Jane se tourna vers le jeune homme.
— Vous êtes un bon observateur pour avoir remarqué les chaussures !
— C’est tout naturel. J’ai été élevé avec elles. Mon père est une sorte de roi du soulier. Il voudrait me voir prendre sa suite, me marier et m’établir… pour le principe. Moi, je voulais être artiste… (Il poussa un profond soupir.)
— Comme je vous comprends.
— J’ai essayé pendant six ans, en vain. Je n’ai aucun talent. Je vais laisser tomber tout ça et rentrer à la maison, en enfant prodigue. Une bonne situation m’y attend.
— L’essentiel, c’est d’avoir du travail. Pourriez-vous m’aider à trouver une place dans un magasin de chaussures ?
— J’ai mieux à vous offrir… si vous acceptez.
— Quoi ?
— Je vous le dirai plus tard. Jusqu’à hier, je n’avais jamais rencontré une jeune fille qui me plût vraiment.
— Hier ?
— À la vente. Je l’ai vue – Elle – l’Unique !
Il regardait Jane de façon très éloquente.
— Ces delphiniums sont ravissants, dit-elle, les joues brûlantes.
— Ce sont des lupins, rectifia le jeune homme.
— Cela n’a aucune importance.
— Non, en effet, admit-il.
Et il se rapprocha de Jane.
(Traduction de Monique Thies)
Le miroir
(In a glass darkly)
Je n’ai pas d’explication à proposer. Je n’ai aucune théorie quant au pourquoi et au comment. Je sais seulement que les choses se sont passées comme je vais vous les raconter.
Quelquefois, cependant, je me prends à me demander ce qui se serait produit si, à l’époque, j’avais prêté attention à ce petit détail essentiel que je ne devais remarquer que de nombreuses années plus tard. Si je l’avais remarqué alors, je présume que le cours de trois vies en eût été radicalement différent. Et cette pensée ne laisse pas de m’emplir d’effroi.
Pour reprendre les choses par leur commencement, je dois remonter à l’été 1914 – juste avant la guerre. Je me rendais à Badgeworthy en compagnie de Neil Carslake. Neil était, je crois, mon meilleur ami. Je connaissais également, mais beaucoup moins bien, son frère Alan. Quant à leur sœur Sylvia, je ne l’avais jamais rencontrée. Elle avait deux ans de moins qu’Alan, trois de moins que Neil. À deux reprises, au cours des années que nous avions vécues ensemble au collège, Neil m’avait invité à passer une partie des vacances à Badgeworthy, et à deux reprises un contretemps m’en avait empêché. C’est ainsi que j’avais déjà vingt-trois ans lorsque je vis pour la première fois la demeure de Neil et d’Alan.
Nous devions être assez nombreux. Sylvia, la sœur de Neil, venait de se fiancer à un certain Charles Crawley, un garçon nettement plus âgé qu’elle, mais tout à fait convenable et suffisamment aisé. Tel est le portrait que m’en avait fait Neil.
Je me rappelle que nous arrivâmes vers les 7 heures du soir. Tout le monde s’était retiré afin de se changer pour le dîner. Neil me conduisit à ma chambre. Badgeworthy était une maison pleine de charme, remplie de coins et de recoins. Elle avait fait l’objet de transformations et d’agrandissements désordonnés au cours des trois derniers siècles, et on y rencontrait un peu partout de petites volées de marches à monter ou à descendre, et des cages d’escalier aux endroits les plus inattendus. C’était une de ces maisons dans lesquelles il n’est pas facile de retrouver son chemin. Aussi, je me souviens que Neil promit de venir me rechercher en descendant dîner. Je me sentais un peu intimidé à l’idée de rencontrer sa famille pour la première fois. Et je lui dis en riant que c’était bien le genre de maison où on s’attend à voir des fantômes dans les corridors, il me répondit nonchalamment que, effectivement, la maison avait la réputation d’être hantée, mais qu’aucun d’entre eux n’avait jamais rien vu. Il ne savait même pas quelle sorte de fantôme était censé occuper les lieux.
Il sortit sans plus tarder et je me mis en devoir de plonger dans mes valises à la recherche de mes effets de soirée. Les Carslake n’étaient pas riches ; ils gardaient leur vieille demeure de famille mais n’avaient pas de domestiques pour défaire les bagages.
J’en étais à nouer ma cravate, debout devant le miroir de ma chambre. Je voyais dans la glace, outre mon visage et mes épaules, le mur auquel je tournais le dos – une simple paroi interrompue seulement par une porte, au milieu. Comme j’achevais mon nœud de cravate, je remarquai tout à coup que cette porte s’ouvrait.
J’ignore pourquoi je ne me suis pas retourné. C’eût été la réaction la plus naturelle, et pourtant ce ne fut pas la mienne. Je me bornai à regarder cette porte qui s’ouvrait avec lenteur, me découvrant peu à peu la pièce voisine.
C’était une chambre à coucher, plus grande que la mienne, avec deux lits. Soudain, je retins mon souffle.
Au pied d’un des deux lits se tenait une jeune femme. Autour de son cou, des mains d’homme qui la faisaient lentement fléchir vers l’arrière tout en lui serrant la gorge pour l’étrangler.
Il n’y avait aucune erreur possible. Je voyais parfaitement, clairement ce qui se passait là – et il s’agissait à n’en pas douter d’un meurtre.
Je voyais distinctement les traits de la jeune femme, son éclatante chevelure dorée, l’atroce épouvante qui se peignait sur son beau visage où le sang montait petit à petit. De l’homme, par contre, je n’apercevais que les mains, le dos et une longue cicatrice qui lui barrait le bas du visage, du côté gauche, jusqu’au cou.
Tout cela, qui prend un certain temps à raconter, ne dura en réalité que quelques secondes pendant lesquelles je demeurai confondu. Aussitôt après, je me retournai vivement pour voler à la rescousse…
Et je me trouvai face à face avec une grande garde-robe victorienne en acajou, placée contre le mur dont j’avais vu le reflet. Pas de porte ouverte, pas de scène de violence. Je pivotai de nouveau pour replonger mes regards dans le miroir. Mais il ne reflétait plus que la garde-robe d’acajou…
Je me passai la main sur les yeux. Puis, traversant la pièce d’un bond, j’essayai de déplacer la garde-robe. Et c’est alors que Neil entra par l’autre porte. Que diable étais-je occupé à faire ? s’étonna-t-il.
Il dut me croire à demi fou. Me tournant vers lui, je lui demandai s’il y avait une porte derrière cette armoire. En effet, acquiesça-t-il, il y avait là une porte qui menait à la chambre d’à côté. Je lui demandai qui occupait cette chambre : les Oldham, me répondit-il, un certain major Oldham et sa femme. Quand je lui demandai si Mrs Oldham était très blonde, il me répondit assez sèchement qu’elle était au contraire extrêmement brune et je compris que j’étais en train de me ridiculiser. Je me repris et lui fournis quelque piètre excuse, et nous descendîmes ensemble. Je me dis que j’avais dû avoir une hallucination et je me sentis plutôt gêné de ma sottise.
C’est alors que Neil me dit :
— Voici ma sœur Sylvia.
Et je reconnus le ravissant visage de la jeune fille que je venais de voir étrangler… Et on me présenta à son fiancé, un grand homme sombre qui avait une cicatrice du côté gauche du visage.
Voilà où j’en étais. Je voudrais bien savoir ce que vous auriez fait à ma place. Il y avait là cette jeune fille – tout à fait la même – et l’homme que j’avais vu l’étrangler, et ils devaient se marier le mois suivant…
Avais-je oui ou non eu une vision prophétique de l’avenir ? Viendrait-il un moment où Sylvia et son mari, passant quelques jours dans cette maison, se verraient attribuer cette chambre – la meilleure des chambres d’amis – et où la scène dont j’avais été témoin se déroulerait dans la réalité ?
Que devais-je faire ? Que pouvais-je faire ? Me croirait-on, si je parlais à Neil, par exemple, ou à la jeune fille elle-même ?
Toute la semaine que je passai à Badgeworthy, je ne cessai de tourner et de retourner le problème dans ma tête. Fallait-il parler ? Fallait-il se taire ? À mes doutes s’était ajoutée presque immédiatement une complication supplémentaire. Dès l’instant où j’avais vu Sylvia Carslake, j’étais tombé amoureux d’elle… Je la désirais plus que tout au monde… et cela me liait les mains.
Pourtant, si je ne disais rien, Sylvia épouserait Charles Crawley et Crawley la tuerait…
Aussi, la veille de mon départ, je lui racontai tout, de but en blanc. Je lui dis que je m’attendais à ce qu’elle me croie cinglé, mais je lui jurai solennellement que j’avais vu de mes yeux les choses telles que je les lui rapportais. Et que, si elle était déterminée à épouser Crawley, je pensais qu’il était de mon devoir de lui raconter mon étrange expérience.
Elle m’écouta très calmement. Il y avait dans ses yeux quelque chose que je ne comprenais pas. Elle n’était pas du tout fâchée. Quand j’eus terminé, elle se borna à me remercier gravement. Moi, comme un idiot, je répétais : « J’ai vu tout cela. Je l’ai vraiment vu, je vous le jure », et elle me disait : « J’en suis persuadée, puisque vous me le dites. Je vous crois. »
En fin de compte, je m’en allai, toujours sans savoir si j’avais bien fait ou si je m’étais comporté comme un sot. Une semaine plus tard, Sylvia rompait ses fiançailles avec Charles Crawley.
Ensuite, la guerre éclata, ne laissant guère le temps de penser à autre chose. Une ou deux fois, au cours de mes permissions, je tombai sur Sylvia – mais je tâchais de l’éviter, dans la mesure du possible.
Je l’aimais, je la désirais plus que jamais, mais il me semblait que ce n’était pas de jeu. C’est à cause de moi qu’elle avait rompu ses fiançailles et je me répétais que mon intervention ne pouvait se justifier que si elle avait été purement désintéressée.
Puis, en 1916, Neil fut tué et c’est à moi qu’incomba la tâche de raconter à Sylvia ses derniers moments. Après cela, il nous était impossible de demeurer éloignés l’un de l’autre. Sylvia avait adoré Neil et j’avais perdu en lui mon meilleur ami. Je la trouvai charmante, irrésistible dans son chagrin. Je parvins tout juste à tenir ma langue et m’en fus, priant le ciel qu’une balle vienne mettre un terme à cette malheureuse affaire. La vie sans Sylvia ne valait pas la peine d’être vécue.
Mais il était écrit qu’aucune balle ne devait m’emporter. J’en reçus deux, qui me laissèrent indemne : l’une me passa sous l’oreille droite et faillit bien m’avoir ; l’autre glissa sur l’étui à cigarettes qui était dans ma poche. Par contre, Charles Crawley fut tué au combat au début de l’année 1918.
D’une certaine manière, c’est cela qui fit toute la différence. En rentrant, à l’automne 1918, je me rendis directement chez Sylvia et je lui dis que je l’aimais. Je n’avais guère d’espoir qu’elle s’intéresse à moi, aussi je faillis tomber à la renverse quand elle me demanda pourquoi je ne lui avais pas dit cela plus tôt. Je balbutiai quelque chose à propos de Crawley, et elle rétorqua : « Mais pourquoi crois-tu que j’aie rompu avec lui ? » Et elle me dit alors qu’elle était tombée amoureuse de moi comme moi d’elle : dès le tout premier instant.
J’avais pensé, lui dis-je, qu’elle avait rompu ses fiançailles à cause de l’histoire que je lui avais racontée. Mais elle éclata de rire : quand on aime vraiment quelqu’un, on n’est pas aussi lâche ! Nous évoquâmes ensuite cette vision que j’avais eue à l’époque, conclûmes qu’il s’agissait d’une affaire étrange et incompréhensible – et n’y pensâmes plus.
Après quoi, les choses se déroulèrent sans fait particulièrement troublant. Nous nous mariâmes, Sylvia et moi, et nous étions heureux. Mais je me rendis bientôt compte que je n’étais pas le meilleur des maris. J’aimais Sylvia de toute mon âme, mais j’étais jaloux, grotesquement jaloux de quiconque recevait ne fût-ce qu’un sourire d’elle. Au début, la chose l’amusa. Je crois même que cela lui plaisait assez. Cela prouvait, au moins, à quel point je l’aimais.
Pour ma part, je savais parfaitement bien que, non content de me ridiculiser, je mettais en danger la paix et le bonheur de notre vie commune. Je le savais, mais je n’y pouvais rien changer. Chaque fois qu’arrivait une lettre qu’elle ne me montrait pas, je me demandais qui pouvait lui avoir écrit. Dès qu’elle riait et bavardait avec un autre homme, je devenais grognon et méfiant.
Au début, donc, Sylvia me taquina. Elle trouvait la plaisanterie énorme. Puis, elle commença à la trouver moins drôle. Enfin, elle ne tarda pas à ne plus la trouver drôle du tout.
Peu à peu, elle s’éloigna de moi. Non pas physiquement, non : elle cessa de me faire partager ses secrets. Je ne sus bientôt plus quelles étaient ses pensées. Elle se montrait gentille, mais avec tristesse et comme si elle se trouvait très loin de moi.
Progressivement, je compris qu’elle ne m’aimait plus. Son amour était mort, et c’était moi qui l’avais tué…
L’étape suivante paraissait inévitable. Je me mis à l’attendre – en la redoutant.
C’est alors que Derek Wainwright apparut dans notre vie. Il possédait tout ce que je n’avais pas. Il était spirituel, sa conversation pétillait d’intelligence. Il était beau. Et, je suis forcé de l’admettre, c’était un garçon très bien. Le jour où je le rencontrai, je me dis en moi-même : « Voilà l’homme qu’il faut à Sylvia… »
Elle résista, tout d’abord. Je sais qu’elle lutta… mais je ne l’aidai d’aucune façon. J’en étais incapable. Retranché dans ma sombre et maussade réserve, je souffrais un enfer – et ne parvenais pas à lever le petit doigt pour me sauver. Je ne l’ai pas aidée. Au contraire, je n’ai fait qu’aggraver les choses. Un jour, j’ai donné libre cours à ma colère et j’ai déversé sur elle une longue suite d’injures sauvages et gratuites. J’étais presque fou de jalousie et de douleur. Les choses que je lui disais étaient cruelles et injustes. Et je savais, en les proférant, à quel point elles étaient cruelles, à quel point injustes. Et cependant j’éprouvais un plaisir sauvage à les prononcer.
Je me souviens comme Sylvia se renferma, le sang aux joues. Je la forçai jusqu’aux limites de ce qu’elle pouvait supporter.
Je l’entends encore me dire : « Cela ne peut plus continuer… »
Ce soir-là, quand je rentrai, je trouvai la maison vide. Vide. Avec un billet, comme dans les histoires.
Elle m’écrivait qu’elle me quittait pour toujours. Elle comptait passer un jour ou deux à Badgeworthy, après quoi elle irait rejoindre le seul être au monde qui l’aimât et qui eût besoin d’elle. Je ne devais pas espérer la voir revenir sur sa décision.
Jusque-là, sans doute, je n’avais pas réellement cru en mes propres soupçons. Cette confirmation noir sur blanc de ce que je craignais le plus au monde me jeta dans une colère épouvantable. Je me ruai vers Badgeworthy aussi vite que ma voiture me le permit.
Elle venait de se changer pour le dîner lorsque je fis irruption dans sa chambre. Je me rappelle son visage : stupeur, beauté, effroi.
Je m’écriai :
— Personne d’autre que moi ne t’aura ! Personne !
J’entourai son cou de mes deux mains et je me mis à serrer tout en la faisant ployer vers l’arrière.
Tout à coup, j’aperçus notre reflet dans le miroir : Sylvia qui suffoquait et moi en train de l’étrangler, et la cicatrice que j’avais sur la joue, là où la balle m’était passée sous l’oreille droite.
Je ne l’ai pas tuée, non. Cette révélation subite me paralysa. Je lâchai prise et la laissai glisser sur le sol… Et puis je m’effondrai. Et ce fut elle qui me consola. Elle me consola.
Je lui racontai tout et elle m’expliqua que « le seul être au monde qui l’aimât et eût besoin d’elle » était tout simplement son frère Alan. Ce soir-là, nous nous regardâmes tous deux jusqu’au fond de l’âme et je ne crois pas que, à dater de ce jour, nous nous soyons jamais plus éloignés l’un de l’autre.
Sans la grâce de Dieu et ce miroir, je serais un assassin. Cette pensée qui m’accompagne désormais dans la vie a suffi à me ramener à la raison. Mais il y eut bien une mort, ce soir-là : celle du démon de la jalousie qui me possédait depuis si longtemps.
Mais cela ne m’empêche pas, quelquefois, de me poser des questions. À supposer que je n’aie pas commis l’erreur initiale de voir la cicatrice sur la joue gauche de l’homme, alors qu’il s’agissait en fait de la joue droite, inversée par le miroir… aurais-je aussi inébranlablement identifié l’assassin comme étant Charles Crawley ? Aurais-je mis Sylvia en garde ? M’aurait-elle épousé, moi ? Ou lui ?
Ou bien le passé et le futur ne font-ils qu’un ?