DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

— Enfin ! Vous en avez mis du temps, Gerald !

La jeune fille qui venait de parler s’encadra dans la lumière des phares et Edward en eut le souffle coupé. Jamais il n’avait rencontré plus radieuse créature.

Elle avait des cheveux de jais et de merveilleuses lèvres rouges. Le lourd manteau de fourrure qu’elle portait s’écarta, laissant voir une robe du soir couleur de flamme, qui épousait les lignes d’un corps parfait. Un rang de perles splendides entourait son cou.

Soudain, la jeune fille sursauta.

— Mais ! Vous n’êtes pas Gerald !

— Non. Écoutez-moi. (Et sortant le collier de sa poche 🙂 Je suis Edward…

Il ne put poursuivre. La jeune fille battit des mains et lui coupa la parole.

— Edward, mais bien sûr ! Oh ! je suis ravie. Mais cet idiot de Jimmy m’a dit au téléphone qu’il envoyait Gerald avec la voiture. C’est chic d’être venu. Je mourais d’envie de vous revoir. Il y a si longtemps… Je n’avais que six ans la dernière fois que je vous ai vu. Vous avez le collier, c’est parfait. Remettez-le dans votre poche. Inutile d’attirer l’attention du garde champêtre. Brrr ! Quel froid ! Cette attente, les pieds dans la neige… Je monte !

D’un geste machinal. Edward ouvrit la portière et la jeune fille s’installa à côté de lui. Ses fourrures lui frôlèrent la joue et un parfum subtil emplit ses narines.

Il n’avait aucun projet, aucune intention définie. Il s’abandonna à l’aventure, au destin. Elle l’avait appelé Edward… Il s’agissait d’un autre, évidemment, mais peu importait. Elle reconnaîtrait bien assez tôt sa méprise. Pour l’instant, il n’avait qu’à laisser faire. Il mit le contact et la voiture démarra.

La jeune fille éclata d’un rire adorable, comme elle.

— Vous n’êtes pas un as du volant, cela se voit. On roule peu, là-bas ?

— En effet, répondit Edward à tout hasard.

— Laissez-moi conduire. Il n’est pas facile de s’y retrouver dans tous ces chemins avant d’atteindre la grand-route.

Il lui céda le volant avec empressement et la voiture fonça dans la nuit à une allure terrifiante.

— J’adore la vitesse. Pas vous ?… Vous ne ressemblez pas du tout à Gerald. Jamais on ne vous prendrait pour les deux frères. Vous êtes tout autre que je n’imaginais, d’ailleurs.

— Oui, dit Edward. Je suis très médiocre, très moyen…

— Oh ! non… ce n’est pas cela… Vous êtes indéfinissable. Comment va ce pauvre Jimmy ? Il doit être furieux ?

— Oh ! Jimmy va très bien.

— C’est vite dit… mais ce n’est pas de chance de se fouler la cheville. Vous a-t-il raconté toute l’histoire ?

— Pas un mot. Je suis dans le noir. Si vous pouviez me renseigner…

— Tout s’est passé comme dans un rêve. Jimmy est entré par la porte principale, déguisé en fille. Je lui ai accordé deux minutes et je suis passée par la fenêtre. La femme de chambre d’Agnès Larella disposait les vêtements et les bijoux de sa maîtresse. Quelqu’un a hurlé, en bas, le pétard est parti et tout le monde a crié au feu. La femme de chambre s’est précipitée pour voir ce qui se passait. Je n’attendais que cela. J’ai saisi le collier, je suis ressortie à toute vitesse et je l’ai glissé avec un petit billet dans la voiture, en passant. Ensuite, j’ai rejoint Louise à l’hôtel après avoir retiré mes snow-boots. Un alibi parfait. Elle ne se doute pas du tout que je suis sortie.

— Et Jimmy ?

— Oh ! vous en savez plus long que moi.

— Il ne m’a rien dit, répondit Edward.

— Dans le désarroi général, il s’est pris le pied dans sa robe et s’est tordu la cheville. On a dû le porter dans la voiture. Le chauffeur des Larella l’a reconduit à la maison. Quelle catastrophe si le chauffeur avait glissé sa main dans la boîte à gants !

Edward riait comme elle, mais son esprit travaillait fiévreusement. Il commençait à comprendre la situation. Larella était un nom assez familier, synonyme de puissance et d’argent. La jeune fille et un inconnu, qu’elle appelait Jimmy, avaient décidé de voler le collier. Ils avaient réussi. À cause de sa cheville foulée et de la présence du chauffeur, Jimmy n’avait pas pu regarder dans la boîte à gants avant de téléphoner à sa complice. Mais il était à peu près certain que l’autre inconnu, Gerald, le ferait à la première occasion. Dans ce cas, il trouverait le foulard d’Edward !

— Ça roule, hein ! dit la jeune fille.

Un tramway passa. Ils étaient maintenant dans la banlieue de Londres, et se faufilaient entre les autres voitures. Edward avait le cœur au bord des lèvres. Elle savait conduire, cette petite, mais elle prenait trop de risques !

Un quart d’heure plus tard, ils s’arrêtaient devant une maison d’aspect imposant.

— Nous allons pouvoir nous changer un peu avant d’aller au Ritson’s, dit la jeune fille.

— Au Ritson’s ! répéta Edward avec une nuance de respect à la seule évocation du fameux cabaret.

— Oui. Gerald ne vous l’a pas dit ?

— Il n’en a rien fait, répondit le jeune homme, maussade. Je ne suis pas habillé.

Elle fronça les sourcils.

— Alors, vous ne savez rien ? On va vous équiper. Il nous faut aller jusqu’au bout.

Un maître d’hôtel majestueux leur ouvrit la porte et s’écarta pour les laisser entrer.

— Mr Gerald Champneys a téléphoné. Il désirait vivement parler à Votre Seigneurie. Mais il n’a pas voulu laisser de message.

« Je le comprends, se dit Edward. Ainsi, je m’appelle Edward Champneys. Mais qui est-elle ? « Votre Seigneurie ! » Pourquoi a-t-elle volé ce collier ? Dettes de jeu ? »

Dans les feuilletons dont il faisait sa pâture quotidienne, la belle héroïne titrée était toujours acculée à la catastrophe par des dettes de bridge.

Guidé par le majestueux maître d’hôtel, Edward fut remis aux mains d’un valet de chambre aux gestes mesurés. Un quart d’heure plus tard, il rejoignit son hôtesse dans le hall, impeccable dans un habit sorti tout droit de Savile Row.

Quelle soirée inoubliable !

Ils remontèrent en voiture pour gagner le Ritson’s. Comme tout le monde, Edward avait entendu les échos scandaleux concernant ce cabaret. Qui ne connaissait le Ritson’s ? Il n’avait qu’une crainte : rencontrer un ami du véritable Edward Champneys. Mais ce dernier avait évidemment vécu longtemps à l’étranger et cette pensée le rassura.

Assis à une petite table, ils burent des cocktails. Des cocktails ! Pour Edward, c’était la quintessence même du luxe, du faste. La jeune fille, drapée dans une étole merveilleusement brodée, buvait avec nonchalance. Brusquement, elle se leva.

— Dansons ! dit-elle.

C’était le seul exercice qu’il pratiquât à la perfection. On s’arrêtait pour les regarder.

— Oh ! j’ai failli oublier ! Le collier, s’il vous plaît ?

Elle tendit la main. Ahuri, Edward sortit le bijou de sa poche et le lui tendit. Elle l’agrafa à son cou et adressa à son compagnon un sourire enchanteur.

— Venez, à présent, dit-elle doucement.

Ils dansèrent. Et, de mémoire de Ritson’s, jamais on ne vit spectacle plus parfait.

Ils regagnaient leur table lorsqu’un vieux monsieur à l’air conquérant s’approcha de la jeune fille.

— Ah ! lady Noreen ! Toujours à danser ! Le capitaine Folliot est-il ici ?

— Jimmy a fait une chute… Il s’est foulé la cheville.

— Non ? Comment cela est-il arrivé ?

— Je n’ai encore aucun détail.

Elle rit et poursuivit son chemin.

Edward la suivit, l’esprit en déroute. Il savait, à présent. Lady Noreen. Folliot. La fameuse lady Noreen dont toute l’Angleterre parlait. Célèbre par sa beauté, son audace… tête de file de la jeunesse dorée. On avait annoncé, récemment, ses fiançailles avec le capitaine de cavalerie de la garde, James Folliot, V.C.

Mais le collier ? Il ne comprenait pas. Tant pis, il en courrait le risque ! Il attendit qu’elle soit assise.

— Mais pourquoi avoir fait cela, Noreen ? Dites-le-moi !

Elle sourit, rêveuse, le regard lointain.

— Évidemment, vous ne pouvez pas comprendre. C’est fatigant de toujours faire la même chose. La chasse au trésor, ça va pour un temps, mais c’est fou comme on s’en lasse. J’ai pensé aux cambriolages. Cinquante livres de droit d’entrée et un tirage au sort. Jimmy et moi, nous avons sorti Agnès Larella. Vous connaissez les règles ? Trois jours pour effectuer le cambriolage et porter l’objet au moins une heure en public, sinon, on perd son enjeu et cent livres. Cette cheville foulée, c’est de la déveine. Mais nous gagnerons quand même.

— Je comprends, dit Edward lentement.

Noreen se leva d’un geste vif et s’entoura de son étole.

— Conduisez-moi quelque part. Sur les quais. Dans un coin terrifiant, délicieux. Une seconde… (Elle détacha le collier.) Reprenez-le. Ça vaut mieux. Je ne tiens pas à me faire égorger à cause de lui.

Ils sortirent du cabaret, côte à côte. La voiture se trouvait dans une petite rue voisine, mal éclairée. Comme ils tournaient le coin, une auto freina brusquement et un jeune homme bondit vers eux.

— Noreen ! Enfin, je vous retrouve ! s’écria-t-il. Cet abruti de Jimmy s’est trompé de voiture. Dieu sait où sont les diamants à l’heure actuelle ! Nous sommes dans un beau pétrin !

Lady Noreen le regarda, stupéfaite.

— Comment ? Mais nous les avons… enfin, Edward les a.

— Edward ?

— Oui, répondit-elle avec un petit geste vers son compagnon.

« Je suis dans le pétrin, se dit Edward. Ainsi voilà le frère, voilà Gerald ! »

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