DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

— Vous prendre vos vêtements sur votre dos, votre cime dans votre corps, répéta doucement le Français. (Il se leva.) Je vous le dis, messieurs, l’histoire de Félicie Bault est l’histoire d’Annette Ravel. Vous ne l’avez pas connue. Moi, si. Elle aimait passionnément la vie…

La main sur la poignée de la porte, prêt à descendre, il se retourna soudain et, se penchant, tapota la poitrine du Rd Parfitt.

— Monsieur le docteur a dit tout à l’heure que ceci… (sa main frappa le révérend au creux de l’estomac et le révérend fit une grimace), ceci n’est qu’une résidence. Dites-moi, si vous trouvez un cambrioleur dans votre maison, que faites-vous ? Vous le tuez, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, s’écria le révérend. Non, sûrement pas – je veux dire, pas dans notre pays.

Mais il lança ces derniers mots dans le vide. La porte du compartiment s’était déjà refermée avec bruit.

Le clergyman, l’avocat et le docteur étaient seuls. Le quatrième coin était libre.

(Traduction de Roger Durand)

L’officier en retraite

(The case of the discontented soldier)

Le major Wilbraham s’arrêta devant la porte du bureau de Mr Parker Pyne et lut, une fois encore, l’annonce insérée dans le journal de ce matin-là et qui, malgré son laconisme, le décidait à tenter cette démarche :

Êtes-vous heureux ? Dans le cas contraire, consultez Mr Parker Pyne, 17, Richmond Street.

L’officier respira fortement puis, prenant son parti, franchit la porte à tambour qui ouvrait sur la première pièce. Une jeune employée au visage ingrat, assise devant une machine à écrire, leva les yeux d’un air interrogateur.

Wilbraham rougit et demanda :

— Mr Parker Pyne ?

— Suivez-moi, je vous prie.

Elle le précéda dans un bureau occupé par son patron.

— Bonjour, monsieur, dit celui-ci. Veuillez vous asseoir et me mettre au courant de ce que je puis faire pour vous.

— Je me nomme Wilbraham…

— Major ? Colonel ?

— Major.

— Bien. Je suppose que vous venez de rentrer des colonies. Les indes ? L’Est africain ?

— L’Est africain.

— J’ai entendu dire que le pays est superbe… Donc vous êtes revenu et vous n’êtes pas heureux… Est-ce exact ?

— Absolument. Seulement, comment le savez-vous ?

Parker Pyne fit un geste péremptoire.

— Ma profession consiste à ne rien ignorer. Voyez-vous, j’ai, pendant trente-cinq ans, travaillé à compulser des statistiques dans un service du gouvernement. Maintenant, j’ai pris ma retraite et j’ai eu l’idée d’appliquer mon expérience d’une manière différente. La question est fort simple : la tristesse peut être classée en cinq catégories, pas une de plus. Or, si l’on connaît la cause d’une maladie, le remède ne doit pas être impossible à trouver. Je me mets à la place du médecin. Celui-ci commence par porter un diagnostic, puis il ordonne un traitement. Certes, il y a des cas où aucun remède n’est applicable. Alors, j’avoue franchement que je ne puis rien faire. Mais quand j’entreprends une guérison, le succès est à peu près garanti.

« Je puis vous affirmer, major, que quatre-vingt-seize pour cent des bâtisseurs d’empire à la retraite – c’est ainsi que je les nomme – sont malheureux ; ils ont échangé une existence active, pleine de responsabilités et même de dangers contre une vie moins large, un climat brumeux et l’impression d’être un poisson hors de l’eau.

— Vous avez bien raison, répondit le major. La monotonie et les interminables bavardages qui s’appliquent à de futiles histoires de village m’excèdent. Mais que puis-je faire ? J’ai quelques revenus en plus de ma pension et une gentille maison près de Cobham. Cependant, je n’ai pas les moyens de suivre les chasses ni de faire du sport. Je suis célibataire. J’ai cinquante ans. Mes voisins sont tous aimables, mais ils ont la vue courte.

— En somme, répondit Parker Pyne, vous trouvez l’existence trop simple ?

— Je crois bien !

— Vous aimeriez vivre au milieu des complications, voire même du danger.

L’ancien soldat haussa les épaules.

— Il n’y a rien de semblable dans ce pays encroûté !

— Je vous demande pardon : vous vous trompez. Londres est plein de dangers et d’agitation… Vous n’avez vu que la surface calme de l’existence anglaise. Je puis vous montrer un autre aspect.

Wilbraham regarda son interlocuteur d’un air pensif. Il lui trouvait l’air sérieux avec sa corpulence, son front dégarni, ses grosses lunettes et ses yeux intelligents.

— Je dois seulement vous prévenir, reprit le détective, qu’il y a un risque à courir.

Le regard du major brilla.

— C’est parfait. Quel est votre prix ?

— Cinquante livres, payables d’avance ; mais, si dans un mois vous vous ennuyez toujours, je vous les rendrai.

— Cela me paraît équitable, répondit Wilbraham après un instant de réflexion. Je vais vous donner un chèque.

Une fois cette formalité accomplie, Parker Pyne pressa un bouton sur sa table et déclara :

— Il est 13 heures ; je vais vous prier d’inviter une jeune femme à déjeuner… Ah ! Madeleine, reprit-il comme la porte s’ouvrait, permettez-moi de vous présenter le major Wilbraham qui va vous emmener au restaurant.

L’officier parut assez étonné, ce qui était normal, car celle qu’on lui présentait était brune, avait des yeux magnifiques, de longs cils, un teint de rose, une bouche pleine de séduction et sa toilette rehaussait sa grâce naturelle.

— Je suis charmé, murmura Wilbraham.

— Miss de Sels, présenta Parker Pyne, qui ajouta : J’ai votre adresse, major. Demain matin, vous recevrez mes instructions.

L’officier et la belle Madeleine sortirent.

Cette dernière revint vers 15 heures.

— Eh bien ? lui demanda Parker Pyne.

Elle secoua la tête.

— Il a peur de moi et me prend pour une vamp.

— Je le prévoyais. Avez-vous agi ainsi que je vous l’avais conseillé ?

— Oui. Nous avons étudié les autres clientes au restaurant. Son type de femme est blond, a les yeux bleus, l’air fragile ; il ne les aime pas très grandes.

— Voilà qui est facile. Passez-moi le registre B.

Le détective consulta une liste, puis ajouta :

— Ah ! Freda Clegg ! Trente-huit ans, célibataire. Je crois qu’elle remplira les conditions…, mais il faut que j’en parle à Mrs Oliver.

Le lendemain, le major Wilbraham reçut un mot ainsi libellé :

Lundi prochain, à 11 heures, allez à Eaglemont – Friars Lane, Hampstead, et demandez Mr Jones. Vous direz que vous venez de la part de la Société maritime Guava.

Le lundi matin, qui se trouvait être férié, le major se mit en route… mais il n’arriva jamais à destination car les événements l’en empêchèrent. La ville entière paraissait se diriger vers Hampstead. Il fut porté par la foule, à moitié étouffé dans le métro et eut grand-peine à trouver Friars Lane.

C’était un cul-de-sac mal tenu, plein d’ornières, bordé de maisons éloignées de la route ; elles avaient dû être belles, mais étaient tombées en ruine.

Wilbraham longeait la route et regardait les noms à demi effacés autrefois peints sur les grilles quand, tout à coup, il entendit un cri étouffé et s’arrêta pour écouter… Il se reproduisit et l’officier perçut le mot « … secours ! » qui sortait de la maison devant laquelle il passait. Sans hésiter, il poussa la barrière branlante et se précipita dans l’allée pleine d’herbe où il aperçut une jeune fille qui se débattait entre deux immenses nègres ; elle se défendait vaillamment et ni ses agresseurs ni elle ne virent approcher Wilbraham qui porta un violent coup de poing au visage d’un des Noirs ; celui-ci tituba et le major attaqua son complice avec une telle force qu’il roula sur le sol… Les deux hommes se redressèrent et s’enfuirent tandis que le major se tournait vers la jeune femme qui, haletante, s’appuyait contre un arbre.

— Oh ! merci ! murmura-t-elle. J’ai eu bien peur !

Wilbraham vit alors que la rescapée était blonde, avait les yeux bleus et semblait assez fragile.

— Venez, lui dit-il. Je crois que nous ferons bien de nous éloigner car ces brutes pourraient revenir.

— Oh ! non, je ne crois pas, grâce à la manière dont vous les avez corrigés ! Vous avez été magnifique !

L’officier rougit devant son regard admiratif et marmotta :

— Ce n’est rien ! Voulez-vous prendre mon bras et pouvez-vous marcher après une semblable émotion ?

Elle tremblait encore, mais s’appuya sur le bras qui s’offrait et jeta un regard vers la maison.

— Je ne comprends pas ! murmura-t-elle. Cette habitation semble vide !

— Sûrement, répondit le major en examinant les volets fermés et l’aspect vétuste de l’immeuble.

— Pourtant, reprit-elle en montrant un nom à demi effacé, c’est bien Whitefriars et c’est là que je devais me rendre.

— Ne vous tourmentez pas pour l’instant. Dans une minute, nous pourrons trouver un taxi et nous irons boire une tasse de café.

Au bout du sentier, ils atteignirent une rue plus fréquentée et eurent la chance de voir un taxi déposer ses clients devant un immeuble proche. Wilbraham héla le chauffeur, lui donna une adresse et monta dans la voiture derrière la jeune fille.

— Ne parlez pas, lui dit-il. Vous venez d’avoir un sérieux choc… Je m’appelle Wilbraham.

— Et moi Clegg, Freda Clegg.

Dix minutes après, elle buvait du café chaud et regardait avec reconnaissance son sauveur assis en face d’elle.

— C’est un rêve… un mauvais rêve ! Dire qu’il y a peu de temps je souhaitais que ma vie soit moins uniforme ! Maintenant, j’ai horreur des aventures !

— Expliquez-moi ce qui s’est passé.

— Il va falloir que je vous parle beaucoup de moi !

— J’en serai charmé, répondit le major en s’inclinant.

— Je suis orpheline ; mon père, qui était officier dans la marine marchande, mourut quand j’avais dix-huit ans ; ma mère est morte il y a trois ans. Je travaille dans la Cité où je suis secrétaire à la Compagnie du Gaz. La semaine dernière, en rentrant chez moi, j’ai trouvé un monsieur qui m’attendait : c’était un homme de loi de Melbourne, un certain Reed. Il se montra fort poli et me posa plusieurs questions au sujet de ma famille : puis il m’expliqua qu’il avait connu mon père autrefois et avait été chargé par lui d’une affaire d’intérêt. Enfin, il m’exposa l’objet de sa visite :

« — Miss Clegg, je crois savoir que vous pourriez bénéficier d’une transaction financière faite par votre père plusieurs années avant sa mort.

« Bien entendu, j’étais très étonnée, et il continua :

« — Il me paraît peu probable que vous en ayez jamais entendu parler. D’autant plus que John Clegg n’y a pas attaché d’importance. Cependant l’affaire s’est brusquement montrée rentable ; toutefois, pour en bénéficier, il faudrait que vous possédiez certains papiers, ils ont dû faire partie de ceux dont vous avez hérité après la mort de votre père, mais il est possible qu’ils aient été détruits comme n’ayant aucune valeur. Avez-vous gardé ces papiers ?

« Je lui expliquai que ma mère avait conservé divers souvenirs de son mari dans un vieux coffret qu’il avait à bord. J’y avais jeté un coup d’œil, mais n’y avais rien vu de sensationnel.

« — Sans doute, répondit Reed en souriant, n’étiez-vous pas à même d’en deviner l’importance.

« J’allai ouvrir le coffret et apportai à mon visiteur les quelques documents qu’il contenait. Il les regarda et déclara ne pas pouvoir, à première vue, se rendre compte de ce qui avait trait à l’affaire en question. Il m’offrit de les emporter et de me tenir au courant de ce qu’il trouverait d’intéressant. Samedi, au dernier courrier, j’ai reçu une lettre me proposant de venir à Whitefriars, Friars Lane, Hampstead, ce matin à 11 heures moins le quart pour discuter de l’affaire.

« J’étais un peu en retard car j’avais eu de la difficulté à trouver la maison, et je me hâtais de longer l’allée quand ces deux affreux nègres ont surgi des buissons et sauté sur moi. Je n’ai pas eu le temps de crier, car l’un d’eux a mis sa main sur ma bouche. Mais je me suis dégagée et j’ai appelé au secours… Grâce au ciel, vous m’avez entendue… autrement…

Son regard laissait deviner sa terreur.

— Je suis heureux de m’être trouvé là et je voudrais remettre la main sur ces brutes ! Je suppose que vous ne les aviez jamais vus auparavant ?

La jeune fille secoua la tête et demanda :

— À votre avis, qu’est-ce que cela signifie ?

— C’est difficile à dire. Cependant, un point paraît certain : il y a dans les papiers de votre père quelque chose qu’on veut trouver. Ce Reed vous a raconté n’importe quoi pour avoir l’occasion de les examiner, mais ce qu’il cherchait n’y était pas.

— Oh ! s’écria Freda, je me demande… Quand je suis rentrée samedi soir, j’ai eu l’impression qu’on avait fouillé ma chambre. J’ai cru que ma logeuse l’avait fait par curiosité… mais à présent…

— Vous pouvez être sûre que quelqu’un s’est introduit chez vous et a cherché, sans succès, ce qu’il pouvait s’approprier ; il a dû penser que vous aviez découvert la valeur du document, quel qu’il fût, et le transportiez sur vous. Alors, il a organisé ce guet-apens. Si l’on avait trouvé le papier, on vous l’eût arraché ; autrement, on vous aurait gardée prisonnière pour essayer de vous faire avouer où vous l’aviez caché.

— Mais de quoi peut-il bien s’agir ?

— Je l’ignore. Cependant, pour avoir essayé ainsi de s’en emparer, l’individu le juge précieux !

— C’est invraisemblable !

— Croyez-vous ? Votre père était marin ; il a pu, au cours de ses voyages en pays lointains, entrer en possession d’un secret dont il n’a même pas deviné la valeur.

— Serait-ce possible ? murmura Freda dont les joues pâles se teintèrent sous l’empire de l’émotion.

— Oui. Mais qu’allons-nous faire ? Je suppose que vous ne tenez pas à avertir la police ?

— Oh ! non !

— Vous avez raison ; je ne vois pas ce qu’elle pourrait faire et cela vous causerait des ennuis. Je vous propose de me permettre de vous offrir à déjeuner, puis de vous accompagner chez vous afin d’être sûr que vous y arriverez sans encombre. Puis nous pourrions chercher ce papier qui doit se trouver quelque part.

— Mon père a pu le détruire lui-même.

— Évidemment ; mais ces gens-là ne le croient pas, ce qui nous donne de l’espoir.

— Qu’est-ce que cela peut être ? Un trésor caché ?

— C’est possible ! s’écria le major avec un entrain juvénile. Allons déjeuner !

Le repas fut fort agréable. Wilbraham raconta son séjour dans l’Est africain et décrivit ses chasses à l’éléphant, ce qui enthousiasma Freda. Ensuite, il la ramena chez elle en taxi et elle commença par interroger sa propriétaire. Après quoi elle conduisit l’officier au second étage où elle occupait deux petites pièces, salon et chambre.

— C’est bien ce que nous pensions, déclara-t-elle. Un ouvrier est venu samedi matin sous prétexte d’installer un nouveau câble électrique et a dit que les fils de ma chambre étaient en mauvais état.

— Montrez-moi le coffret de votre père !

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