Dermot fit entendre un rire ironique.
— Tu vas sûrement le prétendre !
— Écoute-moi ! (Le visage de l’aliéniste était cramoisi de fureur.) Si tu fais une chose aussi scandaleuse, tout sera fini entre nous. Je supprimerai la rente que je te verse et je rédigerai un autre testament léguant aux hôpitaux tout ce que je possède.
— Tu peux faire ce que tu veux de ton maudit argent, répliqua Dermot d’une voix sourde. Moi, j’aurai la femme que j’aime.
— Une femme qui…
— Si tu prononces un mot contre elle, je te tuerai…
Un léger cliquetis de verres les fit se retourner : Johnson, qu’ils n’avaient pas entendu venir dans le feu de leur querelle, était entré, portant un plateau. Son visage de serviteur bien stylé était impassible, mais Dermot se demanda ce qu’il avait entendu.
— Très bien, Johnson, lui dit son maître. Vous pouvez aller vous coucher.
— Merci, monsieur, bonne nuit, monsieur.
Le domestique sortit.
L’oncle et le neveu se regardèrent, calmés par cette interruption. Dermot dit :
— Mon oncle, je n’aurais pas dû te parler ainsi. Je comprends que tu as, du point de vue auquel tu te places, parfaitement raison. Mais j’aime Claire Trent depuis longtemps et je ne lui en ai jamais rien dit parce que Jack est mon meilleur ami. Mais, vu les circonstances, cela ne compte plus et l’idée qu’une question d’argent puisse me retenir est absurde. Je crois que nous avons dit tout ce qui importait. Bonsoir.
— Dermot…
— Il est tout à fait inutile de discuter. Bonsoir, mon oncle. Je suis désolé, mais la cause est entendue.
Il sortit rapidement et ferma la porte. Le vestibule était dans l’obscurité. Dermot le traversa, ouvrit la porte qui donnait sur la rue et claqua le lourd battant derrière lui. Un taxi venait de déposer des clients un peu plus haut. Dermot le héla et se fit conduire à la salle Grafton.
Arrivé sur le seuil de la salle de bal, il resta debout un instant, pris de vertige. La bruyante musique de jazz, les femmes souriantes – il lui semblait avoir passé dans un autre hémisphère. Avait-il rêvé ? Cette sombre conversation avec son oncle avait-elle vraiment eu lieu ? Tout à coup, Claire passa devant lui, en dansant. Dans sa robe blanche et argent qui la gainait étroitement, elle avait l’air d’un grand lis ; elle lui sourit, son visage était calme. Il devait avoir rêvé.
La danse s’achevait et, bientôt, Claire était auprès de lui… Il l’invita à danser et, tandis que la discordante musique recommençait, elle était dans ses bras.
Soudain, il la sentit fléchir et lui demanda :
— Êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que nous nous arrêtions ?
— Oui, si cela ne vous ennuie pas. Tâchons de trouver un coin où nous puissions parler. J’ai quelque chose à vous dire.
Ce n’était pas un rêve. Dermot retomba sur terre. Comment avait-il pu croire que son visage était serein ? Il était au contraire plein de terreur. Que savait-elle au juste ?
Il trouva un coin tranquille et s’assit auprès d’elle.
— Alors, dit-il en affichant une gaieté qu’il n’éprouvait pas, vous avez quelque chose à me dire ?
— Oui… (Elle baissait les yeux et jouait nerveusement avec la frange de sa ceinture.) Mais c’est assez difficile.
— Dites-le-moi tout de même.
— Voici : je voudrais que vous… partiez pendant quelque temps.
Il fut stupéfait car il s’attendait à tout, sauf à cela.
— Vous voulez que je parte ? Pourquoi ?
— Il vaut mieux être sincère, n’est-ce pas ? Je sais que vous êtes un homme d’honneur, et aussi mon ami… Je désire que vous partiez parce que… je me suis éprise de vous…
— Claire…
Il ne savait que répondre ; elle reprit :
— Je vous en prie, ne croyez pas que je sois assez vaniteuse pour penser que vous… pourriez m’aimer aussi… Seulement je… je ne suis pas très heureuse… et… oh ! mieux vaut que vous partiez.
— Ne savez-vous donc pas, Claire, que je vous aime follement depuis le jour où nous nous sommes rencontrés ?
Elle leva vers lui un regard stupéfait :
— Vous m’aimez ?
— Depuis le premier jour.
— Oh ! s’écria-t-elle, pourquoi ne me l’avez-vous pas dit alors ? À l’époque où j’étais libre ? Maintenant il est trop tard. Non, je suis folle et je ne sais plus ce que je dis… je n’aurais jamais pu être à vous.
— Pourquoi ? Que signifient ces mots « il est trop tard » ? Pensez-vous à mon oncle ? À ce qu’il sait et à ce qu’il pense ?
Elle acquiesça sans mot dire et sa figure ruissela de larmes.