Sganarelle
Monsieur, n’allez point là.
Dom Juan
Pourquoi ?
Sganarelle
Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.
Dom Juan
Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme. Allons, entrons dedans.
(Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée et la statue du Commandeur.)
Sganarelle
Ah ! que cela est beau ! Les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah ! que cela est beau ! Qu’en dites-vous, Monsieur ?
Dom Juan
Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort ; et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé, durant sa vie, d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.
Sganarelle
Voici la statue du Commandeur.
Dom Juan
Parbleu ! le voilà bon, avec son habit d’empereur romain !
Sganarelle
Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feroient peur, si j’étois tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.
Dom Juan
Il auroit tort, et ce seroit mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.
Sganarelle
C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.
Dom Juan
Demande-lui, te dis-je.
Sganarelle
Vous moquez-vous ? Ce seroit être fou que d’aller parler à une statue.
Dom Juan
Fais ce que je te dis.
Sganarelle
Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur… je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La Statue baisse la tête.) Ha !
Dom Juan
Qu’est-ce ? qu’as-tu ? Dis donc, veux-tu parler ?
Sganarelle fait le même signe que lui a fait la Statue et baisse la tête.
La Statue…
Dom Juan
Eh bien ! que veux-tu dire, traître ?
Sganarelle
Je vous dis que la Statue…
Dom Juan
Eh bien ! La Statue ? je t’assomme, si tu ne parles.
Sganarelle
La Statue m’a fait signe.
Dom Juan
La peste le coquin !
Sganarelle
Elle m’a fait signe, vous dis-je : il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être…
Dom Juan
Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie. Prends garde. Le Seigneur Commandeur voudroit-il venir souper avec moi ? (La Statue baisse encore la tête.)
Sganarelle
Je ne voudrois pas en tenir dix pistoles. Eh bien ! Monsieur ?
Dom Juan
Allons, sortons d’ici.
Sganarelle
Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire.
DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE – MOLIÈRE > ACTE IV
Acte IV
Scène I
Dom Juan, Sganarelle
Dom Juan
Quoi qu’il en soit, laissons cela : c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.
Sganarelle
Eh ! Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n’est rien de plus véritable que ce signe de tête ; et je ne doute point que le Ciel, scandalisé de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…
Dom Juan
Ecoute. Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de boeuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M’entends-tu bien ?
Sganarelle
Fort bien, Monsieur, le mieux du monde. Vous vous expliquez clairement ; c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours : vous dites les choses avec une netteté admirable.
Dom Juan
Allons, qu’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra. Une chaise, petit garçon.
Scène II
Dom Juan, La Violette, Sganarelle
La Violette
Monsieur, voilà votre marchand, M. Dimanche, qui demande à vous parler.
Sganarelle
Bon, voilà ce qu’il nous faut, qu’un compliment de créancier. De quoi s’avise-t-il de nous venir demander de l’argent, et que ne lui disois-tu que Monsieur n’y est pas ?
La Violette
Il y a trois quarts d’heure que je lui dis ; mais il ne veut pas le croire, et s’est assis là dedans pour attendre.
Sganarelle
Qu’il attende, tant qu’il voudra.
Dom Juan
Non, au contraire, faites-le entrer. C’est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose, et j’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.
Scène III
Dom Juan, M. Dimanche, Sganarelle, Suite
Dom Juan, faisant de grandes civilités.
Ah ! Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avois donné ordre qu’on ne me fît parler personne ; mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.
M. Dimanche
Monsieur, je vous suis fort obligé.
Dom Juan, parlant à ses laquais.
Parbleu ! coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connoître les gens.
M. Dimanche
Monsieur, cela n’est rien.
Dom Juan
Comment ? vous dire que je n’y suis pas, à M. Dimanche, au meilleur de mes amis ?
M. Dimanche
Monsieur, je suis votre serviteur : J’étois venu…
Dom Juan
Allons vite, un siége pour M. Dimanche.
M. Dimanche
Monsieur, je suis bien comme cela.
Dom Juan
Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.
M. Dimanche.
Cela n’est point nécessaire.
Dom Juan
Otez ce pliant, et apportez un fauteuil.
M. Dimanche
Monsieur, vous vous moquez, et…
Dom Juan
Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.
M. Dimanche
Monsieur…
Dom Juan
Allons, asseyez-vous.
M. Dimanche
Il n’est pas besoin, Monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étois…
Dom Juan
Mettez-vous là, vous dis-je.
M. Dimanche
Non, Monsieur, je suis bien. Je viens pour…
Dom Juan
Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.
M. Dimanche
Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…
Dom Juan
Parbleu ! Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.
M. Dimanche
Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu…
Dom Juan
Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.
M. Dimanche
Je voudrois bien…
Dom Juan
Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?
M. Dimanche
Fort bien, Monsieur, Dieu merci.
Dom Juan
C’est une brave femme.
M. Dimanche
Elle est votre servante, Monsieur. Je venois…
Dom Juan
Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?
M. Dimanche
Le mieux du monde.
Dom Juan
La jolie petite fille que c’est ! je l’aime de tout mon coeur.
M. Dimanche
C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous…
Dom Juan
Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?
M. Dimanche
Toujours de même, Monsieur. Je…
Dom Juan
Et votre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?
M. Dimanche
Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.
Dom Juan
Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.
M. Dimanche
Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je…
Dom Juan, lui tendant la main.
Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Etes-vous bien de mes amis ?
M. Dimanche
Monsieur, je suis votre serviteur.
Dom Juan
Parbleu ! je suis à vous de tout mon coeur.
M. Dimanche
Vous m’honorez trop. Je…
Dom Juan
Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.
M. Dimanche
Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.
Dom Juan
Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.
M. Dimanche
Je n’ai point mérité cette grâce assurément. Mais, Monsieur…
Dom Juan
Oh ! çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?
M. Dimanche
Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…
Dom Juan, se levant.
Allons, vite un flambeau pour conduire M. Dimanche et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.
M. Dimanche, se levant de même.
Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais… (Sganarelle ôte les sièges promptement.)
Dom Juan
Comment ? Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne. Je suis votre serviteur, et de plus votre débiteur.
M. Dimanche
Ah ! Monsieur…
Dom Juan
C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.
M. Dimanche
Si…
Dom Juan
Voulez-vous que je vous reconduise ?
M. Dimanche
Ah ! Monsieur, vous vous moquez, Monsieur…
Dom Juan
Embrassez-moi donc, s’il vous plaît. Je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service. (Il sort.)
Sganarelle
Il faut avouer que vous avez en Monsieur un homme qui vous aime bien.
M. Dimanche
Il est vrai ; il me fait tant de civilités et tant de compliments que je ne saurois jamais lui demander de l’argent.
Sganarelle
Je vous assure que toute sa maison périroit pour vous ; et je voudrois qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton ; vous verriez de quelle manière…
M. Dimanche
Je le crois ; mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.
Sganarelle
Oh ! ne vous mettez pas en peine, il vous payera le mieux du monde.
M. Dimanche
Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.
Sganarelle
Fi ! ne parlez pas de cela.
M. Dimanche
Comment ? Je…
Sganarelle
Ne sais-je pas bien que je vous dois ?
M. Dimanche
Oui, mais…
Sganarelle
Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.
M. Dimanche
Mais mon argent…
Sganarelle, prenant M. Dimanche par le bras.
Vous moquez-vous ?
M. Dimanche
Je veux…
Sganarelle, le tirant.
Eh !
M. Dimanche
J’entends…
Sganarelle, le poussant.
Bagatelles.
M. Dimanche
Mais…
Sganarelle, le poussant.
Fi !
M. Dimanche
Je…
Sganarelle, le poussant tout à fait hors du théâtre.
Fi ! vous dis-je.
Scène IV
Dom Louis, Dom Juan, La Violette, Sganarelle
La Violette
Monsieur, voilà Monsieur votre père.
Dom Juan
Ah ! me voici bien : il me falloit cette visite pour me faire enrager.
Dom Louis
Je vois bien que je vous embarrasse et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. A dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre ; et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nompareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le Ciel de voeux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyois qu’il devoit être la joie et la consolation. De quel oeil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes, dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent, à toutes heures, à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ? Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Etes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né : ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage ; au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferois plus d’état du fils d’un crocheteur qui seroit honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivroit comme vous.
Dom Juan
Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.
Dom Louis
Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme. Mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître. (Il sort.)
Scène V
Dom Juan, Sganarelle
Dom Juan
Eh ! mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils. (Il se met dans son fauteuil.)
Sganarelle
Ah ! Monsieur, vous avez tort.
Dom Juan
J’ai tort ?
Sganarelle.
Monsieur…
Dom Juan se lève de son siège.
J’ai tort ?
Sganarelle
Oui, Monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature ! Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ? J’admire votre patience ; et si j’avois été en votre place, je l’aurois envoyé promener. O complaisance maudite ! à quoi me réduis-tu ?
Dom Juan
Me fera-t-on souper bientôt ?
Scène VI
Dom Juan, Done Elvire, Ragotin, Sganarelle
Ragotin
Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.
Dom Juan
Que pourroit-ce être ?
Sganarelle
Il faut voir.