Don Juan de Molière

Charlotte

Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.

Dom Juan

Sganarelle, regarde un peu ses mains.

Charlotte

Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.

Dom Juan

Ha ! que dites-vous là ? Elles sont les plus belles du monde ; souffrez que je les baise, je vous prie.

Charlotte

Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, et si j’avois su ça tantôt, je n’aurois pas manqué de les laver avec du son.

Dom Juan

Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée sans doute ?

Charlotte

Non, Monsieur ; mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.

Dom Juan

Quoi ? une personne comme vous seroit la femme d’un simple paysan ! Non, non : c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village. Vous méritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel, qui le connoît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes ; car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon coeur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être. Cet amour est bien prompt sans doute ; mais quoi ? c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l’on vous aime autant en un quart d’heure qu’on feroit une autre en six mois.

Charlotte

Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez. Ce que vous dites me fait aise, et j’aurois toutes les envies du monde de vous croire ; mais on m’a toujou dit qu’il ne faut jamais croire les Monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu’à abuser les filles.

Dom Juan

Je ne suis pas de ces gens-là.

Sganarelle

Il n’a garde.

Charlotte

Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas plaisir à se laisser abuser. Je suis une pauvre paysanne ; mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerois mieux me voir morte, que de me voir déshonorée.

Dom Juan

Moi, j’aurois l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous ? Je serois assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non : j’ai trop de conscience pour cela. Je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur ; et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser : en voulez-vous un plus grand témoignage ? M’y voilà prêt quand vous voudrez ; et je prends à témoin l’homme que voilà de la parole que je vous donne.

Sganarelle

Non, non, ne craignez point : il se mariera avec vous tant que vous voudrez.

Dom Juan

Ah ! Charlotte, je vois bien que vous ne me connoissez pas encore. Vous me faites grand tort de juger de moi par les autres ; et s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi. Et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de crainte ; vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse ; et pour moi, je l’avoue, je me percerois le coeur de mille coups, si j’avois eu la moindre pensée de vous trahir.

Charlotte

Mon Dieu ! je ne sais si vous dites vrai, ou non ; mais vous faites que l’on vous croit.

Dom Juan

Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite. Ne l’acceptez-vous pas, et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?

Charlotte

Oui, pourvu que ma tante le veuille.

Dom Juan

Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.

Charlotte

Mais au moins, Monsieur, ne m’allez pas tromper, je vous prie : il y auroit de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.

Dom Juan

Comment ? Il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ! Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le Ciel…

Charlotte

Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois.

Dom Juan

Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.

Charlotte

Oh ! Monsieur, attendez que je soyons mariés, je vous prie ; après, ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.

Dom Juan

Eh bien ! belle Charlotte, je veux : tout ce que vous voulez abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que, par mille baisers, je lui exprime le ravissement où je suis…

Scène III

Dom Juan, Sganarelle, Pierrot, Charlotte

Pierrot, se mettant entre-deux et poussant Dom Juan.

Tout doucement, Monsieur, tenez-vous, s’il vous plaît. Vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la Puresie.

Dom Juan, repoussant rudement Pierrot.

Qui m’amène cet impertinent ?

Pierrot

Je vous dis qu’ou vous tegniez, et qu’ou ne caressiais point nos accordées.

Dom Juan continue de le repousser

Ah ! que de bruit !

Pierrot

Jerniquenne ! ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.

Charlotte, prenant Pierrot par le bras.

Et laisse-le faire aussi, Piarrot.

Pierrot

Quement ? que je le laisse faire ? Je ne veux pas, moi.

Dom Juan

Ah !

Pierrot

Testiguenne ! parce qu’ous estes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à notre barbe ? Allez-v’s-en caresser les vostres.

Dom Juan

Heu ?

Pierrot

Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué ! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh ! jernigué ! (Autre soufflet.) Ventrequé ! (Autre soufflet.) Palsanqué ! Morquenne ! ça n’est pas bian de battre gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’estre nayé.

Charlotte

Piarrot, ne te fâche point.

Pierrot

Je me veux fâcher ; et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.

Charlotte

Oh ! Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses. Ce Monsieur veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.

Pierrot

Quement ? Jerni ! tu m’es promise.

Charlotte

Ça n’y fait rien, Piarrot. Si tu m’aimes ne dois-tu pas estre bien aise que je devienne Madame ?

Pierrot

Jerniqué ! non. J’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.

Charlotte

Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine : si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

Pierrot

Ventrequenne ! je gni en porterai jamais, quand tu m’en poyrois deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’escoutes ce qu’il te dit ? Morquenne ! si j’avois su ça tantost, je me serois bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurois baillé un bon coup d’aviron sur la teste.

Dom juan, s’approchant de Pierrot pour le frapper.

Qu’est-ce que vous dites ?

Pierrot, s’éloignant derrière Charlotte.

Jerniquenne ! je ne crains personne.

Dom Juan passe du côté où est Pierrot.

Attendez-moi un peu.

Pierrot, repasse de l’autre côté de Charlotte.

Je me moque de tout, moi.

Dom Juan court après Pierrot.

Voyons cela.

Pierrot se sauve encore derrière Charlotte.

J’en avons bien vu d’autres.

Dom Juan

Houais !

Sganarelle

Eh ! Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. Ecoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.

Pierrot passe devant Sganarelle, et dit fièrement à Dom Juan : Je veux lui dire, moi.

Dom Juan lève la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la tête et Sganarelle reçoit le soufflet.

Ah ! je vous apprendrai.

Sganarelle, regardant Pierrot qui s’est baissé pour éviter le soufflet.

Peste soit du maroufle !

Dom Juan

Te voilà payé de ta charité.

Pierrot

Jarni ! je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.

Dom Juan

Enfin je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerois pas mon bonheur à toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme ! et que…

Scène IV

Dom Juan, Sganarelle, Charlotte, Mathurine

Sganarelle, apercevant Mathurine.

Ah ! ah !

Mathurine, à Dom Juan.

Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte ? Est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?

Dom Juan, à Mathurine.

Non, au contraire, c’est elle qui me témoignoit une envie d’être ma femme, et je lui répondois que j’étois engagé à vous.

Charlotte

Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudroit bien que je l’épousasse ; mais je lui dis que c’est vous que je veux.

Mathurine

Quoi ? Charlotte…

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Tout ce que vous lui direz sera inutile ; elle s’est mis cela dans la tête.

Charlotte

Quement donc ! Mathurine…

Dom Juan, bas, à Charlotte.

C’est en vain que vous lui parlerez ; vous ne lui ôterez point cette fantaisie.

Mathurine

Est-ce que… ?

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.

Charlotte

Je voudrois…

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Elle est obstinée comme tous les diables.

Mathurine

Vraiment…

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Ne lui dites rien, c’est une folle.

Charlotte

Je pense…

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Laissez-la là, c’est une extravagante.

Mathurine

Non, non : il faut que je lui parle.

Charlotte

Je veux voir un peu ses raisons.

Mathurine

Quoi ? …

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.

Charlotte

Je…

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.

Mathurine

Holà ! Charlotte, ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres.

Charlotte

Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que Monsieur me parle.

Mathurine

C’est moi que Monsieur a vue la première.

Charlotte

S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Eh bien ! que vous ai-je dit ?

Mathurine

Je vous baise les mains, c’est moi, et non pas vous, qu’il a promis d’épouser.

Dom Juan, bas, à Charlotte.

N’ai-je pas deviné ?

Charlotte

A d’autres, je vous prie ; c’est moi, vous dis-je.

Mathurine

Vous vous moquez des gens ; c’est moi, encore un coup.

Charlotte

Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.

Mathurine

Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai…

Charlotte

Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser ?

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Vous vous raillez de moi.

Mathurine

Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Pouvez-vous avoir cette pensée ?

Charlotte

Vous voyez qu’al le soutient.

Dom Juan, bas, à Charlotte.

Laissez-la faire.

Mathurine

Vous êtes témoin comme al l’assure.

Dom Juan, bas, à Mathurine.

Laissez-la dire.

Charlotte

Non, non : il faut savoir la vérité.

Mathurine

Il est question de juger ça.

Charlotte

Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune.

Mathurine

Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.

Charlotte

Monsieur, vuidez la querelle, s’il vous plaît.

Mathurine

Mettez-nous d’accord, Monsieur.

Charlotte, à Mathurine.

Vous allez voir.

Mathurine, à Charlotte.

Vous allez voir vous-même.

Charlotte, à Dom Juan.

Dites.

Mathurine, à Dom Juan.

Parlez.

Dom Juan, embarrassé, leur dit à toutes deux.

Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra, quand je me marierai, laquelle des deux a mon coeur. (Bas, à Mathurine : ) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte : ) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine : ) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine : ) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte : ) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner ; je viens vous retrouver dans un quart d’heure.

Charlotte, à Mathurine.

Je suis celle qu’il aime, au moins.

Mathurine

C’est moi qu’il épousera.

Sganarelle

Ah ! pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre : ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.

Dom Juan, revenant.

Je voudrois bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.

Sganarelle

Mon maître est un fourbe ; il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres ; c’est l’épouseur du genre humain, et… (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux ; et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah ! tenez, le voilà ; demandez le plutôt à lui-même.

Dom Juan

Oui.

Sganarelle

Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au-devant des choses ; et je leur disois que, si quelqu’un leur venoit dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en auroit menti.

Dom Juan

Sganarelle.

Sganarelle

Oui, Monsieur est homme d’honneur, je le garantis tel.

Dom Juan

Hon !

Sganarelle

Ce sont des impertinents.

Scène V

Dom Juan, La Ramée, Charlotte, Mathurine, Sganarelle

La Ramée

Monsieur, je viens vous avertir qu’il ne fait pas bon ici pour vous.

Dom Juan

Comment ?

La Ramée

Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment ; je ne sais pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi ; mais j’ai appris cette nouvelle d’un paysan qu’ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L’affaire presse, et le plus tôt que vous pourrez sortir d’ici sera le meilleur.

Dom Juan, à Charlotte et Mathurine

Une affaire pressante m’oblige de partir d’ici ; mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu’il soit demain au soir. Comme la partie n’est pas égale, il faut user dé stratagème, et éluder adroitement le malheur qui me cherche. Je veux que Sganarelle se revête de mes habits, et moi…

Sganarelle

Monsieur, vous vous moquez. M’exposer à être tué sous vos habits, et…

Dom Juan

Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître.

Sganarelle

Je vous remercie d’un tel honneur. O Ciel, puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre !

DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE – MOLIÈRE > ACTE III

Acte III

Scène I

Dom Juan, en habit de campagne, Sganarelle, en médecin.

Sganarelle

Ma foi, Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre

premier dessein n’étoit point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez

faire.

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