Don Juan de Molière

DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE – MOLIÈRE > ACTE I

Acte I

Scène I

Sganarelle, Gusman

Sganarelle, tenant une tabatière.

Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non-seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous, et son coeur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Gusman

Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son coeur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

Sganarelle

Non pas ; mais, à vue de pays, je connois à peu près le train des choses ; et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerois presque que l’affaire va là. Je pourrois peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

Gusman

Quoi ? ce départ si peu prévu seroit une infidélité de Dom Juan ? Il pourroit faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?

Sganarelle

Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage…

Gusman

Un homme de sa qualité feroit une action si lâche ?

Sganarelle

Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcheroit des choses.

Gusman

Mais les saints noeuds du mariage le tiennent engagé.

Sganarelle

Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

Gusman

Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d’amour et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de voeux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d’emportements qu’il a fait paroître, jusqu’à forcer, dans sa passion, l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il auroit le coeur de pouvoir manquer à sa parole.

Sganarelle

Je n’ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connoissois le pèlerin, tu trouverois la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu ; mais, par précaution, je t’apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d’Epicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances [chrétiennes] qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse : crois qu’il auroit plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il auroit encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disois le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce seroit un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudroit bien d’autres coups de pinceau. Suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour ; qu’il me vaudroit bien mieux d’être au diable que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterois qu’il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j’en aie : la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons-nous. Ecoute au moins : je t’ai fait cette confidence avec franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s’il falloit qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirois hautement que tu aurois menti.

Scène II

Dom Juan, Sganarelle

Dom Juan

Quel homme te parloit là ? Il a bien de l’air, ce me semble, du bon Gusman de Done Elvire.

Sganarelle

C’est quelque chose aussi à peu près de cela.

Dom Juan

Quoi ? c’est lui ?

Sganarelle

Lui-même.

Dom Juan

Et depuis quand est-il en cette ville ?

Sganarelle

D’hier au soir.

Dom Juan

Et quel sujet l’amène ?

Sganarelle

Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

Dom Juan

Notre départ sans doute ?

Sganarelle

Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandoit le sujet.

Dom Juan

Et quelle réponse as-tu faite ?

Sganarelle

Que vous ne m’en aviez rien dit.

Dom Juan

Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus ? Que t’imagines-tu de cette affaire ?

Sganarelle

Moi, je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

Dom Juan

Tu le crois ?

Sganarelle

Oui.

Dom Juan

Ma foi ! tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

Sganarelle

Eh ! mon Dieu ! je sais mon Dom Juan sur le bout du doigt, et connois votre coeur pour le plus grand coureur du monde : il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère demeurer en place.

Dom Juan

Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

Sganarelle

Eh ! Monsieur.

Dom Juan

Quoi ? Parle.

Sganarelle

Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais si vous ne le vouliez pas, ce seroit peut-être une autre affaire.

Dom Juan

Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.

Sganarelle

En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

Dom Juan

Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avois dix mille, je les donnerois tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes desirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterois qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Sganarelle

Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous avez appris cela par coeur, et vous parlez tout comme un livre.

Dom Juan

Qu’as-tu à dire là-dessus ?

Sganarelle

Ma foi ! j’ai à dire…, je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avois les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

Dom Juan

Tu feras bien.

Sganarelle

Mais, Monsieur, cela seroit-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disois que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?

Dom Juan

Comment ? quelle vie est-ce que je mène ?

Sganarelle

Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites…

Dom Juan

Y a-t-il rien de plus agréable ?

Sganarelle

Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m’en accommoderois assez, moi, s’il n’y avoit point de mal, mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

Dom Juan

Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

Sganarelle

Ma foi ! Monsieur, j’ai toujours ouï dire, que c’est une méchante raillerie que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

Dom Juan

Holà ! maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

Sganarelle

Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde. Vous savez ce que vous faites, vous ; et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avois un maître comme cela, je lui dirois fort nettement, le regardant en face : « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent ? Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre), pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que… »

Dom Juan

Paix !

Sganarelle

De quoi est-il question ?

Dom Juan

Il est question de te dire qu’une beauté me tient au coeur, et qu’entraîné par ses appas, je l’ai suivie jusques en cette ville.

Sganarelle

Et n’y craignez-vous rien, Monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?

Dom Juan

Et pourquoi craindre ? Ne l’ai-je pas bien tué ?

Sganarelle

Fort bien, le mieux du monde, et il auroit tort de se plaindre.

Dom Juan

J’ai eu ma grâce de cette affaire.

Sganarelle

Oui, mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis, et…

Dom Juan

Ah ! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au coeur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes desirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon coeur se tenoit offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer. Sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.

Sganarelle

Ha ! Monsieur…

Dom Juan

Hen ?

Sganarelle

C’est fort bien à vous, et vous le prenez comme il faut. Il n’est rien tel en ce monde que de se contenter.

Dom Juan

Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… Ah ! rencontre fâcheuse. Traître, tu ne m’avois pas dit qu’elle étoit ici elle-même.

Sganarelle

Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

Dom Juan

Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne ?

Scène III

Done Elvire, Dom Juan, Sganarelle

Done Elvire

Me ferez-vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnoître ? et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?

Dom Juan

Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendois pas ici.

Done Elvire

Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérois ; et la manière dont vous le paroissez me persuade pleinement ce que je refusois de croire. J’admire ma simplicité et la foiblesse de mon coeur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmoient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle voyoit en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient beau me parler : j’en rejetois la voix qui vous rendoit criminel à mes yeux, et j’écoutois avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignoient innocent à mon coeur. Mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’oeil qui m’a reçue m’apprend bien plus de choses que je ne voudrois en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier !

Dom Juan

Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.

Sganarelle

Moi, Monsieur ? Je n’en sais rien, s’il vous plaît.

Done Elvire

Hé bien ! Sganarelle, parlez. Il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

Dom Juan, faisant signe d’approcher à Sganarelle.

Allons, parle donc à Madame.

Sganarelle

Que voulez-vous que je dise ?

Done Elvire

Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

Dom Juan

Tu ne répondras pas ?

Sganarelle

Je n’ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.

Dom Juan

Veux-tu répondre, te dis-je ?

Sganarelle

Madame…

Done Elvire

Quoi ?

Sganarelle, se retournant vers son maître.

Monsieur…

Dom Juan

Si…

Sganarelle

Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire.

Done Elvire

Vous plaît-il, Dom juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

Dom Juan

Madame, à vous dire la vérité…

Done Elvire

Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà comme il faut vous défendre ; et non pas être interdit comme vous êtes.

Dom Juan

Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un coeur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisois. J’ai fait réflexion que, pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un convent, que vous avez rompu des voeux qui vous engageoient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste ; j’ai cru que notre mariage n’étoit qu’un adultère déguisé, qu’il nous attireroit quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devois tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le Ciel sur les bras, que par… ?

Done Elvire

Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connois tout entier ; et pour mon malheur, je te connois lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connoissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer. Mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.

Dom Juan

Sganarelle, le Ciel !

Sganarelle

Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

Dom Juan

Madame…

Done Elvire

Il suffit. Je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble coeur, au premier mot, doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures : non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore ; le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais ; et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée.

Sganarelle

Si le remords le pouvoit prendre !

Dom Juan, après une petite réflexion.

Allons songer à l’exécution de notre entreprise amoureuse.

Sganarelle

Ah ! quel abominable maître me vois-je obligé de servir !

DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE – MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Charlotte, Pierrot

Charlotte

Nostre-dinse, Piarrot, tu t’es trouvé là bien à point.

Pierrot

Parquienne, il ne s’en est pas fallu l’époisseur d’une éplinque qu’ils ne se sayant nayés tous deux.

Charlotte

C’est donc le coup de vent da matin qui les avoit renvarsés dans la mar ?

Pierrot

Aga, guien, Charlotte ; je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu ; car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j’estions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste ; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouilloit dans gliau, et qui venoit comme envars nous par secousse. Je voyois cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyois que je ne voyois plus rien. « Eh ! Lucas, ç’ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. – Voire, ce m’a-t-il fait, t’as esté au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble. – Palsanquienne, ç’ai-je fait, je n’ai point la vue trouble : ce sont des hommes. – Point du tout, ce m’a-t-il fait, t’as la barlue. – Veux-tu gager, ç’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, c’ai-je fait, et que sont deux hommes, ç’ai-je fait, qui nageant droit ici ? ç’ai-je fait. – Morquenne, ce m’a-t-il fait, je gage que non. – O ! ça, ç’ai-je fait, veux-tu gager dix sols que si ? – Je le veux bian, ce m’a-t-il fait ; et pour te montrer, vlà argent su jeu, » ce m’a-t-il fait. Moi, je n’ai point esté ni fou, ni estourdi ; j’ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées et cinq sols en doubles, jergniguenne, aussi hardiment que si j’avois avalé un varre de vin ; car je ses hasardeux, moi, et je vas à la débandade. Je savois bian ce que je faisois pourtant. Queuque gniais ! Enfin donc, je n’avons pas putost eu gagé, que j’avons vu les deux hommes tout à plain, qui nous faisiant signe de les aller querir ; et moi de tirer auparavant les enjeux. « Allons, Lucas, ç’ai-je dit, tu vois bian qu’ils nous appelont : allons viste à leu secours. – Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait pardre. » O ! donc, tanquia qu’à la parfin, pour le faire court, je l’ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en

est venu encore deux de la mesme bande, qui s’equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui l’en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait.

Charlotte

Ne m’as-tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres ?

Pierrot

Oui, c’est le maître. Il faut que ce soit queuque gros, gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas ; et ceux qui le servont sont des Monsieux eux-mesmes ; et stapandant, tout gros Monsieur qu’il est, il seroit, par ma fique, nayé, si je naviomme esté là.

Charlotte

Ardez un peu.

Pierrot

O ! parquenne, sans nous, il en avoit pour sa maine de fèves.

Charlotte

Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?

Pierrot

Nannain : ils l’avont rhabillé tout devant nous. Mon quieu, je n’en avois jamais vu s’habiller. Que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces Messieus-là les courtisans ! Je me pardrois là dedans, pour moi, et j’estois tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste ; et ils boutont ça après tout, comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j’entrerions tout brandis, toi et moi. En glieu d’hau-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d’ici à Pasque ; en glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont pas usqu’au brichet ; et en glieu de rabats, un grand mouchoir de cou à réziau, aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de rubans, tant de rubans, que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soiont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre ; et ils sont faits d’eune façon que je me romprois le cou aveuc.

Charlotte

Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça.

Pierrot

O ! acoute un peu auparavant, Charlotte : j’ai queuque autre chose à te dire, moi.

Charlotte

Et bian ! dis, qu’est-ce que c’est ?

Pierrot

Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l’autre, que je débonde mon coeur. Je t’aime, tu le sais bian, et je sommes pour estre mariés ensemble ; mais marquenne, je ne suis point satisfait de toi.

Charlotte

Quement ? qu’est-ce que c’est donc qu’iglia ?

Pierrot

Iglia que tu me chagraignes l’esprit, franchement.

Charlotte

Et quement donc ?

Pierrot

Testiguienne, tu ne m’aimes point.

Charlotte

Ah ! ah ! n’est que ça ?

Pierrot

Oui, ce n’est que ça, et c’est bian assez.

Charlotte

Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.

Pierrot

Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose ; et si ce n’étoit pas toujou la mesme chose ; je ne te dirois pas toujou la mesme chose.

Charlotte

Mais qu’est-ce qu’il te faut ? Que veux-tu ?

Pierrot

Jerniquenne ! je veux que tu m’aimes.

Charlotte

Est-ce que je ne t’aime pas ?

Pierrot

Non, tu ne m’aimes pas ; et si, je fais tout ce que je pis pour : ça : je t’achète, sans reproche, des rubans à tous les marciers qui passont ; je me romps le cou à t’aller denicher des marles ; je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta feste ; et tout ça, comme si je me frappois la teste contre un mur. Vois-tu, ça n’est ni biau ni honneste de n’aimer pas les gens qui nous aimont.

Charlotte

Mais, mon gnieu, je t’aime aussi.

Pierrot

Oui, tu m’aimes d’une belle deguaine !

Charlotte

Quement veux-tu donc qu’on fasse ?

Pierrot

Je veux que l’en fasse comme l’en fait quand l’en aime comme il faut.

Charlotte

Ne t’aimé-je pas aussi comme il faut ?

Pierrot

Non : quand ça est, ça se voit, et l’en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du coeur. Regarde la grosse Thomasse, comme elle est assotée du jeune Robain : alle est toujou autour de li à l’agacer, et ne le laisse jamais en repos ; toujou al li fait queuque niche ou li baille quelque taloche en passant ; et l’autre jour qu’il estoit assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni ! vlà où l’en voit les gens qui aimont ; mais toi, tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois ; et je passerois vingt fois devant toi, que tu ne te grouillerois pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventrequenne ! ça n’est pas bian, après tout, et t’es trop froide pour les gens.

Charlotte

Que veux-tu que j’y fasse ? C’est mon himeur, et je ne me pis refondre.

Pierrot

Ignia himeur qui quienne. Quand en a de l’amiquié pour les personnes, l’an en baille toujou queuque petite signifiance.

Charlotte

Enfin je t’aime tout autant que je pis, et, si tu n’es pas content de ça, tu n’as qu’à en aimer queuque autre.

Pierrot

Eh bien ! vlà pas mon compte. Testigué ! si tu m’aimois, me dirois-tu ça ?

Charlotte

Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l’esprit ?

Pierrot

Morqué ! queu mal te fais-je ! Je ne te demande qu’un peu d’amiquié.

Charlotte

Eh bian ! laisse faire aussi, et ne me presse point tant. Peut-être que ça viendra tout d’un coup sans y songer.

Pierrot

Touche donc là, Charlotte.

Charlotte

Eh bien ! quien.

Pierrot

Promets-moi donc que tu tâcheras de m’aimer davantage.

Charlotte

J’y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça vienne de lui-même. Pierrot, est-ce là ce Monsieur ?

Pierrot

Oui, le vlà.

Charlotte

Ah ! mon quieu, qu’il est genti, et que ç’auroit été dommage qu’il eût esté nayé !

Pierrot

Je revians tout à l’heure : je m’en vas boire chopaine, pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j’ais eue.

Scène II

Dom Juan, Sganarelle, Charlotte

Dom Juan

Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais, à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnoit le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce coeur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.

Sganarelle

Monsieur, j’avoue que vous m’étonnez. A peine sommes-nous échappés d’un péril de mort, qu’au lieu de rendre grâce au Ciel de la pitié qu’il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées et vos amours cr… Paix ! coquin que vous êtes ; vous ne savez ce que vous dites, et Monsieur sait ce qu’il fait. Allons.

Dom Juan, apercevant Charlotte.

Ah ! ah ! d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?

Sganarelle

Assurément. Autre pièce nouvelle.

Dom Juan

D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi ? dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?

Charlotte

Vous voyez, Monsieur.

Dom Juan

Etes-vous de ce village ?

Charlotte

Oui, Monsieur.

Dom Juan

Et vous y demeurez ?

Charlotte

Oui, Monsieur.

Dom Juan

Vous vous appelez ?

Charlotte

Charlotte, pour vous servir.

Dom Juan

Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants !

Charlotte

Monsieur, vous me rendez toute honteuse.

Dom Juan

Ah ! n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on voir rien de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Ah ! que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce. Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement. Ah ! qu’ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents, je vous prie. Ah ! qu’elles sont amoureuses, et ces lèvres appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.

Charlotte

Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.

Dom Juan

Moi, me railler de vous ? Dieu m’en garde ! Je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du coeur que je vous parle.

Charlotte

Je vous suis bien obligée, si ça est

Dom Juan

Point du tout ; vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.

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