Don Juan de Molière

Done Elvire

Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j’étois ce marin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisoit des voeux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetoit que menaces et ne respiroit que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces insignes ardeurs que je sentois pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier ; et il n’a laissé dans mon coeur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

Dom Juan, à Sganarelle.

Tu pleures, je pense.

Sganarelle

Pardonnez-moi.

Done Elvire

C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les déréglements de votre vie, et ce même Ciel, qui m’a touché le coeur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire, de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde ; je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées ; ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j’aurois une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel ; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi, pour dernière faveur, cette douce consolation ; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

Sganarelle

Pauvre femme !

Done Elvire

Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous ; j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous ; et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes ; et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

Sganarelle

Coeur de tigre !

Done Elvire

Je m’en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j’avois à vous dire.

Dom Juan.

Madame, il est tard, demeurez ici : on vous y logera le mieux qu’on pourra.

Done Elvire

Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.

Dom Juan

Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

Done Elvire

Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus. Laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

Scène VII

Dom Juan, Sganarelle, suite.

Dom Juan

Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ?

Sganarelle

C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.

Dom Juan

Vite à souper.

Sganarelle

Fort bien.

Dom Juan, se mettant à table.

Sganarelle, il faut songer à s’amender pourtant.

Sganarelle

Oui-da !

Dom Juan

Oui, ma foi ! il faut s’amender ; encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.

Sganarelle

Oh !

Dom Juan

Qu’en dis-tu ?

Sganarelle

Rien. Voilà le soupé. (Il prend un morceau d’un des plats qu’on apporte et le met dans sa bouche.)

Dom Juan

Il me semble que tu as la joue enflée ; qu’est-ce que c’est ? Parle donc, qu’as-tu là ?

Sganarelle

Rien.

Dom Juan

Montre un peu. Parbleu ! c’est une fluxion qui lui est tombée sur la joue. Vite une lancette pour percer cela. Le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourroit étouffer. Attends : voyez comme il étoit mûr. Ah ! coquin que vous êtes !

Sganarelle

Ma foi ! Monsieur, je voulois voir si votre cuisinier n’avoit point mis trop de sel ou trop de poivre.

Dom Juan

Allons, mets-toi là, et mange. J’ai affaire de toi quand j’aurai soupé. Tu as faim, à ce que je vois.

Sganarelle se met à table.

Je le crois bien, Monsieur : je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde. (Un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d’abord qu’il y a dessus à manger.) Mon assiette, mon assiette ! tout doux, s’il vous plaît, Vertubleu ! petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes ! et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos ! (Pendant qu’un laquais donne à boire à Sganarelle, l’autre laquais ôte encore son assiette.)

Dom Juan

Qui peut frapper de cette sorte ?

Sganarelle

Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?

Dom Juan

Je veux souper en repos au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.

Sganarelle

Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.

Dom Juan

Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?

Sganarelle, baissant la tête comme a fait la Statue.

Le… qui est là !

Dom Juan

Allons voir, et montrons que rien ne me sauroit ébranler.

Sganarelle

Ah ! pauvre Sganarelle, ou te cacheras-tu ?

Scène VIII

Dom Juan, la statue du Commandeur, qui vient se mettre à table, Sganarelle, Suite.

Dom Juan

Une chaise et un couvert, vite donc. (A Sganarelle.) Allons, mets-toi à table.

Sganarelle

Monsieur, je n’ai plus de faim.

Dom Juan

Mets-toi là, te dis-je. A boire. A la santé du Commandeur : je te la porte, Sganarelle. Qu’on lui donne du vin.

Sganarelle

Monsieur, je n’ai pas soif.

Dom Juan

Bois, et chante ta chanson, pour régaler le Commandeur.

Sganarelle

Je suis enrhumé, Monsieur.

Dom Juan

Il n’importe. Allons. Vous autres, venez, accompagnez sa voix.

La statue

Dom Juan, c’est assez. Je vous invite à venir demain souper avec moi. En aurez-vous le courage ?

Dom Juan

Oui, j’irai, accompagné du seul Sganarelle.

Sganarelle

Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.

Dom Juan, à Sganarelle.

Prends ce flambeau.

La statue

On n’a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel.

DON JUAN OU LE FESTIN DE PIERRE – MOLIÈRE > ACTE V

Acte V

Scène I

Dom Louis, Dom Juan, Sganarelle

Dom Louis

Quoi ? mon fils, seroit-il possible que la bonté du Ciel eût exaucé mes voeux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? ne m’abusez-vous point d’un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d’une telle conversion ?

Dom Juan, faisant l’hypocrite.

Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs ; je ne suis plus le même d’hier au soir, et le Ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde : il a touché mon âme et dessillé mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été, et les désordres criminels de la vie que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m’étonne comme le Ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes ; et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais travailler ; et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à faire choix d’une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer.

Dom Louis

Ah ! mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m’avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l’avoue ; je jette des larmes de joie ; tous mes voeux sont satisfaits, et je n’ai plus rien désormais à demander au Ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâce au Ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer.

Scène II

Dom Juan, Sganarelle

Sganarelle

Ah ! Monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j’attendois cela, et voilà, grâce au Ciel, tous mes souhaits accomplis.

Dom Juan

La peste le benêt !

Sganarelle

Comment, le benêt ?

Dom Juan

Quoi ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche étoit d’accord avec mon coeur ?

Sganarelle

Quoi ? ce n’est pas… Vous ne… Votre… Oh ! quel homme ! quel homme ! quel homme !

Dom Juan

Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.

Sganarelle

Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ?

Dom Juan

Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas ; mais quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme ; et si j’ai dit que je voulois corriger ma conduite et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent fâcheuses aventures qui pourroient m’arriver. Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses.

Sganarelle

Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

Dom Juan

Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi, qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde !

Sganarelle

Ah ! quel homme ! quel homme !

Dom Juan

Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces ; une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connoît pour être véritablement touchés ; ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connoisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connoître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connoissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des foiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Sganarelle

O Ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquoit plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez : il faut que je décharge mon coeur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connois pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche ; la branche est attachée à l’arbre ; qui s’attache à l’arbre, suit de bons préceptes ; les bons préceptes valent mieux que les belles paroles ; les belles paroles se trouvent à la cour ; à la cour sont les courtisans ; les courtisans suivent la mode ; la mode vient de la fantaisie ; la fantaisie est une faculté de l’âme ; l’âme est ce qui nous donne la vie ; la vie finit par la mort ; la mort nous fait penser au Ciel ; le Ciel est au-dessus de la terre ; la terre n’est point la mer ; la mer est sujette aux orages ; les orages tourmentent les vaisseaux ; les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote ; un bon pilote a de la prudence ; la prudence n’est point dans les jeunes gens ; les jeunes gens doivent obéissance aux vieux ; les vieux aiment les richesses ; les richesses font les riches ; les riches ne sont pas pauvres ; les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi ; qui n’a point de loi vit en bête brute ; et par conséquent, vous serez damné à tous les diables.

Dom Juan

O beau raisonnement !

Sganarelle

Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.

Scène III

Dom Carlos, Dom Juan, Sganarelle

Dom Carlos

Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis en votre présence chargé de cette affaire. Pour moi je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur ; et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma soeur le nom de votre femme.

Dom Juan, d’un ton hypocrite. Hélas ! je voudrois bien, de tout mon coeur, vous donner la satisfaction que vous souhaitez ; mais le Ciel s’y oppose directement : il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite tous les dérèglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

Dom Carlos.

Ce dessein, Dom Juan, ne choque point ce que je dis ; et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.

Dom Juan

Hélas ! point du tout. C’est un dessein que votre soeur elle-même a pris : elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.

Dom Carlos

Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille ; et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

Dom Juan

Je vous assure que cela ne se peut. J’en avois, pour moi, toutes les envies du monde, et je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela ; mais, lorsque je l’ai consulté j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devois point songer à votre soeur, et qu’avec elle assurément je ne ferois point mon salut.

Dom Carlos

Croyez-vous, Dom Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

Dom Juan

J’obéis à la voix du Ciel.

Dom Carlos

Quoi ? vous voulez que je me paye d’un semblable discours ?

Dom Juan

C’est le Ciel qui le veut ainsi.

Dom Carlos

Vous aurez fait sortir ma soeur d’un convent, pour la laisser ensuite ?

Dom Juan

Le Ciel l’ordonne de la sorte.

Dom Carlos

Nous souffrirons cette tache en notre famille ?

Dom Juan

Prenez-vous-en au Ciel.

Dom Carlos

Et quoi ? toujours le Ciel ?

Dom Juan

Le Ciel le souhaite comme cela.

Dom Carlos

Il suffit, Dom Juan, je vous entends. Ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ; mais, avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.

Dom Juan

Vous ferez ce que vous voudrez ; vous savez que je ne manque point de coeur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand convent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre : le Ciel m’en défend la pensée ; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

Dom Carlos

Nous verrons, de vrai, nous verrons.

Scène IV

Dom Juan, Sganarelle

Sganarelle

Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerois bien mieux encore comme vous étiez auparavant. J’espérois toujours de votre salut ; mais c’est maintenant que j’en désespère ; et je crois que le Ciel, qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

Dom Juan

Va, va, le Ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes…

Sganarelle

Ah ! Monsieur, c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

Dom Juan

Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.

Scène V

Dom Juan, un Spectre, en femme voilée, Sganarelle

Le Spectre

Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

Sganarelle

Entendez-vous, Monsieur ?

Dom Juan

Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connoître cette voix.

Sganarelle

Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnois au marcher.

Dom Juan

Spectre, fantôme ; ou diable, je veux voir ce que c’est. (Le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.)

Sganarelle

O ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

Dom Juan

Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit. (Le Spectre s’envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.)

Sganarelle

Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

Dom Juan

Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

Scène VI

La Statue, Dom Juan, Sganarelle

La Statue

Arrêtez, Dom Juan : vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

Dom Juan

Oui. Où faut-il aller ?

La Statue

Donnez-moi la main.

Dom Juan

La voilà.

La Statue

Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre.

Dom Juan

O Ciel ! que sens-je ? un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah ! (Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.)

Sganarelle

Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de malheureux, qui, après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître punie par le plus épouvantable châtiment du monde. Mes gages ! mes gages ! mes gages !

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