Chapitre 2
Il vécut la plus épouvantable des nuits ; ce fut sispécial, si affreux, qu’il ne se rappelait pas, pendant toute sonexistence, avoir enduré de pareilles angoisses, subi de semblablestranses.
Ce fut une succession ininterrompue de réveils en sursaut et decauchemars.
Et ces cauchemars dépassèrent les limites des abominations queles démences les plus périlleuses rêvent. Ils se déroulaient surles territoires de la luxure et ils étaient si particuliers, sinouveaux pour lui, qu’en se réveillant, Durtal restait tremblant,retenait un cri.
Ce n’était plus du tout l’acte involontaire et connu, la visionqui cesse juste au moment où l’homme endormi étreint la formeamoureuse et va se fondre en elle ; c’était ainsi et mieux quedans la nature, long, complet, accompagné de tous les préludes, detous les détails, de toutes les sensations ; et le déclicavait lieu, avec une acuité douloureuse extraordinaire, dans unspasme de détente inouï.
Et, fait bizarre et qui semblait marquer la différence entre cetétat et le stupre inconscient des nuits, c’était, en outre decertains épisodes où des caresses qui ne pourraient que se succéderdans la réalité étaient réunies, au même instant, dans le rêve, lasensation nette, précise, d’un être, d’une forme fluidiquedisparaissant avec le bruit sec d’une capsule ou d’un coup defouet, d’auprès de vous, dès le réveil. Cet être, on le sentaitdistinctement près de soi, si près, que le linge, dérangé par lesouffle de sa fuite, ondulait et que l’on regardait, effaré, laplace vide.
Ah ça ! mais, se dit Durtal, quand il eut allumé labougie ; cela me reporte au temps où je fréquentais MmeChantelouve ; cela me réfère aux histoires du Succubat.
Il restait, ahuri, sur son séant, scrutait avec un véritablemalaise cette cellule noyée d’ombre. Il consulta sa montre ;il n’était que onze heures du soir. – Mon Dieu, fit-il, si lesnuits sont ainsi que celles-là dans les cloîtres !
Il recourut, pour se remettre, à des affusions d’eau froide,ouvrit la fenêtre pour renouveler l’air et, glacé, se recoucha.
Il hésitait à souffler la bougie, inquiet de ces ténèbres quilui paraissaient habitées, pleines d’embûches et de menaces. Il sedécida enfin à éteindre et répéta la strophe des Complies que l’onavait chantée, le soir même, à la chapelle :
Procul recedant somnia Et noctium phantasmata, Hostemque nostrumcomprime, Ne polluantur corpora.
Il finit par s’assoupir, rêva encore d’immondices, mais il sereprit à temps pour rompre le charme, éprouva encore cetteimpression d’une ombre s’évaporant à temps pour qu’on ne puisse lasaisir dans les draps et il interrogea sa montre. Il était deuxheures.
Si cela continue, je serai brisé demain, se dit-il ; ilparvint tant bien que mal, en somnolant et en se détirant toutesles dix minutes, à atteindre trois heures.
Si je me rendors, je ne me réveillerai pas au moment voulu,pensa-t-il ; si je me levais ?
Et il sauta en bas du lit, s’habilla, pria, mit de l’ordre dansses affaires.
D’authentiques excès l’eussent moins abattu que cette fausseéquipée, mais ce qui lui semblait surtout odieux, c’étaitl’inassouvissement que laissait le viol terminé de ces larves.Comparées à leurs avides manigances, les caresses de la femmen’épandaient qu’une volupté tempérée, n’aboutissaient qu’à unfaible choc ; seulement dans le succubat l’on restait enragéde n’avoir étreint que le vide, d’avoir été la dupe d’un mensonge,le jouet d’une apparence dont on ne se rappelait même plus lescontours et les traits. On en arrivait forcément à désirer de lachair, à souhaiter de presser contre soi un véritable corps etDurtal se mit à songer à Florence ; elle vous désaltérait aumoins, ne vous quittait pas ainsi, pantelant et fiévreux, en quêted’on ne savait quoi, dans une atmosphère où l’on était environné,épié, par un inconnu qu’on ne pouvait discerner, par un simulacreque l’on ne pouvait fuir.
Puis Durtal se secoua, voulut repousser l’assaut de cessouvenirs. Je vais toujours, se dit-il, aller respirer de l’airfrais et fumer une cigarette, nous verrons après.
Il descendit l’escalier dont les murs paraissaient ne 1 pouvoirtenir en place et dansaient avec la lueur de la bougie, enfila lescorridors, souffla et déposa son lumignon près de l’auditoire ets’élança dehors.
Il faisait nuit noire ; à la hauteur d’un premier étage, unoeil de boeuf ouvert dans le mur de l’église trouait les ténèbresd’une lune rouge.
Durtal tira quelques bouffées d’une cigarette, puis ils’achemina vers la chapelle. Il tourna doucement le loquet de laporte ; le vestibule où il pénétrait était sombre, mais larotonde, bien qu’elle fût vide, était illuminée par de nombreuseslampes.
Il fit un pas, se signa et recula, car il venait de heurter uncorps ; il regarda à ses pieds.
Il entrait sur un champ de bataille.
Par terre, des formes humaines étaient couchées dans desattitudes de combattants fauchés par la mitraille ; les unes àplat ventre, les autres à genoux ; celles-ci, affaissées lesmains par terre, comme frappées dans le dos, celles-là étendues lesdoigts crispés sur la poitrine, celles-là encore se tenant la têteou tendant les bras.
Et, de ce groupe d’agonisants, ne s’élevaient aucun gémissement,aucune plainte.
Durtal contemplait, stupéfié, ce massacre de moines ; et ilresta soudain bouche béante. Une écharpe de 2 lumière tombait d’unelampe que le père sacristain venait de déplacer dans la rotonde et,traversant le porche, elle éclairait un moine à genoux devantl’autel voué à la Vierge.
C’était un vieillard de plus de quatre-vingt ans ; il étaitimmobile ainsi qu’une statue, les yeux fixes, penché dans un telélan d’adoration que toutes les figures extasiées des primitifsparaissaient, près de la sienne, efforcées et froides.
Le masque était pourtant vulgaire ; le crâne ras, sanscouronne, hâlé par tous les soleils et par toutes les pluies, avaitle ton des briques ; l’oeil était voilé, couvert d’une taiepar l’âge ; le visage plissé, ratatiné, culotté tel qu’unvieux buis, s’enfonçait dans un taillis de poils blancs et le nezun peu camus achevait de rendre singulièrement commun l’ensemble decette face.
Et il sortait, non des yeux, non de la bouche, mais de partoutet de nulle part, une sorte d’angélité qui se diffusait sur cettetête, qui enveloppait tout ce pauvre corps courbé dans un tas deloques.
Chez ce vieillard, l’âme ne se donnait même pas la peine deréformer la physionomie, de l’ennoblir ; elle se contentait del’annihiler, en rayonnant ; c’était, en quelque sorte, lenimbe des anciens saints ne demeurant plus autour du chef, maiss’étendant sur tous ses traits, baignant, apâli, presque invisible,tout son être.
Et il ne voyait ni n’entendait rien ; des moines setraînaient sur les genoux, venaient pour se réchauffer, pours’abriter auprès de lui et il ne bougeait, muet et sourd, assezrigide pour qu’on pût le croire mort, si, par instant, la lèvreinférieure n’eût remué, soulevant dans ce mouvement sa grandebarbe.
L’aube blanchit les vitres et, dans l’obscurité qui commençait àse dissiper, les autres frères apparurent à leur tour, àDurtal ; tous ces blessés de l’amour divin priaient ardemment,jaillissaient hors d’eux-mêmes, sans bruit, devant l’autel. Il y enavait de tout jeunes à genoux et le buste droit, d’autres, lesprunelles en extase, repliés en arrière et assis sur leurs talons,d’autres encore faisaient le chemin de croix et souvent ils étaientposés, les uns devant les autres, face à face et ils se regardaientsans se voir, avec des yeux d’aveugles.
Et parmi ces convers, quelques pères, ensevelis dans leursgrandes coules blanches, gisaient, prosternés, baisaient laterre.
Oh ! prier, prier comme ces moines ! s’écriaDurtal.
Il sentait son malheureux être se détendre ; dans cetteatmosphère de sainteté, il se dénoua et il s’affaissa sur lesdalles, demandant humblement pardon au Christ de souiller par saprésence la pureté de ce lieu.
Et il pria longtemps, se descellant pour la première fois, sereconnaissant si indigne, si vil, qu’il ne pouvait comprendrecomment, malgré sa miséricorde, le seigneur le tolérait dans lepetit cercle de ses élus ; il s’examina, vit clair, s’avouaqu’il était inférieur au dernier de ces convers qui ne savaitpeut-être même pas épeler un livre, comprit que la culture del’esprit n’était rien et que la culture de l’âme était tout, et peuà peu, sans s’en apercevoir, ne pensant plus qu’à balbutier desactes de gratitude, il disparut de la chapelle, l’âme emmenée parcelles des autres, hors du monde, loin de son charnier, loin de soncorps.
Dans cette chapelle, l’élan était enfin consenti, la projectionjusqu’alors refusée était enfin permise ; il ne se débattaitplus de même qu’au temps où il parvenait si difficilement às’évader de sa geôle, à Notre-Dame-des-Victoires et àSaint-Séverin.
Puis il réintégra cette chapelle où son animalité était demeuréeseule et il regarda, étonné, autour de lui ; la plupart desfrères étaient partis ; un père restait prostré devant l’autelde la Vierge ; il le quitta à son tour et regagna la rotondeoù les les autres pères entraient.
Durtal les observa ; il y en avait de toutes les tailles,de toutes les sortes, un gros, chauve, à longue barbe noire et àbesicles, des petits blonds et bouffis, de très vieux, hérissés depoils de sanglier, de très jeunes ayant de vagues airs de rêveursallemands, avec leurs yeux bleus, sous des lunettes : et presquetous, sauf les très jeunes, avaient ce trait commun : le ventregonflé et les joues sillonnées de vermicelles roses.
Et soudain par la porte ouverte, dans la rotonde même, le grandmoine qui conduisait, la veille, l’office, parut. Il renversa sursa chasuble un capuchon de toile qui lui couvrait la tête et,assisté de deux moines blancs, il monta au maître-autel pourcélébrer la messe.
Et ce ne fut pas une de ces messes gargotées comme l’on encuisine tant à Paris, mais une messe lente et méditée, profonde,une messe où le prêtre consacre longuement, abîmé devant l’autel,et quand il éleva l’hostie, aucune sonnette ne tinta, mais lescloches du monastère épandirent des volées espacées, des coupsbrefs, sourds, presque plaintifs, tandis que les trappistesdisparaissaient, tapis à quatre pattes, la tête cachée sous leurspupitres.
Quand la messe prit fin, il était près de six heures ;Durtal refit le chemin de la veille au soir, passa devant la petitefabrique de chocolat qu’il avait longée, avisa au travers desvitres des pères qui enveloppaient des tablettes dans du papier deplomb, puis, dans une autre pièce, une minuscule machine à vapeurque modérait un convers.
Il gagna cette allée où il avait fumé des cigarettes dansl’ombre. Si triste, la nuit, elle était maintenant charmante avecses deux rangées de très vieux tilleuls qui bruissaient doucementet le vent rabattait sur Durtal leur languissante odeur.
Assis sur un banc, il embrassait, d’un coup d’oeil, la façade del’abbaye.
Précédé d’un long potager où, çà et là, des rosierss’épanouissaient au-dessus des vasques bleuâtres et des boulesveinées des choux, cet ancien château, bâti dans le goût monumentaldu dix-septième siècle, s’étendait, solennel et immense, avec sesdix-huit fenêtres d’affilée et son fronton dans le tympan duquelétait logée une puissante horloge.
Il était coiffé d’ardoises, surmonté d’un jeu de petites clocheset l’on y accédait par un perron de plusieurs marches. Il arboraitune altitude d’au moins cinq étages, bien qu’il n’eût en réalitéqu’un rez-de-chaussée et un premier, mais à en juger parl’élévation inattendue des fenêtres, les pièces devaient seplafonner à des hauteurs démesurées d’église ; somme toute,cet édifice était emphatique et froid, plus apte, puisqu’on l’avaitconverti en un couvent, à abriter des adeptes de Jansénius que desdisciples de saint Bernard.
Le temps était tiède, ce matin-là ; le soleil se tamisaitdans le crible remué des feuilles ; et le jour, ainsi bluté,se muait au contact du blanc, en rose. Durtal, qui s’apprêtait àlire son paroissien, vit les pages rosir et, par la loi descomplémentaires, toutes les lettres, imprimées à l’encre noire, seteindre en vert.
Il s’amusait de ces détails, s’épanouissait, le dos au chaud,dans cette brise chargée d’aromes, se reposait, dans ce bain delumière, des fatigues de la nuit, quand, au bout de l’allée, ilaperçut quelques frères. Ils marchaient, silencieux, les uns,portant sous un bras de grands pains ronds, les autres, tenant desboîtes au lait ou des mannes pleines de foin et d’oeufs ; ilsdéfilèrent devant lui et le saluèrent respectueusement.
Tous avaient la mine joyeuse et grave. Ah ! les bravesgens, se dit-il, ce qu’ils m’ ont, ce matin, aidé, car c’est à euxque je dois d’avoir pu ne pas me taire, d’avoir pu prier, d’avoirenfin connu la joie de l’oraison qui n’était pour moi à Paris qu’unleurre ! à eux et surtout à Notre-Dame de l’Atre qui a eupitié de mon pauvre être !
Il bondit de son banc, dans un élan d’allégresse, s’engagea dansdes allées latérales, atteignit la pièce d’eau qu’il avaitentrevue, la veille ; devant elle se dressait la formidablecroix qu’il avait distinguée de loin du haut de la voiture, dansles bois, avant que d’arriver à la Trappe.
Elle était plantée en face du monastère même et tournait le dosà l’étang ; elle supportait un Christ du dix-huitième siècle,grandeur nature, en marbre blanc ; et l’étang affectait, luiaussi, la forme d’une croix, telle qu’elle figure sur la plupartdes plans des basiliques.
Et cette croix brune et liquide était granulée de pistache pardes lentilles d’eau que déplaçait, en nageant, le cygne.
Il vint au-devant de Durtal, et il tendit le bec, attendant sansdoute un bout de pain.
Et pas un bruit ne surgissait de ce lieu désert, sinon lecraquement des feuilles sèches que Durtal froissait en marchant.L’horloge sonna sept heures.
Il se rappela que le déjeuner allait être servi et il se dirigeaà grands pas vers l’abbaye. Le P. Etienne l’attendait ; il luiserra la main, lui demanda s’il avait bien dormi, puis :
– Qu’allez-vous manger ? Je n’ai que du lait et du miel àvous offrir ; j’enverrai aujourd’hui même au village le plusproche pour tâcher de vous procurer un peu de fromage ; maisvous allez subir une triste collation, ce matin.
Durtal proposa de substituer du vin au lait et déclara que ceserait pour le mieux ainsi ; j’aurais, dans tous les cas,mauvaise grâce à me plaindre, fit-il, car enfin, vous, maintenant,vous êtes à jeun.
Le moine sourit. – Pour l’instant, dit-il, nous faisons, à causede certaines fêtes de notre ordre, pénitence. Et il expliqua qu’ilne prenait de nourriture qu’une fois par jour, à deux heures del’après-midi, après none.
– Et vous n’avez même pas pour vous soutenir du vin et desoeufs !
Le P. Etienne souriait toujours. – On s’y habitue, dit-il. Qu’est-ce que ce régime, en comparaison de celui qu’adoptèrent saintBernard et ses compagnons, lorsqu’ils vinrent défricher la valléede Clairvaux ? Leur repas consistait en des feuilles de chêne,salées, cuites dans de l’eau trouble.
Et après un silence, le père reprit : -sans doute la règle desTrappes est dure, mais combien elle est douce si nous nousreportons à ce que fut jadis, en Orient, la règle de saint Pacôme.Songez donc, celui qui voulait accéder à cet ordre restait dixjours et dix nuits à la porte du couvent et il y essuyait tous lescrachats, tous les affronts ; s’il persistait à vouloirentrer, il accomplissait trois années de noviciat, habitait unehutte où il ne pouvait se tenir debout et se coucher de sonlong ; il ne se repaissait que d’olives et de choux, priaitdouze fois le jour, douze fois le soir, et douze fois lanuit ; le silence était perpétuel et les mortifications necessaient pas. Pour se préparer à ce noviciat et s’apprendre àdompter la faim, saint Macaire avait imaginé d’enfoncer du paindans un vase au col très rétréci et il ne s’alimentait qu’à l’aidedes miettes qu’il pouvait retirer avec ses doigts ; quand ilfut admis dans le monastère, il se contenta de grignoter desfeuilles de choux crus, le dimanche. Hein, ils étaient plusrésistants que nous, ceux-là ! Nous n’avons plus, hélas !Ni l’âme, ni le corps assez solides pour supporter de tels jeûnes.- Mais que cela ne vous empêche pas de goûter ; allons, bonappétit ; – ah ! Pendant que j’y pense, reprit le moine,soyez à dix heures précises à l’auditoire, c’est là que le pèreprieur vous confessera.
Et il sortit.
Durtal aurait reçu un coup de maillet sur la tête qu’il n’eûtpas été mieux assommé. Tout l’échafaudage si rapidement exhaussé deses joies croula. Ce fait étrange avait lieu ; dans cet éland’allégresse qui le portait depuis l’aube, il avait complètementoublié qu’il fallait se confesser. Et il eut un momentd’aberration. Mais je suis pardonné ! Se dit-il ; lapreuve est cet état de bonheur que je n’ai jamais connu, cettedilatation vraiment merveilleuse d’âme que j’ai ressentie dans lachapelle et dans les bois !
L’idée que rien n’était commencé, que tout était à effectuer,l’effara ; il n’eut pas le courage d’avaler son pain ; ilbut une goutte de vin et, dans un vent de panique, il se ruadehors.
Il allait, affolé, à grands pas. – Se confesser ! Leprieur ? Qui était le prieur ? Il cherchait vainementparmi les pères dont il se rappelait le visage celui qui allaitl’entendre.
Mon Dieu, fit-il tout à coup, mais je ne sais même pas commentl’on se confesse !
Il chercha un coin désert où il pût se recueillir. Il arpentaitalors, sans même savoir comment il y était venu, une allée denoyers que bordait un mur. Il y avait là des arbres énormes ;il se dissimula derrière le tronc de l’un d’eux et, assis sur lamousse, il feuilleta son paroissien, lut : « En arrivant auconfessionnal, mettez-vous à genoux, faites le signe de la croix,demandez la bénédiction du prêtre en disant : Bénissez-moi, monpère, parce que j’ai péché ; récitez ensuite le Confiteorjusqu’à mea culpa … et… »
Il s’arrêta et sans même qu’il eût besoin de la sonder, sa viebondit en des jets d’ordures.
Il recula, il y en avait tant, de toutes sortes, qu’il s’abîmadans le désespoir.
Puis il eut un effort de volonté, se reprit, voulut canaliserces sources, les endiguer, les répartir pour s’y reconnaître, maisun affluent refoulait les autres, finissait par tout absorber,devenait le fleuve même.
Et ce péché se montrait d’abord simiesque et sournois, aucollège où chacun s’attentait et cariait les autres ; puisc’était toute une jeunesse avide, traînée dans les estaminets,roulée dans les auges, vautrée sur les éviers des filles et c’étaitun âge mûr ignoble. Aux besognes régulières avaient succédé lesavaries des sens et de honteux souvenirs l’assaillaient enfoule ; il se rappelait la recherche de monstrueuses fraudes,la poursuite d’artifices aggravant la malice de l’acte ; etles complices, les agentes de ses déchéances défilaient devantlui.
C’était, entre toutes, à un moment, une Mme Chantelouve, uneadultère démoniaque qui l’avait précipité dans d’affreuxtransports, qui l’avait lié aux crimes sans nom des méfaits divins,aux sacrilèges.
Comment raconter cela à ce moine ? Se dit Durtal, terrifiépar ce souvenir ; comment même s’exprimer pour se fairecomprendre, sans devenir immonde ?
Les pleurs lui jaillirent des yeux. Mon Dieu, mon Dieu,soupira-t-il, c’est vraiment trop.
Et, à son tour, Florence parut, avec son sourire de petit voyouet ses hanches de garçonne. Je ne peux pourtant pas narrer auconfesseur ce qui se brassait dans l’ombre parfumée de ses vices,s’écria Durtal ; je ne peux pourtant pas lui faire gicler à laface ces filets de pus !
Et dire qu’il va falloir faire cela pourtant ! Et ils’appesantissait sur les turpitudes de cette fille trempée dèsl’enfance dans les incestes, barattée dès sa puberté par despassions de vieillard, sur les canapés désossés des marchands devins.
Quelle honte que d’avoir été rivé à celle-là, quelle dégoûtationque d’avoir satisfait aux abominables exigences de sesvoeux !
Et derrière cette sentine, d’autres s’étendaient. Tous lesdistricts des péchés qu’énumérait patiemment le paroissien, il lesavait traversés ! Il ne s’était jamais confessé depuis sapremière communion et c’était, avec l’entassement des années, desuccessives alluvions de fautes ; et il pâlissait à l’idéequ’il allait détailler à un autre homme toutes ses saletés, luiavouer ses pensées les plus secrètes, lui dire ce qu’on n’ose serépéter à soi-même, de peur de se mépriser trop.
Il en sua d’angoisse ; puis une nausée de son être, unremords de sa vie le souleva et il se rendit ; le regretd’avoir si longtemps vécu dans ce cloaque le crucifia ; ilpleura longtemps, doutant du pardon, n’osant même plus lesolliciter, tant il se sentait vil.
Enfin il eut un sursaut ; l’heure de l’expiation devaitêtre proche ; sa montre marquait, en effet, dix heures moinsle quart. A se laminer ainsi, il avait agonisé pendant plus de deuxheures.
Il rejoignit précipitamment la grande allée qui conduisait aumonastère. Il marchait, la tête basse, en refoulant ses larmes.
Il ralentit un peu le pas, lorsqu’il atteignit le petitétang ; il leva des yeux suppliants vers la croix et, lesbaissant, il rencontra un regard si ému, si pitoyable, si douxqu’il s’arrêta ; et le regard disparut avec le salut duconvers qui continua son chemin.
Il a lu en moi, se dit Durtal. – Oh ! il a raison de meplaindre, le charitable moine, car vraiment ce que jesouffre ! Ah ! Seigneur, être comme cet humblefrère ! cria-t-il, se rappelant avoir remarqué, le matin même,ce jeune et grand garçon, priant, dans la chapelle, avec une telleferveur qu’il semblait s’effuser du sol, devant la Vierge.
Il arriva dans un état affreux à l’auditoire et s’effondra surune chaise ; puis, ainsi qu’une bête traquée qui se croitdécouverte, il se dressa et, perturbé par la peur, emporté par unvent de déroute, il songea à fuir, à aller chercher sa valise, às’élancer dans un train.
Et il se retenait, indécis, tremblant, l’oreille aux aguets, lecoeur lui battant à grands coups ; il écoutait des bruitslointains de pas. – Mon Dieu ! Fit-il, épiant ces pas qui serapprochaient, quel est le moine qui va entrer ?
Le pas se tut et la porte s’ouvrit ; Durtal, terrifié,n’osa fixer le confesseur, en lequel il reconnut le grandtrappiste, au profil impérieux, celui qu’il croyait être l’abbé dumonastère.
Suffoqué, il recula sans proférer un mot.
Surpris de ce silence, le prieur dit :
– Vous avez demandé à vous confesser, Monsieur ?
Et, sur un geste de Durtal, il lui désigna le prie-dieu posécontre le mur et lui-même s’agenouilla, en lui tournant le dos.
Durtal se roidit, s’éboula sur ce prie-dieu et perditcomplètement la tête. Il avait vaguement préparé son entrée enmatière, noté des points de repère, classé à peu près sesfautes ; il ne se rappelait plus rien.
Le moine se releva, s’assit sur une chaise de paille, se penchasur le pénitent, l’oreille ramenée par la main en cornet, pourmieux entendre.
Et il attendit.
Durtal souhaitait de mourir pour ne pas parler ; il parvintcependant à prendre le dessus, à réfréner sa honte ; ildesserra les lèvres et rien ne sortit ; il resta accablé, latête dans ses mains, retenant les larmes qu’il sentait monter.
Le moine ne bougeait pas.
Enfin, il fit un effort désespéré, bredouilla le commencement duConfiteor et dit :
– Je ne me suis pas confessé depuis mon enfance ; j’aimené, depuis ce temps-là, une vie ignoble, j’ai…
Les mots ne vinrent pas.
Le trappiste demeurait silencieux, ne l’assistait point.
– J’ai commis toutes les débauches… , j’ai fait tout… ,tout…
Il s’étrangla et les larmes contenues partirent ; ilpleura, le corps secoué, la figure cachée dans ses mains.
Et comme le prieur, toujours penché sur lui, ne bronchaitpoint.
– Mais je ne peux pas, cria-t-il, je ne peux pas !
Toute cette vie qu’il ne pouvait rejeter l’étouffait ; ilsanglotait, désespéré par la vue de ses fautes et atterré aussi dese trouver ainsi abandonné, sans un mot de tendresse, sans unsecours. Il lui sembla que tout croulait, qu’il était perdu,repoussé par Celui-là même qui l’avait pourtant envoyé dans cetteabbaye !
Et une main lui toucha l’épaule, en même temps qu’une voix douceet basse disait :
– Vous avez l’âme trop lasse pour que je veuille la fatiguer pardes questions ; revenez à neuf heures, demain, nous aurons dutemps devant nous, car nous ne serons pressés, à cette heure, paraucun office ; d’ici là, pensez à cet épisode du Calvaire : lacroix qui était faite de tous les péchés du monde pesait surl’épaule du sauveur d’un tel poids que ses genoux fléchirent etqu’il tomba. Un homme de Cyrène passait là, qui aida le Seigneur àla porter. Vous, en détestant, en pleurant vos péchés, vous avezallégé, vous avez délesté, si l’on peut dire, cette croix dufardeau de vos fautes et, l’ayant rendue moins pesante, vous avezainsi permis à notre-Seigneur de la soulever.
Il vous en a récompensé par le plus surprenant des miracles, parle miracle de vous avoir attiré de si loin ici. Remerciez-le doncde tout votre coeur et ne vous désolez plus. Vous réciterezaujourd’hui pour pénitence les psaumes de la pénitence et leslitanies des saints. Je vais vous donner ma bénédiction.
Et le prieur le bénit et disparut. Durtal se releva à bout delarmes ; ce qu’il craignait tant était arrivé, le moine quidevait l’opérer était impassible, presque muet ! Hélas !Se dit-il, mes abcès étaient mûrs, mais il fallait un coup delancette pour les percer !
– Après tout, reprit-il, en grimpant l’escalier pour aller serafraîchir les yeux dans sa cellule, ce trappiste a étécompatissant à la fin, moins dans ses observations que dans le tondont il les a prononcées ; puis, il convient d’être juste, ila peut-être été ahuri par mes larmes ; l’abbé Gévresin n’avaitsans doute pas écrit au père Etienne que je me réfugiais à laTrappe pour me convertir ; mettons-nous alors à la place d’unhomme vivant en Dieu, hors le monde, et auquel on déchargetout-à-coup une tinette sur la tête !
Enfin nous verrons demain ; et Durtal se hâta de setamponner le visage, car il était près de onze heures et l’officede sexte devait commencer.
Il se rendit à la chapelle ; elle était à peu près vide,car les frères travaillaient, à ce moment, dans la fabrique dechocolat et dans les champs.
Les pères étaient à leur place, dans la rotonde. Le prieur tirala cliquette, tous s’enveloppèrent d’un grand signe de croix et àgauche, là où il ne pouvait voir, – car Durtal s’était installé àla même place que le matin, devant l’autel de saint Joseph, – unevoix monta :
– « Ave, maria, gratia plena, dominus tecum. »
Et l’autre partie du choeur répondit :
– « Et benedictus fructus ventris tui, Jesus. »
Il y eut une seconde d’intervalle et la voix pure et faible duvieux trappiste chanta comme avant l’office des Complies, la veille:
– « Deus, in adjutorium meum intende. »
Et la liturgie se déroula, avec ses Gloria patri, etc., pendantlesquels les moines courbaient le front sur leurs livres, et sasérie de psaumes articulés sur un ton bref d’un côté, et long del’autre.
Durtal agenouillé se laissait aller au bercement de lapsalmodie, si las qu’il ne pouvait parvenir à prier lui-même.
Puis quand sexte se termina, tous les pères se recueillirent etDurtal surprit un regard de pitié chez le prieur qui se tourna unpeu vers son banc. Il comprit que le moine implorait le sauveurpour lui, suppliait peut-être Dieu de lui indiquer la manière dontil pourrait, demain, s’y prendre.
Durtal rejoignit M. Bruno dans la cour ; ils se serrèrentla main, puis l’oblat lui annonça la présence d’un nouveauconvive.
– Un retraitant ?
– Non, un vicaire des environs de Lyon ; il reste un jourseulement ; il est venu visiter l’abbé qui est malade.
– Je croyais d’abord que l’abbé de Notre-Dame de l’Atre était cegrand moine qui conduit l’office…
– Mais non, c’est le prieur, le père Maximin ; quant àl’abbé, vous ne l’avez pas vu et je doute que vous puissiez levoir, car il ne sortira sans doute pas de son lit avant votredépart.
Ils arrivèrent à l’hôtellerie, trouvèrent le père Etiennes’excusant, auprès d’un prêtre gros et court, de l’indigent régalqu’il apportait.
Ce prêtre aux traits forts, modelés dans de la graisse jaune,était hilare.
Il plaisanta M. Bruno qu’il semblait connaître de longue datesur le péché de gourmandise qui devait se commettre si fréquemmentdans les Trappes, puis il huma, en simulant des gloussementsd’allégresse, l’inodore bouquet du pauvre vin qu’il se versa ;enfin lorsqu’il divisa avec une cuiller l’omelette qui composait leplat de résistance du dîner, il feignit de découper un poulet,s’extasiant sur la belle apparence de la chair, disant à Durtal : -je vous affirme, monsieur, que c’est un poulet de grain ;oserai-je vous offrir une aile ?
Ce genre de plaisanterie exaspérait Durtal qui n’avait avec celaaucune envie de rire, ce jour-là ; aussi se borna-t-il àrépondre par un vague salut, tout en souhaitant à part lui que lafin du repas fût proche.
La conversation continua entre ce prêtre et M. Bruno.
Après s’être disséminée sur divers lieux communs, elle finit parse concentrer sur une invisible loutre qui dévastait les étangs del’abbaye.
– Mais enfin, disait le vicaire, avez-vous au moins découvert lelieu où elle gîte ?
– Jamais ; l’on distingue aisément dans les herbesfroissées les chemins qu’elle parcourt pour se jeter dans l’eau,mais toujours, à un endroit, on perd ses traces. Nous l’avonsguettée avec le P. Etienne, pendant des journées ; et jamaiselle ne s’est montrée.
L’abbé expliqua divers pièges qu’il convenait de tendre. Durtalrêvait à cette chasse à la loutre si plaisamment racontée parBalzac en tête de ses Paysans, quand le dîner s’acheva.
Le vicaire récita les grâces et dit à M. Bruno :
– Si nous allions faire un tour ; le bon air remplacera lecafé que l’on omet de nous servir.
Durtal regagna sa cellule.
Il se sentait vidé, détrité, fourbu, réduit à l’état defilaments, à l’état de pulpe. Le corps concassé par les cauchemarsde la nuit, énervé par la scène du matin, demandait à s’asseoir, àne pas bouger et si l’âme n’avait plus cet affolement qui l’avaitbrisée dans des sanglots aux pieds du moine, elle restait dolenteet inquiète ; elle aussi demandait à se taire, à se reposer, àdormir.
Voyons, dit Durtal, il ne s’agit pas de se déserter,secouons-nous.
Il lut les psaumes de la pénitence et les litanies dessaints ; puis il hésita entre deux de ses volumes, entre saintBonaventure et sainte Angèle.
Il se décida pour la bienheureuse. Elle avait péché, s’étaitconvertie, elle lui semblait moins loin de lui, pluscompréhensible, plus secourable que le docteur Séraphique, que lesaint toujours demeuré pur, à l’abri des chutes.
N’avait-elle pas été, elle aussi, une scélérate charnelle,n’était-elle pas également arrivée de bien loin vers lesauveur ?
Mariée, elle pratique l’adultère et elle se dévergonde ;les amants se succèdent et, quand ils sont taris, elle les rejettecomme des écales. Soudain la grâce fermente en elle et lui faitéclater l’âme ; elle va se confesser, n’ose avouer les plusvéhéments de ses péchés au prêtre, et elle communie, greffant ainsile sacrilège sur ses autres fautes.
Elle vit, jours et nuits, torturée par le remords, finit parsupplier saint François d’Assise de la sauver. Et, la nuitsuivante, le saint lui apparaît : – Ma soeur, dit-il, si vousm’aviez appelé plus tôt, je vous aurais exaucée déjà. Le lendemain,elle se rend à l’église, écoute un prêtre qui parle en chaire,comprend que c’est à celui-là qu’elle doit s’adresser et elles’ouvre pleinement, se confesse entièrement à lui.
Alors commencent les épreuves d’une vie purgative atroce. Elleperd, coup sur coup, sa mère, son mari, ses enfants ; ellesubit des tentations charnelles si violentes qu’elle en est réduiteà saisir des charbons allumés et à cautériser par le feu la plaiemême de ses sens.
Pendant deux années, le démon la tisonne. Elle distribue sesbiens aux pauvres, revêt l’habit du tiers-ordre de saint François,recueille les malades et les infirmes, mendie dans la rue poureux.
Un jour, un haut-le-coeur lui vient devant un lépreux dont lescroûtes soulevées infectent ; pour se punir de son dégoût,elle boit l’eau dans laquelle elle a lavé ces croûtes ; desnausées la reprennent ; elle se châtie encore en se forçant àavaler une écaille que cette eau n’a pu entraîner et qui lui estrestée dans le gosier, à sec.
Pendant des années elle panse des ulcères et médite sur lapassion du Christ. Puis son noviciat de douleurs prend fin et lejour radieux des visions l’éclaire. Jésus la traite en enfantgâtée, la cajole, la nomme ma très douce, ma très aiméefille ; il la dispense du besoin de manger, ne la nourritqu’avec les espèces saintes ; il l’appelle, l’attire,l’absorbe dans la lumière incréée, lui permet, par une avanced’hoirie, de connaître, vivante, les joies du ciel.
Et elle est si simple, si timide, que, malgré tout, elle a peur,car le souvenir de ses péchés l’alarme. Elle ne peut se croirepardonnée et elle dit au Christ : – « ah ! Je voudrais memettre un collier de fer et me traîner sur la place publique pourcrier mes hontes ! »
Et il la console et lui répète : rassure-toi, ma fille, j’aicompensé tes péchés par mes souffrances ; et comme elles’accuse encore d’avoir vécu dans l’opulence, qu’elle se reproched’avoir raffolé de toilettes et de bijoux, il lui dit en souriant :pour racheter tes richesses, j’ai manqué de tout ; il tefallait un grand nombre de robes et, moi, je n’eus qu’un vêtementet les soldats m’en dépouillèrent et le tirèrent au sort ; manudité fut l’expiation de ta vanité dans les parures…
Et tous les entretiens du Christ sont sur ce ton ; il passeson temps à réconforter cette humble que ses bienfaitsaccablent ; et elle est pourtant avec cela la plus amoureusedes saintes ! Son oeuvre est une série de libationsspirituelles et de caresses ; il semble qu’à côté d’elle, lesvolumes des autres mystiques charbonnent tant le foyer de ce livreest vif !
Ah ! se disait Durtal, en feuilletant ces pages, c’est bienle Christ de saint François, le Dieu de miséricorde 6 qui parle àcette franciscaine ! – et il reprenait : cela devrait medonner du courage, car enfin Angèle de Foligno a péché autant quemoi et toutes ses fautes lui furent cependant remises ! Oui,mais aussi, quelle âme elle avait, tandis que la mienne n’est bonneà rien ; au lieu d’aimer, elle raisonne ! Il est juste denoter pourtant que la bienheureuse était dans de meilleuresconditions que moi pour se rédimer. Elle vivait au treizièmesiècle, avait moins de chemin à faire pour aborder Dieu, car depuisle Moyen Age, chaque siècle nous éloigne de lui davantage !Elle vivait dans un temps plein de miracles et qui regorgeait desaints et, moi, je vis à Paris, à une époque où les miracles sontrares, où les saints ne foisonnent guère. – puis, une fois partid’ici, je vais m’amollir, me diluer encore dans l’infâme étuvée,dans le bain de péchés des villes, quelle perspective !
A propos… il regarda sa montre et tressauta ; il était deuxheures-j’ai manqué l’office de none, se dit-il ; décidément,il faut que je simplifie l’horaire compliqué de ma pancarte, sanscela je ne m’y reconnaîtrai jamais : et il le traça en effet, enquelques lignes :
Matin – lever à 4 heures ou plutôt à 3 heures 1/2 – Déjeuner à 7heures – Sexte à 11 heures, dîner 7 à 11 heures 1/2 – None à 1heure 1/2 – Vêpres à 5 heures 1/4 – Souper à 6 et Complies à 7heures 25.
Là, c’est clair au moins et facile à retenir. – Pourvumaintenant que le P. Etienne n’ait pas remarqué mon absence à lachapelle !
Il quitta sa chambre. – Ah ! voici le fameux règlement, sedit-il, en considérant un tableau encadré, pendu sur le palier.
Il s’approcha et il lut :
« Règlement de messieurs les Hôtes. »
Il se composait de nombreux articles et débutait par ces mots:
« On prie humblement ceux que la divine providence conduira dansce monastère d’agréer qu’on les avertisse des chosessuivantes ; » « On évite, en tout temps, la rencontre desreligieux et des frères convers ; on n’approche pas du lieu oùils travaillent. » « Il est interdit de sortir de la clôture pouraller à la ferme ou aux environs du monastère. »
Puis venait une série de recommandations qui figuraient déjàdans le nota des horaires imprimé sur les pancartes.
Durtal sauta plusieurs paragraphes et lut encore :
» MM. les hôtes sont priés de ne rien écrire sur les portes, dene pas frotter d’allumettes au mur, de ne pas jeter d’eau sur leplancher. » » On ne peut aller d’une chambre à l’autre pour visiterson voisin ou lui parler. » » On ne peut fumer dans la maison. »
Et dehors non plus, pensa Durtal, j’ai pourtant bien besoind’allumer une cigarette. Et il descendit.
Il se heurta dans le couloir au père Etienne qui lui fitaussitôt observer qu’il ne l’avait pas vu à sa place pendantl’office. Durtal s’excusa de son mieux. Le moine n’insista pas,mais Durtal comprit qu’il était surveillé et se rendit compte que,sous ses allures bon enfant, l’hôtelier devait, dès qu’ils’agissait de discipline, vous serrer la gorge dans un garrot defer.
Il n’en douta plus lorsqu’à l’heure des vêpres, il s’aperçut quele premier regard du moine en entrant dans la chapelle était pourlui, mais il était si veule, si endolori, ce jour-là, qu’il ne s’enoccupa guère.
Ce changement brusque d’existence, ces heures de sa viehabituelle si complètement transformées l’ahurissaient et, de sacrise du matin, il avait conservé une sorte de torpeur qui luibrisait tout ressort. Il vécut cette fin de journée à la dérive, nepensant plus à rien, dormant debout ; et quand le soir futvenu, il s’écroula sur son lit comme une masse.
