Chapitre 4
Ah ! Cette messe de minuit ! Il avait eu lamalencontreuse idée de s’y rendre à Noël. Il était entré àSaint-Séverin, y avait trouvé installé, à la place de la maîtrise,un externat de demoiselles qui tricotaient avec des voix enaiguilles la laine fatiguée des cantiques. Il avait fui jusqu’àSaint-Sulpice, était tombé dans une foule qui se promenait etcausait comme en plein vent ; il y avait écouté des marchesd’orphéons, des valses de guinguettes, des airs de feux d’artifice,et, indigné, il était sorti.
Il lui avait semblé superflu de faire escale àSaint-Germain-des-prés, car il avait cette église en horreur. Outrel’ennui que dégage sa lourde coque si mal rafistolée et les mornespeintures dont la chargea Flandrin, le clergé y était d’une laideurspéciale, presque inquiétante, et la maîtrise y était vraimentinfâme. C’était un ramas de gâte-sauces, d’enfants qui crachaientde la vinaigrette et de vieux chantres qui mitonnaient dans lefourneau de leur gorge une sorte de panade vocale, une vraiebouillie de sons.
Il ne songeait pas non plus à se réfugier à Saint-Thomas d’Aquindont il redoutait et les aboiements et les flons-flons ;restait Sainte-Clotilde où la psallette tient au moins debout etn’a point, ainsi que celle de Saint-Thomas, perdu toute vergogne.Il y pénétra, mais, là encore, il se heurta à un bal d’airsprofanes, à un sabbat mondain.
Il avait fini par se coucher, furieux, se disant : tout de même,à Paris, quel singulier baptême musical on réserve auNouveau-Né !
Le lendemain, en se réveillant, il se sentit sans courage pouraffronter les églises ; les sacrilèges de cette nuit vontcontinuer, pensa-t-il ; et comme le temps était à peu prèsbeau, il sortit, erra dans le Luxembourg, rejoignit le carrefour del’Observatoire et le boulevard de Port-Royal et, machinalement, ilenfila l’interminable rue de la Santé.
Cette rue, il la connaissait de longue date ; il y faisaitsouvent de mélancoliques promenades, attiré par sa détressecasanière de province pauvre ; puis elle était accessible auxrêveries, car elle était bordée, à droite, par les murs de laprison de la Santé et de l’asile des aliénés de Sainte-Anne, àgauche par des couvents. L’air, le jour, coulaient dans l’intérieurde cette rue, mais il semblait que, derrière elle, tout devintnoir ; elle était, en quelque sorte, une allée de prison,côtoyée par des cellules où les uns subissaient de force detemporaires condamnations et où les autres souffraient, de leurplein gré, d’éternelles peines.
Je me la figure assez bien, peinte par un Primitif des Flandres,se disait Durtal ; le long de la chaussée que pavèrent depatients pinceaux, des étages de maisons ouvertes, du haut en bas,ainsi que des armoires ; et, d’un côté, des cachots massifsavec couchettes de fer, cruche de grès, petit judas ouvert dans desportes scellées de puissants verrous ; là-dedans, de mauvaislarrons, grinçant des dents, tournant sur eux-mêmes, les cheveuxdroits, hurlant tels que des bêtes enchaînées dans des cages ;de l’autre côté, des logettes meublées d’un galetas, d’une cruchede grès, d’un crucifix, fermées, elles aussi, par des portesbardées de fer, et, au milieu, des religieuses ou des moines, àgenoux sur le carreau, la face découpée sur le feu d’un nimbe, lesyeux au ciel, les mains jointes, envolés, dans l’extase, près d’unpot où fleurit un lys.
Enfin, au fond de la toile, entre ces deux haies de maisons,monte une grande allée au bout de laquelle, dans un ciel pommelé,Dieu le père assis, avec le Christ à sa droite, et, tout autourd’eux, des choeurs de Séraphins jouant de l’angélique et de laviole ; et Dieu le père immobile sous sa haute tiare, lapoitrine couverte par sa longue barbe, tient une balance dont lesplateaux s’équilibrent, les saints captifs expiant à mesure, parleurs pénitences et leurs prières, les blasphèmes des scélérats etdes fous.
Il faut avouer, se disait Durtal, que cette rue est bienparticulière, qu’elle est même probablement, à Paris, unique, carelle réunit, sur son parcours, les vertus et les vices qui, dansles autres arrondissements, se disséminent, d’habitude, malgré lesefforts de l’église, le plus loin qu’ils peuvent, les uns desautres.
Il était arrivé, en devisant, près de Sainte-anne ; alorsla rue s’aéra et les maisons baissèrent ; elles n’eurent plusqu’un, que deux étages, puis, peu à peu, elles s’espacèrent, nefurent plus reliées, les unes aux autres, que par des boutsdéplâtrés de murs.
C’est égal, se disait Durtal, si ce coin de rue est dénué deprestige, il est, en revanche, bien intime ; au moins ici, onest dispensé d’admirer le décor saugrenu de ces modernes agencesqui exposent dans leurs vitrines, ainsi que de précieuses denrées,des piles choisies de bûches et, dans des compotiers de cristal,les dragées des anthracites et les pralines des cokes.
Et puis voici une ruelle vraiment cocasse et il regardait unesente qui descendait en pente roide dans une grande rue où l’onapercevait le drapeau tricolore en zinc d’un lavoir ; et illut ce nom : rue de l’Ebre.
Il s’y engagea : elle mesurait quelques mètres à peine, étaitarrêtée dans toute sa longueur, à droite, par un mur derrièrelequel on entrevoyait des masures éclopées, surmontées d’unecloche. Une porte cochère treillissée d’un guichet carrés’enfonçait dans ce mur qui s’élevait à mesure qu’il descendait etfinissait par se trouer de croisées rondes, par s’élever en unepetite bâtisse que dépassait un clocher si bas que sa pointen’atteignait même pas la hauteur de la maison de deux étages,située en face.
De l’autre côté, c’était une glissade de trois bicoques, colléesles unes contre les autres ; des tuyaux de zinc rampaient, enmontant comme des ceps, se ramifiaient comme les tiges d’une vignecreuse, le long des murs ; des fenêtres baîllaient sur descaisses rouillées de plomb. L’on discernait dans de vagues coursd’affreux taudis ; dans l’un, était un galetas où dormaientdes vaches ; dans les deux autres, s’ouvraient une remise devoitures à bras et une bibine derrière les barreaux de laquelleapparaissaient des goulots capsulés de litres.
Ah ça, mais, c’est une église, se dit Durtal, en regardant lepetit clocher et les trois ou quatre baies rondes qui semblaientdécoupées dans le papier d’émeri que simulait le mortier noir etrugueux du mur ; où est l’entrée ?
Il la découvrit, au tournant de cette sente qui se jetait dansla rue de la Glacière. Un porche minuscule donnait accès dans labâtisse.
Il poussa la porte, pénétra dans une grande pièce, une sorte dehangar fermé peint en jaune, au plafond plat, traversé depoutrelles de fer badigeonnées de gris, liserées de filets d’azuret ornées de becs de gaz de marchand de vins. Au fond, un autel enmarbre, six cierges allumés, des fleurs en papier et descolifichets dorés, des candélabres plantés de bougies et sous letabernacle, un tout petit Saint-sacrement qui scintillait enréverbérant le feu des cierges.
Il faisait à peine clair, les vitres des croisées ayant étépeinturlurées à cru de bandes d’indigo et de jaune serin ; ongelait, le poêle n’étant pas allumé et l’église, pavée de carreauxde cuisine, ne possédant aucun paillasson, aucun tapis.
Durtal s’emmitoufla de son mieux et s’assit. Ses yeux finirentpar s’habituer à l’obscurité de cette salle ; ce qu’ilapercevait devant lui était étrange ; sur des rangées dechaises, en face du choeur, des formes humaines, noyées dans desflots de mousseline blanche, étaient posées. Aucune nebougeait.
Soudain, par une porte de côté, une religieuse, égalementenveloppée, de la tête aux pieds, dans un grand voile, entra. Ellelongea l’autel, s’arrêta au milieu, tomba par terre, baisa le solet, d’un effort de reins, sans même s’aider des bras, se mitdebout ; elle s’avança, muette, dans l’église, frôla Durtalqui discerna sous la mousseline une magnifique robe d’un blanc decrème, une croix d’ivoire pendue au cou, une cordelière et unchapelet blancs à la ceinture.
Elle alla jusqu’à la porte d’entrée et, là, monta par un petitescalier dans une tribune qui dominait l’église.
Qu’est-ce que cet ordre si somptueusement vêtu, installé dans lamisérable chapelle de ce quartier, se demandait-il ?
Peu à peu, maintenant, la salle s’emplissait ; des enfantsde choeur en rouge avec des pèlerines bordées de poils de lapinallumèrent les candélabres, sortirent, ramenèrent un prêtre,habillé d’une chape d’occasion, à grandes fleurs, un prêtre maigreet jeune, qui s’assit et, d’un ton grave, chanta la premièreantienne des vêpres.
Et subitement, Durtal se retourna. Dans la tribune, un harmoniumsoutenait les répons d’inoubliables voix. Ce n’était plus la voixde la femme, mais une voix tenant de celle de l’enfant, adoucie,mondée, épointée du bout, et de celle de l’homme, mais écorcée,plus délicate et plus ténue, une voix asexuée, filtrée par leslitanies, blutée par les oraisons, passée aux cribles desadorations et des pleurs.
Le prêtre, toujours assis, chanta le premier verset del’immuable psaume Dixit Dominus Domino meo.
Et Durtal vit en l’air, dans la tribune, de longues statuesblanches, tenant en main des livres noirs, chantant lentement, lesyeux au ciel. Une lampe éclaira l’une de ces figures qui, pendantune minute, se pencha un peu et il aperçut, sous le voile relevé,un visage attentif et dolent, très pâle.
Les Vêpres alternaient maintenant leurs strophes, chantées, lesunes par les religieuses, en haut, les autres, par les moniales, enbas. La chapelle était presque pleine ; un pensionnat dejeunes filles voilées de blanc emplissait un côté ; despetites bourgeoises tristement vêtues, des gosses qui jouaient avecleurs poupées, occupaient l’autre. A peine quelques femmes dupeuple en sabots et pas un homme.
L’atmosphère devenait extraordinaire. Positivement le brasierdes âmes tiédissait la glace de cette pièce ; ce n’étaientplus ces vêpres opulentes, telles qu’on les célèbre, le dimanche, àSaint-Sulpice, c’étaient les vêpres des pauvres, des vêpresintimes, en plain-chant de campagne, suivies par les fidèles avecune ferveur prodigieuse, dans un recueillement de silenceinouï.
Durtal se crut transporté, hors barrière, au fond d’un village,dans un cloître ; il se sentait amolli, l’âme bercée par lamonotone ampleur de ces chants, ne discernant plus la fin despsaumes qu’au retour de la doxologie, au Gloria patri et filio quiles séparait les uns des autres.
Il eut un élan véritable, un sourd besoin de supplierl’incompréhensible, lui aussi ; environné d’effluves, pénétréjusqu’aux moelles par ce milieu, il lui parut qu’il se dissolvaitun peu, qu’il participait même de loin aux tendresses réunies deces âmes claires. Il chercha une prière, se rappela celle que SaintPaphnuce enseigna à la courtisane Thaïs, alors qu’il lui cria : « Tun’es pas digne de nommer Dieu, tu prieras seulement ainsi : quiplasmasti me, miserere mei, toi qui m’as créée, aie pitié de moi ».Il balbutia l’humble phrase, pria, non par amour ou par contrition,mais par dégoût de lui-même, par impuissance de s’abandonner, parregret de ne pouvoir aimer. Puis il songea à réciter le Pater,s’arrêta à cette idée que cette prière était la plus difficile detoutes à prononcer, lorsqu’on en pèse au trébuchet les phrases. N’ydéclare-t-on pas, en effet, à Dieu, qu’on pardonne les offenses deson prochain ? Or, combien parmi ceux qui profèrent ces motspardonnent aux autres ? Combien parmi les catholiques qui nementent point, lorsqu’ils affirment à celui qui sait tout qu’ilssont sans haine ?
Il fut tiré de ses réflexions par le silence subit de la salle.Les vêpres étaient terminées ; l’harmonium préluda encore ettoutes les voix des nonnes s’élevèrent, en bas, dans le choeur, enhaut dans la tribune, chantant le vieux Noël : Il est né le divinenfant.
Il écoutait, ému par la naïveté de ce cantique et, soudain, enune minute, brutalement, sans y rien comprendre, la posture depetites filles à genoux sur leurs chaises, devant lui, lui suscitad’infâmes souvenirs.
Il se rebiffa, dégoûté, voulut repousser l’assaut de ces honteset elles persistèrent. Une femme, dont les perversionsl’affolaient, revint le trouver là.
Il revit, sous les chemisettes de dentelles et de soie, renflerles chairs ; ses mains tremblèrent et, fiévreusement, ellesouvrirent les abjectes et les délicieuses cassolettes de cettefille.
Tout à coup, cette hallucination cessa ; machinalement, sonoeil était attiré vers le prêtre qui le regardait en parlant bas àun bedeau.
Il perdit la tête, s’imagina que ce prêtre devinait ses penséeset le chassait, mais cette idée était si folle qu’il haussa lesépaules et plus sagement se dit que l’on ne recevait sans doute pasd’hommes dans ce couvent de femmes, que l’abbé venait del’apercevoir et lui dépêchait le bedeau pour le prier desortir.
Il venait en effet droit à lui ; Durtal s’apprêtait àprendre son chapeau, quand, d’un ton tout à fait persuasif etdocile, cet employé lui dit : la procession va commencer ; ilest d’usage que les messieurs marchent derrière leSaint-sacrement ; bien que vous soyez le seul homme ici,Monsieur L’Abbé a pensé que vous ne refuseriez pas de suivre lecortège qu’on va former.
Ahuri par cette demande, Durtal eut un geste vague dans lequelle bedeau crut discerner une adhésion.
Mais non, se dit-il, lorsqu’il fut seul ; je ne veux pas dutout me mêler à la cérémonie ; d’abord, je n’y connais rien etje gafferais, ensuite je ne veux pas me couvrir de ridicule. Ils’apprêtait à filer sans bruit, mais il n’eut pas le tempsd’exécuter son projet ; l’huissier lui apportait un ciergeallumé et l’invitait à l’accompagner. Il fit alors contre fortunebon coeur et tout en se répétant : ce que je dois avoir l’aircouenne ! Il s’achemina derrière cet individu jusqu’àl’autel.
Là le bedeau l’arrêta et le pria de ne plus bouger. Toute lachapelle était maintenant debout ; le pensionnat de jeunesfilles se divisait en deux files précédées d’une femme portant unebannière. Durtal s’avança devant le premier rang desreligieuses.
Les voiles baissés devant les profanes, dans l’église même,étaient levés devant le Saint-sacrement, devant Dieu. Durtal putexaminer ces soeurs pendant une seconde ; sa désillusion futd’abord complète. Il se les figurait pâles et graves comme la nonnequ’il avait entrevue dans la tribune et presque toutes étaientrouges, tachées de son, et croisaient de pauvres doigts boudinés etcrevés par les engelures. Elles avaient des visages gonflés etsemblaient toutes commencer ou terminer une fluxion ; ellesétaient évidemment des filles de la campagne ; et les novicesreconnaissables à leurs robes grises, sous le voile blanc, étaientplus vulgaire encore ; elles avaient certainement travaillédans des fermes ; et, pourtant, à les regarder ainsi tenduesvers l’autel, l’indigence de leurs faces, l’horreur de leurs mainsbleuies par le froid, de leurs ongles crénelés, cuits par leslessives, disparaissaient ; les yeux humbles et chastes,prompts aux larmes de l’adoration sous les longs cils, changeaienten une pieuse simplesse la grossièreté des traits. Fondues dans laprière, elles ne voyaient même pas ses regards curieux, nesoupçonnaient même point qu’un homme était là qui les épiait.
Et Durtal enviait l’admirable sagesse de ces pauvres filles quiavaient seules compris qu’il était dément de vouloir vivre. Il sedisait : l’ignorance mène au même résultat que la science. Parmiles carmélites, il est des femmes riches et jolies qui ont vécudans le monde et l’ont quitté, convaincues à jamais du néant de sesjoies, et ces religieuses-ci, qui ne connaissent évidemment rien,ont eu l’intuition de cette vacuité qu’il a fallu des annéesd’expérience aux autres pour acquérir. Par des voies différentes,elles sont arrivées au même rond-point. Puis, quelle luciditérévèle cette entrée dans un ordre ! Car enfin, si ellesn’avaient pas été recueillies par le Christ, elles seraientdevenues quoi, ces malheureuses ? Mariées à des pochards etmartelées de coups ; ou bien servantes dans des auberges,violées par leurs patrons, brutalisées par les autres domestiques,condamnées aux couches clandestines, vouées au mépris descarrefours, aux dangers des retapes ! Et, sans rien savoir,elles ont tout évité ; elles demeurent innocentes, loin de cespérils et loin de ces boues, soumises à une obéissance qui n’estplus ignoble, disposées par leur genre de vie même à éprouver, sielles en sont dignes, les plus puissantes allégresses que l’âme dela créature humaine puisse ressentir !
Elles restent peut-être encore des bêtes de somme, mais ellessont les bêtes de somme du bon Dieu, au moins !
Il en était là de ses réflexions quand le bedeau lui fit unsigne. Le prêtre, descendu de l’autel, tenait le petitostensoir ; la procession des jeunes filles s’ébranlaitmaintenant devant lui. Durtal passa devant le rang des religieusesqui ne se mêlèrent pas au cortège et, le cierge à la main, ilsuivit le bedeau qui portait derrière le prêtre un parasol tendu desoie blanche.
Alors, de sa voix traînante d’accordéon grandi, l’harmonium, duhaut de la tribune, emplit l’église, et les nonnes, debout à sescôtés, entonnèrent le vieux chant rythmé tel qu’un pas de marche,l’Adeste fideles, tandis qu’en bas les moniales et les fidèlesscandaient, après chaque strophe, le doux et pressant refrainVenite adoremus.
La procession tourna, plusieurs fois, autour de la chapelle,dominant les têtes courbées dans la fumée des encensoirs que lesenfants de choeur brandissaient, en se retournant, à chaque halte,devant le prêtre.
Eh bien, mais je ne m’en suis pas trop mal tiré, se dit Durtal,lorsqu’ils furent revenus devant l’autel. Il croyait que son rôleavait pris fin, mais, sans lui demander, cette fois, son avis, lebedeau le pria de s’agenouiller, à la barre de communion, devantl’autel.
Il se sentait mal à l’aise, gêné de se savoir ainsi, derrière ledos, tout ce pensionnat, tout ce couvent ; puis il n’avait pasl’habitude de cette posture ; il lui sembla qu’on luienfonçait des coins dans les jambes, qu’on le soumettait, comme auMoyen Age, à la torture. Embarrassé par son cierge qui coulait etmenaçait de le cribler de taches, il remuait doucement sur place,tentant d’émousser, en glissant le bas de son paletot sous sesgenoux, le coupant des marches ; mais il ne faisait, enbougeant, qu’aggraver son mal ; ses chairs refouléess’inséraient entre les os et son épiderme froissé brûlait. Il finitpar suer d’angoisse, craignant de distraire la ferveur de lacommunauté par une chute ; et la cérémonie s’éternisait !à la tribune, les religieuses chantaient, mais il ne les écoutaitplus et déplorait la longueur de cet office.
Enfin, le moment de la bénédiction s’apprêta.
Alors, malgré lui, se voyant là, si près de Dieu, Durtal oubliases souffrances et baissa le front, honteux d’être ainsi placé, telqu’un capitaine à la tête de sa compagnie, au premier rang de latroupe de ces vierges ; et, lorsque, dans un grand silence, lasonnette tinta et que le prêtre, se retournant, fendit lentementl’air en forme de croix et bénit, avec le Saint-Sacrement, lachapelle abattue à ses pieds, Durtal demeura, le corps incliné, lesyeux clos, cherchant à se dissimuler, à se faire petit, à passerinaperçu, Là-Haut, au milieu de cette foule pieuse.
Le psaume Laudate Dominum omnes gentes retentissait encore,quand le bedeau vint lui enlever son cierge. Durtal fut sur lepoint de jeter un cri, alors qu’il fallut se mettre debout ;ses genoux engourdis craquaient et leurs charnières nemanoeuvraient plus.
Il finit néanmoins par regagner, cahin-caha, sa place ; illaissa s’écouler la foule, et, s’approchant du bedeau, il luidemanda le nom de ce couvent et l’ordre auquel appartenaient cesreligieuses.
Ce sont des franciscaines missionnaires de Marie, répondit cethomme, mais ce sanctuaire n’est pas leur propriété, comme voussemblez le croire ; c’est une chapelle de secours qui dépendde la paroisse de Saint-Marcel de la Maison-Blanche ; elle estseulement reliée par un couloir à la maison que ces soeurs occupentlà, derrière nous, dans la rue de l’Ebre. Elles suivent, en somme,les offices au même titre que vous, que moi, et elles tiennent,pour les enfants du quartier, école.
Elle est attendrissante cette petite chapelle, se dit Durtal,lorsqu’il fut seul. Elle est vraiment appariée à l’endroit qu’elleabrite, à la triste rivière des tanneurs qui coule, en deçà de larue de la Glacière, dans les cours. Elle me fait l’effet d’être àNotre-Dame de Paris ce que sa voisine la Bièvre est à la Seine.Elle est le ruisselet de l’église, la panne pieuse, la misérablebanlieue du culte !
Et elles sont aussi indigentes et exquises les voix au sexeindécis ou fondu de ces pauvres nonnes ! Et Dieu sait pourtantsi j’exècre la voix de la femme dans le lieu saint, car elle restequand même impure. Il me semble que la femme apporte toujours avecelle les miasmes permanents de ses malaises et qu’elle fassetourner les psaumes. Puis, quand même, la vanité, la concupiscencesourdent de la voix mondaine et ses cris d’adoration auprès del’orgue ne sont que les cris de l’instance charnelle, ses plaintesmême dans les hymnes liturgiques les plus sombres ne s’adressentque des lèvres à Dieu, car, au fond, la femme ne pleure que lemédiocre idéal du plaisir terrestre qu’elle ne peut atteindre.Aussi, comme je comprends que l’Eglise l’ait rejetée de ses officeset qu’elle emploie, pour ne pas contaminer l’étole musicale de sesproses, la voix de l’enfant et de l’homme, voire même celle ducastrat.
Et cependant dans les couvents de femmes, cela change ; ilest certain que la prière, que la communion, que les abstinences,que les voeux, épurent le corps et l’âme et l’odeur vocale qui s’endégage. Leurs effluves donnent à la voix des religieuses, si écrue,si mal équarrie qu’elle puisse être, ses chastes inflexions, sesnaïves caresses d’amour pur ; ils la ramènent aux sons ingénusde l’enfance.
Dans certains ordres, ils semblent même l’émonder de la plupartde ses branches et concentrer les filets de sève qui restent surquelques tiges ; et il songeait à un monastère de carmélitesoù il était parfois allé, se rappelait leurs voix défaillantes,presque mortes, dont le peu de santé s’était réfugié dans troisnotes, des voix ayant perdu les couleurs musicales de la vie, lesteintes du grand air, ne conservant plus, dans le cloître, quecelles des costumes qu’elles semblaient refléter, des sons blancset bruns, des sons chastes et sombres.
Ah ! ces Carmélites, il y repensait maintenant, tandisqu’il descendait la rue de la Glacière ; et il évoquait uneprise de voile dont le souvenir l’emballait, chaque fois qu’ilrêvait à des couvents. Il se revoyait, un matin, dans la petitechapelle de l’avenue de Saxe, une chapelle de style ogival,espagnol, percée d’étroites fenêtres tendues de vitraux si foncésque la lumière séjournait dans leurs couleurs, sans éclairer.
Au fond, se dressait, dans l’ombre, le maître-autel, surélevé desix marches ; à sa gauche, une grande grille de fer en formed’ogive était voilée d’un rideau noir et, du même côté, maispresque au bas de l’autel alors, une petite ogive tracée sur un murplein, s’allongeait en lancette, trouée, au milieu, d’une ouverturesimulant une sorte de chatière carrée, un cadre sans panneau,vide.
Ce matin-là, cette chapelle, froide et obscure, rutilait,incendiée par des taillis de cierges et l’odeur d’un encens nonaltéré, comme celui des autres églises, par des benjoins et desgommes, l’emplissait d’une fumée sourde ; elle regorgeait demonde. Tapi dans un coin, Durtal s’était retourné, et avait, ainsique ses voisins, suivi du regard le dos des thuriféraires et desprêtres qui se dirigeaient vers l’entrée. Et la porte s’étaitbrusquement écartée et il avait eu, dans une explosion de jour, lavision rouge du cardinal-archevêque de Paris, traversant la nef,branlant une tête chevaline précédée d’un grand nez à lunettes,voûtant sa haute taille, la penchant tout d’un côté, bénissantd’une longue main tordue, telle qu’une patte de crabe, lesassistants.
Il était monté avec sa suite à l’autel, s’était agenouillé surun prie-dieu ; puis on lui avait enlevé sa pèlerine, on luiavait passé une chasuble de soie, à croix claire, tissée d’argent,et la messe avait commencé. Un peu avant la communion, le voilenoir avait été doucement tiré, derrière la haute grille, et dans unjour bleuâtre pareil à une nuit de lune, Durtal avait entrevu desfantômes blancs qui glissaient et des étoiles qui clignotaient enl’air et, tout contre la grille, une forme de femme, agenouillée,immobile sur le sol, tenant, elle aussi, une étoile au bout d’uncierge. La femme ne bougeait pas, mais l’étoile tremblait ;puis quand le moment de la communion avait été proche, la femmes’était levée, avait disparu et sa tête, comme décapitée, étaitvenue remplir le cadre du guichet ouvert dans la lancette.
Penché en avant, il avait alors aperçu, pendant une seconde, unefigure morte, les paupières tombées ; blanche, sans yeux, demême que les statues en marbre de l’antique. Et tout s’était effacéavec le cardinal, courbé, le saint ciboire à la main, sur lachatière.
Ce fut si prompt qu’il se demanda s’il n’avait pas rêvé ;la messe s’était achevée. L’on entendait, derrière la claire-voiede fer, des psalmodies lamentables, des chants lents, traînés,pleurés toujours sur les mêmes notes ; des lueurs vagabondeset des formes blanches passaient dans l’azur fluide des encens. MgrRichard s’était alors assis, mitre en tête, et il interrogeait lapostulante, revenue à sa place, agenouillée devant lui, derrière lagrille.
Il parlait à voix basse ; on ne pouvait l’entendre. Toutela chapelle se penchait pour écouter la novice prononcer ses voeux,mais l’on ne percevait qu’un long murmure. Durtal se rappelaitqu’il avait joué des coudes, qu’il était parvenu à s’approcher duchoeur et que, là, au travers des barres croisées de la herse, ilavait aperçu la femme en blanc, étendue à plat ventre, dans uncadre de fleurs ; et tout le couvent défilait, en se courbantsur elle, entonnait le chant des trépassés, l’aspergeait d’eaubénite, comme une morte !
C’est admirable ! s’écria-t-il, soulevé dans la rue par lesouvenir de cette scène, – et il se disait : la vie ! La viede ces femmes ! Coucher sur une paillasse piquée de crins,sans oreiller ni draps ; jeûner sept mois de l’année surdouze, sauf les dimanches et les jours de fêtes ; toujoursmanger, debout, des légumes et des aliments maigres ; restersans feu, l’hiver ; psalmodier pendant des heures, sur desdalles glacées ; se châtier le corps, être assez humble pour,si l’on a été douillettement élevée, accepter avec joie de laver lavaisselle, de vaquer aux besognes les plus viles ; prier, dèsle matin, toute la journée jusqu’à minuit, jusqu’à ce que l’ontombe en défaillance, prier ainsi jusqu’à la mort ! Faut-ilqu’elles aient pitié de nous et qu’elles tiennent à expierl’imbécillité de ce monde qui les traite d’hystériques et defolles, car il est inapte à comprendre les joies suppliciées detelles âmes !
On ne se sent pas très fier de soi, quand on songe auxcarmélites et même à ces humbles franciscaines qui sont cependantplus vulgaires. Il est vrai que celles-là n’appartiennent pas à unordre contemplatif, mais, c’est égal, leurs règles sont assezrigides, leur existence est assez dure pour qu’elles puissent,elles aussi, compenser par leurs oraisons et par leurs oeuvres lesexcès de la ville qu’elles protègent.
Il s’exaltait, en pensant aux monastères. Ah ! être terréchez eux, à l’abri des mufles, ne plus savoir si des livresparaissent, si des journaux s’impriment, ignorer pour jamais ce quise passe, hors de sa cellule, chez les hommes ! – et parfairele bienfaisant silence de cette vie murée, en se nourrissantd’actions de grâces, en se désaltérant de plain-chant, en sesaturant avec les inépuisables délices des liturgies !
Puis, qui sait ? à force de bonne volonté, de suppliquesardentes, parvenir à l’approcher, à l’entretenir, à le sentir prèsde soi, presque content de sa créature, peut-être ! Et ilévoquait les allégresses de ces abbayes où Jésus vivait. Il serappelait cet étonnant couvent d’Unterlinden, près de Colmar, où,au treizième siècle, ce n’était pas une, deux nonnes, c’était lemonastère tout entier qui surgissait, éperdu, devant le Christ dansdes cris de joie : des religieuses s’élevaient au-dessus de terre,d’autres entendaient des chants séraphiques ou sécrétaient de leurscorps épuisés des baumes ; d’autres encore devenaientdiaphanes ou se nimbaient d’étoiles ; tous les phénomènes dela vie contemplative étaient visibles dans la haute école demystique que fut ce cloître.
Emballé comme il l’était, il se trouva devant sa porte, sansmême se souvenir de la route qu’il avait prise et, une fois dans sachambre, il eut une distension et un éclat d’âme. Il avait envie deremercier, de demander miséricorde, d’appeler, il ne savait qui, dequérir il ne savait quoi. Et soudain ce besoin de s’épancher, desortir de lui-même, se précisa et il tomba à genoux, disant à laVierge :
– Ayez pitié, écoutez-moi ; j’aime mieux tout plutôt que derester ainsi, que de continuer cette existence ballottée et sansbut, ces étapes vaines ! Pardonnez, Sainte Vierge, au salaudque je suis, car je n’ai aucun courage pour commencer leshostilités, pour me combattre ! Ah ! Si vousvouliez ! Je sais bien que c’est fort d’oser vous supplier,alors que l’on n’est même pas résolu à retourner son âme, à lavider comme un seau d’ordures, à taper sur son fond, pour en fairecouler la lie, pour en détacher le tartre, mais… mais… quevoulez-vous, je me sens si débile, si peu sûr de moi, qu’en vérité,je recule !
Oh ! tout de même ce que je voudrais m’en aller, être horsd’ici, à mille lieues de Paris, je ne sais où, dans uncloître ! Mon Dieu ! C’est fou ce que je vous raconte,car je ne resterais pas deux jours dans un couvent et l’on ne m’yrecevrait pas d’ailleurs !
Et il se fit cette réflexion.
Pour une fois que je suis moins sec, moins malpropre que decoutume, je ne trouve à dire à la Vierge que des insanités et desniaiseries, alors qu’il serait si simple de solliciter son pardon,de l’implorer pour qu’elle ait pitié de ma vie déserte, pourqu’elle m’aide à résister aux sommations de mes vices, à ne pluspayer, ainsi que je le fais, les redevances des nerfs, l’impôt dessens !
C’est égal, reprit-il, en se relevant, en voilà assez. Je feraiau moins le peu que je puis ; sans plus tarder, j’irai chezl’abbé, demain, je lui expliquerai mes litiges d’âme et nousverrons bien après !
