EUTHYDÈME de Platon

Euthydème se préparait, comme dans la lutte, à
porter une troisième atteinte à Clinias; mais voyant le
jeune homme accablé de tous ces discours, pour le
consoler et l’empêcher de perdre courage, je lui dis:
— Ne t’étonne point, Clinias, de cette manière de
discourir, à laquelle tu n’es pas accoutumé. Peut-être ne
vois-tu pas le dessein de ces étrangers. Ils font comme

les corybantes, quand ils placent sur le trône celui qu’ils
veulent initier à leurs mystères; là on commence par des
danses et des jeux, comme tu dois le savoir, si jamais tu
as été initié. De même ces deux étrangers ne font
que danser et badiner autour de toi, pour t’initier après.
Imagine-toi donc que ce sont ici les préludes des
mystères sophistiques; car premièrement, comme
Prodicus l’a ordonné, il faut savoir la propriété des mots,
ce que ces étrangers viennent d’enseigner. Tu ignorais
qu’apprendre se dit quand on acquiert une
connaissance qu’on n’avait pas auparavant, et aussi
quand, après avoir acquis la connaissance d’une chose,
on réfléchit, par le moyen de cette connaissance, sur
cette même chose, que ce soit un fait ou une idée.
Ordinairement on appelle cela plutôt comprendre
qu’apprendre, mais quelquefois on lui donne ce dernier
nom. Or, tu ne savais pas, comme ces hommes l’ont fait
voir, qu’un même nom s’applique à des qualités
contraires, à celui qui sait et qui ne sait pas. Il en est de
même dans la seconde question qu’ils t’ont faite, si
l’on apprend ce que l’on sait ou ce que l’on ne sait pas:
ce ne sont là que des jeux en fait de savoir; et c’est pour
cela que j’ai prétendu qu’ils jouaient avec toi. Je dis des
jeux, parce que quand on saurait un grand nombre de
pareilles choses, quand même on les saurait toutes, on
n’en connaîtrait pas mieux la véritable nature des choses.
A la vérité l’on pourrait surprendre des gens par ces
équivoques, comme ceux qui tendent la jambe pour vous
faire tomber, ou qui dérobent votre siège quand vous
voulez vous asseoir, et rient de toute leur force dès
qu’ils vous voient à terre. Que tout ce qu’ils t’ont dit

jusqu’ici, Clinias, passe donc pour un jeu. Le sérieux va
venir, et je prendrai moi-même l’initiative en les priant de
me tenir la promesse qu’ils m’ont faite. Ils m’ont fait
espérer qu’ils m’enseigneraient l’art d’exciter les hommes
à la vertu; mais ils ont trouvé à propos, à ce qu’il paraît,
de commencer avec toi par une plaisanterie. A la bonne
heure, Euthydème et Dionysodore, vous avez
plaisanté jusqu’ici, mais peut-être cela suffit-il. Venez
maintenant au fait, et disposez ce jeune homme à
l’amour de la vertu et de la sagesse. Auparavant je vous
exposerai ma manière de voir à cet égard, et les choses
que je désire entendre. Mais ne vous moquez pas de moi
si je vous parais ignorant et ridicule; c’est le désir que
j’ai de profiter de votre sagesse qui me donne le courage
d’improviser devant vous.
Encore une fois, vous et vos disciples, ayez la patience
de m’écouter sans rire, et toi, fils d’Axiochus, réponds-
moi: Tous les hommes souhaitent-ils d’être heureux?
Mais déjà cette demande n’est-elle pas une de ces
questions ridicules, dont tout-à-l’heure je craignais
l’effet? N’est-il pas bien absurde de faire une pareille
demande? car qui ne souhaite de vivre heureux?
— Il n’y a personne qui ne le souhaite, me
répondit Clinias.
— Eh bien, lui dis-je, puisque chacun veut être
heureux, comment pourrait-il le devenir? Ne sera-ce pas
s’il possède beaucoup de biens? ou cette question n’est-
elle pas encore plus ridicule que la première? car cela est
évident.
— Il en tomba d’accord.
— Mais, entre toutes les choses, qu’appelons-nous des

biens? La réponse n’est-elle pas encore facile, et faut-il
un homme de tant de mérite pour la deviner? Tout le
monde conviendra, par exemple, que c’est un bien d’être
riche. N’est-ce pas?
— Assurément, m’a-t-il dit.
— La beauté, la santé, et autres semblables
perfections du corps, ne sont-elles pas des biens? — Il
en tomba d’accord.
— Et la noblesse, la puissance, les honneurs dans sa
patrie, il est évident que ce sont des biens?
Il en convint.
— Quels sont les biens qui nous restent encore? être
tempérant, juste, vaillant; qu’en dis-tu? Crois-tu, Clinias,
que nous devons aussi prendre cela pour des biens, ou
non? On pourrait nous le contester; mais toi, dis, qu’en
penses-tu?
— Ce sont des biens, me dit-il.
— Soit, lui dis-je; et la sagesse, où la placerons-
nous? parmi les biens? ou quel est ton avis?
— Parmi les biens.
— Vois si nous n’oublions pas quelque bien digne de
notre estime.
— Il me semble que nous n’en avons point oublié, me
dit Clinias.
— Me ravisant encore, Par Jupiter! m’écriai-je, nous
avons failli laisser en arrière le plus grand de tous les
biens.
— Qui est-il? demanda Clinias.
— C’est, lui dis-je, le don de réussir en toutes choses,
que tous les hommes, les plus ignorants même,
reconnaissent pour le premier des biens.

— Tu dis vrai, repartit Clinias.
— Alors revenant tout-à-coup sur moi-même: Il s’en est
peu fallu, dis-je, Clinias, que toi et moi nous
n’ayons apprêté à rire à ces étrangers.
— Comment? répliqua Clinias.
— Parce que nous avons déjà parlé plus haut du talent
de réussir, et que nous en parlons encore.
— Qu’est-ce que cela fait?
— Il est ridicule de revenir sur ce qui était déjà dit, et
de répéter deux fois la même chose.
— Que veux-tu dire? reprit Clinias.
— La sagesse est le talent de réussir, lui dis-je; un
enfant en conviendrait. Le jeune Clinias était tout
étonné, tant il est encore simple et novice. Je m’en
aperçus, et lui dis: Ne sais-tu pas, Clinias, que les
joueurs de flûte réussissent le mieux à bien jouer de la
flûte?
— Oui.
— Et dans l’écriture et la lecture des lettres, les
grammairiens?
— Oui.
— Et pour les dangers de la mer, crois-tu qu’il y ait des
hommes qui réussissent mieux que les pilotes habiles?
— Non, sans doute.
— Si tu allais à la guerre, n’aimerais-tu pas mieux
partager les périls et les hasards avec un bon
capitaine, qu’avec un mauvais?
— Avec un bon capitaine.
— Et si tu étais malade, ne te confierais-tu pas plutôt à
un bon médecin qu’à un mauvais?
— Assurément.

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