Gargantua

Chapitre X

~De ce qu’est signifié par les couleurs blanc et bleu.~
Le blanc doncques signifie joye, soulas et liesse, et non à tort le
signifie, mais à bon droict et juste tiltre ce que pourrez verifier si,
arriere mises voz affections, voulez entendre ce que presentement vous
exposeray.
Aristoteles dict que, supposent deux choses contraires en leur espece, comme
bien et mal, vertu et vice, froid et chauld, blanc et noir, volupté et
doleur, joye et dueil, et ainsi de aultres, si vous les coublez en telle
façon q’un contraire d’une espece convienne raisonnablement à l’un contraire
d’une aultre, il est consequent que l’autre contraire compete avecques
l’autre residu. Exemple: vertus et vice sont contraires en une espece;
aussy sont bien et mal; si l’un des contraires de la premiere espece
convient à l’un de la seconde, comme vertus et bien, cars il est sceut
que vertus est bonne, ainsi feront les deux residuz qui sont mal et
vice, car vice est maulvais.
Ceste reigle logicale entendue, prenez ces deux contraires: joye et
tristesse, puis ces deux: blanc et noir, cars ilz sont contraires

physicalement; si ainsi doncques est que noir signifie dueil, à bon
droict blanc signifiera joye.
Et n’est cette signifiance par imposition humaine institué, mais receue par
consentement de tout le monde, que les philosophes nomment jus gentium,
droict universel, valable par toutes contrées.
Comme assez sçavez que tous peuples, toutes nations – je excepte les
antiques Syracusans et quelques Argives qui avoient l’ame de travers ,
toutes langues, voulens exteriorement demonstrer leur tristesse, portent
habit de noir, et tout dueil est faict par noir. Lequel consentement
universel n’est faict que nature n’en donne quelque argument et raison,
laquelle un chascun peut soubdain par soy comprendre sans aultrement estre
instruict de personne, laquelle nous appellons droict naturel.
Par le blanc, à mesmes induction de nature, tout le monde a entendu joye,
liesse, soulas, plaisir et delectation.
Au temps passé, les Thraces et Cretes signoient, les jours bien fortunez et
joyeux de pierres blanches, les tristes et defortunez de noires.
La nuyct n’est elle funeste, triste et melancholieuse? Elle est noire et
obscure par privation. La clarté n’esjouit elle toute nature? Elle est
blanche plus que chose que soit. A quoy prouver je vous pourrois renvoyer au
livre de Laurens Valle contre Bartole; mais le tesmoignage evangelicque vous
contentera: Math. xvij, est dict que, à la Transfiguration de Nostre
Seigneur, vestimenta ejus facta sunt alba sicut lux, ses vestemens feurent
faictz blancs comme la lumiere, par laquelle blancheur lumineuse donnoit
entendre à ses troys apostres l’idée et figure des joyes eternelles. Car par
la clarté sont tous humains esjouiz, comme vous avez le dict d’une vieille
que n’avoit dens en gueulle, encores disoit elle: Bona lux. Et Thobie
(cap. v) quand il eut perdu la veue, lors que Raphael le salua, respondit:
«Quelle joye pourray je avoir, qui poinct ne voy la lumiere du ciel?» En
telle couleur tesmoignerent les anges la joye de tout l’univers à la
Resurrection du Saulveur ( Joan. xx) et à son Ascension ( Act. j). De
semblable parure veit Sainct Jean Evangeliste ( Apocal. iiij et vij) les
fideles vestuz en la celeste et beatifiée Hierusalem.
Lisez les histoires antiques, tant Grecques que Romaines. Vous trouverez que
la ville de Albe (premier patron de Rome) feut et construicte et appellée à
l’invention d’une truye blanche.
Vous trouverez que, si à aulcun, après avoir eu des ennemis victoire, estoit
decreté qu’il entrast à Rome en estat triumphant, il y entroit sur un char
tiré par chevaulx blancs; autant celluy qui y entroit en ovation; car par
signe ny couleur ne pouvoyent plus certainement exprimer la joye de leur

venue que par la blancheur.
Vous trouverez que Pericles, duc des Atheniens, voulut celle part de ses
gensdarmes, esquelz par sort estoient advenus les febves blanches, passer
toute la journée en joye, solas et repos, cependent que ceulx de l’autre
part batailleroient. Mille aultres exemples et lieux à ce propos vous
pourrois je exposer, mais ce n’est icy le lieu.
Moyennant laquelle intelligence povez resouldre un probleme, lequel
Alexandre Aphrodise a reputé insolube: «Pourquoy le leon, qui de son seul
cry et rugissement espovante tous animaulx, seulement crainct et revere le
coq blanc?» Car (ainsi que dict Proclus, lib. De Sacrificio et Magia )
c’est parce que la presence de la vertus du soleil, qui est l’organe et
promptuaire de toute lumiere terrestre et syderale, plus est symbolisante et
competente au coq blanc, tant pour icelle couleur que pour sa proprieté et
ordre specificque, que au leon. Plus dict que en forme leonine ont esté
diables souvent veuz, lesquelz à la presence d’un coq blanc soubdainement
sont disparuz.
Ce est la cause pourquoy Galli (ce sont les Françoys, ainsi appellez parce
que blancs sont naturellement comme laict que les Grecz nomme gala)
voluntiers portent plumes blanches sur leurs bonnetz; car par nature ilz
sont joyeux, candides, gratieux et bien amez, et pour leur symbole et
enseigne ont la fleur plus que nulle aultre blanche: c’est le lys.
Si demandez comment par couleur blanche nature nous induict entendre joye et
liesse, je vous responds que l’analogie et conformité est telle. Car – comme
le blanc exteriorement disgrege et esparte la veue, dissolvent manifestement
les espritz visifz, selon l’opinion de Aristoteles en ses Problemes et des
perspectifz (et le voyez par experience quand vous passez les montz couvers
de neige, en sorte que vous plaignez de ne pouvoir bien reguarder, ainsi que
Xenophon escript estre advenu à ses gens, et comme Galen expose amplement,
lib. x, De usu partium) – tout ainsi le cueur par joye excellente est
interiorement espart et patist manifeste resolution des esperitz viteaulx;
laquelle tant peut estre acreue que le cueur demoureroit spolié de son
entretien, et par consequent seroit la vie estaincte par ceste perichairie,
comme dict Galen lib. xij Metho., li. v, De locis affectis, et li. ij, De symptomaton causis, et comme estre au temps passé advenu tesmoignent Marc
Tulle, li. j Quoestio. Tuscul., Verrius, Aristoteles, Tite Live, après la
bataille de Cannes, Pline. lib. vij, c. xxxij et liij, A. Gellius, li. iij, xv., et aultres, à Diagoras Rodien, Chilo, Sophocles, Diony, tyrant de
Sicile, Philippides, Philemon, Polycrata, Philistion, M. Juventi et aultres
qui moururent de joye, et comme dict Avicenne ( in ij canone et lib. De Viribus cordis) du zaphran, lequel tant esjouist le cueur qu’il le
despouille de vie, si on en prend en dose excessifve, par resolution et
dilatation superflue. Icy voyez Alex. Aphrodisien, _lib. primo Problematum,

c. xix._. Et pour cause.
Mais quoy! j’entre plus avant en ceste matiere que ne establissois au
commencement. Icy doncques calleray mes voilles, remettant le reste au livre
en ce consommé du tout, et diray en un mot que le bleu signifie certainement
le ciel et choses celestes, par mesmes symboles que le blanc signifioit joye
et plaisir.

Chapitre XI

~De l’adolescence de Gargantua.~
Gargantua, depuis les troys jusques à cinq ans, feut nourry et institué en
toute discipline convenente, par le commandement de son pere et celluy temps
passa comme les petits enfans du pays: c’est assavoir à boyre, manger et
dormir; à manger, dormir et boyre; à dormir, boyre et manger.
Tousjours se vaultroit par les fanges, se mascaroyt le nez, se chauffourroit
le visaige, aculoyte ses souliers, baisloit souvent au mousches, et couroit
voulentiers après les parpaillons, desquelz son pere tenoit l’empire. Il
pissoit sus ses souliers, il chyoit en sa chemise, il se mouschoyt à ses
manches, il mourvoit dedans sa souppe, et patroilloit par tout lieux, et
beuvoit en sa pantoufle, et se frottoit ordinairement le ventre d’un panier.
Ses dens aguysoit d’un sabot, ses mains lavoit de potaige, se pignoit d’un
goubelet, se asseoyt entre deux selles le cul à terre, se couvroyt d’un sac
mouillé, beuvoyt en mangeant sa souppe, mangeoyt sa fouace sans pain,
mordoyt en riant, rioyt en mordent, souvent crachoyt on bassin, pettoyt de
gresse, pissoyt contre le soleil, se cachoyt en l’eau pour la pluye, battoyt
à froid, songeoyt creux, faisoyt le sucré, escorchoyt le renard, disoit la
patenostre du cinge, retournoyt à ses moutons, tournoyt les truies au foin,
battoyt le chien devant le lion, mettoyt la charrette devant les beufz, se
grattoyt où ne luy demangeoyt poinct, tiroit les vert du nez, trop
embrassoyt et peu estraignoyt, mangeoy son pain blanc le premier, ferroyt
les cigalles, se chatouilloyt pour se faire rire, ruoyt très bien en
cuisine, faisoyt gerbe de feurre au dieux, faisoyt chanter Magnificat à
matines et le trouvoyt bien à propous, mangeoyt choux et chioyt pourrée,
congnoissoyt mousches en laict, faisoyt perdre les pieds au mousches,
ratissoyt le papier, chaffourroyt le parchemin, guaignoyt au pied, tiroyt au
chevrotin, comptoyt sans son houste, battoyt les buissons sans prandre les
ozillons, croioyt que nues feussent pailles d’arain et que vessies feussent
lanternes, tiroyt d’un sac deux moustures, faisoyt de l’asne pour avoir du
bren, de son poing faisoyt un maillet, prenoit les grues du premier sault,
vouloyt que maille à maille on feist les haubergeons, de cheval donné
tousjours reguardoyt en la gueulle, saultoyt du coq à l’asne, mettoyt entre
deux verdes une meure, faisoit de la terre le foussé, gardoyt la lune des
loups, si les nues tomboient esperoyt prandre les alouettes, faisoyt de

necessité vertus, foisoyt de tel pain souppe, se soucioyt aussi peu des
raitz comme des tonduz, tous les matins escorchoyt le renard. Les petitz
chiens de son pere mangeoient en son escuelle; luy de mesmes mangeoit
avecques eux. Il leurs mordoit les aureilles, ilz luy graphinoient le nez;
il leurs souffloit au cul, ilz luy leschoient les badigoinces. Et sabez
quey, hillotz? Que mau de pipe vous byre! Ce petit paillard tousjours
tastonoit ses gouvernantes, cen dessus dessoubz, cen devant derriere, –
harry bourriquets! – et desjà commençoyt exercer sa braguette, laquelle un
chascun jour ses gouvernantes ornoyent de beaulx boucquets, de beaulx
rubans, de belles fleurs, de beaulx flocquars, et passoient leur temps à la
faire revenir entre leurs mains comme un magdaleon d’entraict, puis
s’esclaffoient de rire quand elle levoit les aureilles, comme si le jeu
leurs euste pleu.
L’une la nommait ma petite dille, l’aultre ma pine, l’aultre ma branche de
coural, l’aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma
teriere, ma pendilloche, mon rude esbat roidde et bas, mon dressouoir, ma
petite andoille vermeille, ma petite couille bredouille.
«Elle est à moy, disoit l’une.

  • C’est la mienne, disoit l’aultre.
  • Moy (disoit l’aultre), n’y auray je rien? Par ma foy, je la couperay
    doncques.
  • Ha couper! (disoit l’aultre); vous luy feriez mal, Madame; coupez vous la
    chose aux enfans? Il seroyt Monsieur sans queue.»
    Et, pour s’esbattre comme les petits enfans du pays, luy feirent un beau
    virollet des aesles d’un moulin à vent de Myrebalays.

Chapitre XII

~Des chevaux factices de Gargantua.~
Puis, affin que toute sa vie feust bon chevaulcheur, l’on luy feiste un beau
grand cheval de boys, lequel il faisoit penader, saulter, voltiger, ruer et
dancer tout ensemble, aller le pas, le trot, l’entrepas, le gualot, les
ambles, le hobin, le traquenard, le camelin et l’onagrier, et luy faisoit
changer de poil (comme font les moines de courtibaux selon les festes), de
bailbrun, d’alezan, de gris pommellé, de poil de rat, de cerf, de rouen, de
vache, de zencle, de pecile, de pye, de leuce.
Luy mesmes d’une grosse traine fist un cheval pour la chasse, un aultre d’un
fust de pressouer à tous les jours, et d’un grand chaisne une mulle avecques

la housse pour la chambre. Encores en eut il dix ou douze à relays et sept
pour la poste. Et tous mettoit coucher auprès de soy.
Un jour le seigneur de Painensac visita son pere en gros train et apparat,
auquel jour l’estoient semblablement venuz veoir le duc de Francrepas et le
comte de Mouillevent. Par ma foy, le logis feut un peu estroict pour tant de
gens, et singulierement les estables; donc le maistre d’hostel et fourrier
dudict seigneur de Painensac, pour sçavoir si ailleurs en la maison estoient
estables vacques, s’adresserent à Gargantua, jeunet garsonnet, luy demandans
secrettement où estoient les estables des grands chevaulx, pensans que
voluntiers les enfans decellent tout.
Lors il les mena par les grands degrez du chasteau, passant par la seconde
salle, en une grande gualerie par laquelle entrerent en une grosse tour, et,
eulx montans par d’aultres degrez, diste le fourrier au maistre d’hostel:
«Cetst enfant nous abuse, car les estables ne sont jamais au hault de la
maison.

  • C’est (dist le maistre d’hostel) mal entendu à vous, car je sçay des
    lieux, à Lyon, à La Basmette, à Chaisnon et ailleurs, où les estables sont
    au plus hault du logis; ainsi, peut estre que derriere y a yssue au
    montouer. Mais je le demanderay plus asseurement.»
    Lors demanda à Gargantua:
    «Mon petit mignon, où nous menez vous?
  • A l’estable (dist il) de mes grands chevaulx. Nous y sommes tantost,
    montons seulement ces eschallons.»
    Puis, les passant par une aultre grande salle, les mena en sa chambre, et,
    retirant la porte:
    «Voicy (dist il) les estables que demandez; voylà mon genet, voylà mon
    guildin, mon lavedan, mon traquenard»
    Et, les chargent d’un gros livier:
    «Je vous donne (dist il) ce phryzon; je l’ay eu de Francfort, mais il sera
    vostre; il est bon petit chevallet et de grand peine. Avecques un tiercelet
    d’autour, demye douzaine d’hespanolz et deux levriers, vous voylà roy des
    perdrys et lievres pour tout cest hyver.
  • Par sainct Jean! (dirent ilz) nous en sommes bien! A ceste heure avons
    nous le moine.
  • Je le vous nye (dist il). Il ne fut, troys jours a, ceans.»
    Devinez icy duquel des deux ilz avoyent plus matiere, ou de soy cacher pour
    leur honte, ou de ryre pour le passetemps.
    Eulx en ce pas descendens tous confus, il demanda:
    «Voulez vous une aubeliere?
  • Qu’est ce? disent ilz.
  • Ce sont (respondit il) cinq estroncz pour vous faire une museliere.
  • Pour ce jourd’huy (dist le maistre d’hostel), si nous sommes roustiz, jà
    au feu ne bruslerons, car nous sommes lardez à poinct, en mon advis. O petit
    mignon, tu nous as baillé foin en corne, je te voirray quelque jour pape.
  • Je l’entendz (dist il) ainsi; mais lors vous serez papillon, et ce gentil
    papeguay sera un papelard tout faict.
  • Voyre, voyre, dist le fourrier.
  • Mais (dist Gargantua) divinez combien y a de poincts d’agueille en la
    chemise de ma mere.
  • Seize, dist le fourrier.
  • Vous (dist Gargantua) ne dictes l’Evangile: car il y en a sens davant et
    sens derriere, et les comptastes trop mal.
  • Quand? (dist le fourrier).
  • Alors (dist Gargantua) qu’on feist de vostre nez une dille pour tirer un
    muy de merde, et de vostre gorge un entonnoir pour la mettre en aultre
    vaisseau, car les fondz estoient esventez.
  • Cordieu! (dist le maistre d’hostel) nous avons trouvé un causeur. Monsieur
    le jaseur, Dieu vous guard de mal, tant vous avez la bouche fraische!»
    Ainsi descendens à grand haste, soubz l’arceau des degrez laisserent tomber
    le gros livier qu’il leurs avoit chargé; dont dist Gargantua:
    «Que diantre vous estes maulvais chevaucheurs! Vostre courtault vous fault
    au besoing. Se il vous falloit aller d’icy à Cahusac, que aymeriez vous
    mieulx, ou chevaulcher un oyson, ou mener une truye en laisse?
  • J’aymerois mieulx boyre,» dist le fourrier.
    Et, ce disant, entrerent en la sale basse où estoit toute la briguade, et,
    racontans ceste nouvelle histoire les feirent rire comme un tas de mousches.

Chapitre XIII

~Comment Grandgousier congneut l’esperit merveilleux de Gargantua à
l’invention d’un torchecul~
Sus la fin de la quinte année, Grandgousier, retournant de la defaicte des
Ganarriens, visita son filz Gargantua. Là fut resjouy comme un tel pere
povoit estre voyant un sien tel enfant, et, le baisant et accollant,
l’interrogeoyt de petitz propos pueriles en diverses sortes. Et beut
d’autant avecques luy et ses gouvernantes, esquelles par grand soing
demandoit, entre aultres cas, si elles l’avoyent tenu blanc et nect. A ce
Gargantua feist response qu’il y avoit donné tel ordre qu’en tout le pays
n’estoit guarson plus nect que luy
«Comment cela? dist Grandgousier.
J’ay (respondit Gargantua) par longue et curieuse experience inventé un
moyen de me torcher le cul, le plus seigneurial, le plus excellent, le plus
expedient que jamais feut veu.

  • Quel? dict Grandgousier.
  • Comme vous le raconteray (dist Gargantua) presentement.
    «Je me torchay une foys d’un cachelet de velours de une damoiselle, et le
    trouvay bon, car la mollice de sa soye me causoit au fondement une volupté
    bien grande;
    «une aultre foys d’un chapron d’ycelles, et feut de mesmes;
    «une aultre foys d’un cache coul;
    «une aultre foys des aureillettes de satin cramoysi, mais la dorure d’un tas
    de spheres de merde qui y estoient m’escorcherent tout le derriere; que le
    feu sainct Antoine arde le boyau cullier de l’orfebvre qui les feist et de
    la damoiselle qui les portoit!
    «Ce mal passa me torchant d’un bonnet de paige, bien emplumé à la Souice.
    «Puis, fiantant derriere un buisson, trouvay un chat de Mars; d’icelluy me

torchay, mais ses gryphes me exulcererent tout le perinée.
«De ce me gueryz au lendemain, me torchant des guands de ma mere, bien
parfumez de maujoin.
«Puis me torchay de saulge, de fenoil, de aneth, de marjolaine, de roses, de
fueilles de courles, de choulx, de bettes, de pampre, de guymaulves, de
verbasce (qui est escarlatte de cul), de lactues et de fueilles de
espinards, – le tout me feist grand bien à ma jambe, – de mercuriale, de
persiguire, de orties, de consolde; mais j’en eu la cacquesangue de Lombard,
dont feu gary me torchant de ma braguette.
«Puis me torchay aux linceux, à la couverture, aux rideaulx, d’un coissin,
d’un tapiz, d’un verd, d’une mappe, d’une serviette, d’un mouschenez, d’un
peignouoir. En tout je trouvay de plaisir plus que ne ont les roigneux quand
on les estrille.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) lequel torchecul trouvas tu meilleur?
  • Je y estois (dist Gargantua), et bien toust en sçaurez le tu autem. Je
    me torchay de foin, de paille, de bauduffe, de bourre, de laine, de papier.
    Mais
    Tousjours laisse aux couillons esmorche
    Qui son hord cul de papier torche.
  • Quoy! (dist Grandgousier) mon petit couillon, as tu prins au pot, veu que
    tu rimes desjà? – Ouy dea (respondit Gargantua), mon roy, je rime tant et
    plus, et en rimant souvent m’enrime. Escoutez que dict nostre retraict aux
    fianteurs:
    Chiart,
    Foirart,
    Petart,
    Brenous,
    Ton lard
    Chappart
    S’espart
    Sus nous.
    Hordous,
    Merdous,
    Esgous,
    Le feu de sainct Antoine te ard!
    Sy tous
    Tes trous

Esclous
Tu ne torche avant ton depart!
«En voulez-vous dadventaige?

  • Ouy dea, respondit Grandgousier.
  • Adoncq dist Gargantua:
    RONDEAU
    En chiant l’aultre hyer senty
    La guabelle que à mon cul doibs;
    L’odeur feut aultre que cuydois:
    J’en feuz du tout empuanty.
    O! Si quelc’un eust consenty
    M’amener une que attendoys
    En chiant!
    Car je luy eusse assimenty
    Son trou d’urine à mon lourdoys;
    Cependant eust avec ses doigtz
    Mon trou de merde guarenty
    En chiant.
    «Or dictes maintenant que je n’y sçay rien! Par la mer Dé, je ne les ay
    faict mie, mais les oyant reciter à dame grand que voyez cy, les ay retenu
    en la gibbesiere de ma memoire.
  • Retournons (dist Grandgousier) à nostre propos.
  • Quel? (dist Gargantua) chier?
  • Non (dist Grandgousier), mais torcher le cul.
  • Mais (dist Gargantua) voulez vous payer un bussart de vin Breton si je
    vous foys quinault en ce propos?
  • Ouy vrayement, dist Grandgousier.
  • Il n’est (dist Gargantua) poinct besoing torcher cul, sinon qu’il y ayt
    ordure; ordure n’y peut estre si on n’a chié; chier doncques nous fault
    davant que le cul torcher.
  • O (dist Grandgousier) que tu as bon sens, petit guarsonnet! Ces premiers
    jours je te feray passer docteur en gaie science, par Dieu! car tu as de
    raison plus que d’aage. Or poursuiz ce propos torcheculatif, je t’en prie.

Et, par ma barbe! pour un bussart tu auras soixante pippes, j’entends de ce
bon vin Breton, lequel poinct ne croist en Bretaigne, mais en ce bon pays de
Verron.

  • Je me torchay après (dist Gargantua) d’un couvre chief, d’un aureiller,
    d’ugne pantophle, d’ugne gibbessiere, d’un panier mais ô le mal plaisant
    torchecul! puis d’un chappeau. Et notez que des chappeaulx, les uns sont
    ras, les aultres à poil, les aultres veloutez, les aultres taffetassez, les
    aultres satinizez. Le meilleur de tous est celluy de poil, car il faict très
    bonne abstersion de la matiere fecale.
    «Puis me torchay d’une poulle, d’un coq, d’un poulet, de la peau d’un veau,
    d’un lievre, d’un pigeon, d’un cormoran, d’un sac d’advocat, d’une barbute,
    d’une coyphe, d’un leurre.
    «Mais, concluent, je dys et mantiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un
    oyzon bien dumeté, pourveu qu’on luy tienne la teste entre les jambes. Et
    m’en croyez sus mon honneur. Car vous sentez au trou du cul une volupté
    mirificque, tant par la doulceur d’icelluy dumet que par la chaleur temperée
    de l’oizon, laquelle facilement est communicquée au boyau culier et aultres
    intestines, jusques à venir à la region du cueur et du cerveau. Et ne pensez
    que la beatitude des heroes et semidieux, qui sont par les Champs Elysiens,
    soit en leur asphodele, ou ambrosie, ou nectar, comme disent ces vieilles
    ycy. Elle est (scelon mon opinion) en ce qu’ilz se torchent le cul d’un
    Oyzon, et telle est l’opinion de Maistre Jehan d’Escosse.»

Chapitre XIV

~Comment Gargantua feut institué par un sophiste en lettres latines.~
Ces propos entenduz, le bonhomme Grandgousier fut ravy en admiration,
considerant le hault sens et merveilleux entendement de son filz Gargantua.
Et dist à ses gouvernantes:
«Philippe, roy de Macedone, congneut le bon sens de son filz Alexandre à
manier dextrement un cheval, car ledict cheval estoit si terrible et efrené
que nul ne ausoit monter dessus, parce que à tous ses chevaucheurs il
bailloit la saccade, a l’un rompant le coul, à l’aultre les jambes, à
l’aultre la cervelle, à l’aultre les mandibules. Ce que considerant
Alexandre en l’hippodrome (qui estoit le lieu où l’on pourmenoit et
voultigeoit les chevaulx), advisa que la fureur du cheval ne venoit que de
frayeur qu’il prenoit à son umbre. Dont, montant dessus, le feist courir
encontre le soleil, si que l’umbre tumboit par derriere, et par ce moien
rendit le cheval doulx à son vouloir. A quoy congneut son pere le divin
entendement qui en luy estoit, et le feist très bien endoctriner par
Aristoteles, qui pour lors estoit estimé sus tous philosophes de Grece.

«Mais je vous diz qu’en ce seul propos que j’ay presentement davant vous
tenu à mon filz Gargantua, je congnois que son entendement participe de
quelque divinité, tant je le voy agu, subtil, profund et serain, et
parviendra à degré souverain de sapience, s’il est bien institué. Pour tant,
je veulx le bailler à quelque homme sçavant pour l’endoctriner selon sa
capacité, et n’y veulx rien espargner.»
De faict, l’on luy enseigna un grand docteur sophiste nommé Maistre Thubal
Holoferne, qui luy aprint sa charte si bien qu’il la disoit par cueur au
rebours; et y fut cinq ans et troys mois. Puis luy leut Donat, le Facet, Theodolet et Alanus in Parabolis et y fut treze ans six moys et deux
sepmaines.
Mais notez que cependent il luy aprenoit à escripre gotticquement et
escripvoit tous ses livres, car l’art d’impression n’estoit encores en
usaige.
Et portoit ordinairement un gros escriptoire pesant plus de sept mille
quintaulx, duquel le gualimart estoit aussi gros et grand que les gros
pilliers de Enay, et le cornet y pendoit à grosses chaines de fer à la
capacité d’un tonneau de marchandise.
Puis luy leugt De modis significandi, avecques les commens de Hurtebize,
de Fasquin, de Tropditeulx, de Gualehaul, de Jean le Veau, de Billonio,
Brelinguandus, et un tas d’aultres; et y fut plus de dix huyt ans et unze
moys. Et le sceut si bien que, au coupelaud, il le rendoit par cueur à
revers, et prouvoit sus ses doigtz à sa mère que de modis significandi non erat scientia.
Puis luy leugt le Compost, où il fut bien seize ans et deux moys, lors que
son dict precepteur mourut; et fut l’an mil quatre cens et vingt, de la
verolle que luy vint.
Après, en eut un aultre vieux tousseux, nommé Maistre Jobelin Bridé, qui luy
leugt Hugutio, Hebrard Grecisme,le Doctrinal, les Pars, le Quid est,
le Supplementum, Marmotret, De moribus in mensa servandis, Seneca De quatuor virtutibus cardinalibus, Passavantus cum Commento, et Dormi secure pour les festes, et quelques aultres de semblable farine. A la
lecture desquelz il devint aussi saige qu’onques puis ne fourneasmes nous.

Chapitre XV

~Comment Gargantua fut mis soubz aultres pedagoges.~
A tant son pere aperceut que vrayement il estudioit très bien et y mettoit

tout son temps, toutesfoys qu’en rien ne prouffitoit et, que pis est, en
devenoit fou, niays, tout resveux et rassoté.
De quoy se complaignant à Don Philippe des Marays, vice roy de Papeligosse,
entendit que mieulx luy vauldroit rien n’aprendre que telz livres soubz telz
precepteurs aprendre, car leur sçavoir n’estoit que besterie et leur
sapience n’estoit que moufles, abastardisant les bons et nobles esperitz et
corrompent toute fleur de jeunesse.
«Qu’ainsi soit, prenez (dist il) quelc’un de ces jeunes gens du temps
present, qui ait seulement estudié deux ans. En cas qu’il ne ait meilleur
jugement, meilleures parolles, meilleur propos que vostre filz, et meilleur
entretien et honnesteté entre le monde, reputez moy à jamais un taillebacon
de la Brene.» Ce que à Grandgousier pleust très bien, et commanda qu’ainsi
feust faict.
Au soir, en soupant, ledict des Marays introduict un sien jeune paige de
Villegongys, nommé Eudemon, tant bien testonné, tant bien tiré, tant bien
espousseté, tant honneste en son maintien, que trop mieulx ressembloit
quelque petit angelot qu’un homme. Puis dist à Grandgousier:
«Voyez vous ce jeune enfant? Il n’a encor douze ans; voyons, si bon vous
semble, quelle difference y a entre le sçavoir de voz resveurs mateologiens
du temps jadis et les jeunes gens de maintenant.»
L’essay pleut à Grandgousier, et commanda que le paige propozast. Alors
Eudemon, demandant congié de ce faire audict vice roy son maistre, le bonnet
au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeulx asseurez et le
reguard assis suz Gargantua avecques modestie juvenile, se tint sus ses
pieds, et commença le louer et magnifier premierement de sa vertus et bonnes
meurs, secondement de son sçavoir, tiercement de sa noblesse, quartement de
sa beaulté corporelle, et, pour le quint, doulcement l’exhortoit â reverer
son pere en toute observance, lequel tant s’estudioit à bien le faire
instruire, enfin le prioit qu’il le voulsist retenir pour le moindre de ses
serviteurs, car aultre don pour le present ne requeroit des cieulx, sinon
qu’il luy feust faict grace de luy complaire en quelque service agreable. Le
tout feut par icelluy proferé avecques gestes tant propres, pronunciation
tant distincte, voix tant eloquente et languaige tant aorné et bien latin,
que mieulx resembloit un Gracchus, un Ciceron ou un Emilius du temps passé
qu’un jouvenceau de ce siecle.
Mais toute la contenence de Gargantua fut qu’il se print à plorer comme une
vache et se cachoit le visaige de son bonnet, et ne fut possible de tirer de
luy une parolle non plus q’un pet d’un asne mort.
Dont son pere fut tant courroussé qu’il voulut occire Maistre Jobelin. Mais

ledict des Marays l’en guarda par belle remonstrance qu’il luy feist, en
maniere que fut son ire moderée. Puis commenda qu’il feust payé de ses
guaiges et qu’on le feist bien chopiner sophisticquement, ce faict, qu’il
allast à tous les diables.
«Au moins (disoit il) pour le jourd’huy ne coustera il gueres à son houste,
si d’aventure il mouroit ainsi, sou comme un Angloys.»
Maistre Jobelin party de la maison, consulta Grandgousier avecques le vice
roy quel precepteur l’on luy pourroit bailler, et feut avisé entre eulx que
à cest office seroit mis Ponocrates, pedaguoge de Eudemon, et que tous
ensemble iroient à Paris, pour congnoistre quel estoit l’estude des
jouvenceaulx de France pour icelluy temps.

Chapitre XVI

~Comment Gargantua fut envoyé à Paris, et de l’enorme jument que le porta et
comment elle deffit les mousches bovines de la Beauce.~
En ceste mesmes saison, Fayoles, quart roy de Numidie, envoya du pays de
Africque à Grandgousier une jument la plus enorme et la plus grande que feut
oncques veue, et la plus monstreuse (comme assez sçavez que Africque aporte
tousjours quelque chose de noveau ), car elle estoit grande comme six
oriflans, et avoit les pieds fenduz en doigtz comme le cheval de Jules
Cesear, les aureilles ainsi pendentes comme les chievres de Languegoth, et
une petite corne au cul. Au reste, avoit poil d’alezan toustade, entreillizé
de grizes pommelettes. Mais sus tout avoit la queue horrible, car elle
estoit, poy plus poy moins, grosse comme la pile Sainct Mars, auprès de
Langès, et ainsi quarrée, avecques les brancars ny plus ny moins ennicrochez
que sont les espicz au bled.
Si de ce vous esmerveillez, esmerveillez vous dadvantaige de la queue des
beliers de Scythie, que pesoit plus de trente livres, et des moutons de
Surie, esquelz fault (si Tenaud dict vray) affuster une charrette au cul
pour la porter, tant elle est longue et pesante. Vous ne l’avez pas telle,
vous aultres paillards de plat pays.
Et fut amenée par mer, en troys carracques et un brigantin, jusques au port
de Olone en Thalmondoys.
Lorsque Grandgousier la veit: «Voicy (dist il) bien le cas pour porter mon
filz à Paris. Or ça, de par Dieu, tout yra bien. Il sera grand clerc on
temps advenir. Si n’estoient messieurs les bestes, nous vivrions comme
clercs.»
Au lendemain, après boyre (comme entendez), prindrent chemin Gargantua, son

precepteur Ponocrates, et ses gens, ensemble eulx Eudemon, le jeune paige.
Et par ce que c’estoit en temps serain et bien attrempé, son pere luy feist
faire des botes fauves; Babin les nomme brodequins.
Ainsi joyeusement passerent leur grand chemin, et tousjours grand chere,
jusques au dessus de Orleans. Au quel lieu estoit une ample forest de la
longueur de trente et cinq lieues, et de largeur dix et sept, ou environ.
Icelle estoit horriblement fertile et copieuse en mousches bovines et
freslons, de sorte que c’estoit une vraye briguanderye pour les pauvres
jumens, asnes et chevaulx. Mais la jument de Gargantua vengea honnestement
tous les oultrages en icelle perpetrées sur les bestes de son espece par un
tour duquel ne se doubtoient mie. Car, soubdain qu’ilz feurent entrez en la
dicte forest et que les freslons luy eurent livré l’assault, elle desguaina
sa queue et si bien s’escarmouschant les esmoucha qu’elle en abatit tout le
boys. A tord, à travers, deçà, de là, par cy, par là, de long, de large,
dessus, dessoubz, abatoit boys comme un fauscheur faict d’herbes, en sorte
que depuis n’y eut ne boys ne freslons, mais feust tout le pays reduict en
campaigne.
Quoy voyant, Gargantua y print plaisir bien grand sans aultrement s’en
vanter, et dist à ses gens: «Je trouve beau ce», dont fut depuis appellé ce
pays la Beauce. Mais tout leur desjeuner feut par baisler; en memoire de
quoy encores de present les gentilzhommes de Beauce desjeunent de baisler,
et s’en trouvent fort bien, et n’en crachent que mieulx
Finablement arriverent à Paris, auquel lieu se refraischit deux ou troys
jours, faisant chere lye avecques ses gens, et s’enquestant quelz gens
sçavans estoient pour lors en la ville et quel vin on y beuvoit.

Chapitre XVII

~Comment Gargantua paya sa bienvenue es Parisiens et comment il print les
grosses cloches de l’eglise Nostre Dame.~
Quelques jours après qu’ilz se feurent refraichiz, il visita la ville, et
fut veu de tout le monde en grande admiration, car le peuple de Paris est
tant sot, tant badault et tant inepte de nature, qu’un basteleur, un porteur
de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleuz au mylieu d’un
carrefour, assemblera plus de gens que ne feroit un bon prescheur
evangelicque.
Et tant molestement le poursuyvirent qu’il feut contrainct soy reposer suz
les tours de l’eglise Nostre Dame. Auquel lieu estant, et voyant tant de
gens à l’entour de soy, dist clerement:
«Je croy que ces marroufles voulent que je leurs paye icy ma bien venue et

mon proficiat. C’est raison. Je leur voys donner le vin, mais ce ne sera
que par rys.»
Lors, en soubriant, destacha sa belle braguette, et, tirant sa mentule en
l’air, les compissa si aigrement qu’il en noya deux cens soixante mille
quatre cens dix et huyt, sans les femmes et petiz enfans.
Quelque nombre d’iceulx evada ce pissefort à legiereté des pieds, et, quand
furent au plus hault de l’Université, suans, toussans, crachans et hors
d’halene, commencerent à renier et jurer, les ungs en cholere, les aultres
par rys: «Carymary, carymara! Par saincte Mamye, nous son baignez par rys!»
Dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle auparavant on appelloit
Leucece, comme dict Strabo, lib. iiij , c’est à dire, en grec,
Blanchette, pour les blanches cuisses des dames dudict lieu. Et, par
autant que à ceste nouvelle imposition du nom tous les assistans jurerent
chascun les saincts de sa paroisse, les Parisiens, qui sont faictz de toutes
gens et toutes pieces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes, et
quelque peu oultrecuydez, dont estime Joaninus de Barranco, libro De copiositate reverentiarum, que sont dictz Parrhesiens en Grecisme, c’est
à dire fiers en parler.
Ce faict, considera les grosses cloches que estoient esdictes tours, et les
feist sonner bien harmonieusement. Ce que faisant, luy vint en pensée
qu’elles serviroient bien de campanes au coul de sa jument, laquelle il
vouloit renvoier à son pere toute chargée de froumaiges de Brye et de harans
frays. De faict, les emporta en son logis.
Cependent vint un commandeur jambonnier de sainct Antoine pour faire sa
queste suille, lequel, pour se faire entendre de loing et faire trembler le
lard au charnier, les voulut emporter furtivement, mais par honnesteté les
laissa, non parce qu’elles estoient trop chauldes, mais parce qu’elles
estoient quelque peu trop pesantes à la portée. Cil ne fut pas celluy de
Bourg, car il est trop de mes amys.
Toute la ville feut esmeue en sedition, comme vous sçavez que à ce ilz sont
tant faciles que les nations estranges s’esbahissent de la patience des Roys
de France, lesquelz aultrement par bonne justice ne les refrenent, veuz les
inconveniens qui en sortent de jour en jour. Pleust à Dieu que je sceusse
l’officine en laquelle sont forgez ces chismes et monopoles, pour les mettre
en evidence es confraries de ma paroisse!
Croyez que le lieu auquel convint le peuple tout folfré et habaliné feut
Nesle, où lors estoit, maintenant n’est plus l’oracle de Lucece. Là feut
proposé le cas et remonstré l’inconvenient des cloches transportées. Après
avoir bien ergoté pro et contra, feut conclud en Baralipton que l’on
envoyroit le plus vieux et suffisant de la Faculté vers Gargantua pour luy

remonstrer l’horrible inconvenient de la perte d’icelles cloches, et,
nonobstant la remonstrance d’aulcuns de l’Université qui alleguoient que
ceste charge mieulx competoit à un orateur que à un sophiste, feut à cest
affaire esleu nostre maistre Janotus de Bragmardo.

Chapitre XVIII

~Comment Janotus de Bragmardo feut envoyé pour recouvrer de Gargantua les
grosses cloches.~
Maistre Janotus, tondu à la cesarine, vestu de son lyripipion à l’antique,
et bien antidoté l’estomac de coudignac de four et eau beniste de cave, se
transporta au logis de Gargantua, touchant davant soy troys vedeaulx à rouge
muzeau, et trainant après cinq ou six maistres inertes, bien crottez à
profit de mesnaige.
A l’entrée les rencontra Ponocrates, et eut frayeur en soy, les voyant ainsi
desguisez, et pensoit que feus sent quelques masques hors du sens. Puis
s’enquesta à quelqu’un des dictz maistres inertes de la bande, que queroit
ceste mommerie. Il luy feut respondu qu’ilz demandoient les cloches leurs
estre rendues.
Soubdain ce propos entendu, Ponocrates courut dire les nouvelles à
Gargantua, affin qu’il feust prest de la responce et deliberast sur le champ
ce que estoit de faire. Gargantua, admonesté du cas, appella à part
Ponocrates son precepteur, Philotomie son maistre d’hostel, Gymnaste son
escuyer, et Eudemon, et sommairement confera avecques eulx sus ce que estoit
tant à faire que à respondre. Tous feurent d’advis que on les menast au
retraist du goubelet et là on les feist boyre rustrement, et, affin que ce
tousseux n’entrast en vaine gloire pour à sa requeste avoir rendu les
cloches, l’on mandast, cependent qu’il chopineroit, querir le prevost de la
ville, le recteur de la Faculté, le vicaire de l’eglise, esquelz, davant que
le sophiste eust proposé sa commission, l’on delivreroit les cloches. Après
ce, iceulx presens, l’on oyroit sa belle harangue. Ce que fut faict, et, les
susdictz arrivez, le sophiste feut en plene salle introduict et commença
ainsi que s’ensuit, en toussant.

Chapitre XIX

~La harangue de maistre Janotus de Bragmardo faicte à Gargantua pour
recouvrer les cloches.~
«Ehen, hen, hen! Mna dies, Monsieur, mna dies, et vobis, Messieurs. Ce
ne seroyt que bon que nous rendissiez nos cloches, car elles nous font bien
besoing. Hen, hen, hasch! Nous en avions bien aultresfoys refusé de bon
argent de ceulx de Londres en Cahors, sy avions nous de ceulx de Bourdeaulx

en Brye, qui les vouloient achapter pour la substantificque qualité de la
complexion elementaire que est intronificquée en la terresterité de leur
nature quidditative pour extraneizer les halotz et les turbines suz noz
vignes, vrayement non pas nostres, mais d’icy auprès; car, si nous perdons
le piot, nous perdons tout, et sens et loy.
«Si vous nous les rendez à ma requeste, je y guaigneray six pans de
saulcices et une bonne paire de chausses que me feront grant bien à mes
jambes, ou ilz ne me tiendront pas promesse. Ho! par Dieu, Domine, une
pair de chausses est bon, et vir sapiens non abhorrebit eam. Ha! ha! il
n’a pas pair de chausses qui veult, je le sçay bien quant est de moy!
Advisez, Domine; il y a dix huyt jours que je suis à matagraboliser ceste
belle harangue: Reddite que sunt Cesaris Cesari, et que sunt Dei Deo. Ibi jacet lepus.
«Par ma foy, Domine, si voulez souper avecques moy in camera, par le
corps Dieu! charitatis, nos faciemus bonum cherubin. Ego occidi unum porcum, et ego habet bon vino. Mais de bon vin on ne peult faire maulvais
latin.
«Or sus, de parte Dei, date nobis clochas nostras. Tenez, je vous donne
de par la Faculté ung Sermones de Utino que, utinam, vous nous baillez
nos cloches, Vultis etiam pardonos? Per diem, vos habebitis et nihil poyabitis.
«O Monsieur Domine, clochidonnaminor nobis! Dea, est bonum urbis. Tout
le monde s’en sert. Si vostre jument s’en trouve bien, aussi faict nostre
Faculté, que comparata est jumentis insipientibus et similis facta est eis, psalmo nescio quo… Si l’avoys je bien quotté en mon paperat, et est unum bonum Achilles. Hen, hen, ehen, hasch!
«Ça! je vous prouve que me les doibvez bailler. Ego sic argumentor:
«Omnis clocha clochabilis, in clocherio clochando, clochans clochativo clochare facit clochabiliter clochantes Parisius habet clochas Ergo gluc.
«Ha, ha, ha, c’est parlé cela! Il est in tertio prime, en Darii ou
ailleurs. Par mon ame, j’ay veu le temps que je faisois diables de arguer,
mais de present je ne fais plus que resver, et ne me fault plus dorenavant
que bon vin, bon lict, le dos au feu, le ventre à table et escuelle bien
profonde.
«Hay, Domine, je vous pry, in nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, amen, que vous rendez noz cloches, et Dieu vous guard de mal, et Nostre
Dame de Santé, qui vivit et regnat per omnia secula seculorum, amen. Hen,
hasch, hasch, grenhenhasch!

«Verum enim vero, quando quidem, dubio procul, edepol quoniam, ita certe, meus Deus fidus, une ville sans cloches est comme un aveugle sans baston,
un asne sans cropiere, et une vache sans cymbales. Jusques à ce que nous les
ayez rendues, nous ne cesserons de crier après vous comme un aveugle qui a
perdu son baston, de braisler comme un asne sans cropiere, et de bramer
comme une vache sans cymbales.
«Un quidam latinisateur, demourant près l’Hostel Dieu, dist une foys,
allegant l’autorité d’ung Taponnus, – je faulx: c’estoit Pontanus, poete
seculier, – qu’il desiroit qu’elles feussent de plume et le batail feust
d’une queue de renard, pource qu’elles luy engendroient la chronique aux
tripes du cerveau quand il composoit ses vers carminiformes. Mais, nac
petitin petetac, ticque, torche, lorne, il feut declairé hereticque; nous
les faisons comme de cire. Et plus n’en dict le deposant. Valete et plaudite. Calepinus recensui

Chapitre XX

~Comment le sophiste emporta son drap, et comment il eut procès contre les
aultres maistres.~
Le sophiste n’eut si toust achevé que Ponocrates et Eudemon s’esclafferent
de rire tant profondement que en cuiderent rendre l’ame à Dieu, ne plus ne
moins que Crassus, voyant un asne couillart qui mangeoit des chardons, et
comme Philemon, voyant un asne qui mangeoit les figues qu’on avoit apresté
pour le disner, mourut de force de rire. Ensemble eulx commença rire Maistre
Janotus, à qui mieulx mieulx, tant que les larmes leurs venoient es yeulx
par la vehemente concution de la substance du cerveau, à laquelle furent
exprimées ces humiditez lachrymales et transcoullées jouxte les nerfz
optiques. En quoy par eulx estoyt Democrite heraclitizant et Heraclyte
democritizant representé.
Ces rys du tout sedez, consulta Gargantua avecques ses gens sur ce qu’estoit
de faire. Là feut Ponocrates d’advis qu’on feist reboyre ce bel orateur, et,
veu qu’il leurs avoit donné de passetemps et plus faict rire que n’eust
Songecreux, qu’on luy baillast les dix pans de saulcice mentionnez en la
joyeuse harangue, avecques une paire de chausses, troys cens de gros boys de
moulle, vingt et cinq muitz de vin, un lict, à triple couche de plume
anserine, et une escuelle bien capable et profonde, lesquelles disoit estre
à sa vieillesse necessaires.
Le tout fut faist ainsi que avoit esté deliberé, excepté que Gargantua,
doubtant que on ne trouvast à l’heure chausses commodes pour ses jambes,
doubtant aussy de quelle façon mieulx duyroient audict orateur, ou à la
martingualle qui est un pont levis de cul pour plus aisement fianter, ou à

la mariniere pour mieulx soulaiger les roignons, ou à la Souice pour tenir
chaulde la bedondaine, ou à queue de merluz de peur d’eschauffer les reins,
luy feist livrer sept aulnes de drap noir, et troys de blanchet pour la
doubleure. Le boys feut porté par les guaingnedeniers; les maistres es ars
porterent les saulcices et escuelles; Maistre Janot voulut porter le drap.
Un desdictz maistres, nommé Maistre Jousse Bandouille, luy remonstroit que
ce n’estoit honeste ny decent son estat et qu’il le baillast à quelq’un
d’entre eulx.
«Ha! (dist Janotus) baudet, baudet, tu ne concluds poinct in modo et figura. Voylà de quoy servent les suppositions et parva logicalia. Panus pro quo supponit?

  • Confuse (dist Bandouille) et distributive.
  • Je ne te demande pas (dist Janotus), baudet, quo modo supponit, mais
    pro quo; c’est, baudet, protibiis meis. Et pour ce le porteray je
    egomet, sicut suppositum portat adpositum
    Ainsi l’emporta en tapinois, comme feist Patelin son drap.
    Le bon feut quand le tousseux, glorieusement, en plein acte tenu chez les
    Mathurins, requist ses chausses et saulcices; car peremptoirement luy
    feurent deniez, par autant qu’il les avoit eu de Gargantua, selon les
    informations sur ce faictes. Il leurs remonstra que ce avoit esté de
    gratis et de sa liberalité, par laquelle ilz n’estoient mie absoubz de
    leurs promesses. Ce nonobstant, luy fut respondu qu’il se contentast de
    raison, et que aultre bribe n’en auroit.
    «Raison (dist Janotus), nous n’en usons poinct ceans. Traistres malheureux,
    vous ne valez rien; la terre ne porte gens plus meschans que vous estes, je
    le sçay bien. Ne clochez pas devant les boyteux: j’ai exercé la meschanceté
    avecques vous. Par la ratte Dieu! je advertiray le Roy des enormes abus que
    sont forgez ceans et par voz mains et menéez, et que je soye ladre s’il ne
    vous faict tous vifz brusler comme bougres, traistres, hereticques et
    seducteurs, ennemys de Dieu et de vertus!»
    A ces motz, prindrent articles contre luy; luy, de l’aultre costé, les feist
    adjourner. Somme, le procès fut retenu par la Court, et y est encores. Les
    magistres, sur ce poinct, feirent veu de ne soy descroter; Maistre Janot,
    avecques ses adherens, feist veu de ne se mouscher, jusques à ce qu’en feust
    dict par arrest definitif. Par ces veuz sont jusques à present demourez et
    croteux et morveux, car la Court n’a encores bien grabelé toutes les pieces;
    l’arrest sera donné es prochaines calendes Grecques, c’est à dire jamais,
    comme vous sçavez qu’ilz font plus que nature et contre leurs articles

propres. Les articles de Paris chantent que Dieu seul peult faire choses
infinies. Nature rien ne faict immortel, car elle mect fin et periode à
toutes choses par elle produictes: car omnia orta cadunt, etc.; mais ces
avalleurs de frimars font les procès davant eux pendens et infiniz et
immortelz. Ce que faisans, ont donné lieu et verifié le dict de Chilon,
Lacedemonien, consacré en Delphes, disant Misère estre compaigne de Proces
et gens playdoiens miserables, car plus tost ont fin de leur vie que de leur
droict pretendu.

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