Gargantua

Chapitre XXI

~L’estude de Gargantua, selon la discipline de ses precepteurs sophistes.~
Les premiers jours ainsi passez et les cloches remises en leur lieu, les
citoyens de Paris, par recongnoissance de ceste honnesteté, se offrirent
d’entretenir et nourrir sa jument tant qu’il luy plairoit, – ce que
Gargantua print bien à gré, – et l’envoyerent vivre en la forest de Biere.
Je croy qu’elle n’y soyt plus maintenant. Ce faict, voulut de tout son sens
estudier à la discretion de Ponocrates; mais icelluy, pour le commencement,
ordonna qu’il feroit à sa maniere accoustumée, affin d’entendre par quel
moyen, en si long temps, ses antiques precepteurs l’avoient rendu tant fat,
niays et ignorant.
Il dispensoit doncques son temps en telle façon que ordinairement il
s’esveilloit entre huyt et neuf heures, feust jour ou non; ainsi l’avoient
ordonné ses regens antiques, alleguans ce que dict David: Vanum est vobis ante lucem surgere.
Puis se guambayoit, penadoit et paillardoit parmy le lict quelque temps pour
mieulx esbaudir ses esperitz animaulx; et se habiloit selon la saison, mais
voluntiers portoit il une grande et longue robbe de grosse frize fourrée de
renards; après se peignoit du peigne de Almain, c’estoit des quatre doigtz
et le poulce, car ses precepteurs disoient que soy aultrement pigner, laver
et nettoyer estoit perdre temps en ce monde.
Puis fiantoit, pissoyt, rendoyt sa gorge, rottoit, pettoyt, baisloyt,
crachoyt, toussoyt, sangloutoyt, esternuoit et se morvoyt en archidiacre, et
desjeunoyt pour abatre la rouzée et maulvais aer: belles tripes frites,
belles charbonnades, beaulx jambons, belles cabirotades et forces soupes de
prime.
Ponocrates luy remonstroit que tant soubdain ne debvoit repaistre au partir
du lict sans avoir premierement faict quelque exercice. Gargantua respondit:
«Quoy! n’ay je faict suffisant exercice? Je me suis vaultré six ou sept
tours parmi le lict davant que me lever. Ne est ce assez? Le pape Alexandre

ainsi faisoit, par le conseil de son medicin Juif, et vesquit jusques à la
mort en despit des envieux. Mes premiers maistres me y ont acoustumé, disans
que le desjeuner faisoit bonne memoire; pour tant y beuvoient les premiers.
Je m’en trouve fort bien et n’en disne que mieulx. Et me disoit Maistre
Tubal (qui feut premier de sa licence à Paris) que ce n’est tout
l’advantaige de courir bien toust, mais bien de partir de bonne heure; aussi
n’est ce la santé totale de nostre humanité boyre à tas, à tas, à tas, comme
canes, mais ouy bien de boyre matin; unde versus:
Lever matin n’est poinct bon heur;
Boire matin est le meilleur.
Après avoir bien à poinct desjeuné, alloit à l’église, et luy pourtoit on
dedans un grand penier un gros breviaire empantophlé, pesant, tant en gresse
que en fremoirs et parchemin, poy plus poy moins, unze quintaulx six livres.
Là oyoit vingt et six ou trente messes. Ce pendent venoit son diseur
d’heures en place empaletocqué comme une duppe, et très bien antidoté son
alaine à force syrop vignolat; avecques icelluy marmonnoit toutes ces
kyrielles, et tant curieusement les espluchoit qu’il n’en tomboit un seul
grain en terre.
Au partir de l’eglise, on luy amenoit sur une traine à beufz un faratz de
patenostres de Sainct Claude, aussi grosses chascune qu’est le moulle d’un
bonnet, et, se pourmenant par les cloistres, galeries ou jardin, en disoit
plus que seze hermites.
Puis estudioit quelque meschante demye heure, les yeulx assis dessus son
livre; mais (comme dict le comicque) son ame estoit en la cuysine.
Pissant doncq plein urinal, se asseoyt à table, et, par ce qu’il estoit
naturellement phlegmaticque, commençoit son repas par quelques douzeines de
jambons, de langues de beuf fumées, de boutargues, d’andouilles, et telz
aultres avant coureurs de vin.
Ce pendent quatre de ses gens luy gettoient en la bouche, l’un après
l’aultre, continuement, moustarde à pleines palerées. Puis beuvoit un
horrificque traict de vin blanc pour luy soulaiger les roignons. Après,
mangeoit, selon la saison, viandes à son appetit, et lors ces soit de manger
quand le ventre luy tiroit.
A boyre n’avoit poinct fin ny canon, car il disoit que les metes et bournes
de boyre estoient quand, la personne beuvant, le liege de ses pantoufles
enfloit en hault d’un demy pied.

Chapitre XXII

~Les jeux de Gargantua.~
Puis, tout lordement grignotant d’un transon de graces, se lavoit les mains
de vin frais, s’escuroit les dens avec un pied de porc et devisoit
joyeusement avec ses gens. Puis, le verd estendu, l’on desployoit force
chartes, force dez, et renfort de tabliers. Là jouoyt:
Au flux, à la condemnade, à la prime, à la charte virade, à la vole, au
maucontent, à la pille, au lansquenet, à la triumphe, au cocu, à la
picardie, à qui a si parle, au cent, à pille, nade, jocque, fore, à
l’espinay, a mariaige, à la malheureuse, au gay, au fourby, à l’opinion, à
passe dix, à qui faict l’ung faict l’aultre, à trente et ung, à la
sequence, à pair et sequence, au luettes, à troys cens, au tarau, au
malheureux, à coquinbert, qui gaigne perd, au beliné, au pies, au torment,
à la corne, à la ronfle, au beuf violé, au glic, à la cheveche, aux
honneurs, à je te pinse sans rire, à la mourre, à picoter, aux eschetz, à
deferrer l’asne, au renard, à laiau tru, au marelles, au bourry, bourryzou, au vasches, à je m’assis, à la blanche, à la barbe d’oribus, à
la chance, à la bousquine, à trois dez, à tire la broche, au tables, à la
boutte foyre, à la nicnocque, à compere, prestez moy vostre sac, au
lourche, à la renette, à la couille de belier, au barignin, à boute hors, au
trictrac, à figues de Marseille, à toutes tables, à la mousque, au tables
rabatues, à l’archer tru, au reniguebieu, à escorcher le renard, au forcé, à
la ramasse, au dames, au croc madame, à la babou, à vendre l’avoine, à
primus secundus, à souffler le charbon, au pied du cousteau, au
responsailles, au clefz, au juge vif et juge mort, au franc du carreau, à
tirer les fers du four, à pair ou non, au fault villain, à croix ou pille,
au cailleteaux, au martres, au bossu aulican, au pingres, à Sainct Trouvé, a
la bille, à pinse morille, au savatier, au poirier, au hybou, à pimpompet,
au dorelot du lievre, au triori, à la tirelitantaine, au cercle, à
cochonnet va devant, a la truye, à ventre contre ventre, à Sainct Cosme, je te viens adorer, aux combes, à la vergette, à escharbot le brun, au
palet, à je vous prens sans verd, au j’en suis, à bien et beau s’en va Quaresme, à Foucquet, au quilles, au chesne forchu, au rapeau, au chevau
fondu, à la boulle plate, à la queue au loup, au vireton, à pet en gueulle,
au picqu’à Rome, à Guillemin ballie my ma lance, à rouchemerde, à la
brandelle, à Angenart, au treseau, à la courte boulle, au bouleau, à la
griesche, à la mousche, à la recoquillette, à la migne, migne beuf, au
cassepot, au propous, à mon talent, à neuf mains, à la pyrouète, au
chapifou, au jonchées, au pontz cheuz, au court baston, à Colin bridé, au
pyrevollet, à la grolle, à clinemuzete, au cocquantin, au picquet, à Colin
Maillard, à la blancque, à myrelimofle, au furon, à mouschart, à la
seguette, au crapault, au chastelet, à la crosse, à la rengée, au piston, à
la foussette, au bille boucquet, au ronflart, au roynes, à la trompe, au
mestiers, au moyne, à teste à teste bechevel, au tenebry, au pinot, à
l’esbahy, à male mort, à la soulle, aux croquinolles, à la navette, à laver

la coiffe Madame, à fessart, au belusteau, au ballay, à semer l’avoyne, à
briffault, à la cutte cache, au molinet, à la maille, bourse en cul, à
defendo, au nid de la bondrée, à la virevouste, au passavant, à la bacule,
à.la figue, au laboureur, au petarrades, à la cheveche, à pille moustarde,
au escoublettes enraigées, à cambos, à la beste morte, a la recheute, à
monte, monte l’eschelette, au picandeau, au pourceau mory, à croqueteste,
à cul sallé, à la grolle, au pigonnet, à la grue, au tiers, à taille coup, à
la bourrée, au nazardes, au sault du buisson, aux allouettes, à croyzet, aux
chinquenaudes.
Après avoir bien joué, sessé, passé et beluté temps, convenoit boire quelque
peu, – c’estoient unze peguadz pour homme, – et, soubdain après bancqueter,
c’estoit sus un beau banc ou en beau plein lict s’estendre et dormir deux ou
troys heures, sans mal penser ny mal dire.
Luy esveillé, secouoit un peu les aureilles. Ce pendent estoit apporté vin
frais; là beuvoyt mieulx que jamais.
Ponocrates luy remonstroit que c’estoit mauvaise diete ainsi boyre apres
dormir.
«C’est (respondist Gargantua) la vraye vie des Peres, car de ma nature je
dors sallé, et le dormir m’a valu autant de jambon.»
Puis commençoit estudier quelque peu, et patenostres en avant, pour
lesquelles mieulx en forme expedier montoit sus une vieille mulle, laquelle
avoit servy neuf Roys. Ainsi marmotant de la bouche et dodelinant de la
teste, alloit veoir prendre quelque connil aux filletz.
Au retour se transportoit en la cuysine pour sçavoir quel roust estoit en
broche.
Et souppoit très bien, par ma conscience! et voluntiers convioit quelques
beuveurs de ses voisins, avec lesquelz, beuvant d’autant, comptoient des
vieux jusques es nouveaulx. Entre aultres avoit pour domesticques les
seigneurs du Fou, de Gourville, de Grignault et de Marigny.
Après soupper venoient en place les beaux Evangiles de boys, c’est à dire
force tabliers, ou le beau flux. Un, deux, troys, ou A toutes restes
pour abreger, ou bien alloient voit les garses d’entour, et petitz bancquetz
parmy, collations et arriere collations. Puis dormoit sans desbrider jusques
au lendemain huict heures.

Chapitre XXIII

~Comment Gargantua feut institué par Ponocrates en telle discipline qu’il ne

perdoit heure du jour.~
Quand Ponocrates congneut la vitieuse maniere de vivre de Gargantua,
delibera aultrement le instituer en lettres, mais pour les premiers jours le
tolera, considerant que Nature ne endure mutations soubdaines sans grande
violence.
Pour doncques mieulx son oeuvre commencer, supplia un sçavant medicin de
celluy temps, nommé Maistre Theodore, à ce qu’il considerast si possible
estoit remettre Gargantua en meilleure voye, lequel le purgea canonicquement
avec elebore de Anticyre et par ce medicament luy nettoya toute l’alteration
et perverse habitude du cerveau. Par ce moyen aussi Ponocrates luy feist
oublier tout ce qu’il avoit apris soubz ses antiques precepteurs, comme
faisoit Timothé à ses disciples qui avoient esté instruictz soubz aultres
musiciens.
Pour mieulx ce faire, l’introduisoit es compaignies des gens sçavans que là
estoient, à l’emulation desquelz luy creust l’esperit et le desir de
estudier aultrement et se faire valoir.
Après en tel train d’estude le mist qu’il ne perdoit heure quelconques du
jour, ains tout son temps consommoit en lettres et honeste sçavoir.
Se esveilloit doncques Gargantua environ quatre heures du matin. Ce pendent
qu’on le frotoit, luy estoit leue quelque pagine de la divine Escripture
haultement et clerement, avec pronunciation competente à la matiere, et à ce
estoit commis un jeune paige, natif de Basché, nommé Anagnostes. Selon le
propos et argument de ceste leçon souventesfoys se adonnoit à reverer,
adorer, prier et supplier le bon Dieu, duquel la lecture monstroit la
majesté et jugemens merveilleux.
Puis alloit es lieux secretz faite excretion des digestions naturelles. Là
son precepteur repetoit ce que avoit esté leu, luy exposant les poinctz plus
obscurs et difficiles.
Eulx retornans, consideroient l’estat du ciel: si tel estoit comme l’avoient
noté au soir precedent, et quelz signes entroit le soleil, aussi la lune,
pour icelle journée.
Ce faict, estoit habillé, peigné, testonné, accoustré et parfumé, durant
lequel temps on luy repetoit les leçons du jour d’avant. Luy mesmes les
disoit par cueur, et y fondoit quelque cas practicques et concernens l’estat
humain, lesquelz ilz estendoient aulcunes foys jusques deux ou troys heures,
mais ordinairement cessoient lors qu’il estoit du tout habillé.
Puis par troys bonnes heures luy estoit faicte lecture.

Ce faict, yssoient hors, tousjours conferens des propoz de la lecture, et se
desportoient en Bracque ou es prez, et jouoient à la balle, à la paulme, à
la pile trigone, galentement se exercens les corps comme ilz avoient les
ames auparavant exercé.
Tout leur jeu n’estoit qu’en liberté, car ilz laissoient la partie quant
leur plaisoit et cessoient ordinairement lors que suoient parmy le corps, ou
estoient aultrement las. Adoncq estoient très bien essuez et frottez,
changeoient de chemise et, doulcement se pourmenans, alloient veoir sy le
disner estoit prest. Là attendens, recitoient clerement et eloquentement
quelques sentences retenues de la leçon.
Ce pendent Monsieur l’Appetit venoit, et par bonne oportunité s’asseoient à
table.
Au commencement du repas estoit leue quelque histoire plaisante des
anciennes prouesses, jusques à ce qu’il eust prins son vin.
Lors (si bon sembloit) on continuoit la lecture, ou commenceoient à diviser
joyeusement ensemble, parlans, pour les premiers moys, de la vertus,
proprieté, efficace et nature de tout ce que leur estoit servy à table: du
pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, poissons, fruictz, herbes,
racines, et de l’aprest d’icelles. Ce que faisant, aprint en peu de temps
tous les passaiges à ce competens en Pline, Athené, Dioscorides, Jullius
Pollux, Galen, Porphyre, Opian, Polybe, Heliodore, Aristoteles, Aelian et
aultres. Iceulx propos tenus, faisoient souvent, pour plus estre asseurez,
apporter les livres susdictz à table. Et si bien et entierement retint en sa
memoire les choses dictes, que pour lors n’estoit medicin qui en sceust à la
moytié tant comme il faisoit.
Après, devisoient des leçons leues au matin, et, parachevant leur repas par
quelque confection de cotoniat, se couroit les dens avecques un trou de
lentisce, se lavoit les mains et les yeulx de belle eaue fraische, et
rendoient graces à Dieu par quelques beaulx canticques faictz à la louange
de la munificence et benignité divine. Ce faict, on apportoit des chartes,
non pour jouer, mais pour y apprendre mille petites gentillesses et
inventions nouvelles, lesquelles toutes yssoient de arithmetique.
En ce moyen entra en affection de icelle science numerale, et tous les
jours, après disner et souper, y passoit temps aussi plaisantement qu’il
souloit en dez ou es chartes. A tant, sceut d’icelle et theoricque, et
practicque, si bien que Tunstal, Angloys, qui en avoit amplement escript,
confessa que vrayement, en comparaison de luy, il n’y entendoit que le hault
alemant.

Et non seulement d’icelle, mais des aultres sciences mathematicques, comme
geometrie, astronomie et musicque; car, attendens la concoction et digestion
de son past, ilz faisoient mille joyeux instrumens et figures geometricques,
et de mesmes pratiquoient les canons astronomicques.
Après, se esbaudissoient à chanter musicalement à quatre et cinq parties, ou
sus un theme à plaisir de gorge.
Au reguard des instrumens de musicque, il aprint jouer du luc, de
l’espinette, de la harpe, de la flutte de Alemant et à neuf trouz, de la
viole et de la sacqueboutte.
Ceste heure ainsi employée, la digestion parachevée, se purgoit des
excremens naturelz, puis se remettoit à son estude principal par troys
heures ou davantaige, tant à repeter la lecture matutinale que à poursuyvre
le livre entreprins, que aussi à escripre et bien traire et former les
antiques et romaines lettres.
Ce faict, yssoient hors leur hostel, avecques eulx un jeune gentilhomme de
Touraine, nommé l’escuyer Gymnaste, lequel luy monstroit l’art de
chevalerie.
Changeant doncques de vestemens, monstoit sus un coursier, sus un roussin,
sus un genet, sus un cheval barbe, cheval legier, et luy donnoit cent
quarieres, le faisoit voltiger en l’air, franchir le fossé, saulter le
palys, court tourner en un cercle, tant à dextre comme à senestre.
Là rompoit non la lance, car c’est la plus grande resverye du monde dire:
«J’ay rompu dix lances en tournoy ou en bataille» – un charpentier le feroit
bien – mais louable gloire est d’une lance avoir rompu dix de ses ennemys.
De sa lance doncq asserée, verde et roide, rompoit un huys, enfonçoit un
harnoys, acculoyt une arbre, enclavoyt un aneau, enlevoit une selle d’armes,
un aubert, un gantelet. Le tout faisoit armé de pied en cap.
Au reguard de fanfarer et faire les petitz popismes sus un cheval, nul ne le
feist mieulx que luy. Le voltiger de Ferrare n’estoit q’un singe en
comparaison. Singulierement, estoit aprins à saulter hastivement d’un cheval
sus l’aultre sans prendre terre, – et nommoit on ces chevaulx desultoyres, –
et des chascun cousté, la lance au poing, monter sans estriviers, et sans
bride guider le cheval à son plaisir, car telles choses servent à discipline
militaires.
Un aultre jour ses exerceoit à la hasche, laquelle tant bien coulloyt, tant
verdement de tous pics coulloyt, tant soupplement avalloit en tailles ronde,
qu’il feut passé chevalier d’armes en campaigne et en tous essays.

Puis bransloit la picque, sacquoit de l’espée à deux mains, de l’espée
bastarde, de l’espagnole, de la dague et du poignart, armé, non armé, au
boucler, à la cappe, à la rondelle.
Couroit le cerf, le chevreuil, l’ours, le dain, le sanglier, le lievre, la
perdrys, le faisant, l’otarde. Jouoit à la grosse balle et la faisoit bondir
en l’air, autant du pied que du poing. Luctoit, couroit, saultoit, non à
troys pas un sault, non à clochepied, non au sault d’Alemant, – car (disoit
Gymnaste) telz saulx sont inutiles et de nul bien en guerre, – mais d’un
sault persoit un foussé, volloit sus une haye, montoit six pas encontre une
muraille et rampoit en ceste façon à une fenestre de la haulteur d’une
lance.
Nageoit en parfonde eau, à l’endroict, à l’envers, de cousté, de tout le
corps, des seulz pieds, une main en l’air, en laquelle tenant un livre,
transpassoit toute la riviere de Seine sans icelluy mouiller, et tyrant par
les dens son manteau, comme faisoit Jules Cesar. Puis d’une main entroit par
grande force en basteau; d’icelluy se gettoit de rechief en l’eaue, la teste
premiere, sondoit le parfond, creuzoyt les rochiers, plongeoit es abymes et
goufres. Puis icelluy basteau tournoit, gouvernoit, menoit hastivement,
lentement, à fil d’eau, contre cours, le retenoit en pleine escluse, d’une
main le guidoit, de l’aultre s’escrimoit avec un grand aviron, tendoit le
vele, montoit au matz par les traictz, bourroit sus les brancquars,
adjoustoit la boussole, contreventoit les bulines, bendoit le gouvernail.
Issant de l’eau, roidement montoit encontre la montaigne et devalloit aussi
franchement; gravoit es arbres comme un chat, saultoit de l’une en l’aultre
comme un escurieux, abastoit les gros rameaulx comme un aultre Milo. Avec
deux poignards asserez et deux poinsons esprouvez montoit au hault d’une
maison comme un rat, descendoit puis du hault en bas en telle composition
des membres que de la cheute n’estoit aulcunement grevé.
Jectoit le dart, la barre, la pierre, la javeline, l’espieu, la halebarde,
enfonceoit l’arc, bandoit es reins les fortes arbalestes de passe, visoit de
l’arquebouse à l’oeil, affeustoit le canon, tyroit à la butte, au papeguay,
du bas en mont, d’amont en val, devant, de cousté, en arriere comme les
Parthes.
On luy atachoit un cable en quelque haulte tour, pendent en terre; par
icelluy avecques deux mains montoit, puis devaloit sy roidement et sy
asseurement que plus ne pourriez parmy un pré bien éguallé.
On luy mettoit une grosse perche apoyée a deux arbres; à icelle se pendoit
par les mains, et d’icelle alloit et venoit sans des pieds à rien toucher,
que à grande course on ne l’eust peu aconcepvoir.

Et, pour se exercer le thorax et pulmon, crioit comme tous les diables. Je
l’ouy une foys appellant Eudemon, depuis la porte Sainct Victor jusques à
Montmartre; Stentor n’eut oncques telle voix a la bataille de Troye.
Et, pour gualentir les nerfz, on luy avoit faict deux grosses saulmones de
plomb, chascune du poys de huyt mille sept cens quintaulx, lesquelles il
nommoit alteres; icelles prenoit de terre en chascune main et les elevoit en
l’air au dessus de la teste, et les tenoit ainsi, sans soy remuer, troys
quars d’heure et dadvantaige, que estoit une force inimitable.
Jouoit aux barres avecques les plus fors, et, quand le poinct advenoit, se
tenoit sus ses pieds tant roiddement qu’il se abandonnoit es plus
adventureux en cas qu’ilz le feissent mouvoir de sa place, comme jadis
faisoit Milo, à l’imitation duquel aussi tenoit une pomme de grenade en sa
main et la donnoit à qui luy pourroit ouster.
Le temps ainsi employé, luy froté, nettoyé et refraischy d’habillemens, tout
doulcement retournoit, et, passans par quelques prez ou aultres lieux
herbuz, visitoient les arbres et plantes, les conferens avec les livres des
anciens qui en ont escript, comme Theophraste, Dioscorides, Marinus, Pline,
Nicander, Macer et Galen, et en emportoient leurs plenes mains au logis,
desquelles avoit la charge un jeune page, nommé Rhizotome, ensemble des
marrochons, des pioches, cerfouettes, beches, tranches et aultres instrumens
requis à bien arborizer.
Eulx arrivez au logis, ce pendent qu’on aprestoit le souper, repetoient
quelques passaiges de ce qu’avoit esté leu et s’asseoient à table.
Notez icy que son disner estoit sobre et frugal, car tant seulement mangeoit
pour refrener les haboys de l’estomach; mais le soupper estoit copieux et
large, car tant en prenoit que luy estoit de besoing à soy entretenir et
nourrir, ce que est la vraye diete prescripte par l’art de bonne et seure
medicine, quoy q’un tas de badaulx medicins, herselez en l’officine des
sophistes, conseillent le contraire.
Durant icelluy repas estoit continuée la leçon du disner tant que bon
sembloit; le reste estoit consommé en bons propous, tous lettrez et utiles.
Après graces rendues, se adonnoient à chanter musicalement, à jouer
d’instrumens harmonieux, ou de ces petitz passetemps qu’on faict es chartes,
es dez et guobeletz, et là demouroient, faisans grand chere et
s’esbaudissans aulcunes foys jusques à l’heure de dormir; quelque foys
alloient visiter les compaignies des gens lettrez, ou de gens que eussent
veu pays estranges.
En pleine nuict, davant que soy retirer, alloient au lieu de leur logis le

plus descouvert veoir la face du ciel, et là notoient les cometes, sy
aulcunes estoient, les figures, situations, aspectz, oppositions et
conjunctions des astres.
Puis avec son precepteur recapituloit briefvement, à la mode des
Pythagoricques, tout ce qu’il avoit leu, veu, sceu, faict et entendu au
decours de toute la journée.
Si prioient Dieu le createur, en l’adorant et ratifiant leur foy envers luy,
et le glorifiant de sa bonté immense, et, luy rendant grace de tout le temps
passé, se recommandoient à sa divine clemence pour tout l’advenir.
Ce faict, entroient en leur repous.

Chapitre XXIV

~Comment Gargantua employoit le temps quand l’air estoit pluvieux~
S’il advenoit que l’air feust pluvieux et intemperé, tout le temps d’avant
disner estoit employé comme de coustume, excepté qu’il faisoit allumer un
beau et clair feu pour corriger l’intemperie de l’air. Mais après disner, en
lieu des exercitations, ilz demouroient en la maison et, par maniere de
apotherapie, s’esbatoient à boteler du foin, à fendre et scier du boys, et à
batre les gerbes en la grange; puys estudioient en l’art de paincture et
sculpture, ou revocquoient en usage l’anticque jeu des tales ainsi qu’en a
escript Leonicus et comme y joue nostre bon amy Lascaris. En y jouant
recoloient les passaiges des auteurs anciens esquelz est faicte mention ou
prinse quelque metaphore sus iceluy jeu.
Semblablement, ou alloient veoir comment on tiroit les metaulx, ou comment
on fondoit l’artillerye, ou alloient veoir les lapidaires, orfevres et
tailleurs de pierreries, ou les alchymistes et monoyeurs, ou les
haultelissiers, les tissotiers, les velotiers, les horologiers, miralliers,
imprimeurs, organistes, tinturiers et aultres telles sortes d’ouvriers, et,
partout donnans le vin, aprenoient et consideroient l’industrie et invention
des mestiers.
Alloient ouïr les leçons publicques, les actes solennelz, les repetitions,
les declamations, les playdoyez des gentilz advocatz, les concions des
prescheurs evangeliques.
Passoit par les salles et lieux ordonnez pour l’escrime, et là contre les
maistres essayoit de tous bastons, et leurs monstroit par evidence que
autant, voyre plus, en sçavoit que iceulx.
Et, au lieu de arboriser, visitoient les bouticques des drogueurs, herbiers

et apothecaires, et soigneusement consideroient les fruictz, racines,
fueilles, gommes, semences, axunges peregrines, ensemble aussi comment on
les adulteroit.
Alloit veoir les basteleurs, trejectaires et theriacleurs, et consideroit
leurs gestes, leurs ruses, leurs sobressaulx et beau parler, singulierement
de ceulx de Chaunys en Picardie, car ilz sont de nature grands jaseurs et
beaulx bailleurs de baillivernes en matiere de cinges verds.
Eulx retournez pour soupper, mangeoient plus sobrement que es aultres jours
et viandes plus desiccatives et extenuantes, affin que l’intemperie humide
de l’air, communicqué au corps par necessaire confinité, feust par ce moyen
corrigée, et ne leurs feust incommode par ne soy estre exercitez comme
avoient de coustume.
Ainsi fut gouverné Gargantua, et continuoit ce procès de jour en jour,
profitant comme entendez que peut faire un jeune homme, scelon son aage, de
bon sens en tel exercice ainsi continué, lequel, combien que semblast pour
le commencement difficile, en la continuation tant doulx fut, legier et
delectable, que mieulx ressembloit un passetemps de roy que l’estude d’un
escholier.
Toutesfoys Ponocrates, pour le sejourner de ceste vehemente intention des
esperitz, advisoit une foys le moys quelque jour bien clair et serain,
auquel bougeoient au matin de la ville, et alloient ou à Gentily, ou à
Boloigne, ou à Montrouge, ou au pont Charanton, ou à Vanves, ou à Sainct
Clou. Et là passoient toute la journée à faire la plus grande chère dont ilz
se pouvoient adviser, raillans, gaudissans, beuvans d’aultant, jouans,
chantans, dansans, se voytrans en quelque beau pré, denichans des
passereaulx, prenans des cailles, peschans aux grenouilles et escrevisses.
Mais, encores que icelle journée feust passée sans livres et lectures,
poinct elle n’estoit passée sans proffit, car en beau pré ilz recoloient par
cueur quelques plaisans vers de l’Agriculture de Virgile, de Hesiode, du
Rusticque de Politian, descripvoient quelques plaisans epigrammes en
latin, puis les mettoient par rondeaux et ballades en langue françoyse.
En banquetant, du vin aisgué separoient l’eau, comme l’enseigne Cato, De re rust, et Pline, avecques un guobelet de lyerre; lavoient le vin en plain
bassin d’eau, puis le retiroient avec un embut, faisoient aller l’eau d’un
verre en aultre; bastissoient plusieurs petitz engins automates, c’est à
dire soy mouvens eulx mesmes

Chapitre XXV

~Comment feut meu entre les fouaciers de Lerné et ceux du pays de Gargantua

le grand debat dont furent faictes grosses guerres.~
En cestuy temps, qui fut la saison de vendanges, au commencement de automne,
les bergiers de la contrée estoient à guarder les vines et empescher que les
estourneaux ne mangeassent les raisins.
Onquel temps les fouaciers de Lerné passoient le grand quarroy, menans dix
ou douze charges de fouaces à la ville.
Lesdictz bergiers les requirent courtoisement leurs en bailler pour leur
argent, au pris du marché. Car notez que c’est viande celeste manger à
desjeuner raisins avec fouace fraiche, mesmement des pineaulx, des fiers,
des muscadeaulx, de la bicane, et des foyrars pour ceulx qui sont constipez
de ventre, car ilz les font aller long comme un vouge, et souvent, cuidans
peter, ilz se conchient, dont sont nommez les cuideurs des vendanges.
A leur requeste ne feurent aulcunement enclinez les fouaciers, mais (que pis
est) les oultragerent grandement, les appelans trop diteulx, breschedens,
plaisans rousseaulx, galliers, chienlictz, averlans, limes sourdes,
faictneans, friandeaulx, bustarins, talvassiers, riennevaulx, rustres,
challans, hapelopins, trainneguainnes, gentilz flocquetz, copieux, landores,
malotruz, dendins, baugears, tezez, gaubregeux, gogueluz, claquedans, boyers
d’etrons, bergiers de merde, et aultres telz epithetes diffamatoires,
adjoustans que poinct à eulx n’apartenoit manger de ces belles fouaces, mais
qu’ilz se debvoient contenter de gros pain ballé et de tourte.
Auquel oultraige un d’entr’eulx, nommé Frogier, bien honneste homme de sa
personne et notable bacchelier, respondit doulcement:
«Depuis quand avez vous prins cornes qu’estes tant rogues devenuz? Dea, vous
nous en souliez voluntiers bailler, et maintenant y refusez. Ce n’est faict
de bons voisins, et ainsi ne vous faisons nous, quand venez icy achapter
nostre beau frument, duquel vous faictez voz gasteaux et fouaces. Encores
par le marché vous eussions nous donné de noz raisins; mais, par la mer Dé!
vous en pourriez repentir et aurez quelque jour affaire de nous. Lors nous
ferons envers vous à la pareille, et vous en soubvienne!»
Adoncq Marquet, grand bastonnier de la confrairie des fouaciers, luy dist:
«Vrayement, tu es bien acresté à ce matin; tu mangeas her soir trop de mil.
Vien çà, vien çà, je te donnerai de ma fouace!»
Lors Forgier en toute simplesse approcha, tirant un unzain de son baudrier,
pensant que Marquet luy deust deposcher de ses fouaces; mais il luy bailla
de son fouet à travers les jambes si rudement que les noudz y
apparoissoient. Puis voulut gaigner à la fuyte; mais Forgier s’escria au

meurtre et à la force tant qu’il peut, ensemble luy getta un gros tribard
qu’il portoit soubz son escelle, et le attainct par la joincture coronale de
la teste, sus l’artere crotaphique, du cousté dextre, en telle sorte que
Marquet tomba de sa jument; mieulx sembloit homme mort que vif.
Cependent les mestaiers, qui là auprés challoient les noiz, accoururent avec
leurs grandes gaules et frapperent sus ces fouaciers comme sus seigle verd.
Les aultres bergiers et bergieres, ouyans, le cry de Forgier, y vindrent
avec leurs fondes et brassiers, et les suyvirent à grands coups de pierres
tant menuz qu’il sembloit que ce feust gresle. Finablement les aconceurent
et ousterent de leurs fouaces environ quatre ou cinq douzeines; toutesfoys
ilz les payerent au pris acoustumé et leurs donnerent un cens de quecas et
troys panerées de francs aubiers. Puis les fouaciers ayderent à monter
Marquet, qui estoit villainement blessé, et retournerent à Lerné sans
poursuivre le chemin de Pareillé, menassans fort et ferme les boviers,
bergiers et mestaiers de Seuillé et de Synays.
Ce faict, et bergiers et bergieres feirent chere lye avecques ces fouaces et
beaulx raisins, et se rigollerent ensemble au son de la belle bouzine, se
mocquans de ces beaulx fouaciers glorieux, qui avoient trouvé male encontre
par faulte de s’estre seignez de la bonne main au matin, et avec gros
raisins chenins estuverent les jambes de Forgier mignonnement, si bien qu’il
feut tantost guery.

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