Gargantua

Chapitre XXVI

~Comment les habitans de Lerné, par le commandement de Picrochole, leur roy,
assaillirent au despourveu les bergiers de Gargantua.~
Les fouaciers retournez à Lerné, soubdain, davant boyre ny manger, se
transporterent au Capitoly, et là, davant leur roy nommé Picrochole, tiers
de ce nom, proposerent leur complainte, monstrans leurs paniers rompuz,
leurs bonnetz foupiz, leurs robbes dessirées, leurs fouaces destroussées, et
singulierement Marquet blessé enormement, disans le tout avoir esté faict
par les bergiers et mestaiers de Grandgousier, près le grand carroy par delà
Seuillé.
Lequel incontinent entra en courroux furieux, et sans plus oultre se
interroguer quoy ne comment, feist crier par son pays ban et arriere ban, et
que un chascun, sur peine de la hart, convint en armes en la grand place
devant le Chasteau, à heure de midy.
Pour mieulx confermer son entreprise, envoya sonner le tabourin à l’entour
de la ville. Luy mesmes, ce pendent qu’on aprestoit son disner, alla faire
affuster son artillerie, desployer son enseigne et oriflant, et charger
force munitions, tant de harnoys d’armes que de gueulles.

En disnant bailla les comissions, et feut par son edict constitué le
seigneur Trepelu sus l’avant guarde, en laquelle furent contez seize mille
quatorze hacquebutiers, trente cinq mille et unze avanturiers.
A l’artillerie fut commis le Grand Escuyer Toucquedillon, en laquelle
feurent contées neuf cens quatorze grosses pieces de bronze, en canons,
doubles canons, baselicz, serpentines, couleuvrines, bombardes, faulcons,
passevolans, spiroles et aultres pièces. L’arriere guarde feut baillée au
duc Racquedenare; en la bataille se tint le roy et les princes de son
royaulme.
Ainsi sommairement acoustrez, davant que se mettre en voye, envoyerent troys
cens chevaulx legiers, soubz la conduicte du capitaine Engoulevent, pour
descouvrir le pays et sçavoir si embuche aulcune estoyt par la contrée;
mais, après avoir diligemment recherché, trouverent tout le pays à l’environ
en paix et silence, sans assemblée quelconque.
Ce que entendent, Picrochole commenda q’un chascun marchast soubz son
enseigne hastivement.
Adoncques sans ordre et mesure prindrent les champs les uns parmy les
aultres, gastans et dissipans tout par où ilz passoient, sans espargner ny
pauvre, ny riche, ny lieu sacré, ny prophane; emmenoient beufz, vaches,
thoreaux, veaulx, genisses, brebis, moutons, chevres et boucqs, poulles,
chappons, poulletz, oysons, jards, oyes, porcs, truyes, guoretz; abastans
les noix, vendeangeans les vignes, emportans les seps, croullans tous les
fruictz des arbres. C’estoit un desordre incomparable de ce qu’ilz
faisoient, et ne trouverent personne qui leurs resistast; mais un chascun se
mettoit à leur mercy, les suppliant estre traictez plus humainement, en
consideration de ce qu’ilz avoient de tous temps esté bons et amiables
voisins, et que jamais envers eulx ne commirent excès ne oultraige pour
ainsi soubdainement estre par iceulx mal vexez, et que Dieu les en puniroit
de brief. Es quelles remonstrances rien plus ne respondoient, sinon qu’ilz
leurs vouloient aprendre à manger de la fouace.

Chapitre XXVII

~Comment un moine de Seuillé saulva le cloz de l’abbaye du sac des ennemys.~
Tant feirent et tracasserent, pillant et larronnant, qu’ilz arriverent à
Seuillé, et detrousserent hommes et femmes, et prindrent ce qu’ilz peurent:
rien ne leurs feut ne trop chault ne trop pesant. Combien que la peste y
feust par la plus grande part des maisons, ilz entroient partout,
ravissoient tout ce qu’estoit dedans, et jamais nul n’en print dangier, qui
est cas assez merveilleux: car les curez, vicaires, prescheurs, medicins,

chirurgiens et apothecaires qui alloient visiter, penser, guerir, prescher
et admonester les malades, estoient tous mors de l’infection, et ces diables
pilleurs et meurtriers oncques n’y prindrent mal. Dont vient cela,
Messieurs? Pensez y, je vous pry.
Le bourg ainsi pillé, se transporterent en l’abbaye avecques horrible
tumulte, mais la trouverent bien reserrée et fermée, dont l’armée principale
marcha oultre vers le gué de Vede, exceptez sept enseignes de gens de pied
et deux cens lances qui là resterent et rompirent les murailles du cloz
affin de guaster toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne sçavoient auquel de leurs saincts se vouer.
A toutes adventures feirent sonner ad capitulum capitulantes. Là feut
decreté qu’ilz feroient une belle procession, renforcée de beaulx preschans,
et letanies contra hostium insidias, et beaulx responds pro pace.
En l’abbaye estoit pour lors un moine claustrier, nommé Frere Jean des
Entommeures, jeune, guallant, frisque, de hayt, bien à dextre, hardy,
adventureux, deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantaigé
en nez, beau despescheur d’heures, beau desbrideur de messes, beau
descroteur de vigiles, pour tout dire sommairement vray moyne si oncques en
feut depuys que le monde moynant moyna de moynerie; au reste clerc jusques
es dents en matiere de breviaire.
Icelluy, entendent le bruict que faisoyent les ennemys par le cloz de leur
vine, sortit hors pour veoir ce qu’ilz faisoient, et, advisant qu’ilz
vendangeoient leur cloz auquel estoyt leur boyte de tout l’an fondée,
retourne au cueur de l’égllse, où estoient les aultres moynes, tous estonnez
comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter Ini nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, no, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num: «C’est, dist il, bien chien chanté!
Vertus Dieu, que ne chantez vous:
Adieu, paniers, vendanges sont faictes?
«Je me donne au diable s’ilz ne sont en nostre cloz et tant bien couppent et
seps et raisins qu’il n’y aura, par le corps Dieu! de quatre années que
halleboter dedans. Ventre sainct Jacques! que boyrons nous ce pendent, nous
aultres pauvres diables? Seigneur Dieu, da mihi potum
Lors dist le prieur claustral:
«Que fera cest hyvrogne icy? Qu’on me le mene en prison. Troubler ainsi le
service divin!

  • Mais (dist le moyne) le service du vin, faisons tant qu’il ne soit

troublé; car vous mesmes, Monsieur le Prieur, aymez boyre du meilleur. Sy
faict tout homme de bien; jamais homme noble ne hayst le bon vin: c’est un
apophthegme monachal. Mais ces responds que chantez ycy ne sont, par Dieu!
poinct de saison.
«Pourquoy sont noz heures en temps de moissons et vendenges courtes; en
l’advent et tout hyver longues? Feu de bonne memoire Frere Macé Pelosse,
vray zelateur (ou je me donne au diable) de nostre religion, me dist, il
m’en soubvient, que la raison estoit affin qu’en ceste saison nous facions
bien serrer et faire le vin, et qu’en hyver nous le humons.
«Escoutez, Messieurs, vous aultres qui aymez le vin: le corps Dieu, sy me
suibvez! Car, hardiment, que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot
qui n’auront secouru la vigne! Ventre Dieu, les biens de l’Eglise! Ha, non,
non! Diable! sainct Thomas l’Angloys voulut bien pour yceulx mourir: si je y
mouroys, ne seroys je sainct de mesmes? Je n’y mourray jà pourtant, car
c’est moy qui le foys es aultres.»
Ce disant, mist bas son grand habit et se saisist du baston de la croix, qui
estoit de cueur de cormier, long comme une lance, rond à plain poing et
quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Ainsi sortit en
beau sayon, mist son froc en escharpe et de son baston de la croix donna sy
brusquement sus les ennemys, qui, sans ordre, ne enseigne, ne trompette, ne
tabourin, parmy le cloz vendangeoient, car les porteguydons et
port’enseignes avoient mis leurs guidons et enseignes l’orée des murs, les
tabourineurs avoient defoncé leurs tabourins d’un cousté pour les emplir de
raisins, les trompettes estoient chargez de moussines, chacun estoit
desrayé, – il chocqua doncques si roydement sus eulx, sans dyre guare, qu’il
les renversoyt comme porcs, frapant à tors et à travers, à vieille escrime.
Es uns escarbouilloyt la cervelle, es aultres rompoyt bras et jambes, es
aultres deslochoyt les spondyles du coul, es aultres demoulloyt les reins,
avalloyt le nez, poschoyt les yeulx, fendoyt les mandibules, enfonçoyt les
dens en la gueule, descroulloyt les omoplates, sphaceloyt les greves,
desgondoit les ischies, debezilloit les fauciles.
Si quelq’un se vouloyt cascher entre les sepes plus espès, à icelluy
freussoit toute l’areste du douz et l’esrenoit comme un chien.
Si aulcun saulver se vouloyt en fuyant, à icelluy faisoyt voler la teste en
pieces par la commissure lambdoide.
Si quelq’un gravoyt en une arbre, pensant y estre en seureté, icelluy de son
baston empaloyt par le fondement.
Si quelqu’un de sa vieille congnoissance luy crioyt: Ha, Frere Jean, mon

amy, Frere Jean, je me rend!

  • Il t’est (disoit il) bien force; mais ensemble tu rendras l’ame à tous les
    diables.»
    Et soubdain luy donnoit dronos. Et, si personne tant feust esprins de
    temerité qu’il luy voulust resister en face, là monstroyt il la force de ses
    muscles, car il leurs transperçoyt la poictrine par le mediastine et par le
    cueur. A d’aultres donnant suz la faulte des coustes, leurs subvertissoyt
    l’estomach, et mouroient soubdainement. Es aultres tant fierement frappoyt
    par le nombril qu’il leurs faisoyt sortir les tripes. Es aultres parmy les
    couillons persoyt le boiau cullier. Croiez que c’estoyt le plus horrible
    spectacle qu’on veit oncques
    Les uns cryoient: Saincte Barbe!
    les aultres: Sainct George!
    les aultres: Saincte Nytouche!
    les aultres: Nostre Dame de Cunault! de Laurette! de Bonnes Nouvelles! de la
    Lenou! de Riviere!
    les ungs se vouoyent à sainct Jacques;
    les aultres au sainct suaire de Chambery, mais il brusla troys moys après,
    si bien qu’on n’en peut saulver un seul brin;
    les aultres à Cadouyn;
    les aultres à sainct Jean d’Angery;
    les aultres à sainct Eutrope de Xainctes, à sainct Mesmes de Chinon, à
    sainct Martin de Candes, à sainct Clouaud de Sinays, es reliques de
    Javrezay et mille aultres bons petitz sainctz.
    Les ungs mouroient sans parler, les aultres parloient sans mourir. Les ungs
    mouroient en parlant, les aultres parloint en mourant.
    Les aultres crioient à haulte voix: «Confession! Confession! Confiteor! Miserere! In manus!»
    Tant fut grand le cris des navrez que le prieur de l’abbaye avec tous ses
    moines sortirent, lesquelz, quand apperceurent ces pauvres gens ainsi ruez
    parmy la vigne et blessez à mort, en confesserent quelques ungs. Mais, ce
    pendent que les prebstres se amusoient à confesser, les petits moinetons
    coururent au lieu où estoit Frere Jean et luy demanderent en quoy il vouloit
    qu’ilz luy aydassent. A quoy respondit qu’ilz esguorgetassent ceulx qui
    estoient portez par terre. Adoncques, laissans leurs grandes cappes sus une
    treille au plus près, commencerent esgourgeter et achever ceulx qu’il avoit
    desjà meurtriz. Sçavez vous de quelz ferrements? A beaulx gouvetz, qui sont
    petitz demy cousteaux dont les petitz enfans de nostre pays cernent les
    noix.

Puis à tout son baston de croix guaingna la breche qu’avoient faict les
ennemys. Aulcuns des moinetons emporterent les enseignes et guydons en leurs
chambres pour en faire des jartiers. Mais, quand ceulx qui s’estoient
confessez vouleurent sortir par icelle bresche, le moyne les assommoit de
coups, disant:
«Ceulx cy sont confès et repentans, et ont guaigné les pardons; ilz s’en
vont en paradis, aussy droict comme une faucille et comme est le chemin de
Faye.»
Ainsi, par sa prouesse, feurent desconfiz tous ceulx de l’armée qui estoient
entrez dedans le clous, jusques au nombre de treze mille six cens vingt et
deux, sans les femmes et petitz enfans, cela s’entend tousjours
Jamais Maugis, hermite, ne se porta si vaillamment à tout son bourdon contre
les Sarrasins, desquelz est escript es gestes des quatre filz Haymon, comme
feist le moine à l’encontre des ennemys avec le baston de la croix.

Chapitre XXVIII

~Comment Picrochole print d’assault la Roche Clermauld, et le regret et
difficulté que feist Grandgousier de entreprendre guerre.~
Cependent que le moine s’escarmouchoit comme avons dict contre ceulx qui
estoient entrez le clous, Picrochole à grande hastiveté passa le gué de Vede
avec ses gens, et assaillit La Roche Clermauld, auquel lieu ne luy feut
faicte resistance quelconques, et, par ce qu’il estoit jà nuict, delibera en
icelle ville se heberger soy et ses gens, et refraischir de sa cholere
pungitive.
Au matin, print d’assault les boullevars et chasteau, et le rempara très
bien, et le proveut de munitions requises, pensant là faire sa retraicte si
d’ailleurs estoit assailly, car le lieu estoit fort et par art et par nature
à cause de la situation et assiete.
Or laissons les là et retournons à nostre bon Gargantua, qui est à Paris,
bien instant à l’estude de bonnes lettres et exercitations athletiques, et
le vieux bon homme Grandgousier, son pere, qui après souper se chauffe les
couiles à un beau, clair et grand feu, et, attendent graisler des
chastaines, escript au foyer avec un baston bruslé d’un bout dont on
escharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaulx contes du temps
jadis.
Un des bergiers qui guardoient les vignes, nommé Pillot, se transporta
devers luy en icelle heure et raconta entierement les excès et pillaiges que
faisoit Picrochole, roy de Lerné, en ses terres et dommaines, et comment il

avoit pillé, gasté, saccagé tout le pays, excepté le clous de Seuillé que
Frere Jean des Entommeures avoit saulvé à son honneur, et de present estoit
ledict roy en La Roche Clermaud, et là en grande instance se remparoit, luy
et ses gens.
«Holos! holos! dist Grandgousier, qu’est cecy, bonnes gens? Songé je, ou si
vray est ce qu’on me dict? Picrochole, mon amy ancien de tout temps, de
toute race et alliance, me vient il assaillir? Qui le meut? Qui le poinct?
Qui le conduict? Qui l’a ainsi conseillé? Ho! ho! ho! ho! ho! mon Dieu mon
Saulveur, ayde moy, inspire moy, conseille moy à ce qu’est de faire! Je
proteste, je jure davant toy, ainsi me soys tu favorable! – sy jamais à luy
desplaisir, ne à ses gens dommaige, ne en ses terres je feis pillerie; mais,
bien au contraire, je l’ay secouru de gens, d’argent, de faveur et de
conseil, en tous cas que ay peu congnoistre son adventaige. Qu’il me ayt
doncques en ce poinct oultraigé, ce ne peut estre que par l’esprit maling.
Bon Dieu, tu congnois mon couraige, car à toy rien ne peut estre celé; si
par cas il estoit devenu furieux et que, pour luy rehabilliter son cerveau,
tu me l’eusse icy envoyé, donne moy et pouvoir et sçavoir le rendre au joug
de ton sainct vouloir par bonne discipline.
«Ho! ho! ho! mes bonnes gens, mes amys et mes feaulx serviteurs, fauldra il
que je vous empesche à me y ayder? Las! ma vieillesse ne requerroit
dorenavant que repous, et toute ma vie n’ay rien tant procuré que paix; mais
il fault, je le voy bien, que maintenant de harnoys je charge mes pauvres
espaules lasses et foibles, et en ma main tremblante je preigne la lance et
la masse pour secourir et guarantir mes pauvres subjectz. La raison le veult
ainsi, car de leur labeur je suis entretenu et de leur sueur je suis nourry,
moy, mes enfans et ma famille.
«Ce non obstant, je n’entreprendray guerre que je n’aye essayé tous les ars
et moyens de paix; là je me resouls.»
Adoncques feist convoquer son conseil et propousa l’affaire tel comme il
estoit, et fut conclud qu’on envoiroit quelque homme prudent devers
Picrochole sçavoir pourquoy ainsi soubdainement estoit party de son repous
et envahy les terres es quelles n’avoit droict quicquonques, davantaige
qu’on envoyast querir Gargantua et ses gens, affin de maintenir le pays et
defendre à ce besoing. Le tout pleut à Grandgousier, et commenda que ainsi
feust faict
Dont sus l’heure envoya le Basque, son laquays, querir à toute diligence
Gargantua, et luy escripvoit comme s’ensuit.

Chapitre XXIX

~Le teneur des lettres que Grandgousier escripvoit à Gargantua.~

«La ferveur de tes estudes requeroit que de long temps ne te revocasse de
cestuy philosophicque repous, sy la confiance de noz amys et anciens
confederez n’eust de present frustré la seureté de ma vieillesse. Mais, puis
que telle est ceste fatale destinée que par iceulx soye inquieté es quelz
plus je me repousoye, force me est te rappeler au subside des gens et biens
qui te sont par droict naturel affiez.
«Car, ainsi comme debiles sont les armes au dehors si le conseil n’est en la
maison, aussi vaine est l’estude et le conseil inutile qui en temps oportun
par vertus n’est executé et à son effect reduict.
«Ma deliberation n’est de provocquer, ains de apaiser; d’assaillir, mais
defendre; de conquester, mais de guarder mes feaulx subjectz et terres
hereditaires, es quelles est hostillement entré Picrochole sans cause ny
occasion, et de jour en jour poursuit sa furieuse entreprinse avecques excès
non tolerables à personnes liberes.
«Je me suis en devoir mis pour moderer sa cholere tyrannicque, luy offrent
tout ce que je pensois luy povoir estre en contentement, et par plusieurs
foys ay envoyé amiablement devers luy pour entendre en quoy, par qui et
comment il se sentoit oultragé; mais de luy n’ay eu responce que de
voluntaire deffiance et que en mes terres pretendoit seulement droict de
bienseance. Dont j’ay congneu que Dieu eternel l’a laissé au gouvernail de
son franc arbitre et propre sens, qui ne peult estre que meschant sy par
grâce divine n’est continuellement guidé, et, pour le contenir en office et
reduire à congnoissance, me l’a icy envoyé à molestes enseignes.
«Pourtant, mon filz bien aymé, le plus tost que faire pouras, ces lettres
veues, retourne à diligence secourir, non tant moy (ce que toutesfoys par
pitié naturellement tu doibs) que les tiens, lesquelz par raison tu peuz
saulver et guarder. L’exploict sera faict à moindre effusion de sang que
sera possible, et, si possible est, par engins plus expediens, cauteles et
ruzes de guerre, nous saulverons toutes les ames et les envoyerons joyeux à
leurs domiciles.
«Tres chier filz, la paix de Christ, nostre redempteur, soyt avecques toy.
«Salue Ponocrates, Gymnaste et Eudemon de par moy.
«Du vingtiesme de Septembre.
«Ton père, GRANDGOUSIER.»

Chapitre XXX

~Comment Ulrich Gallet fut envoyé devers Picrochole.~
Les lettres dictées et signées, Grandgousier ordonna que Ulrich Gallet,
maistre de ses requestes, homme saige et discret, duquel en divers et
contencieux affaires il avoit esprouvé la vertus et bon advis, allast devers
Picrochole pour luy remonstrer ce que par eux avoit esté decreté.
En celle heure partit le bon homme Gallet, et, passé le gué, demanda au
meusnier de l’estat de Picrochole, lequel luy feist responce que ses gens ne
luy avoient laissé ny coq ny geline, et qu’ilz s’estoient enserrez en La
Roche Clermauld, et qu’il ne luy conseilloit poinct de proceder outre, de
peur du guet, car leur fureur estoit enorme. Ce que facilement il creut, et
pour celle nuict herbergea avecques le meusnier.
Au lendemain matin se transporta avecques la trompette à la porte du
chasteau, et requist es guardes qu’ilz le feissent parler au roy pour son
profit
Les parolles annoncées au roy, ne consentit aulcunement qu’on luy ouvrist la
porte, mais se transporta sus le bolevard, et dist à l’embassadeur: «Qu’i a
il de nouveau? Que voulez vous dire?»
Adoncques l’embassadeur propousa comme s’ensuit:

Chapitre XXXI

~La harangue faicte par Gallet à Picrochole.~
«Plus juste cause de douleur naistre ne peut entre les humains que si, du
lieu dont par droicture esperoient grace et benevolence, ilz recepvent ennuy
et dommaige. Et non sans cause (combien que sans raison) plusieurs, venuz en
tel accident, ont ceste indignité moins estimé tolerable que leur vie
propre, et, en cas que par force ny aultre engin ne l’ont peu corriger, se
sont eulx mesmes privez de ceste lumiere.
«Doncques merveille n’est si le roy Grandgousier, mon maistre est à ta
furieuse et hostile venue saisy de grand desplaisir et perturbé en son
entendement. Merveille seroit si ne l’avoient esmeu les excès incomparables
qui en ses terres et subjectz ont esté par toy et tes gens commis, es quelz
n’a esté obmis exemple aulcun d’inhumanité, ce que luy est tant grief de
soy, par la cordiale affection de laquelle tousjours a chery ses subjectz,
que à mortel homme plus estre ne sçauroit. Toutesfoys sus l’estimation
humaine plus grief luy est en tant que par toy et les tiens ont esté ces
griefz et tords faictz qui de toute memoire et ancienneté aviez, toy et tes
peres, une amitié avecques luy et tous ses encestres conceu, laquelle
jusques à present comme sacrée ensemble aviez inviolablement maintenue,

guardée et entretenue, si bien que non luy seulement ny les siens, mais les
nations barbares, Poictevins, Bretons, Manseaux et ceulx qui habitent oultre
les isles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile demollir le
firmament et les abysmes eriger au dessus des nues que desemparer vostre
alliance, et tant l’ont redoubtée en leurs entreprinses que n’ont jamais
auzé provoquer, irriter ny endommaiger l’ung, par craincte de l’aultre.
«Plus y a. Ceste sacrée amitié tant a emply ce ciel que peu de gens sont
aujourd’huy habitans par tout le continent et isles de l’ocean, qui ne ayent
ambitieusement aspiré estre receuz en icelle à pactes par vous mesmes
conditionnez, autant estimans vostre confederation que leurs propres terres
et dommaines; en sorte que de toute memoire n’a esté prince ny ligue tant
efferée ou superbe qui ait auzé courir sus, je ne dis poinct voz terres,
mais celles de voz confederez; et, si par conseil precipité ont encontre
eulx attempté quelque cas de nouvelleté, le nom et tiltre de vostre alliance
entendu, ont soubdain desisté de leurs entreprises.
«Quelle furie doncqnes te esmeut maintenant, toute alliance brisée, toute
amitié conculquée, tout droict trespassé, envahir hostilement ses terres,
sans en rien avoir esté par luy ny les siens endommagé, irrité ny provocqué?
Où est foy? Où est loy? Où est raison? Où est humanité? Où est craincte de
Dieu? Cuyde tu ces oultraiges estre recellés es esperitz eternelz et au Dieu
souverain qui est juste retributeur de noz entreprinses? Si le cuyde, tu te
trompe car toutes choses viendront à son jugement. Sont ce fatales destinées
ou influences des astres qui voulent mettre fin à tes ayzes et repous? Ainsi
ont toutes choses leur fin et periode, et, quand elles sont venues à leur
poinct suppellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent long
temps en tel estat demourer. C’est la fin de ceulx qui leurs fortunes et
prosperitez ne peuvent par rayson et temperance moderer.
«Mais, si ainsi estoit phée et deust ores ton heur et repos prendre fin,
falloit il que ce feust en incommodant à mon roy, celluy par lequel tu
estois estably? Si ta maison debvoit ruiner, failloit il qu’en sa ruine elle
tombast suz les atres de celluy qui l’avoit aornée? La chose est tant hors
les metes de raison, tant abhorrente de sens commun, que à peine peut elle
estre par humain entendement conceue, et jusques à ce demourera non croiable
entre les estrangiers que l’effect asseuré et tesmoigné leur donne à
entendre que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont emancipez de
Dieu et Raison pour suyvre leurs affections perverses.
«Si quelque tort eust esté par nous faict en tes subjectz et dommaines, si
par nous eust esté porté faveur à tes mal vouluz, si en tes affaires ne te
eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eust esté blessé, ou, pour
mieulx dire, si l’esperit calumniateur, tentant à mal te tirer, eust par
fallaces especes et phantasmes ludificatoyres mis en ton entendement que
envers toy eussions faict choses non dignes de nostre ancienne amitié, tu

debvois premier enquerir de la verité, puis nous en admonester, et nous
eussions tant à ton gré satisfaict que eusse eu occasion de toy contenter.
Mais (ô Dieu eternel!) quelle est ton entreprinse? Vouldroys tu, comme
tyrant perfide, pillier ainsi et dissiper le royaulme de mon maistre? Le as
tu esprouvé tant ignave et stupide qu’il ne voulust, ou tant destitué de
gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne peust resister à tes
iniques assaulx?
«Depars d’icy presentement, et demain pour tout le jour soye retiré en tes
terres, sans par le chemin faire aulcun tumulte ne force; et paye mille
bezans d’or pour les dommaiges que as faict en ces terres. La moytié
bailleras demain, l’aultre moytié payeras es ides de May prochainement
venant, nons delaissant ce pendent pour houltaige les ducs de Tournemoule,
de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le viconte
de Morpiaille.»

Chapitre XXXII

~Comment Grandgousier, pour achapter paix, feist rendre les fouaces.~
A tant se teut le bon homme Gallet; mais Picrochole à tous ses propos ne
respond aultre chose sinon: «Venez les querir, venez les querir. Ilz ont
belle couille et molle. Ilz vous brayeront de la fouace.»
Adoncques retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genous, teste nue,
encliné en un petit coing de son cabinet, priant Dieu qu’il vouzist amollir
la cholere de Picrochole et le mettre au poinct de raison, sans y proceder
par force. Quand veit le bon homme de retour, il luy demanda:
«Ha! mon amy, mon amy, quelles nouvelles m’apportez vous?

  • Il n’y a (dist Gallet) ordre; cest homme est du tout hors du sens et
    delaissé de Dieu.
  • Voyre mais (dist Grandgousier), mon amy, quelle cause pretend il de cest
    excès?
  • Il ne me a (dist Gallet) cause queconques exposé, sinon qu’il m’a dict en
    cholere quelques motz de fouaces. Je ne sçay si l’on auroit poinct faict
    oultrage à ses fouaciers.
  • Je le veulx (dist Grandgousier) bien entendre devant qu’aultre chose
    deliberer sur ce que seroit de faire.»
    Alors manda sçavoir de cest affaire, et trouva pour vray qu’on avoit prins
    par force quelques fouaces de ses gens et que Marquet avoit repceu un coup

de tribard sus la teste; toutesfoys que le tout avoit esté bien payé et que
le dict Marquet avoit premier blessé Forgier de son fouet par les jambes. Et
sembla à tout son conseil que en toute force il se doibvoit defendre. Ce non
ostant dist Grandgousier:
«Puis qu’il n’est question que de quelques fouaces, je essayeray le
contenter, car il me desplaist par trop de lever guerre.»
Adoncques s’enquesta combien on avoit prins de fouaces, et, entendent quatre
ou cinq douzaines, commenda qu’on en feist cinq charretées en icelle nuict,
et que l’une feust de fouaces faictes à beau beurre, beau moyeux d’eufz,
beau saffran et belles espices pour estre distribuées à Marquet, et que pour
ses interestz il luy donnoit sept cens mille et troys philippus pour payer
les barbiers qui l’auroient pensé, et d’abondant luy donnoit la mestayrie de
la Pomardiere à perpétuité, franche pour luy et les siens. Pour le tout
conduyre et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin feist cuillir
près de la Sauloye force grands rameaux de cannes et rouzeaux, et en feist
armer autour leurs charrettes, et chascun des chartiers; luy mesmes en tint
un en sa main, par ce voulant donner à congnoistre qu’ilz ne demandoient que
paix et qu’ilz venoient pour l’achapter.
Eulx venuz à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier.
Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, ny aller à eulx parler, et
leurs manda qu’il estoit empesché, mais qu’ilz dissent ce qu’ilz vouldroient
au capitaine Toucquedillon, lequel affustoit quelque piece sus les
murailles. Adonc luy dict le bon homme:
«Seigneur, pour vous retirer de tout ce debat et ouster toute excuse que ne
retournez en nostre premiere alliance, nous vous rendons presentement les
fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent noz gens; elles
furent très bien payées; nous aymons tant la paix que nous en rendons cinq
charrettes, desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui plus se plainct.
Dadvantaige, pour le contenter entierement, voylà sept cens mille et troys
philippus que je luy livre, et, pour l’interest qu’il pourroit pretendre, je
luy cede la mestayrie de la Pomardiere, à perpétuité, pour luy et les siens,
possedable en franc alloy; voyez cy le contract de la transaction. Et, pour
Dieu, vivons dorenavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement,
cedans ceste place icy, en laquelle n’avez droict quelconques, comme bien le
confessez, et amis comme par avant.»
Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus envenima son
couraige, luy disant:
«Ces rustres ont belle paour. Par Dieu, Grandgousier se conchie, le pouvre
beuveur! Ce n’est son art aller en guerre, mais ouy bien vuider les
flascons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au

reste nous hastons de remparer icy et poursuivre nostre fortune. Mais
pensent ilz bien avoir affaire à une duppe, de vous paistre de ces fouaces?
Voylà que c’est: le bon traictement et la grande familiarité que leurs avez
par cy devant tenue vous ont rendu envers eulx comtemptible: oignez villain,
il vous poindra; poignez villain, il vous oindra.

  • Çà, çà, çà, dist Picrochole, sainct Jacques, ilz en auront! Faictes ainsi
    qu’avez dict.
  • D’une chose, dist Toucquedillon, vous veux je advertir. Nous sommes icy
    assez mal avituaillez et pourveuz maigrement des harnoys de gueule. Si
    Grandgousier nous mettoit siege, dès à present m’en irois faire arracher les
    dents toutes, seulement que troys me restassent, autant, à voz gens comme à
    moy: avec icelles nons n’avangerons que trop à manger noz munitions.
  • Nous, dist Picrochole, n’aurons que trop mangeailles. Sommes nous icy pour
    manger ou pour batailler?
  • Pour batailler, vrayement, dist Toucquedillon; mais de la pance vient la
    dance, et où faim regne, force exule.
  • Tant jazer! dist Picrochole. Saisissez ce qu’ilz ont amené.»
    Adoncqnes prindrent argent et fouaces et beufz et charrettes, et les
    renvoyerent sans mot dire, sinon que plus n’aprochassent de si près pour la
    cause qu’on leur diroit demain. Ainsi sans rien faire retournerent devers
    Grandgousier, et luy conterent le tout, adjoustans qu’il n’estoit aulcun
    espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.

Chapitre XXXIII

~Comment certains gouverneurs de Picrochole, par conseil precipité, le
mirent au dernier peril.~
Les fouaces destroussées, comparurent davant Picrochole les duc de Menuail,
comte Spadassin et capitaine Merdaille, et luy dirent:
«Cyre, aujourd’huy nous vous rendons le plus heureux, le plus chevaleureux
prince qui oncques feust depuis la mort de Alexandre Macedo.

  • Couvrez, couvrez vous, dist Picrochole.
  • Grand mercy (dirent ilz), Cyre, nous sommes à nostre debvoir. Le moyen est
    tel:
    «Vous laisserez icy quelque capitaine en garnison avec petite bande de gens

pour garder la place, laquelle nous semble assez forte, tant par nature que
par les rampars faictz à vostre invention. Vostre armée partirez en deux,
comme trop mieulx l’entendez. L’une partie ira ruer sur ce Grandgousier et
ses gens. Par icelle sera de prime abordée facilement desconfit. Là
recouvrerez argent à tas, car le vilain en a du content; vilain, disons
nous, parce que un noble prince n’a jamais un sou. Thesaurizer est faict de
vilain. -L’aultre partie, cependent, tirera vers Onys, Sanctonge, Angomoys
et Gascoigne, ensemble Perigot, Medoc et Elanes. Sans resistence prendront
villes, chasteaux et forteresses. A Bayonne, à Sainct Jean de Luc et
Fontarabie sayzirez toutes les naufz, et, coustoyant vers Galice et
Portugal, pillerez tous les lieux maritimes jusques à Ulisbonne, où aurez
renfort de tout equipage requis à un conquerent. Par le corbieu, Hespaigne
se rendra, car ce ne sont que madourrez! Vous passerez par l’estroict de
Sibyle, et là erigerez deux colonnes, plus magnificques que celles de
Hercules, à perpetuelle memoire de vostre nom, et sera nommé cestuy
destroict la mer Picrocholine. Passée la mer Picrocholine, voicy
Barberousse, qui se rend vostre esclave…

  • Je (dist Picrochole) le prendray à mercy.
  • Voyre (dirent ilz), pourveu qu’il se face baptiser. Et oppugnerez les
    royaulmes de Tunic, de Hippes, Argiere, Bone, Corone, hardiment toute
    Barbarie. Passant oultre, retiendrez en vostre main Majorque, Minorque,
    Sardaine, Corsicque et aultres isles de la mer Ligusticque et Baleare.
    Coustoyant à gausche, dominerez toute la Gaule Narbonicque, Provence et
    Allobroges, Genes, Florence, Lucques, et à Dieu seas Rome! Le pauvre
    Monsieur du Pape meurt desjà de peur.
  • Par ma foy (dist Picrochole), je ne lui baiseray jà sa pantofle.
  • Prinze Italie, voylà Naples, Calabre, Appoulle et Sicile toutes à sac, et
    Malthe avec. Je vouldrois bien que les plaisans chevaliers, jadis Rhodiens,
    vous resistassent, pour veoir de leur urine!
  • Je iroys (dict Picrochole) voluntiers à Laurette.
  • Rien, rien (dirent ilz); ce sera au retour. De là prendrons Candie, Cypre,
    Rhodes et les isles Cyclades, et donnerons sus la Morée. Nons la tenons.
    Sainct Treignan, Dieu gard Hierusalem! car le soubdan n’est pas comparable à
    vostre puissance!
  • Je (dist il) feray doncques bastir le Temple de Salomon.
  • Non (dirent ilz) encores, attendez un peu. Ne soyez jamais tant soubdain à
    voz entreprinses. Sçavez vous que disoit Octavian Auguste? Festina lente.
    Il vous convient premièrement avoir l’Asie Minor, Carie, Lycie, Pamphile,

Celicie, Lydie, Phrygie, Mysie, Betune, Charazie, Satalie, Samagarie,
Castamena, Luga, Savasta, jusques à Euphrates.

  • Voirons nous (dist Picrochole) Babylone et le Mont Sinay?
  • Il n’est (dirent ilz) jà besoing pour ceste heure. N’est ce pas assez
    tracassé dea avoir transfreté la mer Hircane, chevauché les deux Armenies et
    les troys Arabies?
  • Par ma foy (dist il) nous sommes affolez. Ha, pauvres gens!
  • Quoy? dirent ilz.
  • Que boyrons nous par ces desers? Car Julian Auguste et tout son oust y
    moururent de soif, comme l’on dict.
  • Nous (dirent ilz) avons jà donné ordre à tout. Par la mer Siriace vous
    avez neuf mille quatorze grands naufz, chargées des meilleurs vins du monde;
    elles arriverent à Japhes. Là se sont trouvez vingt et deux cens mille
    chameaulx et seize cens elephans, lesquelz aurez prins à une chasse environ
    Sigeilmes, lorsque entrastes en Lybie, et d’abondant eustes toute la
    garavane de la Mecha. Ne vous fournirent ilz de vin à suffisance?
  • Voyre! Mais (dist il) nous ne beumes poinct frais.
  • Par la vertus (dirent ilz) non pas d’un petit poisson, un preux, un
    conquerent, un pretendent et aspirant à l’empire univers ne peut tousjours
    avoir ses aizes. Dieu soit loué que estes venu, vous et voz gens, saufz et
    entiers jusques au fleuve du Tigre!
  • Mais (dist il) que faict ce pendent la part de nostre armée qui desconfit
    ce villain humeux Grandgousier?
  • Ilz ne chomment pas (dirent ilz); nous les rencontrerons tantost. Ilz vous
    ont pris Bretaigne, Normandie, Flandres, Haynault, Brabant, Artoys,
    Hollande, Selande. Ilz ont passé le Rhein par sus le ventre des Suices et
    Lansquenetz, et part d’entre eulx ont dompté Luxembourg, Lorraine, la
    Champaigne, Savoye jusques à Lyon, auquel lieu ont trouvé voz garnisons
    retournans des conquestes navales de la mer Mediterranée, et se sont
    reassemblez en Boheme, après avoir mis à sac Soueve, Vuitemberg, Bavieres,
    Austriche, Moravie et Stirie; puis ont donné fierement ensemble sus Lubek,
    Norwerge, Swedenrich, Dace, Gotthie, Engroneland, les Estrelins, jusques à
    la mer Glaciale. Ce faict, conquesterent les isles Orchades et subjuguerent
    Escosse, Angleterre et Irlande. De là, navigans par la mer Sabuleuse, et par
    les Sarmates, ont vaincu et dominé Prussie, Polonie, Litwanie, Russie,
    Valache, la Transsilvane et Hongrie, Bulgarie, Turquie, et sont à

Constantinoble.

  • Allons nous (dist Picrochole) rendre à eulx le plus toust, car je veulx
    estre aussi empereur de Thebizonde. Ne tuerons nous pas tous ces chiens
    turcs et Mahumetistes?
  • Que diable (dirent ilz) ferons nous doncques? Et donnerez leurs biens et
    terres à ceulx qui vous auront servy honnestement.
  • La raison (dist il) le veult; c’est equité. Je vous donne la Carmaigne,
    Surie et toute Palestine.
  • Ha! (dirent ilz) Cyre, c’est du bien de vous. Grand mercy! Dieu vous face
    bien tousjours prosperer!» Là present estoit un vieux gentilhomme, esprouvé
    en divers hazars et vray routier de guerre, nommé Echephron, lequel, ouyant
    ces propous, dist: «J’ay grand peur que toute ceste entreprinse sera
    semblable à la farce du pot au laict, duquel un cordouannier se faisoit
    riche par resverie; puis, le pot cassé, n’eut de quoy disner. Que pretendez
    vous par ces belles conquestes? Quelle sera la fin de tant de travaulx et
    traverses?
  • Ce sera (dist Picrochole) que, nous retournez, repouserons à noz aises.»
    Dont dist Echephron: «Et, si par cas jamais n’en retournez, car le voyage
    est long et pereilleux, n’est ce mieulx que dès maintenant nous repousons,
    sans nous mettre en ces hazars?
  • O (dist Spadassin) par Dieu, voicy un bon resveux! Mais allons nous cacher
    au coing de la cheminée, et là passons avec les dames nostre vie et nostre
    temps à enfiller des perles, ou à filler comme Sardanapalus. Qui ne se
    adventure, n’a cheval ny mule, ce dist Salomon.
  • Qui trop (dist Echephron) se adventure, perd cheval et mulle, respondit
    Malcon.
  • Baste! (dist Picrochole) passons oultre. Je ne crains que ces diables de
    legions de Grandgousier. Ce pendent que nous sommes en Mesopotamie, s’ilz
    nous donnoient sus la queue, quel remede?
  • Très bon (dist Merdaille). Une belle petite commission, laquelle vous
    envoirez es Moscovites, vous mettra en camp pour un moment quatre cens
    cinquante mille combatans d’eslite. O, si vous me y faictes vostre
    lieutenant, je tueroys un pigne pour un mercier! Je mors, je rue, je frappe,
    je attrape, je tue, je renye!
  • Sus, sus (dict Picrochole), qu’on despesche tout, et qui me ayme, si me
    suyve.»

Chapitre XXXIV

~Comment Gargantua laissa la ville de Paris pour secourir son païs, et
comment Gymnaste rencontra les ennemys.~
En ceste mesme heure, Gargantua, qui estoyt yssu de Paris soubdain les
lettres de son pere leues, sus sa grand jument venant, avoit jà passé le
pont de la Nonnain, luy, Ponocrates, Gymnaste et Eudemon, lesquelz pour le
suivre avoient prins chevaulx de poste. Le reste de son train venoit à
justes journées, amenent tous ses livres et instrument philosophique. Luy
arrivé à Parillé, fut adverty par le mestayer de Gouguet comment Picrochole
s’estoit remparé à La Roche Clermaud et avoit envoyé le capitaine Tripet
avec grosse armée assaillir le boys de Vede et Vaugaudry, et qu’ilz avoient
couru la poulle jusques au Pressouer Billard, et que c’estoit chose estrange
et difficile à croyre des excès qu’ilz faisoient par le pays. Tant qu’il luy
feist paour, et ne sçavoit bien que dire ny que faire. Mais Ponocrates luy
conseilla qu’ilz se transportassent vers le seigneur de La Vauguyon, qui de
tous temps avoit esté leur amy et confederé, et par luy seroient mieulx
advisez de tous affaires, ce qu’ilz feirent incontinent, et le trouverent en
bonne deliberation de leur secourir, et feut de opinion que il envoyroit
quelq’un de ses gens pour descouvrir le pays et sçavoir en quel estat
estoient les ennemys, affin de y proceder par conseil prins scelon la forme
de l’heure presente. Gymnaste se offrir d’y aller; mais il feut conclud que
pour le meilleur il menast avecques soy quelq’un qui congneust les voyes et
destorses et les rivieres de l’entour. Adoncques partirent luy et
Prelinguand, escuyer de Vauguyon, et sans effroy espierent de tous coustez.
Ce pendent Gargantua se refraischit et repeut quelque peu avecques ses gens,
et feist donner à sa jument un picotin d’avoyne: c’estoient soisante et
quatorze muys troys boisseaux. Gymnaste et son compaignon tant chevaucherent
qu’ilz rencontrerent les ennemys tous espars et mal en ordre, pillans et
desrobans tout ce qu’ilz povoient; et, de tant loing qu’ilz l’aperceurent,
accoururent sus luy à la foulle pour le destrouser. Adonc il leurs cria:
«Messieurs, je suys pauvre diable; je vous requiers qu’ayez de moy mercy.
J’ay encores quelque escu: nous le boyrons, car c’est aurum potabile, et
ce cheval icy sera vendu pour payer ma bien venue; cela faict, retenez moy
des vostres, car jamais homme ne sceut mieulx prendre, larder, roustir et
aprester, voyre, par Dieu! demembrer et gourmander poulle que moy qui suys
icy, et pour mon proficiat(b) je boy à tous bons compaignons.» Lors
descouvrit sa ferriere et, sans mettre le nez dedans, beuvoyt assez
honnestement. Les maroufles le regardoient, ouvrans la gueule d’un grand
pied et tirans les langues comme levriers, en attente de boyre après; mais
Tripet, le capitaine, sus ce poinct accourut veoir que c’estoit. A luy
Gymnaste offrit sa bouteille, disant: «Tenez, capitaine, beuvez en
hardiment, j’en ay faict l’essay, c’est vin de La Faye Monjau.

  • Quoy, dist Tripet, ce gaustier icy se guabele de nous! Qui es tu?
  • Je suis (dist Gymnaste) pauvre diable.
  • Ha! (dist Tripet) puisque tu est pauvre diable, c’est raison que passes
    oultre, car tout pauvre diable passe partout sans peage ny gabelle; mais ce
    n’est de coustume que pauvres diables soient si bien monstez. Pour tant,
    Monsieur le diable, descendez que je aye le roussin, et, si bien il ne me
    porte, vous, Maistre diable, me porterez, car j’ayme fort qu’un diable tel
    m’emporte.»

Chapitre XXXV

~Comment Gymnaste soupplement tua le capitaine Tripet et aultres gens de
Picrochole.~
Ces motz entenduz, aulcuns d’entre eulx commencerent avoir frayeur et se
seignoient de toutes mains, pensans que ce feust un diable desguisé. Et
quelq’un d’eulx, nommé Bon Joan, capitaine des Franc Topins, tyra ses heures
de sa braguette et cria assez hault: « Agios ho Theos. Si tu es de Dieu,
sy parle! Si tu es de l’Aultre, sy t’en va!» Et pas ne s’en alloit; ce que
entendirent plusieurs de la bande, et departoient de la compaignie, le tout
notant et considerant Gymnaste.
Pour tant feist semblant descendre de cheval, et, quand feut pendent du
cousté du montouer, feist soupplement le tour de l’estriviere, son espée
bastarde au cousté, et, par dessoubz passé, se lança en l’air et se tint des
deux piedz sus la scelle, le cul tourné vers la teste du cheval. Puis dist:
«Mon cas va au rebours.»
Adoncq, en tel poinct qu’il estoit, feist la guambade sus un pied et,
tournant à senestre, ne faillit oncq de rencontrer sa propre assiete sans en
rien varier. Dont dist Tripet:
«Ha! ne feray pas cestuy là pour ceste heure, et pour cause.

  • Bren! (dist Gymnaste) j’ay failly; je voys defaire cestuy sault.»
    Lors par grande force et agilité feist en tournant à dextre la gambade comme
    davant. Ce faict, mist le poulce de la dextre sus l’arçon de la scelle et
    leva tout le corps en l’air, se soustenant tout le corps sus le muscle et
    nerf dudict poulce, et ainsi se tourna troys foys. A la quatriesme, se
    renversant tout le corps sans à rien toucher, se guinda entre les deux
    aureilles du cheval, soudant tout le corps en l’air sus le poulce de la
    senestre, et en cest estat feist le tour du moulinet; puis, frappant du plat
    de la main dextre sus le meillieu de la selle, se donna tel branle qu’il se

assist sus la crope, comme font les damoiselles.
Ce faict, tout à l’aise passe la jambe droicte par sus la selle, et se mist
en estat de chevaucheur sus la croppe.
«Mais (dist il) mieulx vault que je me mette entre les arsons.»
Adoncq, se appoyant sus les poulces des deux mains à la crope davant soy, se
renversa cul sus teste en l’air et se trouva entre les arsons en bon
maintien; puis d’un sobresault leva tout le corps en l’air, et ainsi se tint
piedz joinctz entre les arsons, et là tournoya plus de cent tours, les bras
estenduz en croix, et crioit ce faisant à haulte voix: «J’enrage, diables,
j’enrage, j’enrage! Tenez moy, diables, tenez moy, tenez!»
Tandis qu’ainsi voltigeoit, les marroufles en grand esbahissement disoient
l’ung à l’aultre: «Par la mer Dé! c’est un lutin ou un diable ainsi deguisé.
Ab hoste maligno, libera nos, Domine.» Et fuyoient à la route, regardans
darriere soy comme un chien qui emporte un plumail.
Lors Gymnaste, voyant son advantaige, descend de cheval, desguaigne son
espée et à grands coups chargea sus les plus huppés, et les ruoit à grands
monceaulx, blessez, navrez et meurtriz, sans que nul luy resistast, pensans
que ce feust un diable affamé, tant par les merveilleux voltigemens qu’il
avoit faict que par les propos que luy avoit tenu Tripet en l’appellant
pauvre diable; sinon que Tripet en trahison luy voulut fendre la cervelle
de son espée lansquenette; mais il estoit bien armé et de cestuy coup ne
sentit que le chargement, et, soubdain se tournant, lancea un estoc volant
au dict Tripet, et, ce pendent que icelluy se couvroit en hault, luy tailla
d’un coup l’estomac, le colon et la moytié du foye, dont tomba par terre,
et, tombant, rendit plus de quatre potées de souppes, et l’ame meslée parmy
les souppes.
Ce fait, Gymnaste se retyre, considerant que les cas de hazart jamais ne
fault poursuyvre jusques à leur periode et qu’il convient à tous chevaliers
reverentement traicter leur bonne fortune, sans la molester ny gehainer, et,
monstant sus son cheval, luy donne des esperons, tyrant droict son chemin
vers La Vauguyon, et Prelinguand avecques luy.

Chapitre XXXVI

~Gomment Gargantua desmollit le chasteau du Gué de Vede, et comment ilz
passerent le gué.~
Venu que fut, raconta l’estat onquel avoit trouvé les ennemys et du
stratageme qu’il avoit faict, luy seul contre toute leur caterve, afferment
que ilz n’estoient que maraulx, pilleurs et brigans, ignorans de toute

discipline militaire, et que hardiment ilz se missent en voye, car il leurs
seroit très facile de les assommer comme bestes.
Adoncques monta Gargantua sus sa grande jument, accompaigné comme davant
avons dict, et, trouvant en son chemin un hault et grand arbre (lequel
communement on nommoit l’Arbre de sainct Martin, pource qu’ainsi estoit creu
un bourdon que jadis sainct Martin y planta), dist: «Voicy ce qu’il me
failloit: cest arbre me servira de bourdon et de lance.» Et l’arrachit
facilement de terre, et en ousta les rameaux, et le parapour son plaisir.
Ce pendent sa jument pissa pour se lascher le ventre; mais ce fut en telle
abondance qu’elle en feist sept lieues de deluge, et deriva tout le pissat
au gué de Vede, et tant l’enfla devers le fil de l’eau que toute ceste bande
des ennemys furent en grand horreur noyez, exceptez aulcuns qui avoient
prins le chemin vers les cousteaux à gauche.
Gargantua, venu à l’endroit du boys de Vede, feus advisé par Eudemon que
dedans le chasteau estoit quelque reste des ennemys, pour laquelle chose
sçavoir Gargantua s’escria tant qu’il peut:
«Estez vous là, ou n’y estez pas? Si vous y estez, n’y soyez plus; si n’y
estez, je n’ay que dire.»
Mais un ribauld canonnier, qui estoit au machicoulys, luy tyra un coup de
canon et le attainct par la temple dextre furieusement; toutesfoys ne luy
feist pour ce mal en plus que s’il luy eust getté une prune.
«Qu’est ce là? (dist Gargantua). Nous gettez vous icy des grains de raisins?
La vendange vous coustera cher!» pensant de vray que le boulet feust un
grain de raisin.
Ceulx qui estoient dedans le chasteau amuzez à la pille, entendant le bruit,
coururent aux tours et forteresses, et luy tirerent plus de neuf mille vingt
et cinq coups de faulconneaux et arquebouzes, visans tous à sa teste, et si
menu tiroient contre luy qu’il s’escria:
«Ponocrates, mon amy, ces mousches icy me aveuglent; baillez moy quelque
rameau de ces saulles pour les chasser», pensant des plombées et pierres
d’artillerie que feussent mousches bovines.
Ponocrates l’advisa que n’estoient aultres mousches que les coups
d’artillerye que l’on tiroit du chasteau. Alors chocqua de son grand arbre
contre le chasteau, et à grands coups abastit et tours et forteresses, et
ruyna tout par terre. Par ce moyen feurent tous rompuz et mis en pieces
ceulx qui estoient en icelluy.

De là partans, arriverent au pont du moulin et trouverent tout le gué
couvert de corps mors en telle foulle qu’ilz avoient enguorgé le cours du
moulin, et c’estoient ceulx qui estoient peritz au deluge urinal de la
jument. Là feurent en pensement comment ilz pourroient passer, veu
l’empeschement de ces cadavres. Mais Gymnaste dist:
«Si les diables y ont passé, je y passeray fort bien.

  • Les diables (dist Eudemon) y ont passé pour en emporter les ames damnées.
  • Sainct Treignan! (dist Ponocrates) par doncques consequence necessaire il
    y passera.
  • Voyre, voyre (dist Gymnaste), ou je demoureray en chemin.»
    Et, donnant des esperons à son cheval, passa franchement oultre, sans que
    jamais son cheval eust fraieur des corps mors; car il l’avoit accoustumé
    (selon la doctrine de Ælian) à ne craindre les ames ny corps mors – non en
    tuant les gens comme Diomedes tuoyt les Traces et Ulysses mettoit les corps
    de ses ennemys es pieds de ses chevaulx, ainsi que raconte Homere, – mais en
    luy mettant un phantosme parmy son foin et le faisant ordinairement passer
    sus icelluy quand il luy bailloit son avoyne.
    Les troys aultres le suibvirent sans faillir, excepté Eudemon, duquel le
    cheval enfoncea le pied droict jusques au genoil dedans la pance d’un gros
    et gras vilain qui estoit là noyé, à l’envers, et ne le povoit tirer hors;
    ainsi demoureroit empestré jusques à ce que Gargantua du bout de son baston
    enfondrale reste des tripes du villain en l’eau, ce pendent que le cheval
    levoit le pied, et (qui est chose merveilleuse en hippiatrie) feut ledict
    cheval guery d’un surotqu’il avoit en celluy pied par l’atouchement des
    boyaux de ce gros marroufle.

Chapitre XXXVII

~Comment Gargantua, soy peignant, faisoit tomber de ses cheveulx les
boulletz d’artillerye.~
Issuz la rive de Vede, peu de temps après aborderent au chasteau de
Grandgousier qui les attendoit en grand desir. A sa venue, ilz le
festoyerent à tour de bras; jamais on ne veit gens plus joyeux, car
Supplementum Supplementi Chronicorum dict que Gargamelle y mourut de joye.
Je n’en sçay rien de ma part, et bien peu me soucie ny d’elle ny d’aultre
La verité fut que Gargantua, se refraischissant d’habillemens et se
testonnantde son pigne (qui estoit grand de cent cannes, appoincté de
grandes dents de elephans toutes entieres), faisoit tomber à chascun coup

plus de sept balles de bouletz qui luy estoient demourez entre ses cheveulx
à la demolition du boys de Vede. Ce que voyant, Grandgousier, son pere,
pensoit que feussent pous et luy dist:
«Dea, mon bon filz, nous as tu aporté jusques icy des esparviers de Montagu?
Je n’entendoys que là tu feisse residence.»
Adonc Ponocrates respondit:
«Seigneur, ne pensez que je l’aye mis au colliege de pouillerie qu’on nomme
Montagu. Mieulx le eusse voulu mettre entre les guenaux de Sainct Innocent,
pour l’enorme cruaulté et villennie que je y ay congneu. Car trop mieulx,
sont traictez les forcez entre les Maures et Tartares, les meurtriers en la
prison criminelle, voyre certes les chiens en vostre maison, que ne sont ces
malautruz audict colliege, et, si j’estois roy de Paris, le diable m’emport
si je ne metoys le feu dedans et faisoys brusler et principal et regens qui
endurent ceste inhumanité davant leurs yeulx estre exercée!»
Lors, levant un de ces boulletz, dist:
«Ce sont coups de canon que n’a guieres a repceu vostre filz Gargantua
passant davant le Boys de Vede, par la trahison de vos ennemys. Mais ilz en
eurent telle recompense qu’ilz sont tous periz en la ruine du chasteau,
comme les Philistins par l’engin de Sanson, et ceulx que opprima la tour de
Siloé, desquelz est escript Luce, xiij. Iceulx je suis d’advis que nous
poursuyvons, ce pendent que l’heur est pour nous, car l’occasion a tous ses
cheveulx au front: quand elle est oultre passée, vous ne la povez plus
revocquer; elle est chauve par le darriere de la teste et jamais plus ne
retourne.

  • Vrayement, dist Grandgousier, ce ne sera pas à ceste heure, car je veulx
    vous festoyer pour ce soir, et soyez les très bien venuz.»
    Ce dict, on apresta le soupper, et de surcroist feurent roustiz: seze beufz,
    troys genisses, trente et deux veaux, soixante et troys chevreaux
    moissonniers, quatre vingt quinze moutons, troys cens gourretzde laict à
    beau moust, unze vingt perdrys, sept cens becasses, quatre cens chappons de
    Loudunoys et Cornouaille, six mille poulletz et autant de pigeons, six cens
    gualinottes, quatorze cens levraux, troys cens et troys hostardes, et mille
    sept cens hutaudeaux. De venaison l’on ne peut tant soubdain recouvrir, fors
    unze sangliers qu’envoya l’abbé de Turpenay, et dix et huict bestes fauves
    que donna le seigneur de Grandmont, ensemble sept vingt faisans qu’envoya le
    seigneur des Essars, et quelques douzaines de ramiers, de oiseaux de
    riviere, de cercelles, buours, courtes, pluviers, francolys, cravans,
    tyransons, vanereaux, tadournes, pochecullieres, pouacres, hegronneaux,
    foulques, aigrettes, cigouingnes, cannes petieres, oranges flammans (qui

sont phoenicopteres), terrigoles, poulles de Inde, force coscossons, et
renfort de potages.
Sans poinct de faulte y estoit de vivres abondance, et feurent aprestez
honnestement par Fripesaulce, Hoschepot et Pilleverjus, cuisiniers de
Grandgousier.
Janot, Micquel et Verrenet apresterent fort bien à boyre.

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