Gargantua

Chapitre XXXVIII

~Comment Gargantua mangea en sallade six pelerins.~
Le propos requiert que racontons ce qu’advint à six pelerins, qui venoient
de Sainct Sebastien, près de Nantes, et pour soy hezberger celle nuict, de
peur des ennemys, s’estoient mussezau jardin dessus les poyzars, entre les
choulx et lectues. Gargantua se trouva quelque peu alteré et demanda si l’on
pourroit trouver de lectues pour faire sallade, et, entendent qu’il y en
avoit des plus belles et grandes du pays, car elles estoient grandes comme
pruniers ou noyers, y voulut aller luy mesmes et en emporta en sa main ce
que bon luy sembla. Ensemble emporta les six pelerins, lesquels avoient si
grand paour qu’ilz ne ausoient ny parler ny tousser.
Les lavant doncques premierement en la fontaine, les pelerins disoient en
voix basse l’un à l’aultre: «Qu’est il de faire? Nous noyons icy, entre ces
lectues. Parlerons nous? Mais, si nous parlons, il nous tuera comme espies.»
Et, comme ilz deliberoient ainsi, Gargantua les mist avecques ses lectues
dedans un plat de la maison, grand comme la tonne de Cisteaulx, et, avecques
huille et vinaigre et sel, les mangeoit pour soy refraischir davant souper,
et avoit jà engoullé cinq des pelerins. Le sixiesme estoit dedans le plat,
caché soubz une lectue, excepté son bourdon qui apparoissoit au dessus.
Lequel voyant, Grandgousier dist à Gargantua:
«Je croys que c’est là une corne de limasson; ne le mangez poinct

  • Pourquoy? (dist Gargantua). Ilz sont bons tout ce moys.»
    Et, tyrant le bourdon, ensemble enleva le pelerin, et le mangeoit très bien;
    puis beut un horrible traict de vin pineau, et attendirent que l’on
    apprestast le souper.
    Les pelerins ainsi devorez se tirerent hors les meulles de ses dentz le
    mieulx que faire peurent, et pensoient qu’on les eust mys en quelque basse
    fousse des prisons, et, lors que Gargantua beut le grand traict, cuyderent
    noyer en sa bouche, et le torrent du vin presque les emporta au gouffre de
    son estomach; toutesfoys, saultans avec leurs bourdons, comme font les

micquelotz, se mirent en franchise l’orée des dentz. Mais, par malheur, l’un
d’eux, tastant avecques son bourdon le pays à sçavoir s’ilz estoient en
sceureté, frappa rudement en la faulted’une dent creuze et ferut le nerf de
la mandibule, dont feist très forte douleur à Gargantua, et commença crier
de raige qu’il enduroit. Pour doncques se soulaiger du mal, feist aporter
son curedentz et, sortant vers le noyer grollier, vous denigea Messieurs les
pelerins. Car il arrapoit l’un par les jambes, l’aultre par les espaules,
l’aultre par la bezace, l’aultre par la foilluze, l’aultre par l’escharpe,
et le pauvre haire qui l’avoit feru du bourdon, le accrochea par la
braguette; toutesfoys ce luy fut un grand heur, car il luy percea une brosse
chancreuze qui le martyrisoit depuis le temps qu’ilz eurent passé Ancenys.
Ainsi les pelerins denigez s’enfuyrent à travers la plante a beau trot, et
appaisa la douleur.
En laquelle heure feut appellé par Eudemon pour soupper, car tout estoit
prest:
«Je m’en voys doncques (dist il) pisser mon malheur.»
Lors pissa si copieusement que l’urine trancha le chemin aux pelerins, et
furent contrainctz passer la grande boyre. Passans de là par l’orée de la
Touche, en plain chemin tomberent tous, excepté Fournillier, en une trape
qu’on avoit faict pour prandre les loups à la trainnée, dont escapperent
moyennant l’industrie dudict Fournillier, qui rompit tous les lacz et
cordages. De là issus, pour le reste de celle nuyct coucherent en une
logeprès le Couldray, et là feurent reconfortez de leur malheur par les
bonnes parolles d’un de leur compaignie, nommé Lasdaller, lequel leur
remonstra que ceste adventure avoit esté predicte par David Ps.:
«Cum exurgerent homines in nos, forte vivos deglutissent nos, quand nous
feusmes mangez en salade au grain du sel; cum irasceretur furor eorum in nos, forsitan aqua absorbuisset nos, quand il beut le grand traict;
torrentem pertransivit anima nostra-, quand nous passasmes la grande boyre; forsitan pertransisset anima nostra aquam intolerabilem, de son urine, dont
il nous tailla le chemin. Benedictus Dominus, qui non dedit nos in captionem dentibus eorum. Anima nostra, sicut passer erepta est de laquea venantium, quand nous tombasmes en la trape; laqueus contritus est par
Fournillier, et nos liberati sumus. Adjutorium nostrum, etc.»

Chapitre XXXIX

~Comment le moyne fut festoyé par Gargantua et des beaulx propos qu’il tint
en souppant.~
Quand Gargantua feut à table et la premiere poincte des morceaux feut

baufrée, Grandgousier commença raconter la source et la cause de la guerre
meue entre luy et Picrochole, et vint au poinct de narrer comment Frere Jean
des Entommeures avoit triumphé à la defence du clous de l’abbaye, et le loua
au dessus des prouesses de Camille, Scipion, Pompée, Cesar et Themistocles.
Adoncques requist Gargantua que sus l’heure feust envoyé querir, affin
qu’avecques luy on consultast de ce qu’estoit à faire. Par leur vouloir
l’alla querir son maistre d’hostel, et l’admena joyeusement avecques son
baston de croix sus la mulle de Grandgousier.
Quand il feut venu, mille charesses, mille embrassemens, mille bons jours
feurent donnez:
«Hés, Frere Jean, mon amy, Frere Jean mon grand cousin, Frere Jean de par le
diable, l’acollée, mon amy!

  • A moy la brassée!
  • Cza, couillon, que je te esrenede force de t’acol1er!»
    Et Frere Jean de rigoller! Jamais homme ne feut tant courtoys ny gracieux.
    «Cza, cza (dist Gargantua), une escabelle icy, auprès de moy, à ce bout.
  • Je le veulx bien (dist le moyne), puis qu’ainsi vous plaist. Page, de
    l’eau! Boute, mon enfant, boute: elle me refraischira le faye. Baille icy
    que je guargarize.
  • Deposita cappa (dist Gymnaste); oustons ce froc.
  • Ho, par Dieu (dist le moyne), mon gentilhomme, il y a un CHAPITRE in statutis Ordinis auquel ne plairoit le cas.
  • Bren (dist Gymnaste), bren pour vostre CHAPITRE. Ce froc vous rompt les
    deux espaules; mettez bas.
  • Mon amy (dist le moyne), laisse le moy, car, par Dieu! je n’en boy que
    mieulx: il me faict le corps tout joyeux. Si je le laisse, Messieurs les
    pages en feront des jarretieres, comme il me feut faict une foys à
    Coulaines. Davantaige, je n’auray nul appetit. Mais, si en cest habit je
    m’assys à table, je boiray, par Dieu! et à toy et à ton cheval, et de hayt.
    Dieu guard de mal la compaignie! Je avoys souppé; mais pour ce ne mangeray
    je poinct moins, car j’ay un estomac pavé, creux comme la botte sainct
    Benoist, tousjours ouvert comme la gibbessiere d’un advocat. De tous
    poissons, fors que la tanche, prenez l’aesle de la perdrys, ou la cuisse
    d’une nonnain. N’est ce falotement mourir quand on meurt le caicheroidde?
    Nostre prieur ayme fort le blanc de chappon.
  • En cela (dist Gymnaste) il ne semble poinct aux renars, car des chappons,
    poules, pouletz qu’ilz prenent, jamais ne mangent le blanc.
  • Pourquoy? dist le moyne
  • Parce (respondit Gymnaste) qu’ilz n’ont poinct de cuisiniers à les cuyre,
    et, s’ilz ne sont competentement cuitz, il demeurent rouge et non blanc. La
    rougeur des viandes est indice qu’elles ne sont assez cuytes, exceptez les
    gammares et escrivices, que l’on cardinalize à la cuyte.
  • Feste Dieu Bayart! (dist le moyne) l’enfermier de nostre abbaye n’a
    doncques la teste bien cuyte, car il a les yeulx rouges comme un jadeau de
    vergne… Ceste cuisse de levrault est bonne pour les goutteux. A propos
    truelle, pourquoy est ce que les cuisses d’une damoizelle sont tousjours
    fraisches?
  • Ce problesme (dist Gargantua) n’est ny en Aristoteles, ny en Alexandre
    Aphrodise, ny en Plutarque.
  • C’est (dist le moyne) pour trois causes par lesquelles un lieu est
    naturellement refraischy: primo pource que l’eau decourt tout du long;
    secundo, pource que c’est un lieu umbrageux, obscur et tenebreux, auquel
    jamais le soleil ne luist; et tiercement, pource qu’il est continuellement
    esventé des ventz du trou de bize, de chemise, et d’abondant de la
    braguette. Et de hayt! Page, à la humerie!… Crac, crac, crac… Que Dieu
    est bon, qui nous donne ce bon piot!…
    J’advoue Dieu, si j’eusse esté au temps de Jesu-christ, j’eusse bien engardé
    que les Juifz ne l’eussent prins au jardin de Olivet. Ensemble le diable me
    faille si j’eusse failly de coupper les jarretz à Messieurs les Apostres,
    qui fuyrent tant laschement, après qu’ilz eurent bien souppé, et laisserent
    leur bon maistre au besoing! Je hayz plus que poizon un homme qui fuyt quand
    il fault jouer de cousteaux. Hon, que je ne suis roy de France pour quatre
    vingtz ou cent ans! Par Dieu, je vous metroys en chien courtault les fuyars
    de Pavye! Leur fiebvre quartaine! Pourquoy ne mouroient ilz là plus tost que
    laisser leur bon prince en ceste necessité? N’est il meilleur et plus
    honorable mourir vertueusement bataillant que vivre fuyant villainement?…
    Nous ne mangerons gueres d’oysons ceste année… Ha, mon amy, baille de ce
    cochon… Diavol! il n’y a plus de moust: germinavit radix Jesse. Je renye
    ma vie, je meurs de soif… Ce vin n’est des pires. Quel vin beuviez vous à
    Paris? Je me donne au diable si je n’y tins plus de six moys pour un temps
    maison ouverte à tous venens!… Congnoissez vous Frere Claude des Haulx
    Barrois? O le bon compaignon que c’est! Mais quelle mousche l’a picqué? Il
    ne faict rien que estudier depuis je ne sçay quand. Je n’estudie poinct, de
    ma part. En nostre abbaye nous ne estudions jamais, de peur des auripeaux.

Nostre feu abbé disoit que c’est chose monstrueuse veoir un moyne sçavant.
Par Dieu, Monsieur mon amy, magis magnos clericos non sunt magis magnos sapientes… Vous ne veistes oncques tant de lievres comme il y en a ceste
année. Je n’ay peu recouvrir ny aultour ny tiercelet de lieu du monde.
Monsieur de la Bellonniere m’avoit promis un lanier, mais il m’escripvit n’a
gueres qu’il estoit devenu patays. Les perdris nous mangeront les aureilles
mesouan. Je ne prens poinct de plaisir à la tonnelle, car je y morfonds. Si
je ne cours, si je ne tracasse, je ne suis poinct à mon aize. Vray est que,
saultant les hayes et buissons, mon froc y laisse du poil. J ay recouvert un
gentil levrier. Je donne au diable Si luy eschappe lievre. Un lacquays le
menoit à Monsieur de Maulevrier; je le destroussay. Feis je mal?
-Nenny, Frere Jean (dist Gymnaste), nenny, de par tous les diables, nenny!
-Ainsi (dist le moyne), à ces diables, ce pendent qu’ilz durent! Vertus de
Dieu! qu’en eust faict ce boyteux? Le cor Dieu! il prent plus de plaisir
quand on luy faict present d’un bon couble de beufz!
-Comment (dist Ponocrates), vous jurez, Frere Jean?
-Ce n’est (dist le moyne) que pour orner mon langaige. Ce sont couleurs de
rethorique Ciceroniane.»

Chapitre XL

~Pourquoy les moynes sont refuyz du monde, et pour quoy les ungs ont le nez
plus grand que les aultres.~
Foy de christian! (dist Eudemon) je entre en grande resverie, considerant
l’honnesteté de ce moyne, car il nous esbaudist icy tous. Et comment
doncques est ce qu’on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies, les
appellans troublefeste, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs
rousches? «Ignavum fucos pecus
(dist Maro),
a presepibus arcent
A quoy respondit Gargantua.
«Il n’y a rien si vrai que le froc et la cogule tire à soy les opprobres,
injures et maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias
attire les nues. La raison peremptoire est parce qu’ilz mangent la merde du
monde, c’est à dire les pechez, et comme machemerdes l’on les rejecte en
leurs retraictz, ce sont leurs conventz et abbayes, separez de conversation
politicque comme sont les retraictz d’une maison. Mais, si entendez pourquoy

un cinge en une famille est tousjours mocqué et herselé, vous entendrez
pourquoy les moines sont de tous refuys, et des vieux et des jeunes. Le
cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien; il ne tire pas l’aroy,
comme le beuf; il ne produict ny laict ny layne, comme la brebis; il ne
porte pas le faiz, comme le cheval.
Ce qu’il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de
tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j’entends
de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme
l’homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny
endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte
les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant. Ce
est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.
  • Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu’ilz
  • Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez
    sont à demy dictes.
  • Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux
    entenduz; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz,
    sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais
    ainsi leurs ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, et non par paour de perdre
    leurs miches et souppes grasses. Tous vrays christians, de tous estatz, en
    tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’Esperit prie et interpelle pour
    iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere
    Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie. Il n’est point bigot;
    il n’est poinct dessiré; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon;
    il travaille; il labeure; il defent les opprimez; il conforte les affligez;
    il subvient es souffreteux; il garde les clous
  • Je foys (dist le moyne) bien dadvantage; car, en despeschant nos matines
    et anniversaires on cueur, ensemble je fois des chordes d’arbaleste, je
    polys des matraz et guarrotz, je foys des retz et des poches à prendre les
    connis. Jamais je ne suis oisif. Mais or çzâ, à boyre! à boyre czà! Aporte
    le fruict; ce sont chastaignes du boys d’Estrocz, avec bon vin nouveau, voy
    vous là composeur de petz. Vous n’estez encores ceans amoustillez. Par Dieu,
    je boy à tous guez, comme un cheval de promoteur!» Gymnaste luy dist: «Frere
    Jean, oustez ceste rouppie que vous pend au nez.
  • Ha! ha! (dist le moyne) serois je en dangier de noyer, veu que suis en
    l’eau jusques au nez? Non, non. Quare? Quia elle en sort bien, mais poinct
    n’y entre, car il est bien antidoté de pampre. O mon amy, qui auroit bottes
    d’hyver de tel cuir, hardiment pourroit il pescher aux huytres, car jamais

ne prendroient eau.

  • Pourquoy (dist Gargantua) est ce que Frere Jean a si beau nez?
  • Parce (respondit Grandgousier) que ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous faict
    en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que faict un potier
    ses vaisseaulx.
  • Parce (dist Ponocrates) qu’il feut des premiers à la foyre des nez. Il
    print des plus beaulx et plus grands.
  • Trut avant! (dist le moyne). Selon vraye philosophie monasticque, c’est
    parce que ma nourrice avoit les tetins moletz: en la laictant, mon nez y
    enfondroit comme en beurre, et là s’eslevoit et croissoit comme la paste
    dedans la met. Les durs tetins de nourrices font les enfans camuz. Mais,
    guay, guay! Ad formam nasi cognoscitur ad te levavi… Je ne mange jamais
    de confitures. Page, à la humerie! Item, rousties!»

Chapitre XLI

~Comment le moyne feist dormir Gargantua, et de ses heures et bréviaire.~
Le souper achevé, consulterent sus l’affaire instant, et feut conclud que
environ la minuict ilz sortiroient à l’escarmouche pour sçavoir quel guet et
diligence faisoient leurs ennemys; en ce pendent, qu’il se reposeroient
quelque peu pour estre plus frais. Mais Gargantua ne povoit dormir en
quelque façon qu’il se mist. Dont luy dist le moyne: «Je ne dors jamais bien
à mon aise, sinon quand je suis au sermon ou quand je prie Dieu. Je vous
supplye, commençons, vous et moy, les sept pseaulmes pour veoir si tantost
ne serez endormy.» L’invention pleut très bien à Gargantua, et, commenceant
le premier pseaulme, sus le poinct de Beati quorum s’endormirent et l’un
et l’aultre. Mais le moyne ne faillit oncques à s’esveiller avant la minuict
tant il estoit habitué à l’heure des matines claustralles. Luy esveillé,
tous les aultres esveilla, chantant à pleine voix la chanson:
«Ho, Regnault, reveille toy, veille;
O, Regnault, reveille toy.»
Quand tous furent esveillez, il dict: «Messieurs, l’on dict que matines
commencent par tousser, et souper par boyre. Faisons au rebours; commençons
maintenant noz matines par boyre, et de soir, à l’entrée de souper, nous
tousserons à qui mieulx mieulx.» Dont dist Gargantua: «Boyre si tost après
le dormir, ce n’est vescu en diete de medicine. Il se fault premier escurer
l’estomach des superfluitez et excremens.

  • C’est (dist le moyne) bien mediciné! Cent diables me saultent au corps
    s’il n’y a plus de vieulx hyvrognes qu’il n’y a de vieulx medicins! J’ay
    composé avecques mon appetit en telle paction que tousjours il se couche
    avecques moy, et à cela je donne bon ordre le jour durant, aussy avecques
    moy il se lieve. Rendez tant que vouldrez vos cures, je m’en voys après mon
    tyrouer.
  • Quel tyrouer (dist Gargantua) entendez vous?-Mon breviaire (dist le
    moyne), car – tout ainsi que les faulconniers, davant que paistre leurs
    oyseaux, les font tyrer quelque pied de poulle pour leurs purger le cerveau
    des phlegmes et pour les mettre en appetit, – ainsi, prenant ce joyeux petit
    breviaire au matin, je m’escure tout le poulmon, et voy me là prest à boyre
  • A quel usaiges (dist Gargantua) dictez vous ces belles heures?
  • A l’usaige (dist le moyne) de Fecan, à troys pseaulmes et troys leçons ou
    rien du tout qui ne veult. Jamais je ne me assubjectis à heures: les heures
    sont faictez pour l’homme, et non l’homme pour les heures. Pour tant je foys
    des miennes à guise d’estrivieres; je les acourcis ou allonge quand bon me
    semble: brevis oratio penetrat celos, longa potatio evacuat cyphos. Où est
    escript cela?
  • Par ma foy (dist Ponocrates), je ne sçay, mon petit couillaust; mais tu
    vaulx trop!
  • En cela (dist le moyne) je vous ressemble. Mais venite apotemus. » L’on
    apresta carbonnades à force et belles souppes de primes, et beut le moyne à
    son plaisir. Aulcuns luy tindrent compaignie, les aultres s’en deporterent.
    Après, chascun commença soy armer et accoustrer, et armerent le moyne contre
    son vouloir, car il ne vouloit aultres armes que son froc davant son
    estomach et le baston de la croix en son poing. Toutesfoys, à leur plaisir
    feut armé de pied en cap et monté sus un bon coursier du royaulme, et un
    gros braquemart au cousté, ensemble Gargantua, Ponocrates, Gymnaste, Eudemon
    et vingt et cinq des plus adventureux de la maison de Grandgousier, tous
    armez à l’advantaige, la lance au poing, montez comme sainct George, chascun
    ayant un harquebouzier en crope.

Chapitre XLII

~Comment le moyne donne couraige à ses compaignons et comment il pendit à
une arbre.~
Or s’en vont les nobles champions à leur adventure, bien deliberez
d’entendre quelle rencontre fauldra poursuyre et de quoy se fauldra
contregarder, quand viendra la journée de la grande et horrible bataille. Et
le moyne leur donne couraige, disant: « Enfans, n’ayez ny paour ny doubte,

je vous conduiray seurement. Dieu et sainct Benoit soient avecques nous! Si
j’avoys la force de mesmes le couraige, par la mort bieu! je vous les
plumeroys comme un canart! Je ne crains rien fors l’artillerie. Toutesfoys,
je sçay quelque oraison que m’a baillé le soubsecretain de nostre abbaye,
laquelle guarentist la personne de toutes bouches à feu; mais elle ne me
profitera de rien, car je n’y adjouste poinct de foy. Toutesfoys, mon baston
de croix fera diables. Par Dieu, qui fera la cane, de vous aultres, je me
donne au diable si je ne le fays moyne en mon lieu et l’enchevestre de mon
froc: il porte medicine à couhardise de gens. Avez point ouy parler du
levrier de Monsieur de Meurles qui ne valloit rien pour les champs? Il luy
mist un froc au col. Par le corps Dieu! il n’eschappoit ny lievre ny regnard
devant luy, et, que plus est, couvrit toutes les chiennes du pays, qui
auparavant estoit esrené et de frigidis et maleficiatis.» Le moyne, disans
ces parolles en cholere, passa soubz un noyer, tyrant vers la Saullaye, et
embrocha la visiere de son heaulme à la roupte d’une grosse branche du
noyer. Ce non obstant donna fierement des esperons à son cheval, lequel
estoit chastouilleur à la poincte, en maniere que le cheval bondit en avant,
et le moyne, voulant deffaire sa visiere du croc, lasche la bride et de la
main se pend aux branches, ce pendent que le cheval se desrobe dessoubz luy
Par ce moyen demoura le moyne pendent au noyer et criant à l’aide et au
meurtre, protestant aussi de trahison. Eudemon premier l’aperceut et,
appellant Gargantua: « Sire, venez et voyez Absalon pendu!» Gargantua, venu,
considera la contenence du moyne et la forme dont il pendoit, et dist à
Eudemon: « Vous avez mal rencontré, le comparant à Absalon, car Absalon se
pendit par les cheveux; mais le moyne, ras de teste, s’est pendu par les
aureilles.

  • Aydez moy (dist le moyne), de par le diable! N’est-il pas bien le temps de
    jazer? Vous me semblez les prescheurs decretalistes, qui disent que
    quiconques voira son prochain en dangier de mort, il le doibt, sus peine
    d’excommunication trisulce, plustoust admonnester de soy confesser et mettre
    en estat de grace que de luy ayder. Quand doncques je les voiray tombez en
    la riviere et prestz d’estre noyez, en lieu de les aller querir et bailler
    la main, je leur feray un beau et long sermon de contemptu mundi et fuga seculi, et, lorsqu’ilz seront roides mors, je les iray pescher.
    -Ne bouge (dist Gymnaste), mon mignon, je te voys querir, car tu es gentil
    petit monachus:
    «Monachus in claustro Non valet ova duo; Sed, quando est extra, Bene vale triginta.
    «J’ay veu des pendus plus de cinq cens, mais je n’en veis oncques qui eust
    meilleure grace en pendilant, et, si je l’avoys aussi bonne, je vouldroys

ainsi pendre toute ma vye.
-Aurez vous (dist le moyne) tantost assez presché? Aidez moy de par Dieu,
puisque de par l’Aultre ne voulez. Par l’habit que je porte, vous en
repentirez tempore et loco prelibatis
Allors descendit Gymnaste de son cheval, et montant au noyer, souleva le
moyne par les goussetz d’une main, et de l’autre deffist sa visiere du croc
de l’arbre et ainsi le laissa tomber en terre et soy après.
Descendu que feut, le moyne se deffist de tout son arnoys et getta l’une
piece après l’autre parmy le champ, et, reprenant son baston de la croix,
remonta sus son cheval, lequel Eudemon avoit retenu à la fuite.
Ainsi s’en vont joyeusement, tenans le chemin de la Saullaye.

Chapitre XLIII

~Comment l’escharmouche de Picrochole feut rencontré par Gargantua, et
comnent le moyne tua le capitaine Tyravant, et puis fut prisonnier entre les
ennemys.~
Picrochole, à la relation de ceulx qui avoient evadé à la roupte lors que
Tripet fut estripé, feut esprins de grand courroux, ouyant que les diables
avoient couru suz ses gens, et tint son conseil toute la nuict, auquel
Hastiveau et Toucquedillon conclurent que sa puissance estoit telle qu’il
pourroit defaire tous les diables d’enfer s’ilz y venoient, ce que
Picrochole ne croyoit du tout, aussy ne s’en defioit il. Pourtant envoya
soubz la conduicte du conte Tyravant, pour descouvrir le pays, seize cents
chevaliers tous montez sus chevaulx legiers, en escarmousche, tous bien
aspergez d’eau beniste et chascun ayant pour leur signe une estolle en
escharpe, à toutes adventures, s’ilz rencontroient les diables, que par
vertus tant de ceste eau Gringorienne que des estolles, yceulx feissent
disparoir et esvanouyr. Coururent doncques jusques près La Vauguyon et la
Maladerye, mais oncques ne trouverent personne à qui parler, dont
repasserent par le dessus, et en la loge et tugure pastoral, près le
Couldray, trouverent les cinq pelerins, lesquels liez et baffouez emmenerent
comme s’ilz feussent espies, non obstant les exclamations, adjurations et
requestes qu’ilz feissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entenduz par
Gargantua, lequel dist à ses gens:
«Compaignons, il y a icy rencontre, et sont en nombre trop plus dix foys que
nous. Chocquerons nous sus eulx?

  • Que diable (dist le moyne) ferons nous doncq? Estimez vous les hommes par
    nombre, et non par vertus et hardiesse?» Puis s’escria: «Chocquons, diables,

chocquons!»
Ce que entendens, les ennemys pensoient certainement que feussent vrays
diables, dont commencerent fuyr à bride avallée, excepté Tyravant, lequel
coucha sa lance en l’arrest et en ferut à toute oultrance le moyne au milieu
de la poictrine; mais, rencontrant le froc horrifique, rebouscha par le fer,
comme si vous frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adoncq le
moyne avec son baston de croix luy donna entre col et collet sus l’os
acromion si rudement qu’il l’estonna et feist perdre tout sens et movement,
et tomba es piedz du cheval. Et, voyant l’estolle qu’il portoit en escharpe,
dist à Gargantua: «Ceulx cy ne sont que prebstres: ce n’est q’un
commencement de moyne Par sainct Jean je suis moyne parfaict: je vous en
tueray comme de mousches.»
Puis le grand gualot courut après, tant qu’il atrapa les derniers, et les
abbastoit comme seille, frappant à tors et à travers.
Gymnaste interrogua sus l’heure Gargantua s’ilz les debvoient poursuivre. A
quoy dist Gargantua:
«Nullement, car, selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre
son ennemy en lieu de desespoir, parce que telle necessité luy multiplie sa
force et accroist le couraige qui jà estoit deject et failly, et n’y a
meilleur remede de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer salut
aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs par les
vaincuz, quand il ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout
mettre à internition et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir
laisser un seul pour en porter les nouvelles! Ouvrez tousjours à voz ennemys
toutes les portes et chemins, et plustost leurs faictes un pont d’argent
affin de les renvoyer.
-Voyre, mais (dist Gymnaste) ilz ont le moyne.

  • Ont ilz (dist Gargantua) le moyne? Sus mon honneur, que ce sera à leur
    dommaige! Mais, affin de survenir à tous azars, ne nous retirons pas
    encores; attendons icy en silence, car je pense jà assez congnoistre l’engin
    de noz ennemys. Ils se guident par sort, non par conseil.»
    Iceulx ainsi attendens soubz les noiers, ce pendent le moyne poursuyvoit,
    chocquant tous ceulx qu’il rencontroit, sans de nully avoir mercy, jusque à
    ce qu’il rencontra un chevalier qui portoit en crope un des pauvres
    pelerins. Et là, le voulent mettre à sac, s’escria le pelerin. «Ha, Monsieur
    le Priour, mon amy, Monsieur le Priour, sauvez moy, je vous en prie!»
    Laquelle parolle entendue, se retournerent arriere les ennemys, et, voyans
    que là n’estoit que le moyne qui faisoit cest esclandre, le chargerent de
    coups comme on faict un asne de boys; mais de tout rien ne sentoit,

mesmement quand ilz frapoient sus son froc, tant il avoit la peau dure. Puis
le baillerent à guarder à deux archiers, et, tournans bride, ne veirent
personne contre eulx, dont existimerent que Gargantua estoit fuy avecques sa
bande. Adoncques coururent vers les Noyrettes tant roiddement qu’ilz peurent
pour les rencontrer, et laisserent là le moyne seul avecques deux archiers
de guarde
Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaulx et dict à ses gens:
«Compaignons, j’entends le trac de noz ennemys, et jà apperçoy aulcuns
d’iceulx qui viennent contre nous à la foulle. Serrons nous icy, et tenons
le chemin en bon ranc. Par ce moyen nous les pourrons recepvoir à leur perte
et à nostre honneur.»

Chapitre XLIV

~Comment le moyne se deffist de ses guardes, et comment l’escarmouche de
Picrochole feut deffaicte.~
Le moyne, les voyant ainsi departir en desordre, conjectura qu’ilz alloient
charger sus Gargantua et ses gens, et se contristoit merveilleusement de ce
qu’il ne les povoit secourir. Puis advisa la contenence de ses deux archiers
de guarde, lesquelz eussent voluntiers couru après la troupe pour y butiner
quelque chose et tousjours regardoient vers la vallée en laquelle ilz
descendoient. Dadvantaige syllogisoit, disant:
«Ces gens icy sont bien mal exercez en faictz d’armes, car oncques ne me ont
demandé ma foy et ne me ont ousté mon braquemart.»
Soubdain après, tyra son dict braquemart et en ferut l’archier qui le tenoit
à dextre, luy coupant entierement les venes jugulaires et arteres spagitides
du col, avecques le guarguareon, jusques es deux adenes, et, retirant le
coup, luy entreouvrit le mouelle spinale entre la seconde et tierce
vertebre: là tomba l’archier tout mort. Et le moyne, detournant son cheval à
gauche, courut sus l’aultre, lequel, voyant son compaignon mort et le moyne
adventaigé sus soy, cryoit à haulte voix:
«Ha, Monsieur le Priour, je me rendz! Monsieur le Priour, mon bon amy,
Monsieur le Priour!»
Et le moyne cryoit de mesmes:
«Monsieur le Posteriour, mon amy, Monsieur le Posteriour, vous aurez sus voz
posteres.

  • Ha! (disoit l’archier) Monsieur le Priour, mon mignon, Monsieur le Priour,

que Dieu vous face abbé! Par l’habit (disoit le moyne) que je porte, je vous
feray icy cardinal. Rensonnez vous les gens de religion? Vous aurez un
chapeau rouge à ceste heure de ma main.» Et l’archier cryoit:
«Monsieur le Priour, Monsieur le Priour, Monsieur l’Abbé futeur, Monsieur le
Cardinal, Monsieur le tout! Ha! ha! hés! non, Monsieur le Priour, mon bon
petit Seigneur le Priour, je me rends à vous! – Et je te rends (dist le
moyne) à tous les diables.» Lors d’un coup luy tranchit la teste, luy
coupant le test sus les os petrux, et enlevant les deux os bregmatis et la
commissure sagittale avecques grande partie de l’os coronal, ce que faisant
luy tranchit les deux meninges et ouvrit profondement les deux posterieurs
ventricules du cerveau; et demoura le craine pendent sus les espaules à la
peau du pericrane par derriere, en forme d’un bonnet doctoral, noir par
dessus, rouge par dedans. Ainsi tomba roidde mort en terre.
Ce faict, le moyne donne des esperons à son cheval et poursuyt la voye que
tenoient les ennemys, lesquelz avoient rencontré Gargantua et ses
compaignons au grand chemin et tant estoient diminuez au nombre, pour
l’énorme meurtre que y avoit faict Gargantua avecques son grand arbre,
Gymnaste, Ponocrates, Eudemon et les aultres, qu’ilz commençoient soy
retirer à diligence, tous effrayez et perturbez de sens et entendement,
comme s’ilz veissent la propre espece et forme de mort davant leurs yeulx.
Et – comme vous voyez un asne, quand il a au cul un oestre Junonicque ou une
mouche qui le poinct, courir çà et là sans voye ny chemin, gettant sa charge
par terre, rompant son frain et renes, sans aulcunement respirer ny prandre
repos, et ne sçayt on qui le meut, car l’on ne veoit rien qui le touche,
ainsi fuyoient ces gens, de sens desprouveuz, sans sçavoir cause de fuyr;
tant seulement les poursuit une terreur panice laquelle avoient conceue en
leurs ames. Voyant le moyne que toute leur pensée n’estoit sinon à guaigner
au pied, descend de son cheval et monte sus une grosse roche qui estoit sus
le chemin, et avecques son grand braquemart frappoit sus ces fuyars à grand
tour de bras, sans se faindre ny espargner. Tant en tua et mist par terre
que son braquemart rompit en deux pieces. Adoncques pensa en soy mesmes que
c’estoit assez massacré et tué, et que le reste debvoit eschapper pour en
porter les nouvelles.
Pourtant saisit en son poing une hasche de ceulx qui là gisoient mors et se
retourna derechief sus la roche, passant temps à veoir fouyr les ennemys et
cullebuter entre les corps mors, excepté que à tous faisoit laisser leurs
picques, espées, lances et hacquebutes; et ceulx qui portoient les pelerins
liez, il les mettoit à pied et delivroit leurs chevaulx audictz pelerins,
les retenent avecques soy l’orée de la haye, et Toucquedillon, lequel il
retint prisonnier.

Chapitre XLV

~Comment le moyne amena les pelerins et les bonnes parolles que leur dist
Grandgousier.~
Ceste escarmouche parachevée, se retyra Gargantua avecques ses gens, excepté
le moyne et sus la poincte du jour se rendirent à Grandgousier, lequel en
son lict prioit Dieu pour leur salut et victoire, et, les voyant tous saulfz
et entiers, les embrassa de bon amour et demanda nouvelles du moyne. Mais
Gargantua luy respondit que sans doubte leurs ennemys avoient le moyne. «Ilz
auront (dist Grandgousier) doncques male encontre», ce que avoit esté bien
vray.
Pourtant encores est le proverbe en usaige de bailler le moyne à quelc’un.
Adoncques commenda qu’on aprestat très bien à desjeuner pour les
refraischir. Le tout apresté, l’on appella Gargantua; mais tant luy grevoit
de ce que le moyne ne comparoit aulcunement, qu’il ne vouloit ny boire ny
manger.
Tout soubdain le moyne arrive et, dès la porte de la basse court, s’escria:
«Vin frays, vin frays, Gymnaste, mon amy!»
Gymnaste sortit et veit que c’estoit Frere Jean qui amenoit cinq pelerins et
Toucquedillon prisonnier. Dont Gargantua sortit au devant, et luy feirent le
meilleur recueil que peurent, et le menerent davant Grandgousier, lequel
l’interrogea de toute son adventure. Le moyne luy disoit tout, et comment on
l’avoit prins, et comment il s’estoit deffaict des archiers, et la boucherie
qu’il avoit faict par le chemin, et comment il avoit recouvert les pelerins
et amené le capitaine Toucquedillon. Puis se mirent à bancqueter joyeusement
tous ensemble.
Ce pendent Grandgousier interrogeoit les pelerins de quel pays ilz estoient,
dont il venoient et où ilz alloient.
Lasdaller pour tous respondit:
«Seigneur, je suis de Sainct Genou en Berry; cestuy cy est de Paluau; cestuy
cy est de Onzay; cestuy cy est de Argy; et cestuy cy est de Villebrenin.
Nous venons de Sainct Sebastian près de Nantes, et nous en retournons par
noz petites journées.

  • Voyre, mais (dist Grandgousier) qu’alliez vous faire à Sainct Sebastian?
  • Nous allions (dist Lasdaller) luy offrir noz votes contre la peste.
  • O (dist Grandgousier) pauvres gens, estimez vous que la peste vienne de

sainct Sebastian?

  • Ouy vrayement (respondit Lasdaller), noz prescheurs nous l’afferment.
  • Ouy? (dist Grandgousier) les faulx prophetes vous annoncent ilz telz abuz?
    Blasphement ilz en ceste façon les justes et sainctz de Dieu qu’ilz les font
    semblables aux diables, qui ne font que mal entre les humains, comme Homere
    escript que la peste fut mise en l’oust des Gregoys par Apollo, et comme les
    poetes faignent un grand tas de Vejoves et dieux malfaisans? Ainsi preschoit
    à Sinays un caphart que sainct Antoine mettoit le feu es jambes, sainct
    Eutrope faisoit les hydropiques, sainct Gildas les folz, sainct Genou les
    gouttes. Mais je le puniz en tel exemple, quoy qu’il me appellast heretique,
    que depuis ce temps caphart quiconques n’est auzé entrer en mes terres, et
    m’esbahys si vostre roy les laisse prescher par son royaulme telz scandales,
    car plus sont à punir que ceulx qui, par art magicque ou aultre engin,
    auroient mis la peste par le pays. La peste ne tue que le corps, mais telz
    imposteurs empoisonnent les ames.»
    Luy disans ces parolles, entra le moyne tout deliberé, et leurs demanda:
    «Dont este vous, vous aultres pauvres hayres?
  • De Sainct Genou, dirent ilz.
  • Et comment (dist le moyne) se porte l’abbé Tranchelion, le bon beuveur? Et
    les moynes, quelle chere font ilz? Le cor Dieu! ilz biscotent voz femmes, ce
    pendent que estes en romivage!
  • Hin, hen! (dist Lasdaller) je n’ay pas peur de la mienne, car qui la verra
    de jour ne se rompera jà le col pour l’aller visiter la nuict.
  • C’est (dist le moyne) bien rentré de picques! Elle pourroit estre aussi
    layde que Proserpine, elle aura, par Dieu, la saccade puisqu’il y a moynes
    autour, car un bon ouvrier mect indifferentement toutes pieces en oeuvre.
    Que j’aye la verolle en cas que ne les trouviez engroissées à vostre retour,
    car seulement l’ombre du clochier d’une abbaye est feconde.
  • C’est (dist Gargantua) comme l’eau du Nile en Egypte, si vous croyez
    Strabo; et Pline, lib. vij. chap. iij, advise que c’est de la miche, des
    habitz et des corps.»
    Lors dist Grandgousier:
    «Allez vous en, pauvres gens, au nom de Dieu le createur, lequel vous soit
    en guide perpetuelle, et dorenavant ne soyez faciles à ces otieux et
    inutilles voyages. Entretenez voz familles, travaillez, chascun en sa

vocation, instruez voz enfans, et vivez comme vous enseigne le bon apostre
sainct Paoul. Ce faisans, vous aurez la garde de Dieu, des anges et des
sainctz avecques vous, et n’y aura peste ny mal qui vous porte nuysance.»
Puis les mena Gargantua prendre leur refection en la salle; mais les
pelerins ne faisoient que souspirer, et dirent à Gargantua:
«O que heureux est le pays qui a pour seigneur un tel homme! Nous sommes
plus edifiez et instruictz en ces propos qu’il nous a tenu qu’en tous les
sermons que jamais nous feurent preschez en nostre ville.

  • C’est (dist Gargantua) ce que dict Platon, lib. v. de Rep.: que lors les
    republiques seroient heureuses quand les roys philosopheroient ou les
    philosophes regneroient.»
    Puis leur feist emplir leurs bezaces de vivres, leurs bouteilles de vin, et
    à chascun donna cheval pour soy soulager au reste du chemin, et quelques
    carolus pour vivre.

Chapitre XLVI

~Comment Grandgousier traicta humainement Toucquedillon prisonnier.~
Toucquedillon fut presenté à Grandgousier et interrogé par icelluy sus
l’entreprinze et affaires de Picrochole, quelle fin il pretendoit par ce
tumultuaire vacarme. A quoy respondit que sa fin et sa destinée estoit de
conquester tout le pays, s’il povoit, pour l’injure faicte à ses fouaciers.
«C’est (dist Grandgousier) trop entreprint: qui trop embrasse peu estrainct.
Le temps n’est plus d’ainsi conquester les royaulmes avecques dommaige de
son prochain frere christian. Ceste imitation des anciens Hercules,
Alexandres, Hannibalz, Scipions, Cesars et aultres telz, est contraire à la
profession de l’Evangile, par lequel nous est commandé guarder, saulver,
regir et administrer chascun ses pays et terres, non hostilement envahir les
aultres, et, ce que les Sarazins et Barbares jadis appelloient prouesses,
maintenant nous appellons briguanderies et mechansetez. Mieulx eust il faict
soy contenir en sa maison, royallement la gouvernant, que insulter en la
mienne, hostillement la pillant; car par bien la gouverner l’eust augmentée,
par me piller sera destruict.
«Allez vous en au nom de Dieu, suyvez bonne entreprise; remonstrez à vostre
roy les erreurs que congnoistrez, et jamais ne le conseillez ayant esgard à
vostre profit particulier, car avecques le commun est aussy le propre perdu.
Quand est de vostre ranczon, je vous la donne entierement, et veulx que vous
soient rendues armes et cheval.

«Ainsi faut il faire entre voisins et anciens amys, veu que ceste nostre
difference n’est poinct guerre proprement, comme Platon, li. v. de Rep i,
vouloit estre non guerre nommée, ains sedition, quand les Grecz meuvoient
armes les ungs contre les aultres, ce que, si par male fortunes advenoit, il
commande qu’on use de toute modestie. Si guerre la nommez, elle n’est que
superficiaire, elle n’entre poinct au profond cabinet de noz cueurs: car nul
de nous n’est oultragé en son honneur, et n’est question, en somme totale,
que de rabiller quelque faulte commises par nos gens, j’entends et vostres
et nostres, laquelle, encores que congneussiez, vous doibviez laisser couler
oultre, car les personnages querelans estoient plus à contempner que à
ramentevoir, mesmement leurs satisfaisant selon le grief, comme je me suis
offert. Dieu sera juste estimateur de nostre different, lequel je supplye
plus tost par mort mes tollir de ceste vie et mes biens deperir davant mes
yeux, que par moy ny les miens en rien soit offensé.»
Ces paroles achevées, appella le moyne et davant tous luy demanda:
«Frere Jean, mon bon amy, estez vous qui avez prins le capitaines
Toucquedillon icy present?
Syre (dist le moyne), il est pressent; il a eage et discretion; j’ayme
mieulx que le sachez par sa confession que par ma parolle.»
Adoncques dist Toucquedillon:
«Seigneur, c’est luy veritablement qui m’a prins, est je me rends son
prisonnier franchement.

  • L’avez vous (dist Grandgousier au moynes) mis à rançon?
  • Non (dist le moyne). De cela je ne me soucie.
  • Combien (dist Grandgousier) vouldriez vous de sa prinse?
  • Rien, rien (dist le moyne); cela ne me mène pas.»
    Lors commenda Grandgousier que, present Toucquedillon, feussent contez au
    moyne soixante et deux mille saluz pour celles prinse, ce que feut faict ce
    pendent qu’on feist la collation au dict Toucquedillon, auquel demanda
    Grandgousier s’il vouloit demourer avecques luy, ou si mieulx aymoit
    retourner à son roy.
    Toucquedillon respondit qu’il tiendroit le party lequel il luy
    conseilleroit.
    «Doncques (dist Grandgousier) retournez à vostre roy, et Dieu soit avecques

vous.»
Puis luy donna une belle espée de Vienne, avecques le fourreau d’or faict à
belles vignettes d’orfeveries, et un collier d’or pesant sept cens deux
mille marcz, garny de fines pierreries à l’estimation de cent soixante mille
ducatz, et dix mille escuz par present honorable. Après ces propos monta
Toucquedillon sus son cheval. Gargantua, pour sa seureté, luy bailla trente
hommes d’armes et six vingt archiers soubz la conduite de Gymnaste, pour le
mener jusques es portes de La Roche Clermaud, si besoing estoit.
Icelluy departy, le moyne rendit à Grandgousier les soixante et deux mille
salutz qu’il avoit repceu, disant:
«Syre, ce n’est ores que vous doibvez faire telz dons. Attendez la fin de
ceste guerre, car l’on ne sçait quelz affaires pourroient survenir, et
guerre faicte sans bonne provision d’argent n’a q’un souspirail de vigueur.
Les nerfz des batailles sont les pecunes.

  • Doncques (dist Grandgousier) à la fin je vous contenteray par honneste
    recompense, et tous ceulx qui me auront bien servy.»

Chapitre XLVII

~Comment Grandgousier manda querir ses legions, et comment Toucquedillon tua
Hastiveau, puis fut tué par le commandement de Picrochole.~
En ces mesmes jours, ceulx de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Sainct
Jacques, du Trainneau, de Parillé, de Riviere, des Roches Sainct Paoul, du
Vaubreton, de Pautille, du Brehemont, du Pont de Clam, de Cravant, de
Grandmont, des Bourdes, de La Ville au Mère, de Huymes, de Sergé, de Hussé,
de Sainct Louant, de Panzoust, des Coldreaux, de Verron, de Coulaines, de
Chosé, de Varenes, de Bourgueil, de l’Isle Boucard, du Croulay, de Narsy, de
Cande, de Montsoreau et aultres lieux confins, envoierent devers
Grandgousier ambassades pour luy dire qu’ilz estoient advertis des tordz que
luy faisoit Picrochole, et, pour leur ancienne confederation, ilz luy
offroient tout leur povoir, tant de gens que d’argent et aultres munitions
de guerre.
L’argent de tous montoit, par les pactes qu’ilz luy avoient, six vingt
quatorze millions deux escuz et demy d’or. Les gens estoient quinze mille
hommes d’armes, trente et deux mille chevaux legiers, quatre vingtz neuf
mille harquebousiers, cent quarante milles adventuriers, unze mille deux
cens canons, doubles canons, basilicz et spiroles, pionniers quarante sept
mille; le tout souldoyé et avitaillé pour six moys et quatre jours. Lequel
offre Gargantua ne refusa ny accepta du tout; mais grandement les
remerciant, dist qu’il composeroit ceste guerre par tel engin que besoing ne

seroit tant empescher de gens de bien. Seulement envoya qui ameneroit en
ordre les legions, lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de La
Deviniere, de Chaviny, de Gravot et Quinquenays, montant en nombre deux
mille cinq cens hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt
et six mille arquebuziers, deux cens grosses pieces d’artillerye, vingt et
deux mille pionniers et six mille chevaulx legiers, tous par bandes, tant
bien assorties de leurs thesauriers, de vivandiers, de mareschaulx, de
armuriers et aultres gens necessaires au trac de batailles, tant bien
instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recongnoissans et
suivans leurs enseignes, tant soubdains à entendre et obeir à leurs
capitaines, tant expediez à courir, tant fors à chocquer, tant prudens à
l’adventure, que mieulx ressembloient une harmonie d’orgues et concordance
d’horologe q’une armée ou gensdarmerie.
Toucquedillon, arrivé, se presenta à Picrochole et luy compta au long ce
qu’il avoit et faict et veu. A la fin conseilloit, par fortes parolles,
qu’on feist apoinctement avecques Grandgousier, lequel il avoit esprouvé le
plus homme de bien du monde, adjoustant que ce n’estoit ny preu ny raison
molester ainsi ses voisins, desquelz jamais n’avoient eu que tout bien, et,
au reguard du principal, que jamais ne sortiroient de ceste entreprinse que
à leur grand dommaige et malheur, car la puissance de Picrochole n’estoit
telle que aisement ne les peust Grandgousier mettre à sac. Il n’eust achevé
ceste parolle que Hastivesau dist tout hault:
«Bien malheureux est le prince qui est de teiz gens servy, qui tant
facilement sont corrompuz, comme je congnoys Toucquedillon, car je voy son
couraige tant changé que voluntiers se feust adjoinct à noz ennemys pour
contre nous batailler et nous trahir, s’ilz l’eussent voulu retenir; mais,
comme vertus est de tous, tant amys que ennemys, louée et estimée, aussi
meschanceté est tost congneue et suspecte, et, posé que d’icelle les ennemys
se servent à leur profit, si ont ilz tousjours les meschans et traistres en
abhomination.»
A ces parolles, Toucquedillon, impatient, tyra son espée et en transperça
Hastiveau un peu au dessus de la mammelle guauche, dont mourut incontinent;
et, tyrant son coup du corps, dist franchement:
«Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blasmera!»
Picrochole soubdain entra en fureur et, voyant l’espée et fourreau tant
diapré, dist:
«Te avoit on donné ce baston pour en ma presence tuer malignement mon tant
bon amy Mastiveau?»
Lors commenda à ses archiers qu’ilz le meissent en pieces, ce que feut faict

sus l’heure tant cruellement que la chambre estoit toute pavée de sang; puis
feist honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celluy de
Toucquedillon getter par sus les murailles en la vallée.
Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par toute l’armée, dont
plusieurs commencerent murmurer contre Picrochole, tant que Grippepinault
luy dist:
«Seigneur, je ne sçay quelle yssue sera de ceste entreprinse. Je voy voz
gens peu confermés en leurs couraiges. ilz considerent que sommes icy mal
pourveuz de vivres, et là beaucoup diminuez en nombre par deux ou troys
yssues. Davantaige, il vient grand renfort de gens à voz ennemys. Si nous
sommes assiegez une foys, je ne voy poinct comment ce ne soit à nostre ruyne
totale.

  • Bren, bren! dist Picrochole; vous semblez les anguilles de Melun: vous
    criez davant qu’on vous escorche. Laissés les seulement venir.»

Chapitre XLVIII

~Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans La Roche Clermaud, et defist
l’armée dudict Picrochole.~
Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son pere demoura en son fort, et,
leur donnant couraige par bonnes parolles, promist grandz dons à ceulx qui
feroient quelques prouesses. Puis gaignerent le gué de Vede et, par
basteaulx et pons legierement faictz, passerent oultre d’une traicte. Puis,
considerant l’assieste de la ville, que estoit en lieu hault et adventageux,
delibera celle nuyct sus ce qu’estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist:
«Seigneur, telle est la nature et complexion des Françoys que ilz ne valent
que à la premiere poincte. Lors ils sont pires que diables, mais, s’ilz
sejournent, ilz sont moins que femme. Je suis d’advis que à l’heure
presente, après que voz gens auront quelque peu respiré et repeu, faciez
donner l’assault.»
L’advis feut trouvé bon. Adoncques produict toute son armées en plain camp,
mettant les subsides du cousté de la montée. Le moyne print avecques luy six
enseignes de gens de pied et deux cens hommes d’armes, et en grandes
diligence traversa les marays, et gaingna au dessus le Puy jusques au grand
chemin de Loudun.
Ce pendent l’assault continuoit. Les gens de Picrochole ne sçavoient si le
meilleur estoit sortir hors et les recepvoir, ou bien guarder la ville sans
bouger. Mais furieusement sortit avecques quelque bande d’hommes d’armes de
sa maison, et là feut receu et festoyé à grandz coups de canon qui

gresloient devers les coustaux, dont les Gargantuistes se retirent au val
pour mieulx donner lieu à l’artillerye. Ceulx de la villes defendoient le
mieulx que povoient, mais les traictz passoient oultre par dessus sans nul
ferir. Aulcuns de la bande, saulvez de l’artillerie, donnerent fierement sus
noz gens, mais peu profiterent, car tous feurent respceuz entre les ordres,
et là ruez par terre. Ce que voyans, se vouloient retirer; mais ce pendent
le moyne avoit occupé le passaige, par quoy se mirent en fuyte sans ordres
ny maintien. Aulcuns vouloient leur donner la chasse, mais le moyne les
retint, craignant que, suyvant les fuyans, perdissent leurs rancz et que sus
ce poinct ceulx de la ville chargeassent sus eulx. Puis, attendant quelque
espace et nul ne comparant. à l’encontre, envoya les duc Phrontiste pour
admonnester Gargantua à ce qu’il avanceast pour gaigner le cousteau à la
gauche, pour empescher la retraicte de Picrochole par celle porte. Ce que
feist Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre legions de la
compaignie de Sebaste; mais si tost ne peurent gaigner le hault qu’ilz ne
rencontrassent en barbe Picrochole et ceulx qui avecques luy s’esstoient
espars. Lors chargerent sus roiddement, toutesfoys grandement feurent
endommaigez par ceulx qui estoient sus les murs, en coupz de traict et
artillerie. Quoy voyant, Gargantua en grande puissances alla les secourir et
commença son artillerie à hurter sus ce quartier de murailles, tant que
toute la force de la villes y feut revocquée.
Le moyne, voyant celluy cousté, lequel il tenoit assiegé, denué de gens et
guardes, magnanimement tyra vers le fort et tant feist qu’il monta sus luy,
et aulcuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent
ceulx qui surviennent à un conflict que ceulx qui lors à leur force
combattent. Toutesfoys ne feist oncques effroy jusques à ce que tous les
siens eussent guaigné la muraille, excepté les deux cens hommes d’armes
qu’il laissa hors pour les hazars. Puis s’escria horriblement, et les siens
ensemble, et sans resistence tuerent les guardes d’icelle porte et la
ouvrirent es hommes d’armes, et en toute fiereté coururent ensemble vers la
porte de l’Orient, ou estoit le desarroy, et par derriere renverserent toute
leur force. Voyans les assiegez de tous coustez et les Garguantuistes avoir
gaigné la villes, se rendirent au moyne à mercy. Le moyne leurs feist rendre
les bastons et armes, et tous retirer et resserrer par les eglises,
saisissant tous les bastons des croix et commettant gens es portes pour les
garder de yssir; puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de
Gargantua.
Mais Picrochole pensoit que le secours luy venoit de la ville, et par
oultrecuidance se hazarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua
s’escrya:
«Frere Jean, mon amy, Frere Jean, en bon heure, soyez venu.»
Adoncques, congnoissant Picrocholes et ses gens que tout estoit desesperé,

prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit jusques près
Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraicte.

Chapitre XLIX

~Comment Picrochole fuiant feut surprins de males fortunes, et ce que feit
Gargantua après la bataille.~
Picrochole, ainsi desesperé, s’en fuyt vers l’Isle Bouchart, et au chemin de
Riviere son cheval bruncha par terre, à quoy tant feut indigné que de son
espée le tua en sa chole. Puis, ne trouvant personne qui le remontast,
voulut prendre un asne du moulin qui là auprès estoit; mais les meusniers le
meurtrirent tout de coups et le destrousserent de ses habillemens, et luy
baillerent pour soy couvrir une meschantes sequenye.
Ainsi s’en alla le pauvre cholericque; puis, passant l’eau au Port Huaux et
racontant ses males fortunes, feut advisé par une vieille lourpidon que son
royaulme luy seroit rendu à la venue des cocquecigrues. Depuis ne sçait on
qu’il est devenu. Toutesfoys l’on m’a dict qu’il est de present pauvre
gaignedenier à Lyon, cholere comme davant, et tousjours se guemente à tous
estrangiers de la venue des cocquecigrues, esperant certainement, scelon la
prophetie de la vieille, estre à leur venue reintegré à son royaulme.
Après leur retraicte, Gargantua premierement recensa les gens et trouva que
peu d’iceulx estoient peryz en la bataille, sçavoir est quelques gens de
pied de la bande du capitaine Tolmere, et Ponocrates qui avoit un coup de
harquebouze en son pourpoinct. Puis les feist refraischer, chascun par sa
bande, et commanda es thesauriers que ce repas leur feust defrayé et payé et
que l’on ne feist oultrage quelconques en la ville, veu qu’elle estoit
sienne, et après leur repas ilz comparussent en la place davant le chasteau,
et là seroient payez pour six moys; ce que feut faict. Puis feist convenir
davant soy en ladicte place tous ceulx qui là restoient de la part de
Picrochole, esquelz, presens tous ses princes et capitaines, parla comme
s’ensuyt:

Chapitre L

~La contion que feist Gargantua es vaincus.~
«Nos peres, ayeulx et ancestres de toute memoyre ont esté de ce sens et
ceste nature que des batailles par eulx consommées ont, pour signe memorial
des triumphes et victoires, plus voluntiers erigé trophées et monumens es
cueurs des vaincuz par grace que, es terres par eulx conquestées, par
architecture: car plus estimoient la vive souvenance des humains acquise par
liberalité que la mute inscription des arcs, colomnes et pyramides, subjecte
es calamitez de l’air et envie d’un chascun.

«Souvenir assez vous peut de la mansuetude dont ilz userent envers les
Bretons à la journée de Sainct Aubin du Cormier et à la demolition de
Parthenay. Vous avez entendu et, entendent, admirez le bon traictement qu’il
feirent es barbares de Spagnola, qui avoient pillé, depopulé et saccaigé les
fins maritimes de Olone et Thalmondoys.
«Tout ce ciel a esté remply des louanges et gratulations que vous mesmes et
vos peres feistes lorsque Alpharbal, roy de Canarre, non assovy de ses
fortunes, envahyt furieusement le pays de Onys, exercent la piraticque en
toutes les isles Armoricques et regions confines. Il feut en juste bataille
navale prins et vaincu de mon pere, auquel Dieu soit garde et protecteur.
Mais quoy? Au cas que les aultres roys et empereurs, voyre qui se font
nommer catholicques, l’eussent miserablement traicté, durement emprisonné et
rançonné extremement, il le traicta courtoisement, amiablement, le logea
avecques soy en son palays, et par incroyable debonnaireté le renvoya en
saufconduyt, chargé de dons, chargé de graces, chargé de toutes offices
d’amytié. Qu’en est il advenu? Luy, retourné en ses terres, feist assembler
tous les princes et estatz de son royaulme, leurs exposa l’humanité qu’il
avoit en nous congneu, et les pria sur ce deliberer en façon que le monde y
eust exemple, comme avoit jà en nous de gracieuseté honeste, aussi en eulx
de honesteté gracieuse. Là feut decreté par consentement unanime que l’on
offreroit entierement leurs terres, dommaines et royaulme, à en faire selon
nostre arbitre. Alpharbal, en propre personne, soubdain retourna avecques
neuf mille trente et huyt grandes naufzs oneraires, menant non seulement les
tresors de sa maison et lignée royalle, mais presque de tout le pays; car,
soy embarquant pour faire voille au vent vesten Nordest, chascun à la foulle
gettoit dedans icelle or, argent, bagues, joyaulx, espiceries, drogues et
odeurs aromaticques, papegays, pelicans, guenons, civettes, genettes, porcz
espicz. Poinct n’estoit filz de bonne mere reputé qui dedans ne gettast ce
que avoit de singulier. Arrivé que feut, vouloit baiser les piedz de mondict
pere; le faict fut estimé indigne et ne feut toleré, ains fut embrassé
socialement. Offrit ses presens; ilz ne feurent receupz par trop estre
excessifz. Se donna mancipe et serf voluntaire, soy et sa posterité; ce ne
feut accepté par ne sembler equitable. Ceda par le decret des estatz ses
terres et royaulme, offrant la transaction et transport, signée, scellé et
ratifié de tous ceulx qui faire le debvoient; ce fut totalement refusé, et
les contractz gettés au feu. La fin feut que mon dict pere conmença lamenter
de pitié et pleurer copieusement, considerant le franc vouloir et simplicité
des Canarriens, et par motz exquis et sentences congrues diminuoit le bon
tour qu’il leur avoit faict, disant ne leur avoir faict bien qui feut à
l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnesteté leur avoir monstré, il
estoit tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentoit Alpharbal. Quelle feut
l’yssue? En lieu que pour sa rançon, prinze à toute extremité, eussions peu
tyrannicquement exiger vingt foys cent mille escutz et retenir pour
houstaigers ses enfants aisnez, ilz se sont faictz tributaires perpetuelz et

obligez nous bailler par chascun an deux millions d’or affiné à vingt quatre
karatz. lIz nous feurent l’année premiere icy payez; la seconde, de franc
vouloir, en paierent xxiij cens mille escuz, la tierce xxvj cens mille, la
quarte troys millions, et tant tousjours croissent de leur bon gré que
serons contrainctz leurs inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature
de gratuité, car le temps, qui toutes choses ronge et diminue, augmente et
accroist les bienfaictz, parce q’un bon tour liberalement faict à l’homme de
raison croist continuement par noble pensée et remembrance.
«Ne voulant doncques aulcunement degenerer de la debonnaireté hereditaire de
mes parens, maintenant je vous absoluz et delivre, et vous rends francs et
liberes comme par avant. D’abondant, serez à l’yssue des portes payez,
chascun pour troys moys, pour vous pouvoir retirer en voz maisons et
familles, et vous conduiront en saulveté six cens hommes d’armes et huyct
mille hommes de pied, soubz la conduicte de mon escuyer Alexandre, affin que
par les paisans ne soyez oultragez. Dieu soit avecques vous!
«Je regrette de tout mon cueur que n’est icy Picrochole, car je luy eusse
donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir de accroistre ny mon bien
ny mon nom, estoit faicte ceste guerre. Mais, puis qu’il est esperdu et ne
sçayt on où ny comment est esvanouy, je veulx que son royaulme demeure
entier à son filz, lequel, parce qu’est par trop bas d’eage (car il n’a
encores cinq ans accomplyz), sera gouverné et instruict par les anciens
princes et gens sçavans du royaulme. Et, par autant q’un royaulme ainsi
desolé seroit facilement ruiné, si on ne refrenoit la convoytise et avarice
des administrateurs d’icelluy, je ordonne et veux que Ponocrates soit sus
tous ses gouverneurs entendant avecques auctorité à ce requise, et assidu
avecques l’enfant jusques à ce qu’il le congnoistra idoine de povoir par soy
regir et regner.
«Je considere que facilité trop enervée et dissolue de pardonner es
malfaisans leur est occasion de plus legierement derechief mal faire, par
ceste pernicieuse confiance de grace.
«Je considere que Moyse, le plus doulx homme qui de son temps feust sus la
terre, aigrement punissoit les mutins et séditieux au peuple de Israel.
«Je considere que Jules Cesar, empereur tant debonnaire que de luy dict
Ciceron que sa fortune rien plus souverain n’avoit sinon qu’il pouvoit, et
sa vertus meilleur n’avoit sinon qu’il vouloit tousjours sauver et pardonner
à un chascun; icelluy toutesfois, ce non obstant, en certains endroictz
punit rigoureusement les aucteurs de rebellion.
«A ces exemples je veulx que me livrez avant le departir: premierement ce
beau Marquet, qui a esté source et cause premiere de ceste guerre par sa
vaine oultrecuidance; secondement ses compaignons fouaciers, qui feurent

negligens de corriger sa teste folle sus l’instant; et finablement tous les
conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquelz le
auroient incité, loué ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi nous
inquieter.»

Chapitre LI

~Comment les victeurs Gargantuistes feurent recompensez après la bataille.~
Ceste concion faicte par Gargantua, feurent livrez les seditieux par luy
requis, exceptez Spadassin, Merdaille et Menuail, lesquelz estoient fuyz six
heures davant la bataille, l’un jusques au col de Laignel, d’une traicte,
l’aultre jusques au val de Vyre, l’aultre jusques à Logroine, sans derriere
soy reguarder ny prandre alaine par chemin, et deux fouaciers, lesquelz
perirent en la journée. Aultre mal ne leurs feist Gargantua, sinon qu’il les
ordonna pour tirer les presses à son imprimerie, laquelle il avoit
nouvellement instituée.
Puis ceulx qui là estoient mors il feist honorablement inhumer en la vallée
des Noirettes et au camp de Bruslevieille. Les navrés il feist panser et
traicter en son grand nosocome. Après advisa es dommaiges faictz en la ville
et habitans, et les feist rembourcer de tous leurs interestz à leur
confession et serment, et y feist bastir un fort chasteau, y commettant gens
et guet pour à l’advenir mieulx soy defendre contre les soubdaines esmeutes.
Au departir, remercia gratieusement tous les soubdars de ses legions qui
avoient esté à ceste defaicte, et les renvoya hyverner en leurs stations et
guarnisons, exceptez aulcuns de la legion decumane, lesquelz il avoit veu en
la journée faire quelques prouesses, et les capitaines des bandes, lesquelz
il amena avecques soy devers Grandgousier.
A la veue et venue d’iceulx, le bon homme feut tant joyeux que possible ne
seroit le descripre. Adonc leur feist un festin, le plus magnificque, le
plus abundant et plus delitieux que feust veu depuis le temps du roy
Assuere. A l’issue de table, il distribua à chascun d’iceulx tout le
parement de son buffet, qui estoit au poys de dis huyt cent mille quatorze
bezans d’or en grands vases d’antique, grands poutz, grans bassins, grands
tasses, couppes, potetz, candelabres, calathes, nacelles, violiers,
drageouoirs et aultre telle vaisselle, toute d’or massif, oultre la
pierrerie, esmail et ouvraige, qui, par estime de tous, excedoit en pris la
matiere d’iceulx. Plus, leurs feist comter de ses coffres à chascun douze
cens mille escutz contens, et d’abundant à chascun d’iceulx donna à
perpetuité (excepté s’ilz mouroient sans hoirs) ses chasteaulx et terres
voizines, selon que plus leurs estoient commodes: a Ponocrates donna La
Roche Clermaud, à Gymnaste Le Couldray, à Eudemon Montpensier, Le Rivau à
Tolmere, à Ithybole Montsoreau, à Acamas Cande, Varenes à Chironacte, Gravot

à Sebaste, Quinquenays à Alexandre, Ligré à Sophrone, et ainsi de ses
aultres places.

Chapitre LII

~Comment Gargantua feist bastir pour le moyne l’abbaye de Theleme.~
Restoit seulement le moyne à pourvoir, lequel Gargantua vouloit faire abbé
de Seuillé, mais il le refusa. Il luy voulut donner l’abbaye de Bourgueil ou
de Sainct Florent, laquelle mieulx luy duiroit, ou toutes deux s’il les
prenoit à gré; mais le moyne luy fist responce peremptoire que de moyne il
ne vouloit charge ny gouvernement:
«Car comment (disoit il) pourroy je gouverner aultruy, qui moy mesmes
gouverner ne sçaurois? Si vous semble que je vous aye faict et que puisse à
l’advenir faire service agreable, oultroyez moy de fonder une abbaye à mon
devis.»
La demande pleut à Gargantua, et offrit tout son pays de Theleme, jouste la
riviere de Loyre, à deux lieues de la grande forest du Port Huault, et
requist à Gargantua qu’il instituast sa religion au contraire de toutes
aultres
«Premierement doncques (dist Gargantua) il n’y fauldra jà bastir murailles
au circuit, car toutes aultres abbayes sont fierement murées.

  • Voyre (dist le moyne), et non sans cause: où mur y a et davant et
    derriere, y a force murmur, envie et conspiration mutue.»
    Davantaige, veu que en certains conventz de ce monde est en usance que, si
    femme aulcune y entre (j’entends des preudes et pudicques), on nettoye la
    place par laquelle elles ont passé, feut ordonné que, si religieux ou
    religieuse y entroit par cas fortuit, on nettoiroit curieusement tous les
    lieulx par lesquelz auroient passé. Et parce que es religions de ce monde
    tout est compassé, limité et reiglé par heures, feut decreté que là ne
    seroit horrologe ny quadrant aulcun, mais selon les occasions et oportunitez
    seroient toutes les oeuvres dispensées; car (disoit Gargantua) la plus vraye
    perte du temps qu’il sceust estoit de compter les heures – quel bien en
    vient il? – et la plus grande resverie du monde estoit soy gouverner au son
    d’une cloche, et non au dicté de bon sens et entendement. Item, parce qu’en
    icelluy temps on ne mettoit en religion des femmes sinon celles que estoient
    borgnes, boyteuses, bossues, laydes, defaictes, folles, insensées,
    maleficiées et tarées, ny les hommes, sinon catarrez, mal nez, niays et
    empesche de maison…
    «A propos (dist le moyne), une femme, qui n’est ny belle ny bonne, à quoy

vault toille?

  • A mettre en religion, dist Gargantua.
  • Voyre (dist le moyne), et à faire des chemises.»
    Feut ordonné que là ne seroient repceues sinon les belles, bien formées et
    bien naturées, et les beaulx, bien formez et bien naturez.
    Item, parce que es conventz des femmes ne entroient les hommes sinon à
    l’emblée et clandestinement, feut decreté que jà ne seroient là les femmes
    au cas que n’y feussent les hommes, ny les hommes en cas que n’y feussent
    les femmes,
    Item, parce que tant hommes que femmes, une foys repceuez en religion, après
    l’an de probation estoient forcez et astrinctz y demeurer perpetuellement
    leur vie durante, feust estably que tant hommes que femmes là repceuz
    sortiroient quand bon leurs sembleroit, franchement et entierement.
    Item, parce que ordinairement les religieux faisoient troys veuz, sçavoir
    est de chasteté, pauvreté et obedience, fut constitué que là honorablement
    on peult estre marié, que chascun feut riche et vesquist en liberté.
    Au reguard de l’eage legitime, les femmes y estoient repceues depuis dix
    jusques à quinze ans, les hommes depuis douze jusques à dix et huict.

Chapitre LIII

~Comment feust bastie et dotée l’abbaye des Thelemites.~
Pour le bastiment et assortiment de l’abbaye, Gargantua feist livrer de
content vingt et sept cent mille huyt cent trente et un moutons à la grand
laine, et par chascun an, jusques à ce que le tout feust parfaict, assigna,
sus là recepte de la Dive, seze cent soixante et neuf mille escuz au soleil,
et autant à l’estoille poussiniere. Pour la fondation et entretenement
d’icelle donna à perpetuité vingt troys cent soixante neuf mille cinq cens
quatorze nobles à la rose de rente fonciere, indemnez, amortyz, et solvables
par chascun an à la porte de l’abbaye, et de ce leurs passa belles lettres.
Le bastiment feut en figures exagone, en telle façon que à chascun angle
estoit bastie une grosse tour ronde à la capacité de soixante pas en
diametre, et estoient toutes pareilles en grosseur et protraict. La riviere
de Loyre decoulloit sus l’aspect de septentrion. Au pied d’icelle estoit une
des tours assise, nommée Artice, et tirant vers l’Orient, estoit une aultre
nommée Calaer; l’aultre ensuivant Anatole; l’aultre après Mesembrine;
l’aultre après Hesperie; la derniere Cryere. Entre chascune tour estoit

espace de troys cent douze pas. Le tout basty à six estages, comprenent les
caves soubz terre pour un. Le second estoit voulté à la forme d’une anse de
panier; le reste estoit embrunché de guy [gypse] de Flandres à forme de culz
de lampes, le dessus couvert d’ardoize fine, avec l’endousseure de plomb à
figures de petitz manequins et animaulx bien assortiz et dorez, avec les
goutieres que yssoient hors la muraille, entre les croyzées, pinctes en
figure diagonale de or et azur, jusques en terre, où finissoient en grands
eschenaulx qui tous conduisoient en la riviere par dessoubz le logis.
Ledict bastiment estoit cent foys plus magnificque que n’est Bonivet, ne
Chambourg, ne Chantilly; car en ycelluy estoient neuf mille troys cens
trente et deux chambres, chascune guarnie de arriere chambre, cabinet,
guarde robbe, chapelle, et yssue en une grande salle. Entre chascune tour,
au mylieu dudict corps de logis, estoit une viz brizée dedans icelluy mesmes
corps de laquelle les marches estoient part de porphyre, part de pierre
Numidicque, part de marbre serpentin, longues de xxij: piedz; l’espesseur
estoit de troys doigtz, l’assiete par nombre de douze entre chascun repous.
En chascun repous estoient deux beaulx arceaux d’antique par lesquelz estoit
repceu la clarté, et par iceulx on entroit en un cabinet faict à clere voys,
de largeur de ladicte viz. Et montoit jusques au dessus la couverture, et là
finoit en pavillon. Par icelle viz on entroit de chascun cousté en une
grande salle, et des salles es chambres.
Depuis la tour Artice jusques à Cryere estoient les belles grandes
librairies, en Grec, Latin, Hebrieu, Françoys, Tuscan et Hespaignol,
disparties par les divers estaiges selon iceulx langaiges. Au mylieu estoit
une merveilleuse viz, de laquelle l’entrée estoit par le dehors du logis en
un arceau large de six toizes. Icelle estoit faicte en telle symmetrie et
capacité que six hommes d’armes, la lance sus la cuisse, povoient de front
ensemble monter jusques au dessus de tout le bastiment.
Depuis la tour Anatole jusques à Mesembrine estoient belles grandes
galleries, toutes pinctes des antiques prouesses, histoires et descriptions
de la terre. Au milieu estoit une pareille montée et porte comme avons dict
du cousté de la rivière. Sus icelle porte estoit escript, en grosses lettres
antiques, ce que s’ensuit:

Chapitre LIV

~Inscription mise sur la grande porte de Theleme.~
Cy n’entrez pas, hypocrites, bigotz,
Vieulx matagotz, marmiteux, borsouflez,
Torcoulx, badaux, plus que n’estoient les Gotz,
Ny Ostrogotz, precurseurs des magotz
Haires, cagotz, caffars empantouflez,

Gueux mitouflez, frapars escorniflez,
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus;
Tirez ailleurs pour vendre vos abus.
Vos abus meschans
Rempliroient mes camps
De meschanceté;
Et par faulseté
Troubleroient mes chants
Vous abus meschans.
Cy n’entrez pas, maschefains practiciens,
Clers basauchiens mangeurs du populaire.
Officiaux, scribes et pharisiens,
Juges anciens, qui les bons parroiciens
Ainsi que chiens mettez au capulaire;
Vostre salaire est au patibulaire
Allez y braire, icy n’est faict exces
Dont en voz cours on deust mouvoir proces.
Proces et debatz
Peu font cy d’esbatz,
Où l’on vient s’esbatre.
A vous, pour debatre
Soient en pleins cabatz
Proces et debatz.
Cy n’entrez pas, vous, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars, qui tousjours amassez,
Grippeminaulx, avalleurs de frimars,
Courbez, camars, qui en vos coquemars
De mille marcs jà n’auriez assez.
Poinct esgassez n’estes, quand cabassez
Et entassez, poiltrons à chiche face:
La maIe mort en ce pas vous deface.
Face non humaine
De telz gens, qu’on maine
Raire ailleurs: céans
Ne seroit séans;
Vuidez ce dommaine,
Face non humaine.
Cy n’entrez pas, vous rassotez mastins,
Soirs ny matins, vieux chagrins, et jaloux;
Ny vous aussi, seditieux mutins,

Larves, lutins, de Dangier palatins,
Grecs ou Latins, plus à craindre que loups;
Ny vous gualous, verollez jusqu’à l’ous;
Portez vos loups ailleurs paistre en bonheur,
Croustelevez, remplis de deshonneur.
Honneur, los, deduict,
Ceans est deduict
Par joyeux acords;
Tous sont sains au corps;
Par ce, bien leur dict
Honneur, los, deduict.
Cy entrez, vous, et bien soyez venus
Et parvenuz, tous nobles chevaliers!
Cy est le lieu où sont les revenuz
Bien advenuz; affin que entretenuz
Grands et menuz, tous soyez à milliers.
Mes familiers serez et peculiers:
Frisques, gualliers, joyeux, plaisans, mignons
En general tous gentilz compaignons.
Compaignons gentilz,
Serains et subtilz,
Hors de vilité,
De civilité
Cy sont les oustilz,
Compaignons gentilz.
Cy entrez, vous, qui le sainct Evangile
En sens agile annoncez, quoy qu’on gronde:
Ceans aurez un refuge et bastille
Contre l’hostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde:
Entrez, qu’on fonde ici la foy profonde,
Puis, qu’on confonde, et par voix et par rolle,
Les ennemys de la saincte parolle!
La parolle saincte
Jà ne soit extainte
En ce lieu très sainct;
Chascun en soit ceinct;
Chascune ayt enceincte
La parolle saincte
Cy entrez, vous, dames de hault paraige!

En franc couraige entrez y en bon heur,
Fleurs de beaulté, à celeste visaige,
A droit corsaige, à maintien prude et saige.
En ce passaige est le sejour d’honneur.
Le hault seigneur, qui du lieu fut donneur
Et guerdonneur, pour vous l’a ordonné,
Et pour frayer à tout prou or donné.
Or donné par don
Ordonne pardon
A cil qui le donne,
Et très bien guerdonne
Tout mortel preud’hom
Or donné par don.

Chapitre LV

~Comme estoit le manoir des Thelemites~
Au millieu de la basse court estoit une fontaine magnificque de bel
alabastre; au dessus les troys Graces, avecques cornes d’abondance, et
gettoient l’eau par les mamelles, bouche, aureilles, yeulx, et aultres
ouvertures du corps.
Le dedans du logis sus ladicte basse court estoit sus gros pilliers de
cassidoine et porphyre, à beaux ars d’antique, au dedans desquelz estoient
belles gualeries, longues et amples, aornées de pinctures, de cornes de
cerfs, licornes, rhinoceros, hippopotames, dens de elephans, et aultres
choses spectables.
Le logis des dames comprenoit depuis la tour Artice jusques à la porte
Mesembrine. Les hommes occupoient le reste. Devant ledict logis des dames,
affin qu’elles eussent l’esbatement, entre les deux premieres tours, au
dehors, estoient les lices, l’hippodrome, le theatre, et natatoires,
avecques les bains mirificques à triple solier, bien garniz de tous
assortemens, et foyzon d’eau de myre.
Jouxte la riviere estoit le beau jardin de plaisance; au millieu d’iceluy,
le beau labirynte. Entre les deux aultres tours estoient les jeux de paulme
et de grosse balle. Du cousté de la tour Cryere estoit le vergier, plein de
tous arbres fructiers, tous ordonnées en ordre quincunce. Au bout estoit le
grand parc, foizonnant en toute sauvagine.
Entre les tierces tours estoient les butes pour l’arquebuse, l’arc, et
l’arbaleste; les offices hors la tour Hesperie, à simple estaige; l’escurye
au dela des offices; la faulconnerie au davant d’icelles, gouvernée par

asturciers bien expers en l’art, et estoit annuellement fournie par les
Candiens, Venitiens et Sarmates, de toutes sortes d’oiseaux paragons,
aigles, gerfaulx, autours, sacres, laniers, faulcons, esparviers,
esmerillons, et aultres, tant bien faictz et domesticquez que, partans du
chasteau pour s’esbatre es champs, prenoient tout ce que rencontroient. La
venerie estoit un peu plus loing, tyrant vers le parc.
Toutes les salles, chambres et cabinetz, estoient tapissez en diverses
sortes, selon les saisons de l’année. Tout le pavé estoit couvert de drap
verd. Les lictz estoient de broderie. En chascune arriere chambre estoit un
miroir de christallin, enchassé en or fin, au tour garny de perles, et
estoit de telle grandeur qu’il pouvoit veritablement representer toute la
personne. A l’issue des salles du logis des dames, estoient les parfumeurs
et testonneurs, par les mains desquelz passoient les hommes, quand ilz
visitoient les dames. Iceulx fournissoient par chascun matin les chambres
des dames d’eau rose, d’eau de naphe, et d’eau d’ange, et à chascune la
precieuse cassollette, vaporante de toutes drogues aromatiques.

Chapitre LVI

~Comment estoient vestuz les religieux et religieuses de Theleme.~
Les dames, au commencement de la fondation, se habilloient à leur plaisir et
arbitre. Depuis, feurent reforméez par leur franc vouloir en la façon que
s’ensuyt.
Elles portoient chausses d’escarlatte, ou de migraine et passoient lesdictes
chausses le genoul au dessus par troys doigtz justement, et ceste liziere
estoit de quelque belles broderies et descoupeures. Les jartieres estoient
de la couleur de leurs bracelletz, et comprenoient le genoul au dessus et
dessoubz. Les souliers, escarpins et pantoufles de velours cramoysi rouge ou
violet, deschiquettées À barbe d’escrevisse.
Au dessus de la chemise vestoient la belle vasquine de quelque beau camelot
de soye. Sus icelle vestoient la verdugale de tafetas blanc, rouge, tanné,
grys, etc., au dessus la cotte de tafetas d’argent faict à broderies de fin
or et à l’agueille entortillé, ou, selon que bon leur sembloit, et
correspondent à la disposition de l’air, de satin, damas, velour orangé,
tanné, verd, cendré, bleu, jaune clair, rouge cramoysi, blanc, drap d’or,
toille d’argent, de canetille, de brodure, selon les festes.
Les robbes, selon la saison, de toille d’or à frizure d’argent, de satin
rouge couvert de canetille d’or, de tafetas blanc, bleu, noir, tanné, sarge
de soye, camelot de soye, velours, drap d’argent, toille d’argent, or
traict, velours ou satin porfilé d’or en diverses protraictures.

En esté, quelques jours, en lieu de robbes portoient belles marlottes , des
parures susdictes, ou quelques bernes à la moresque, de velours violet à
frizure d’or sus canetille d’argent, ou à cordelieres d’or, guarnies aux
rencontres de petites perles Indicques. Et tousjours le beau panache, scelon
les couleurs des manchons, et bien guarny de papillettes. En hyver, robbes
de tafetas des couleurs comme dessus, fourrées de loups cerviers, genettes
noires, martres de Calabre, zibelines, et aultres fourrures precieuses.
Les patenostres, anneauls, jazerans, carcans, estoient de fines pierreries,
escarboucles, rubys balays, diamans, saphiz, esmeraudes, turquoyses,
grenatz, agathes, berilles, perles, et unions d’excellence.
L’acoustrement de la teste estoit selon le temps. en hyver à la mode
Françoyse; au printemps à l’Espagnole; en esté à la Tusque, exceptez les
festes et dimanches, esquelz portoient accoustrement Françoys, parce qu’il
est plus honorable et mieulx sent la pudicité matronale.
Les hommes estoient habilléz à leur mode. chausses, pour le bas, d’estamet
ou serge drapée, d’escarlatte, de migraine, blanc ou noir; les hault de
velours d’icelles couleurs, ou bien près approchantes, brodées et
deschiquetées selon leur invention; le pourpoint de drap d’or, d’argent, de
velours, satin, damas, tafetas, de mesmes couleurs, deschiquettés, broudez
et acoustrez en paragon; les aguillettes, de soye de mesmes couleurs; les
fers d’or bien esmaillez; les sayes et chamarres de drap d’or, toille d’or,
drap d’argent, velours porfilé à plaisir; les robbes autant precieuses comme
des dames; les ceinctures de soye, des couleurs du pourpoint; chascun la
belle espée au cousté, la poignée dorée, le fourreau de velours de la
couleur des chausses, le bout d’or et de orfevrerie; le poignart de mesmes;
le bonnet de velours noir, garny de force bagues et boutons d’or; la plume
blanche par dessus, mignonnement partie à paillettes d’or, au bout
desquelles pendoient en papillettes beaulx rubiz, esmeraudes, etc.
Mais telle sympathie estoit entre les hommes et les femmes que par chascun
jour ils estoient vestuz de semblable parure, et pour à ce ne faillir,
estoient certains gentilz hommes ordonnez pour dire es hommes, par chascun
matin, quelle livrée les dames vouloient en icelle journée porter, car le
tout estoit faict selon l’arbitre des dames.
En ces vestemens tant propres et accoustremens tant riches ne pensez que
eulx ny elles perdissent temps aulcun, car les maistres des garderobbes
avoient toute la vesture tant preste par chascun matin, et les dames de
chambre tant bien estoient aprinses que en un moment elles estoient prestes
et habillez de pied en cap. Et, pour iceulx acoustremens avoir en meilleur
oportunité, au tour du boys de Theleme estoit un grand corps de maison long
de demye lieue, bien clair et assorty, en laquelle demouroient les orfevres,
lapidaires, brodeurs, tailleurs, tireurs d’or, veloutiers, tapissiers, et

aultelissiers, et là oeuvroient chascun de son mestier, et le tout pour les
susdictz religieux et religieuses. Iceulx estoient fourniz de matiere et
estoffe par les mains du seigneur Nausiclete, lequel par chascun an leurs
rendoit sept navires des isles de Perlas et Canibales, chargées de lingotz
d’or, de soye crue, de perles et pierreries. Si quelques unions tendoient à
vetusté et changeoient de naïfve blancheur, icelles par leur art
renouvelloient en les donnant à manger à quelques beaulx cocqs, comme on
baille cure es faulcons.

Chapitre LVII

~Comment estoient reiglez les Thelemites à leur maniere de vivre.~
Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon
leur vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit,
beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient quand le desir leur venoit;
nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à
faire chose aultre quelconques. Ainsi l’avoit estably Gargantua. En leur
reigle n’estoit que ceste clause:
FAY CE QUE VOULDRAS,
parce que gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies
honnestes, ont par nature un instinct et aguillon, qui tousjours les poulse
à faictz vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. Iceulx,
quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz
detournent la noble affection, par laquelle à vertuz franchement tendoient,
à deposer et enfraindre ce joug de servitude; car nous entreprenons
tousjours choses defendues et convoitons ce que nous est denié.
Par ceste liberté entrerent en louable emulation de faire tous ce que à un
seul voyaient plaire. Si quelq’un ou quelcune disoit: « Beuvons,» tous
buvoient; si disoit: «Jouons,» tous jouoient; si disoit: «Allons à l’esbat
es champs,» tous y alloient. Si c’estoit pour voller ou chasser, les dames,
montées sus belles hacquenées avecques leurs palefroy gourrier, sus le
poing, mignonement enguantelé, portoient chascune ou un esparvier, ou un
laneret, ou un esmerillon. Les hommes portoient les aultres oyseaulx.
Tant noblement estoient apprins qu’il n’estoit entre eulx celluy ne celle
qui ne sceust lire, escripre, chanter, jouer d’instrumens harmonieux, parler
de cinq et six langaiges, et en iceulx composer tant en carme, que en
oraison solue. Jamais ne feurent veuz chevaliers tant preux, tant gualans,
tant dextres à pied et à cheval, plus vers, mieulx remuans, mieulx manians
tous bastons, que là estoient, jamais ne feurent veues dames tant propres,
tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes à la main, à l’agueille, à
tout acte muliebre honneste et libere, que là estoient.

Par ceste raison, quand le temps venu estoit que aulcun d’icelle abbaye, ou
à la requeste de ses parens, ou pour aultres causes, voulust issir hors,
avecques soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l’auroit prins pour
son devot, et estoient ensemble mariez; et, si bien avoient vescu à Theleme
en devotion et amytié, encores mieulx la continuoient ilz en mariaige:
d’autant se entreaymoient ilz à la fin de leurs jours comme le premier de
leurs nopces.
Je ne veulx oublier vous descripre un enigme qui fut trouvé aux fondemens de
l’abbaye en une grande lame de bronze. Tel estoit comme s’ensuyt:

Chapitre LVIII

~Enigme en prophetie.~
Pauvres humains qui bon heur attendez,
Levez vos cueurs et mes dictz entendez.
S’il est permis de croyre fermement
Que par les corps qui sont au firmament
Humain esprit de soy puisse advenir
A prononcer les choses à venir,
Ou, si t’on peut par divine puissance
Du sort futur avoir la congnoissance,
Tant que l’on juge en asseuré discours
Des ans loingtains la destinée et cours,
Je fois sçavoir à qui le veult entendre
Que cest hyver prochain, sans plus attendre,
Voyre plus tost, en ce lieu où nous sommes
Il sortira une maniere d’hommes
Las du repoz et faschez du sejour,
Qui franchement iront, et de plein jour,
Subourner gens de toutes qualitez
A different et partialitez.
Et qui vouldra les croyre et escouter
(Quoy qu’il en doibve advenir et couster),
Ilz feront mettre en debatz apparentz
Amys entre eulx et les proches parents;
Le filz hardy ne craindra l’impropere
De se bender contre son propre pere;
Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,
De leurs subjectz se verront assailliz,
Et le debvoir d’honneur et reverence
Perdra pour lors tout ordre et difference,
Car ilz diront que chascun à son tour
Doibt aller hault et puis faire retour,

Et sur ce poinct aura tant de meslées,
Tant de discordz, venues et allées,
Que nulle histoyre, où sont les grands merveilles,
A faict recit d’esmotions pareilles.
Lors se verra maint homme de valeur,
Par l’esguillon de jeunesse et chaleur
Et croire trop ce fervent appetit,
Mourir en fleur et vivre bien petit.
Et ne pourra nul laisser cest ouvrage,
Si une fois il y met le couraige,
Qu’il n’ayt emply par noises et debatz
Le ciel de bruit et la terre de pas.
Alors auront non moindre authorité
Hommes sans foy que gens de verité;
Car tous suyvront la creance et estude
De l’ignorante et sotte multitude,
Dont le plus lourd sera receu pour juge.
O dommaigeable et penible deluge!
Deluge, dy je et à bonne raison,
Car ce travail ne perdra sa saison
Ny n’en sera délivrée la terre
Jusques à tant qu’il en sorte à grand erre
Soubdaines eaux, dont les plus attrempez
En combatant seront pris et trempez,
Et à bon droict, car leur cueur, adonné
A ce combat, n’aura point perdonné
Mesme aux troppeaux des innocentes bestes,
Que de leurs nerfz et boyaulx deshonnestes
Il ne soit faict, non aux Dieux sacrifice,
Mais aux mortelz ordinaire service.
Or maintenant je vous laisse penser
Comment le tout se pourra dispenser
Et quel repoz en noise si profonde
Aura le corps de la machine ronde!
Les plus heureux, qui plus d’elle tiendront,
Moins de la perdre et gaster s’abstiendront,
Et tascheront en plus d’une maniere
A l’asservir et rendre prisonniere
En tel endroict que la pauvre deffaicte
N’aura recours que à celluy qui l’a faicte;
Et, pour le pis de son triste accident,
Le clair soleil, ains que estre en Occident,
Lairra espandre obscurité sur elle
Plus que d’eclipse ou de nuict naturelle,
Dont en un coup perdra sa liberté
Et du hault ciel la faveur et clarté,

Ou pour le moins demeurera deserte.
Mais elle, avant ceste ruyne et perte,
Aura longtemps monstré sensiblement
Un violent et si grand tremblement,
Que lors Ethna ne feust tant agitée
Quand sur un filz de Titan fut jectée;
Et plus soubdain ne doibt estre estimé
Le mouvement que feit Inarimé
Quand Tiphoeus si fort se despita
Que dens la mer les montz precipita.
Ainsi sera en peu d’heure rengée
A triste estat, et si souvent changée,
Que mesme ceulx qui tenue l’auront
Aulx survenans occuper la lairront.
Lors sera près le temps bon et propice
De mettre fin à ce long exercice:
Car les grans eaulx dont oyez deviser
Feront chascun la retraicte adviser;
Et toutesfoys, devant le partement,
On pourra veoir en l’air apertement
L’aspre chaleur d’une grand flamme esprise
Pour mettre à fin les eaulx et l’entreprise.
Reste, en après ces accidens parfaictz,
Que les esleuz joyeusement refaictz
Soient de tous biens et de manne celeste,
Et d’abondant par recompense honeste
Enrichiz soient; les aultres en la fin
Soient denuez. C’est la raison, affin
Que, ce travail en tel poinct terminé,
Un chascun ayt son sort predestiné.
Tel feut l’accord. O qu’est à reverer
Cil qui en fin pourra perseverer!
La lecture de cestuy monument parachevée, Gargantua souspira profondement,
et dist es assistans:
«Ce n’est de maintenant que les gens reduictz à la creance Evangelicque sont
persecutez; mais bien heureux est celluy qui ne sera scandalizé et qui
tousjours tendra au but, au blanc que Dieu, par son cher Filz nous a prefix,
sans par ses affections charnelles estre distraict ny diverty.»
Le moyne dist:
«Que pensez vous, en vostre entendement, estre par cest enigme designé et
signifié?

  • Quoy? (dist Gargantua). Le decours et maintien de verité divine.
  • Par sainct Goderan (dist le moyne ), telle n’est mon exposition; le stille
    est de Merlin le Prophète. Donnez y allegories et intelligences tant graves
    que vouldrez, et y ravassez, vous et tout le monde, ainsy que vouldrez. De
    ma part, je n’y pense aultre sens enclous q’une description du jeu de paulme
    soubz obscures parolles. Les suborneurs de gens sont les faiseurs de
    parties, qui sont ordinairement amys, et, après les deux chasses faictes,
    sont hors le jeu celluy qui y estoyt et l’aultre y entre. On croyt le
    premier qui dict si l’esteuf est sus ou soubs la chorde. Les eaulx sont les
    sueurs; les chordes des raquestes sont faictes de boyaux de moutons ou de
    chevres; la machine ronde est la pelote ou l’esteuf. Après le jeu, on se
    refraischit devant un clair feu, et change l’on de chemise, et voluntiers
    bancquete l’on, mais plus joyeusement ceulx qui ont guaingné. Et grand
    chere!»
    FIN
Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer