Il ne faut jurer de rien

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

[Une allée sous unecharmille.]

EntrentVAN BUCK et VALENTIN, qui a le bras enécharpe.

VAN BUCK.

Est-il possible, malheureux garçon, que tu tesois réellement démis le bras ?

VALENTIN.

Il n’y a rien de plus possible ; c’estmême probable, [et, qui pis est,assez douloureusement réel.

VAN BUCK.

Je ne sais lequel, dans cette affaire, est leplus à blâmer de nous deux. Vit-on jamais pareilleextravagance !][iii]

VALENTIN.

Il fallait bien trouver un prétexte pourm’introduire convenablement. Quelle raison voulez-vous qu’on ait dese présenter ainsi incognito à une famille respectable ?J’avais donné un louis à mon postillon en lui demandant sa parolede me verser devant le château.

C’est un honnête homme, il n’y a rien à luidire, et son argent est parfaitement gagné : il a mis sa rouedans le fossé avec une constance héroïque.[Je me suis démis le bras, c’est mafaute, mais] j’ai versé, et je ne meplains pas. Au contraire, j’en suis bien aise ; cela donne auxchoses un air de vérité qui intéresse en ma faveur.

VAN BUCK.

Que vas-tu faire ? et quel est tondessein ?

VALENTIN.

Je ne viens pas du tout ici pour épousermademoiselle de Mantes, mais uniquement pour vous prouver quej’aurais tort de l’épouser. Mon plan est fait, ma batterie pointée,et jusqu’ici tout va à merveille. Vous avez tenu votre promessecomme Régulus ou Hernani. Vous ne m’avez pas appelé mon neveu,c’est le principal et le plus difficile ; me voilà reçu[, hébergé, couché dans une bellechambre verte, de la fleur d’orange sur ma table, et des rideauxblancs à mon lit]. C’est une justiceà rendre à votre baronne, elle m’a aussi bien recueilli que monpostillon m’a versé. Maintenant il s’agit de savoir si tout lereste ira à l’avenant. Je compte d’abord faire ma déclaration,secondement écrire un billet…

VANBUCK.

C’est inutile ; je ne souffrirai pas quecette mauvaise plaisanterie s’achève.

VALENTIN.

Vous dédire ! Comme vous voudrez ;je me dédis aussi sur-le-champ.

VAN BUCK.

Mais, mon neveu…

VALENTIN.

Dites un mot, je reprends la poste et retourneà Paris ; plus de parole, plus de mariage ; vous medéshériterez si vous voulez.

VAN BUCK.

C’est un guêpier incompréhensible, et il estinouï que je sois fourré là. Mais enfin voyons,explique-toi !

VALENTIN.

Songez, mon oncle, à notre traité. Vous m’avezdit et accordé que, s’il était prouvé que ma future devait meganter de certains gants, je serais un fou d’en faire ma femme.[Par conséquent, l’épreuve étantadmise, vous trouverez bon, juste et convenable qu’elle soit aussicomplète que possible. Ce que je dirai sera bien dit ; ce quej’essayerai, bien essayé, et ce que je pourrai faire, bienfait : vous ne me chercherez pas chicane, et j’ai carteblanche en tout cas.]

VAN BUCK.

Mais, monsieur, il y a pourtant de certainesbornes, de certaines choses… – Je vous prie de remarquer que, sivous allez vous prévaloir… – Miséricorde ! comme tu yvas !

VALENTIN.

Si notre future est telle que vous la croyezet que vous me l’avez représentée, il n’y a pas le moindre danger,et elle ne peut que s’en trouver plus digne. Figurez-vous que jesuis le premier venu ; je suis amoureux de mademoiselle deMantes, vertueuse épouse de Valentin Van Buck ; songez commela jeunesse du jour est entreprenante et hardie ! que nefait-on pas, d’ailleurs, quand on aime ? Quelles escalades,quelles lettres de quatre pages, quels torrents de larmes, quelscornets de dragées ! Devant quoi recule un amant ? Dequoi peut-on lui demander compte ? Quel mal fait-il, et dequoi s’offenser ? il aime. Ô mon oncle Van Buck !rappelez-vous le temps où vous aimiez.

VAN BUCK.

De tout temps j’ai été décent, et j’espère quevous le serez, sinon je dis tout à la baronne.

VALENTIN.

Je ne compte rien faire qui puisse choquerpersonne. Je compte d’abord faire ma déclaration ;secondement, écrire plusieurs billets ; troisièmement, gagnerla fille de chambre ; quatrièmement, rôder dans les petitscoins ; cinquièmement, prendre l’empreinte des serrures avecde la cire à cacheter ; sixièmement, faire une échelle decordes, et couper les vitres avec ma bague ; septièmement, memettre à genoux par terre en récitant la NouvelleHéloïse ; et huitièmement, si je ne réussis pas, m’allernoyer dans la pièce d’eau ; mais je vous jure d’être décent,et de ne pas dire un seul gros mot, ni rien qui blesse lesconvenances.

VAN BUCK.

Tu es un roué et un impudent ; je ne souffrirai rien depareil.

VALENTIN.

Mais pensez donc que tout ce que je vous dislà, dans quatre ans d’ici, un autre le fera, si j’épousemademoiselle de Mantes et comment voulez-vous que je sache dequelle résistance elle est capable, si je ne l’ai d’abord essayémoi-même ? Un autre tentera bien plus encore, et aura devantlui un bien autre délai ; en ne demandant que huit jours, j’aifait un acte de grande humilité.

VAN BUCK.

C’est un piège que tu m’as tendu ; jamaisje n’ai prévu cela.

VALENTIN.

Et que pensiez-vous donc prévoir quand vousavez accepté la gageure ?

VAN BUCK.

Mais, mon ami, je pensais, je croyais, – jecroyais que tu allais faire ta cour, … mais poliment, … à cettejeune personne, comme, par exemple, de lui… de lui dire… Ou si parhasard, … et encore je n’en sais rien… Mais que diable ! tu eseffrayant.

VALENTIN.

Tenez ! voilà la blanche Cécile qui nousarrive à petits pas. [Entendez-vouscraquer le bois sec ? La mère tapisse avec son abbé. Vite,fourrez-vous dans lacharmille.][iv]Vous serez témoin de la première escarmouche, et vous m’en direzvotre avis.

VAN BUCK.

Tu l’épouseras si elle te reçoitmal ?

Il se cache [dans lacharmille.][v]

VALENTIN.

Laissez-moi faire, et ne bougez pas. Je suisravi de vous avoir pour spectateur, et l’ennemi détourne l’allée.Puisque vous m’avez appelé fou, je veux vous montrer qu’en faitd’extravagances, les plus fortes sont les meilleures. Vous allezvoir, avec un peu d’adresse, ce que rapportent les blessureshonorables reçues pour plaire à la beauté.[Considérez cette démarche pensive,et faites-moi la grâce de me dire si ce bras estropié ne me siedpas. Eh ! que voulez-vous ! c’est qu’on est pâle ;il n’y a au monde que cela :

Un jeune malade, à pas lents…]

Surtout pas de bruit ; voici l’instantcritique ; respectez la foi des serments.[Je vais m’asseoir au pied d’unarbre, comme un pasteur des tempspassés.]

Entre Cécile, un livre à la main.

VALENTIN.

[Déjà levée, mademoiselle, et seule à cette heuredans le bois ?]

CÉCILE.

C’est vous, monsieur ? je ne vousreconnaissais pas. Comment se porte votre foulure ?

VALENTIN, à part.

Foulure ! voilà un vilain mot.

Haut.

C’est trop de grâce que vous me faites, et ily a de certaines blessures qu’on ne sent jamais qu’à demi.

[CÉCILE.

Vous a-t-on servi à déjeuner ?

VALENTIN.

Vous êtes trop bonne ; de toutes lesvertus de votre sexe, l’hospitalité est la moins commune, et on nela trouve nulle part aussi douce, aussi précieuse que chezvous ; et si l’intérêt qu’on m’ytémoigne…]

CÉCILE.

Je vais dire qu’on vous monte un bouillon.

Elle sort.

VAN BUCK, rentrant.

Tu l’épouseras ! tu l’épouseras !Avoue qu’elle a été parfaite. Quelle naïveté ! quelle pudeurdivine ! On ne peut pas faire un meilleur choix.

VALENTIN.

Un moment, mon oncle, un moment ; vousallez bien vite en besogne.

VAN BUCK.

Pourquoi pas ? Il n’en faut pasplus ; tu vois clairement à qui tu as affaire, et ce seratoujours de même. Que tu seras heureux avec cette femme-là !Allons tout dire à la baronne ; je me charge de l’apaiser.

VALENTIN.

Bouillon ! Comment une jeune fillepeut-elle prononcer ce mot-là ? Elle me déplaît ; elleest laide et sotte. Adieu, mon oncle, je retourne à Paris.

VAN BUCK.

Plaisantez-vous ? où est votreparole ? Est-ce ainsi qu’on se joue de moi ?[Que signifient ces yeux baissés etcette contenance défaite ?]Est-ce à dire que vous me prenez pour un libertin de votre espèce,et que vous vous servez de ma folle complaisance comme d’un manteaupour vos méchants desseins ? N’est-ce donc vraiment qu’uneséduction que vous venez tenter ici sous le masque de cetteépreuve ? Jour de Dieu ! si je le croyais !…

VALENTIN.

Elle me déplaît, ce n’est pas ma faute, et jen’en ai pas répondu.

VAN BUCK.

En quoi peut-elle vous déplaire ? elleest jolie, ou je ne m’y connais pas. Elle a les yeux longs et bienfendus, des cheveux superbes, une taille passable. Elle estparfaitement bien élevée ; elle sait l’anglais etl’italien ; elle aura trente mille livres de rente, et enattendant une très belle dot. Quel reproche pouvez-vous lui faire,et pour quelle raison n’en voulez-vous pas ?

VALENTIN.

Il n’y a jamais de raison à donner pourquoiles gens plaisent ou déplaisent. Il est certain qu’elle me déplaît,elle, sa foulure et son bouillon.

VAN BUCK.

C’est votre amour-propre qui souffre. Si jen’avais pas été là, vous seriez venu me faire cent contes sur votrepremier entretien, et vous targuer de belles espérances. Vous vousétiez imaginé faire sa conquête en un clin d’œil, et c’est là où lebât vous blesse. [Elle vous plaisaithier au soir, quand vous ne l’aviez encore qu’entrevue, et qu’elles’empressait avec sa mère à vous soigner de votre sot accident.Maintenant] vous la trouvez laide,parce qu’elle fait à peine attention à vous. Je vous connais mieuxque vous ne pensez, et je ne céderai pas si vite. Je vous défendsde vous en aller.

VALENTIN.

Comme vous voudrez. Je ne veux pasd’elle ; je vous répète que je la trouve laide ; elle aun air niais qui est révoltant. Ses yeux sont grands, c’est vrai,mais ils ne veulent rien dire ;[ses cheveux sont beaux, mais elle ale front plat ;] quant à lataille, c’est peut-être ce qu’elle a de mieux, quoique vous ne latrouviez que passable. Je la félicite de savoir l’italien, elle y apeut-être plus d’esprit qu’en français ; pour ce qui est de sadot, qu’elle la garde, je n’en veux pas plus que de sonbouillon.

VAN BUCK.

A-t-on idée d’une pareille tête, et peut-ons’attendre à rien de semblable ? Va, va ! ce que jedisais hier n’est que la pure vérité. Tu n’es capable que de rêverde balivernes, et je ne veux plus m’occuper de toi. Épouse uneblanchisseuse si tu veux. Puisque tu refuses ta fortune, lorsque tul’as entre les mains, que le hasard décide du reste ;cherche-le au fond de tes cornets. Dieu m’est témoin que mapatience a été telle depuis trois ans, que nul autre peut-être à maplace…

VALENTIN.

Est-ce que je me trompe ? Regardez donc,mon oncle, il me semble qu’elle revient par ici. Oui, je l’aperçoisentre les arbres ; elle va repasser dans le taillis.

VAN BUCK.

Où donc ? quoi ? qu’est-ce que tudis ?

VALENTIN.

Ne voyez-vous pas une robe blanche derrièreces touffes de lilas ? Je ne me trompe pas, c’est bien elle.Vite, mon oncle, rentrez [dans lacharmille], qu’on ne nous surprennepas ensemble.

VAN BUCK.

À quoi bon, puisqu’elle te déplaît ?

VALENTIN.

Il n’importe, je veux l’aborder, pour que vousne puissiez pas dire que je l’ai jugée trop légèrement.

VAN BUCK.

Tu l’épouseras si elle persévère ?

Il se cache de nouveau.

VALENTIN.

Chut ! pas de bruit ; la voici quiarrive.

CÉCILE, entrant.

Monsieur, ma mère m’a chargée de vous demandersi vous comptiez partir aujourd’hui.

VALENTIN.

Oui, mademoiselle, c’est mon intention, etj’ai demandé des chevaux.

CÉCILE.

C’est qu’on fait un whist au salon, et que mamère vous serait bien obligée si vous vouliez faire lequatrième.

VALENTIN.

J’en suis fâché, mais je ne sais pasjouer.

CÉCILE.

Et si vous vouliez rester à dîner, nous avonsun faisan truffé.

VALENTIN.

Je vous remercie ; je n’en mange pas.

CÉCILE.

Après dîner, il nous vient du monde, et nousdanserons la mazourke.

VALENTIN.

Excusez-moi, je ne danse jamais.

CÉCILE.

C’est bien dommage. Adieu, monsieur.

Elle sort.

VAN BUCK, rentrant.

Ah çà ! voyons, l’épouseras-tu ?Qu’est-ce que tout cela signifie ? Tu dis que tu as demandédes chevaux : est-ce que c’est vrai ? ou si[1] tu te moques de moi ?

VALENTIN.

Vous aviez raison, elle est agréable ; jela trouve mieux que la première fois ; elle a un petit signeau coin de la bouche que je n’avais pas remarqué.

VAN BUCK.

Où vas-tu ? Qu’est-ce qui t’arrive ?Veux-tu me répondre sérieusement ?

VALENTIN.

Je ne vais nulle part, je me promène avecvous. Est-ce que vous la trouvez mal faite ?

VAN BUCK.

Moi ? Dieu m’en garde ! je la trouvecomplète en tout.

VALENTIN.

Il me semble qu’il est bien matin pour jouerau whist ; y jouez-vous, mon oncle ? Vous devriez[rentrer au château.

VAN BUCK.

Certainement, je devrais yrentrer ;][vi]j’attends que vous daigniez me répondre. Restez-vous ici, oui ounon ?

VALENTIN.

Si je reste, c’est pour notre gageure ;je n’en voudrais pas avoir le démenti ; mais ne comptez surrien jusqu’à tantôt ; [mon brasmalade me met au supplice.

VAN BUCK.

Rentrons ; tu te reposeras.

VALENTIN.

Oui,] j’ai enviede prendre ce bouillon qui est là-haut ; il faut quej’écrive ; je vous reverrai à dîner.

VAN BUCK.

Écrire ! j’espère que ce n’est pas à elleque tu écriras.

VALENTIN.

Si je lui écris, c’est pour notre gageure.Vous savez que c’est convenu.

VAN BUCK.

Je m’y oppose formellement, à moins que tu neme montres ta lettre.

VALENTIN.

Tant que vous voudrez. Je vous dis et je vousrépète qu’elle me plaît médiocrement.

VAN BUCK.

Quelle nécessité de lui écrire ? Pourquoine lui as-tu pas fait tout à l’heure ta déclaration de vive voix,comme tu te l’étais promis ?

VALENTIN.

Pourquoi ?

VAN BUCK.

Sans doute ; qu’est-ce qui t’enempêchait ? Tu avais le plus beau courage du monde.

VALENTIN.

[C’est que monbras me faisait souffrir.]Tenez ! la voilà qui repasse une troisième fois ; lavoyez-vous là-bas dans l’allée ?

VAN BUCK.

Elle tourne autour de la plate-bande, et lacharmille est circulaire. Il n’y a rien là que de trèsconvenable.

VALENTIN.

Ah ! coquette fille ! c’est autourdu feu qu’elle tourne, comme un papillon ébloui. Je veux jetercette pièce à pile ou face pour savoir si je l’aimerai.

VAN BUCK.

Tâche donc qu’elle t’aime auparavant ; lereste est le moins difficile.

VALENTIN.

Soit. Regardons-la bien tous les deux. Elle vapasser entre ces deux touffes d’arbres. Si elle tourne la tête denotre côté, je l’aime ; sinon, je m’en vais à Paris.

VAN BUCK.

Gageons qu’elle ne se retourne pas.

VALENTIN.

Oh, que si ! Ne la perdons pas devue.

VAN BUCK.

Tu as raison. – Non, pas encore ; elleparaît lire attentivement.

VALENTIN.

Je suis sûr qu’elle va se retourner.

VAN BUCK.

Non, elle avance ; la touffe d’arbresapproche. Je suis convaincu qu’elle n’en fera rien.

VALENTIN.

Elle doit pourtant nous voir, rien ne nouscache ; je vous dis qu’elle se retournera.

VAN BUCK.

Elle a passé, tu as perdu.

VALENTIN.

Je vais lui écrire, ou que le cielm’écrase ! Il faut que je sache à quoi m’en tenir. C’estincroyable qu’une petite fille traite les gens aussi légèrement.Pure hypocrisie ! pur manège ! Je vais lui dépêcher unbillet en règle ; je lui dirai que je meurs d’amour pour elle,que je me suis cassé le bras pour la voir, que si elle me repousseje me brûle la cervelle, et que si elle veut de moi je l’enlèvedemain matin. [Venez, rentrons, jeveux écrire devant vous.]

VAN BUCK.

Tout beau, mon neveu ! quelle mouche vouspique ? Vous nous ferez quelque mauvais tour ici.

VALENTIN.

Croyez-vous donc que deux mots en l’airpuissent signifier quelque chose ? Que lui ai-je dit qued’indifférent, et que m’a-t-elle dit elle-même ? Il est toutsimple qu’elle ne se retourne pas. Elle ne sait rien, et je n’airien su lui dire. Je ne suis qu’un sot, si vous voulez ; ilest possible que je me pique d’orgueil et que mon amour-propre soiten jeu. Belle ou laide, peu m’importe ; je veux voir clairdans son âme. Il y a là-dessous quelque ruse, quelque parti prisque nous ignorons ; laissez-moi faire, tout s’éclaircira.

VAN BUCK.

Le diable m’emporte ! tu parles enamoureux. Est-ce que tu le serais par hasard ?

VALENTIN.

Non ; je vous ai dit qu’elle me déplaît.Faut-il vous rebattre cent fois la même chose ? Dépêchons-nous[, rentrons auchâteau].

VAN BUCK.

Je vous ai dit que je ne veux pas de lettre,et surtout de celle dont vous parlez.

VALENTIN.

Venez toujours, nous nous déciderons.

Ils sortent.

SCÈNE II

[Le salon.]

LA BARONNE et L’ABBÉ, devant une table de jeupréparée.

LA BARONNE.

Vous direz ce que vous voudrez, c’est désolantde jouer avec un mort. Je déteste la campagne à cause de cela.

L’ABBÉ.

Mais où est donc M. Van Buck ?[est-ce qu’il n’est pas encoredescendu ?]

LA BARONNE.

Je l’ai vu tout à l’heure dans le parc avec cemonsieur de la chaise, qui, par parenthèse, n’est guère poli de nepas vouloir nous rester à dîner.

L’ABBÉ.

S’il a des affaires pressées…

LA BARONNE.

Bah ! des affaires, tout le monde en a.La belle excuse ! Si on ne pensait jamais qu’aux affaires, onne serait jamais à rien. Tenez ! l’abbé, jouons aupiquet ; je me sens d’une humeur massacrante.

L’ABBÉ, mêlant les cartes.

Il est certain que les jeunes gens du jour nese piquent pas d’être polis.

LA BARONNE.

Polis ! je crois bien. Est-ce qu’ils s’endoutent ? et qu’est-ce que c’est que d’être poli ? Moncocher est poli. De mon temps, l’abbé, on était galant.

L’ABBÉ.

C’était le bon, madame la baronne, et plut auciel que j’y fusse né !

LA BARONNE.

J’aurais voulu voir que mon frère, qui était àMonsieur, tombât de carrosse à la porte d’un château, et qu’on l’yeût gardé à coucher. Il aurait plutôt perdu sa fortune que derefuser de faire un quatrième.[Tenez ! ne parlons plus de ceschoses-là. C’est à vous de prendre ; vous n’en laissezpas ?][vii]

L’ABBÉ.

Je n’ai pas un as ; voilà M. VanBuck.

Entre Van Buck.

LA BARONNE.

Continuons ; c’est à vous de parler.

VAN BUCK, bas à la baronne.

Madame, j’ai deux mots à vous dire qui sont dela dernière importance.

LA BARONNE.

Eh bien ! après le marqué.

L’ABBÉ.

Cinq cartes, valant quarante-cinq.

LA BARONNE.

Cela ne vaut pas.

À Van Buck.

Qu’est-ce donc ?

VAN BUCK.

Je vous supplie de m’accorder un moment ;je ne puis parler devant un tiers, et ce que j’ai à vous dire nesouffre aucun retard.

LA BARONNE, se levant.

Vous me faites peur ; de quois’agit-il ?

VAN BUCK.

Madame, c’est une grave affaire, et vous allezpeut-être vous fâcher contre moi. La nécessité me force de manquerà une promesse que mon imprudence m’a fait accorder. Le jeune hommeà qui vous avez donné l’hospitalité[cettenuit] est mon neveu.

LA BARONNE.

Ah bah ! quelle idée !

VAN BUCK.

Il désirait approcher de vous sans êtreconnu ; je n’ai pas cru mal faire en me prêtant à unefantaisie qui, en pareil cas, n’est pas nouvelle.

LA BARONNE.

Ah, mon Dieu ! j’en ai vu biend’autres !

VAN BUCK.

Mais je dois vous avertir qu’à l’heure qu’ilest, il vient d’écrire à mademoiselle de Mantes, et dans les termesles moins retenus. Ni mes menaces, ni mes prières n’ont pu ledissuader de sa folie ; et un de vos gens, je le dis à regret,s’est chargé de remettre le billet à son adresse. Il s’agit d’unedéclaration d’amour, et, je dois ajouter, des plusextravagantes.

LA BARONNE.

Vraiment ? eh bien ! ce n’est pas simal. Il a de la tête, votre petit bonhomme.

VAN BUCK.

Jour de Dieu ! je vous en réponds !ce n’est pas d’hier que j’en sais quelque chose. Enfin, madame,c’est à vous d’aviser aux moyens de détourner les suites de cetteaffaire. Vous êtes chez vous ; et, quant à moi, je vousavouerai que je suffoque et que les jambes vont me manquer.Ouf !

Il tombe dans une chaise.

LA BARONNE.

Ah ciel ! qu’est-ce que vous avezdonc ? Vous êtes pâle comme un linge ! Vite !racontez-moi tout ce qui s’est passé, et faites-moi confidenceentière.

VAN BUCK.

Je vous ai tout dit ; je n’ai rien àajouter.

LA BARONNE.

Ah bah ! ce n’est que ça ? Soyezdonc sans crainte : si votre neveu a écrit à Cécile, la petiteme montrera le billet.

VAN BUCK.

En êtes-vous sûre, baronne ? Cela estdangereux.

LA BARONNE.

Belle question ! Où en serions-nous siune fille ne montrait pas à sa mère une lettre qu’on luiécrit ?

VAN BUCK.

Hum ! je n’en mettrais pas ma main aufeu.

LA BARONNE.

Qu’est-ce à dire, monsieur Van Buck ?Savez-vous à qui vous parlez ? Dans quel monde avez-vous vécupour élever un pareil doute ? Je ne sais pas trop comme onfait aujourd’hui, ni de quel train va votre bourgeoisie ;mais, vertu de ma vie ! en voilà assez ; j’aperçoisjustement ma fille, et vous verrez qu’elle m’apporte sa lettre.Venez, l’abbé, continuons.

Elle se remet au jeu. – Entre Cécile, qui va à la fenêtre,prend son ouvrage et s’assoit à l’écart.

L’ABBÉ.

Quarante-cinq ne valent pas ?

LA BARONNE.

Non, vous n’avez rien ; quatorze d’as,six et quinze, c’est quatre-vingt-quinze. À vous de jouer.

L’ABBÉ.

Trèfle. Je crois que je suis capot.

VAN BUCK, bas à la baronne.

Je ne vois pas que mademoiselle Cécile vousfasse encore de confidence.

LA BARONNE, bas à Van Buck.

Vous ne savez ce que vous dites ; c’estl’abbé qui la gêne ; je suis sûre d’elle comme de moi. Je faisrepic seulement. Cent, et dix-sept de reste. À vous à faire.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur l’abbé, on vous demande ; c’estle sacristain et le bedeau du village.

L’ABBÉ.

Qu’est-ce qu’ils me veulent ? je suisoccupé.

LA BARONNE.

Donnez vos cartes à Van Buck ; il jouerace coup-ci pour vous.

L’abbé sort. Van Buck prend sa place.

LA BARONNE.

C’est vous qui faites, et j’ai coupé. Vousêtes marqué, selon toute apparence. Qu’est-ce que vous avez doncdans les doigts ?

VAN BUCK, bas.

Je vous confesse que je ne suis pastranquille : votre fille ne dit mot, et je ne vois pas monneveu.

LA BARONNE.

Je vous dis que j’en réponds ; c’est vousqui la gênez ; je la vois d’ici qui me fait des signes.

VAN BUCK.

Vous croyez ? moi, je ne vois rien.

LA BARONNE.

Cécile, venez donc un peu ici ; vous voustenez à une lieue.

Cécile approche son fauteuil.

Est-ce que vous n’avez rien à me dire, machère ?

CÉCILE.

Moi ? Non, maman.

LA BARONNE.

Ah bah ! Je n’ai que quatre cartes, VanBuck ; le point est à vous. J’ai trois valets.

VAN BUCK.

Voulez-vous que je vous laisseseules ?

LA BARONNE.

Non ; restez donc, ça ne fait rien.Cécile, tu peux parler devant monsieur.

CÉCILE.

Moi, maman ? Je n’ai rien de secret àdire.

LA BARONNE.

Vous n’avez pas à me parler ?

CÉCILE.

Non, maman.

LA BARONNE.

C’est inconcevable ; qu’est-ce que vousvenez donc me conter, Van Buck ?

VAN BUCK.

Madame, j’ai dit la vérité.

LA BARONNE.

Ça ne se peut pas : Cécile n’a rien à medire ; il est clair qu’elle n’a rien reçu.

VAN BUCK, se levant.

Eh morbleu ! je l’ai vu de mes yeux.

LA BARONNE, se levant aussi.

Ma fille, qu’est-ce que cela signifie ?levez-vous droite, et regardez-moi. Qu’est-ce que vous avez dansvos poches ?

CÉCILE, pleurant.

Mais, maman, ce n’est pas ma faute ;c’est ce monsieur qui m’a écrit.

LA BARONNE.

Voyons cela.

Cécile donne la lettre.

Je suis curieuse de lire de son style, à cemonsieur, comme vous l’appelez.

Elle lit.

« Mademoiselle, je meurs d’amour pourvous. Je vous ai vue l’hiver passé, et, vous sachant à la campagne,j’ai résolu de vous revoir ou de mourir. J’ai donné un louis à monpostillon…»

Ne voudrait-il pas qu’on le lui rendît ?Nous avons bien affaire de le savoir !

« à mon postillon, pour me verser devantvotre porte. Je vous ai rencontrée deux fois ce matin, et je n’airien pu vous dire, tant votre présence m’a troublé ! Cependantla crainte de vous perdre, et l’obligation de quitter lechâteau… »

J’aime beaucoup ça ! Qui est-ce qui lepriait de partir ? C’est lui qui me refuse de rester à dîner.« me déterminent à vous demander de m’accorder un rendez-vous.Je sais que je n’ai aucun titre à votre confiance… »

La belle remarque, et faite à propos !« mais l’amour peut tout excuser ; ce soir, à neufheures, pendant le bal, je serai caché dans le bois ; tout lemonde ici me croira parti, car je sortirai du château en voitureavant dîner, mais seulement pour faire quatre pas etdescendre. »

Quatre pas ! quatre pas ! l’avenueest longue ; ne dirait-on pas qu’il n’y a qu’àenjamber ?

« et descendre. Si dans la soirée vouspouvez vous échapper, je vous attends ; sinon je me brûle lacervelle. »

Bien. «… la cervelle. Je ne crois pas quevotre mère … »

Ah ! que votre mère ? voyons un peucela. « fasse grande attention à vous. Elle a une tête degir… »

Monsieur Van Buck, qu’est-ce que celasignifie ?

VAN BUCK.

Je n’ai pas entendu, madame.

LA BARONNE.

Lisez vous-même, et faites-moi le plaisir dedire à votre neveu qu’il sorte de ma maison tout à l’heure, etqu’il n’y mette jamais les pieds.

VAN BUCK.

Il y a girouette, c’estpositif ; je ne m’en étais pas aperçu. Il m’avait cependant lusa lettre avant que de la cacheter.

LA BARONNE.

Il vous avait lu cette lettre et vous l’avezlaissé la donner à mes gens ! Allez ! vous êtes un vieuxsot, et je ne vous reverrai de mavie.[

Elle sort. On entend le bruit d’une voiture.

VAN BUCK.

Qu’est-ce que c’est ? mon neveu qui partsans moi ? Eh ! comment veut-il que je m’en aille ?j’ai renvoyé mes chevaux. Il faut que je coure après lui.

Il sort en courant.

CÉCILE, seule.

C’est singulier ; pourquoi m’écrit-il,quand tout le monde veut bien qu’ilm’épouse ?][viii]

FIN DE L’ACTE DEUXIÈME

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