VI
Dans l’office, l’infirmière Hopkins s’épongeait le visage à l’aide de son mouchoir. Elle leva les yeux à l’entrée d’Elinor et s’exclama :
— Qu’il fait chaud ici !
Machinalement, Elinor répondit :
— Oui, l’office est orienté au midi.
Miss Hopkins la débarrassa de son plateau.
— Maintenant, laissez-moi laver les tasses, miss Carlisle. Vous paraissez fatiguée.
— Vous vous trompez. Je suis très bien, rétorqua Elinor, prenant un torchon propre. Je vais les essuyer.
L’infirmière retira ses manchettes et versa de l’eau chaude de la bouilloire dans la bassine.
Elinor, regardant le poignet de l’infirmière, observa :
— Tiens ! Vous vous êtes piquée.
— Oh ! ce n’est qu’une épine de rose… au pavillon. Je vais la retirer tout à l’heure.
Les rosiers du pavillon… Des souvenirs se déversaient par vagues dans l’esprit d’Elinor. Elle et Roddy avaient fait… la guerre des deux Roses. Elle et Roddy se querellaient… et se réconciliaient. Jours heureux, si gais et si charmants ! Un brusque revirement s’opéra en elle. Où en était-elle aujourd’hui ? Dans quel abîme de haine et de méchanceté s’enlisait-elle ? Elle chancela légèrement.
« J’ai été folle… absolument folle », pensa-t-elle.
Miss Hopkins la dévisageait avec curiosité.
« Elle paraissait étrange… » raconta plus tard l’infirmière Hopkins. « Elle parlait sans savoir ce qu’elle disait, le regard brillant et tout à fait bizarre. »
Elinor prit sur la table un pot de beurre de poisson vide et le mit dans la bassine. En même temps, elle dit, d’une voix étonnamment calme :
— Là-haut, j’ai trié quelques vêtements appartenant à tante Laura. Pourriez-vous me dire à qui ils rendraient service dans le village ?
Miss Hopkins s’empressa de répondre :
— Très volontiers. Il y a Mrs Parkinson, la vieille Nelly et cette pauvre folle qui habite à la maisonnette des Lierres. Elles accueilleront vos dons comme une manne divine.
L’infirmière et Elinor remirent de l’ordre dans l’office, puis remontèrent ensemble l’escalier.
Dans la chambre de Mrs Welman, les vêtements étaient rangés en paquets : linge, robes, articles très élégants, toilettes d’après-midi en velours et un manteau de castor. Elinor manifesta l’intention d’offrir ce manteau à Mrs Bishop. Miss Hopkins approuva d’un signe de tête. Elle remarqua les zibelines de Mrs Welman étalées sur la commode.
« Elle va sûrement les faire remonter pour elle-même », se dit l’infirmière.
Elle jeta un regard vers le chiffonnier et se demanda si Elinor avait découvert la photographie signée « Lewis » et, en ce cas, ce qu’elle en avait fait.
« C’est drôle que ma lettre se soit croisée avec celle de miss O’Brien ! pensa-t-elle. Je n’aurais jamais cru à pareille coïncidence. Et dire qu’elle a vu cette photo le jour même où je lui écrivais pour lui parler de Mrs Slaterry. »
Elle aida Elinor à finir le tri des effets de Mrs Welman et s’offrit à en faire des paquets séparés pour différentes familles et à s’occuper elle-même de la distribution.
— Je vais terminer ce travail pendant que Mary rentrera au pavillon. Il ne lui reste qu’un paquet de documents à examiner. A propos, où a-t-elle passé ? Est-elle retournée seule au pavillon ?
— Je l’ai laissée au petit salon, dit Elinor.
Miss Hopkins consulta sa montre :
— Elle doit être partie.
— Mais oui, il y a près d’une heure que nous sommes montées.
Vivement, elle descendit l’escalier, suivie d’Elinor.
Les deux femmes entrèrent au petit salon. Miss Hopkins s’écria :
— Tiens ! Elle s’est endormie !
Mary Gerrard était assise dans un vaste fauteuil auprès de la fenêtre, le corps légèrement affaissé. On entendait sa respiration rauque et pénible.
Miss Hopkins alla vers elle et lui toucha l’épaule :
— Réveillez-vous, ma chérie…
Elle s’interrompit et, se penchant sur la jeune fille, souleva une de ses paupières. Puis, cette fois plus violemment, elle secoua la dormeuse.
Ensuite, elle se tourna vers Elinor, une nuance de menace dans la voix, et demanda ;
— Que signifie tout ceci ?
— Je n’y comprends rien. Est-elle malade ?
— Où est le téléphone ? Appelez le Dr Lord immédiatement.
— Qu’y a-t-il donc ? s’enquit Elinor.
— Mais vous ne voyez pas ? Cette pauvre fille est malade, elle se meurt !
Elinor recula d’un pas et répéta :
— Elle se meurt ?
— On l’a empoisonnée… déclara l’infirmière Hopkins.
Son regard chargé de soupçon se fixa sur Elinor.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
POIROT ET PETER LORD
Hercule Poirot, sa tête ovale légèrement penchée de côté, les sourcils relevés d’un air interrogateur et les mains jointes, observait le jeune homme qui arpentait la pièce comme un lion en cage.
— Eh bien ! mon ami, que me voulez-vous ?
Peter Lord s’arrêta net et tourna vers le détective son visage aux traits crispés et criblé de taches de rousseur.
— Monsieur Poirot, vous êtes le seul homme au monde capable de m’aider. Stillingfleet m’a beaucoup parlé de vous. Il m’a raconté que dans l’affaire Benedict Farley vous avez accompli des merveilles. Alors que tous s’imaginaient qu’il s’agissait d’un suicide, vous avez démontré l’existence d’un assassinat.
— Vous avez donc, parmi vos patients, un cas de suicide dont vous doutez ?
Peter Lord hocha la tête et s’assit en face de Poirot. Il dit :
— Une jeune femme a été arrêtée et on va la juger pour meurtre. Je désire que vous découvriez les preuves de son innocence.
Les sourcils de Poirot se levèrent un peu plus haut.
Il affecta des manières discrètes et confidentielles.
— Vous et cette jeune personne… vous êtes fiancés, n’est-ce pas ? Vous vous aimez ?
Peter Lord se mit à rire… d’un rire nerveux et amer.
— Non, il ne s’agit pas de cela. Elle a le mauvais goût de me préférer un imbécile au long nez et à la triste figure chevaline. Ce choix est stupide, mais qu’y faire ?
— Je comprends.
— Oui, je vois que vous saisissez fort bien. J’ai eu le coup de foudre à notre première rencontre et pour cette raison je ne veux pas qu’elle soit pendue.
— De quoi l’accuse-t-on ?
— D’avoir empoisonné avec de la morphine une jeune fille nommée Mary Gerrard. Sans doute avez-vous lu dans la presse le compte rendu de l’enquête ?
— Quel est le mobile ?
— La jalousie.
— Et, selon vous, elle est innocente ?
— Certainement.
Hercule Poirot l’observa pensivement un instant, puis demanda :
— Qu’attendez-vous de moi ? Que je recommence l’enquête ?
— Je ne veux que la tirer de là.
— Je ne suis pas l’avocat de la défense, mon cher.
— Je vais m’expliquer plus clairement. Je désire que vous dénichiez des preuves permettant à son avocat de la sauver.
— Vous me présentez cette affaire de façon curieuse.
— Parce que je ne l’enrobe pas de circonlocutions ? Elle me semble pourtant très simple. Je veux l’acquittement de l’accusée. Et vous êtes le seul homme capable d’y parvenir.
— Vous voulez que j’étudie les faits ? Que j’exhume la vérité ?
— Je vous prie de me révéler les faits en sa faveur.
Hercule Poirot, méticuleusement et avec précision, alluma une minuscule cigarette.
— Est-ce bien moral ce que vous exigez de moi ? Dépister la vérité me passionne toujours. Mais la vérité est une arme à deux tranchants. Si je découvrais des faits accablant cette dame, faudrait-il les cacher ?
Peter Lord se leva, très pâle.
— Impossible ! Toutes vos révélations ne pourraient la condamner plus que les accusations écrasantes dont elle est l’objet. Je vous supplie de déployer toute votre générosité… Stillingfleet affirme que vous êtes inégalable pour trouver une échappatoire, une faille invisible pour les autres.
— C’est l’affaire de son avocat !
— Vous croyez ! s’exclama le jeune homme, riant avec dédain. Il est battu d’avance. Le choix de Me Bulmer, le défenseur des causes désespérées, est déjà un aveu ! Cet orateur remarquable, émouvant, montera en épingle la jeunesse et l’inexpérience de la prisonnière. Mais les jurés ne s’y laisseront pas prendre.
— Et si elle était coupable ? dit Poirot. Tiendriez-vous quand même à ce qu’elle fût acquittée ?
— Oui, répondit Peter Lord sans sourciller.
Hercule Poirot s’agita dans son fauteuil.
— Vous m’intéressez, jeune homme… Puis, après une pause, il ajouta : Vous feriez bien de m’expliquer en détail les faits exacts.
— N’avez-vous pas lu toute l’histoire dans les journaux ?
Hercule Poirot fit un geste de la main.
— Oui, évidemment, mais la presse nous renseigne si mal que je ne m’y fie point.
— Le cas est d’une simplicité tragique, expliqua Peter Lord. Cette jeune fille, Elinor Carlisle, venait d’hériter le château de Hunterbury, tout proche d’ici, et la fortune de sa tante, morte intestat. Mrs Welman, la tante en question, avait un neveu par alliance, Roderick Welman, fiancé à Elinor Carlisle. Les deux jeunes gens se connaissaient depuis l’enfance. Une jeune fille vivait à Hunterbury : Mary Gerrard, fille du gardien. La vieille Mrs Welman s’intéressait particulièrement à elle et s’était même chargée de son éducation. Mary Gerrard devint donc une vraie demoiselle. Roddy Welman en tomba amoureux et ses fiançailles avec Elinor furent rompues. Elinor Carlisle mit en vente le château, qui fut acheté par le major Somervell.
« Nous arrivons maintenant au crime. Elinor revint au château pour mettre de l’ordre dans les affaires de la défunte. Mary Gerrard, dont le père était mort quelques jours auparavant, débarrassait le pavillon de garde. Cela nous amène au matin du 27 juillet.
« Descendue à l’auberge du village, Elinor Carlisle rencontra dans la rue l’ancienne gouvernante de sa tante, Mrs Bishop, qui s’offrit à l’accompagner au château pour lui prêter la main.
« Elinor refusa plutôt de mauvaise grâce, puis elle se rendit chez l’épicier, acheta du beurre de poisson et fit dans la boutique une remarque sur l’empoisonnement par les sandwiches au poisson. Ces paroles, innocentes en elles-mêmes, constituent une charge contre elle. Elle alla ensuite au château, et vers une heure, passa au pavillon où Mary Gerrard, en compagnie d’une espèce de commère, l’infirmière Hopkins, mettait en ordre les affaires du vieux gardien.
« Elinor les invita à partager les sandwiches qu’elle avait confectionnés. Elles la suivirent, mangèrent des sandwiches ; une heure après, on m’appela et je trouvai Mary Gerrard dans le coma. Tous mes efforts demeurèrent inutiles. L’autopsie révéla une forte dose de morphine absorbée peu auparavant.
« La police découvrit à l’office, où Elinor Carlisle avait préparé les sandwiches, le coin d’une étiquette portant ces mots : Chlorhydrate de morphine.
— Mary Gerrard a-t-elle mangé ou bu autre chose ?
— Elle et miss Hopkins burent du thé avec les sandwiches. L’infirmière avait apporté le thé et Mary l’avait versé dans les tasses. Là, rien de suspect. Evidemment, le défenseur s’acharnera à prouver que les sandwiches étaient inoffensifs, car autrement les trois personnes eussent été empoisonnées.
Poirot objecta :
— Mais, rien de plus simple. On fait une pile de sandwiches. L’un contient le poison. Vous tendez le plat. Dans notre monde civilisé, la politesse exige que la personne à qui l’on tend le plat prenne le sandwich le plus proche d’elle. Je suppose qu’Elinor Carlisle a présenté d’abord le plat à Mary Gerrard ?
— Exactement.
— Bien que l’infirmière, plus âgée, se trouvât dans la pièce ?
— Oui.
— Voilà qui est fâcheux.
— Cela ne tient pas debout, en réalité. On ne fait aucune cérémonie dans une dînette.
— Qui a découpé le pain des sandwiches ?
— Elinor Carlisle.
— Y avait-il quelqu’un d’autre dans la maison ?
— Personne.
Poirot hocha la tête.
— Mauvais… très mauvais… Et la victime n’absorba-t-elle que du thé et des sandwiches ?
— Rien d’autre. Le contenu de l’estomac nous l’indique.
Poirot observa :
— On prétend qu’Elinor Carlisle espérait que la mort de Mary Gerrard serait attribuée à un empoisonnement alimentaire. Mais alors comment comptait-elle expliquer le fait que seule une des personnes présentes fût atteinte ?
— Ces choses arrivent parfois, déclara Peter Lord. En outre, il y avait deux pots de beurre de poisson d’aspect identique. On peut admettre qu’un des pots était inoffensif et que, par hasard, le beurre nocif se trouvait dans les sandwiches mangés par Mary.
— Voilà une étude intéressante sur la loi des probabilités, dit Poirot. Les chances mathématiques contre pareil accident seraient, je crois, très élevées. Autre chose : si l’on doit retenir l’empoisonnement par les aliments, pourquoi n’avoir pas choisi un autre poison ? Les symptômes d’empoisonnement par la morphine ne ressemblent nullement à ceux d’empoisonnement par les aliments. L’atropine, certes, eût été un choix plus heureux.
— En effet, reconnut Peter Lord. Mais ce n’est pas tout. Cette satanée infirmière jure avoir perdu un tube de morphine !
— Quand ?
— Plusieurs semaines auparavant, la nuit même de la mort de Mrs Welman. L’infirmière affirme avoir posé sa mallette dans le vestibule et s’être aperçue le lendemain matin de la disparition d’un tube de morphine. Elle l’a probablement laissé chez elle et n’y a plus pensé.
— S’en est-elle souvenue seulement depuis la mort de Mary Gerrard ? demanda Poirot.
Peter Lord répondit à contrecœur :
— Le fait est qu’elle en a touché un mot à ce moment-là… à l’infirmière de service auprès de Mrs Welman.
Hercule Poirot observait Peter Lord avec intérêt. Il prononça d’une voix douce :
— Mon cher, il doit y avoir autre chose… un détail que vous avez omis de m’apprendre.
— Eh bien ! autant que vous connaissiez le reste. Une demande a été faite en vue d’exhumer la vieille Mrs Welman.
— Alors ?
— A l’autopsie, on découvrira probablement ce qu’on cherche… de la morphine !
— Vous le saviez ?
Peter Lord, le visage pâle sous ses taches de rousseur, murmura :
— Je le soupçonnais.
Hercule Poirot tambourina sur le bras du fauteuil et s’écria :
— Mon Dieu ! C’est à n’y rien comprendre ! Quand la vieille dame mourut, vous saviez qu’on l’avait empoisonnée ?
Peter Lord s’exclama :
— Fichtre non ! J’étais loin de m’en douter ! Je pensais qu’elle s’était elle-même administré ce poison !
— Ah ! voilà ce que vous pensiez…
Poirot se renversa sur le dossier de son fauteuil.
— Bien sûr ! Plusieurs fois, elle s’est confiée à moi et m’a demandé si je pouvais l’achever ! Elle détestait la maladie, l’impotence, ce qu’elle appelait la honte de rester clouée dans un lit et de se faire servir comme un bébé. C’était une femme d’une volonté remarquable.
Il se tut un instant, puis continua :
— La nouvelle de sa mort me surprit. Je ne m’y attendais guère. Je fis sortir l’infirmière de la pièce et me livrai à une perquisition aussi complète que possible, mais sans rien trouver. Naturellement, on ne peut affirmer quoi que ce soit tant qu’il n’y a pas eu autopsie, mais à quoi bon, me dis-je, si elle a préféré se supprimer, provoquer un scandale ? Mieux valait signer le permis d’inhumer et la laisser reposer en paix. Je me suis sans doute fourvoyé, mais, persuadé qu’elle s’était elle-même empoisonnée, pas un instant je n’ai songé au crime.
— Comment, selon vous, aurait-elle pu se procurer la morphine ?
— Je n’en avais pas la moindre idée. Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une femme intelligente, pleine de ressources et d’ingéniosité, d’une volonté inflexible.
— L’aurait-elle obtenue des infirmières ?
— Jamais de la vie ! répondit Peter Lord en hochant la tête. On voit bien que vous ne connaissez pas les infirmières.
— D’un membre de sa famille, alors ?
— Possible ! Elle a pu faire vibrer la corde sensible.
— Vous m’avez dit que Mrs Welman mourut intestat. Si elle avait vécu, eût-elle fait un testament ?
Un sourire sarcastique tordit les lèvres de Peter Lord.
— Vous mettez le doigt sur le point sensible avec une adresse remarquable. Oui, elle allait dicter ses dernières volontés et brûlait d’impatience de voir le notaire. Incapable de parler distinctement, elle savait tout de même faire comprendre ses désirs. Elinor Carlisle devait téléphoner à son homme de loi dès le lendemain matin.
— Ainsi Elinor Carlisle savait que sa tante voulait faire son testament ? Et si sa tante était morte sans avoir eu le temps d’accomplir cette formalité, Elinor Carlisle héritait de tous ses biens ?
Vivement, Peter Lord répliqua :
— Elle l’ignorait. Elle ignorait totalement si sa tante avait déjà pris ses dispositions testamentaires.
— Elle le dit, mais rien ne nous empêche de supposer qu’elle était au courant.
— Dites donc, Poirot, êtes-vous l’avocat général ?
— Oui, pour l’instant. Je veux connaître à fond les charges qui accablent Elinor Carlisle. Aurait-elle pu prendre la morphine dans la mallette de l’infirmière ?
— Oui, tout comme les autres : Roderick Welman, l’infirmière O’Brien et les domestiques.
— Ou encore le Dr Lord ?
Peter Lord écarquilla les yeux :
— Pourquoi pas ?… Mais dans quel dessein ?
— Par pitié, peut-être.
Le médecin hocha la tête.
— Vous n’y êtes pas ! Il faut me croire.
De nouveau, Hercule Poirot se renversa dans son fauteuil.
— Faisons une supposition. Admettons qu’Elinor Carlisle ait pris la morphine dans la mallette et l’ait administrée à sa tante. A-t-on signalé la disparition de ce poison ?
— Non, pas aux gens du château. Les deux infirmières ont tenu la chose secrète.
— D’après vous, fit Poirot quelle sera la décision du tribunal ?
— Si on découvre de la morphine dans le cadavre de Mrs Welman ?
— Oui.
— Il est probable que si Elinor n’est pas condamnée pour le crime dont on l’accuse, on l’inculpera du meurtre de sa tante.
— Les mobiles diffèrent entre eux. Autrement dit, dans le cas de Mrs Welman, le mobile eût été la cupidité ; dans le meurtre de Mary Gerrard, la jalousie.
— C’est exact, fit Peter Lord.
Poirot reprit :
— Quelle attitude la défense se propose-t-elle d’adopter ?
— L’avocat Bulmer a l’intention de démontrer qu’il n’existait pas de mobile. Il soulignera le fait qu’Elinor et son cousin s’étaient fiancés par raison de famille, pour complaire à leur tante, et qu’aussitôt après la mort de celle-ci, Elinor rompit leurs fiançailles de son propre chef. Roderick témoignera dans ce sens. Je crois même qu’il sera sincère.
— Il croit donc que sa cousine n’éprouvait pas pour lui un amour bien réel ?
— Oui.
— Auquel cas, dit Poirot, elle n’aurait eu aucune raison plausible d’empoisonner Mary Gerrard.
— Vous y êtes.
— Mais alors, qui a tué Mary Gerrard ?
— C’est bien difficile à dire.
— En effet, fit Poirot en hochant la tête.
Plein de véhémence, Peter Lord s’écria :
— L’affaire se complique. Si Elinor n’a pas empoisonné Mary, qui est-ce ? Il y a bien le thé : Mary et miss Hopkins en ont bu. La défense suggérera que Mary Gerrard a absorbé la morphine après le départ des deux autres femmes… en fait, qu’elle s’est détruite.
— Avait-elle des raisons de se suicider ?
— Aucune.
— Avait-elle un tempérament à se supprimer ?
— Non.
— Comment était-elle, cette Mary Gerrard ?
Peter Lord réfléchit :
— Ma foi, c’était une charmante enfant… oui, une délicieuse jeune fille.
Poirot soupira.
— Est-ce pour cela que Roderick Welman en est tombé amoureux ?
— Elle était, en effet, très jolie.
— Et vous-même, monsieur Lord, aviez-vous un béguin pour elle.
— Mon Dieu, non !
Après un instant de réflexion, Hercule Poirot déclara :
— Roderick Welman prétend qu’il existait entre lui et sa cousine de tendres sentiments, mais rien de sérieux. Partagez-vous cet avis ?
— Comment diable le saurais-je ?
— Monsieur Peter Lord, tout à l’heure, ici même, vous m’avez dit qu’Elinor Carlisle avait eu le mauvais goût d’aimer un imbécile au long nez et à l’air prétentieux. Voilà sans doute le signalement de Roderick Welman. Ainsi, vous croyez qu’elle aime vraiment son cousin ?
Peter Lord, exaspéré, proféra d’une voix sourde :
— Pour sûr, qu’elle l’aime ! Et même à la folie !
— Alors, il y a un mobile…, conclut Poirot.
Peter Lord se précipita sur lui, les yeux fulgurant de colère.
— Et après ? Elle peut avoir commis ce meurtre… mais je m’en moque éperdument !
— Ha, ha ! ricana Poirot.
— Mais je vous le répète, je ne veux pas qu’elle soit pendue. Elle a pu être poussée à bout. L’amour est aveugle et bien compliqué. Il peut transformer un mauvais sujet en un garçon honnête et un homme droit en un gibier de potence ! Même si elle a commis ce crime… montrez-vous pitoyable.
— Jamais je n’approuve le meurtre, trancha Poirot.
Peter Lord le considéra un instant, détourna la tête, le regarda de nouveau et éclata de rire.
— Est-il possible d’entendre pareilles bêtises ! Qui vous demande d’approuver le meurtre ? Je ne vous oblige pas à mentir ! La vérité est la vérité, n’est-ce pas ? Si vous découvrez un témoignage favorable à l’accusée, vous ne le tairez pas sous prétexte qu’elle est coupable ?
— Certes, non !
— Alors, pourquoi refusez-vous d’accéder à ma demande ?
— Mon ami, dit Poirot, je suis tout disposé à vous être agréable…
CHAPITRE II
POIROT S’ACHARNE CONTRE ELINOR
Peter Lord observa Poirot, prit son mouchoir, s’épongea le visage et se jeta dans un fauteuil.
— Ouf ! s’exclama-t-il. Vous m’avez mis hors de moi. Je ne comprenais pas où vous vouliez en venir.
— J’étudiais l’affaire du point de vue de l’accusation. Maintenant, je sais à quoi m’en tenir. On a administré de la morphine à Mary Gerrard et, autant que je le sache, on a fourré le poison dans les sandwiches. Personne n’a touché à ces sandwiches, sauf Elinor Carlisle. Celle-ci avait une raison pour se débarrasser de Mary Gerrard. D’après vous, elle en serait capable et, selon toute probabilité, elle aurait commis le meurtre. Rien ne m’oblige à croire le contraire.
« Voilà, poursuivit Poirot, un côté de la question. Arrivons maintenant à l’autre manière de voir. Ecartons de notre esprit toutes ces considérations et abordons le crime de l’angle opposé : si Elinor Carlisle n’a pas tué Mary Gerrard, qui l’a fait ? Ou bien, Mary Gerrard s’est-elle empoisonnée ?
Peter Lord se redressa, un pli au front.
— Vous manquez de précision.
— Moi ? Manquer de précision ? s’indigna Poirot.
Sans se démonter, Peter Lord expliqua :
— Vous venez de dire que seule Elinor Carlisle a touché à ces sandwiches. Qu’en savez-vous ?
— Il n’y avait qu’elle dans la maison.
— Autant que nous sachions. Mais vous oubliez qu’Elinor Carlisle s’absenta du château pour se rendre au pavillon de garde. Pendant ce laps de temps, les sandwiches se trouvaient sur un plat dans l’office. Quelqu’un a pu y mettre la main.
Poirot poussa un profond soupir et dit :
— Vous avez raison, mon ami. Je vous le concède. Un moment s’est écoulé pendant lequel une autre personne a pu avoir accès au plat de sandwiches. Essayons de deviner qui cela pourrait être…
Il fit une pause.
— Considérons d’abord la personnalité de la victime. Quelqu’un, non pas Elinor Carlisle, désirait sa mort. Pourquoi ? A qui profitait cette mort ? Mary laissait-elle de l’argent ?
— Non, elle n’en possédait pas, mais un mois plus tard elle devait recevoir deux mille livres sterling. Elinor Carlisle lui aurait remis cette somme, croyant ainsi répondre au désir inexprimé de la défunte, dont l’héritage n’est pas encore liquidé.
— En ce cas, éliminons la question d’argent. Mary Gerrard était jolie, dites-vous ? La beauté provoque toujours des complications. Avait-elle des admirateurs ?
— Probablement, mais je ne saurais rien affirmer.
— Qui pourrait me renseigner ?
— Adressez-vous plutôt à l’infirmière Hopkins. C’est la gazette du village. Elle sait tout ce qui se passe à Maidensford.
— J’allais solliciter votre opinion sur les deux infirmières.
— Miss O’Brien, une Irlandaise, est une bonne infirmière, capable, un peu sotte, parfois méprisante, menteuse par excès d’imagination plutôt que pour tromper le monde et exagérant tout à plaisir.
Poirot approuva d’un signe de tête.
Peter Lord reprit :
— Miss Hopkins est une personne entre deux âges, raisonnable, rusée, tout à fait aimable et compétente, mais s’occupant un peu trop des affaires d’autrui.
— Si un jeune homme du village avait noué une intrigue avec Mary, l’infirmière Hopkins serait-elle au courant ?
— Sans aucun doute ! Cependant, je ne crois pas que ce soit le cas. Mary était rentrée depuis peu au pays après un séjour de deux années en Allemagne.
— Elle avait vingt-deux ans ?
— Oui.
— Peut-être avait-elle un amoureux en Allemagne ?
Le visage de Peter Lord s’éclaira.
— Vous pensez qu’un jeune Allemand évincé par elle l’aurait suivie jusqu’ici, aurait attendu le moment propice et se serait vengé ?
— Nous tombons en plein mélodrame ! dit Hercule Poirot, incrédule.
— Mais cette hypothèse est plausible ?
— Non.
— Alors, trouvez autre chose, monsieur Poirot.
— Vous voulez voir en moi un prestidigitateur qui tire des lapins vivants d’un chapeau vide ?
— Peut-être.
— J’entrevois une autre hypothèse, déclara le détective.
— Je vous écoute, Poirot.
— Quelqu’un a retiré le tube de morphine de la mallette de l’infirmière Hopkins en ce soir de juin. Supposons que Mary Gerrard ait été témoin du larcin.
— Elle en aurait parlé.
— Non, mon cher. Soyez raisonnable. Si Elinor Carlisle, Roderick Welman, l’infirmière O’Brien, ou l’un quelconque des domestiques eût ouvert cette mallette et soustrait un petit tube de verre, qu’aurait-on pensé ? Simplement ceci : la personne en question avait dû être envoyée par l’infirmière pour prendre quelque chose dans la mallette. Mary Gerrard eût vite oublié cet incident, mais peut-être, par la suite, s’en serait-elle souvenue et en aurait-elle parlé devant la personne dont il s’agit… sans la moindre suspicion. Mais imaginez l’effet de cette remarque sur la coupable ! Mary avait été témoin : il importait à tout prix de la réduire au silence. Je vous affirme, cher ami, que quiconque a commis un crime en commet facilement un second.
Peter Lord fronça les sourcils.
— Pour moi, j’ai toujours été convaincu que Mrs Welman s’était empoisonnée.
— Voyons ! Elle était paralysée, impotente et venait d’avoir une seconde attaque.
— Je le sais. Mais j’étais sous l’impression que, s’étant procuré de la morphine de façon ou d’autre, elle la conservait à portée de sa main.
— En ce cas, elle possédait cette morphine avant la seconde attaque ; or, l’infirmière ne l’a perdue qu’après.
— L’infirmière Hopkins peut ne s’en être aperçue que ce matin-là. On a pu la lui enlever un ou deux jours auparavant sans qu’elle le remarquât.
— Comment la vieille dame aurait-elle pris la drogue de la mallette ?
— Je l’ignore. Elle aurait pu soudoyer une servante. S’il en était ainsi, la domestique garderait son secret.
— Croyez-vous qu’une des deux infirmières se fût laissé acheter ?
— Jamais de la vie ! D’abord, toutes deux sont très strictes du point de vue professionnel. En outre, elles savent à quoi elles s’exposeraient en commettant pareil crime.
— En effet, dit Poirot. On dirait, ma foi, que nous revenons à nos moutons. Qui, vraisemblablement, a pu soustraire le tube de morphine ? Elinor Carlisle. Nous pourrions la suspecter d’avoir voulu s’assurer un gros héritage. Soyons plus généreux et admettons qu’elle ait été poussée par la pitié. Elle aurait pris cette morphine pour l’administrer à sa tante, qui en réclamait sans cesse. Quoi qu’il en soit, elle s’en est emparée, et Mary Gerrard a été témoin de son geste. Nous voici donc de retour aux sandwiches avec Elinor Carlisle, dans la maison vide. Cette fois, il s’agit pour Elinor de se débarrasser de Mary afin d’échapper au châtiment.
Peter Lord protesta, indigné :
— Vous êtes extraordinaire ! Je vous affirme qu’Elinor Carlisle n’est pas ce genre de personne ! En outre, pour elle, l’argent ne compte pas… et, je dois l’admettre, pas davantage pour Roderick Welman. Je les ai entendus tous deux s’exprimer dans ce sens.
— Vraiment ? Très intéressant ! Voilà des affirmations dont je me méfie toujours.
— Voyons, Poirot, faut-il donc que systématiquement vous rameniez tout à cette jeune fille ?
— Je n’y mets aucun parti pris. Les faits parlent d’eux-mêmes. Elinor Carlisle a-t-elle des parents, des sœurs ou des frères ?
— Non, elle est orpheline et seule au monde.
— Que c’est donc pathétique ! L’avocat Bulmer j’en suis sûr, s’en prévaudra pour émouvoir le jury. Qui donc hérite d’elle à sa mort ?
— Je n’y ai pas songé.
— On ne devrait jamais perdre de vue ce détail. Par exemple, a-t-elle fait un testament ?
Peter Lord rougit et répondit en hésitant :
— Je… je ne sais pas.
Hercule Poirot leva les yeux au plafond et joignit le bout de ses doigts, puis il insista :
— Il serait bon de me le dire…
— De vous dire quoi ?
— Exactement ce que vous avez dans la tête… si accablant que ce soit pour Elinor Carlisle.
— Comment savez-vous ?
— Oui, oui, je sais. Vous me cachez quelque chose… Mieux vaut me l’apprendre tout de suite…
— En réalité, ce n’est pas important.
— Soit. Faites-le-moi connaître tout de même.
Lentement, à contrecœur, Peter Lord raconta la scène où Elinor, penchée à la fenêtre de la maisonnette de l’infirmière Hopkins, avait éclaté de rire.
Poirot répéta, l’air pensif :
— Ainsi, elle a dit à Mary Gerrard : « Alors, Mary, vous faites votre testament ? Voilà qui est drôle… très drôle ! » Et vous avez deviné ce qui se passait dans son esprit. Sans doute songeait-elle que Mary Gerrard ne devait pas vivre longtemps…
— Simple hypothèse de ma part, répliqua Peter Lord.
Poirot lui dit :
— Non, il ne s’agit pas là d’une simple supposition…
CHAPITRE III
HERCULE POIROT CHEZ MISS HOPKINS
Hercule Poirot était assis dans la maisonnette de miss Hopkins.
Le Dr Lord l’y avait amené et l’avait présenté à l’infirmière. Puis, sur un coup d’œil du détective, il les avait laissés tête à tête.
Après avoir regardé un peu de travers cet étranger, miss Hopkins ne tarda pas à se dégeler.
— Oui, c’est un grand malheur ! dit-elle. Mary était une très jolie fille ! On se la serait arrachée à Hollywood. Et sérieuse, avec ça, pas fière, malgré tout le cas qu’on faisait d’elle.
Poirot glissa adroitement cette question :
— Vous faites sans doute allusion à Mrs Welman ?
— Précisément. La vieille dame s’était tout à fait entichée d’elle.
Hercule Poirot murmura :
— Voilà qui paraît surprenant, n’est-ce pas ?
— Cela dépend. Cette affection semblait toute naturelle…
L’infirmière se mordit les lèvres, confuse.
— C’est-à-dire… Mary sait si bien la prendre… avec sa voix douce et ses manières agréables. Les personnes âgées aiment avoir auprès d’elles des jeunes visages.
— Miss Carlisle venait sans doute de temps à autre voir sa tante ?
D’un ton sec, l’infirmière Hopkins répondit :
— Miss Carlisle rendait visite à sa tante quand cela lui convenait.
— Miss Carlisle ne vous plaît pas ?
L’infirmière s’écria :
— Ah ! non ! Cette empoisonneuse !
— Ah ! Ah ! Vous avez, je vois, votre opinion bien arrêtée.
— Si j’ai une opinion bien arrêtée ?
— Oui, vous êtes sûre que miss Carlisle a administré de la morphine à Mary Gerrard !
— Qui d’autre l’aurait fait ? Vous n’allez tout de même pas m’accuser de ce crime ?
— Pas du tout, mais vous savez que sa culpabilité n’a pas encore été prouvée.
Avec une calme assurance, l’infirmière déclara :
— C’est elle la coupable. On pouvait le lire sur son visage. Son attitude m’a semblé plutôt louche. Elle m’a fait monter avec elle et m’a retenue le plus longtemps possible. Et lorsque je l’ai dévisagée après que nous eûmes trouvé Mary sans connaissance, son expression la trahissait. Elle comprit que j’avais deviné !
— En effet, je ne vois pas d’autre coupable… à moins que Mary Gerrard ne se soit détruite.
— Que dites-vous là ? Mary Gerrard se suicider ? Je n’ai pas encore entendu pareille bêtise !
— Qui sait ? En tout cas, c’est dans le domaine des possibilités. Qui vous dit qu’elle n’a pas glissé en cachette quelque drogue dans son thé ?
— Dans sa tasse ?
— Oui, vous ne l’avez pas observée tout le temps.
— Je n’avais pas à la surveiller. Après tout, elle peut l’avoir fait… Non, cela ne ressemble à rien ! Pour quelle raison se serait-elle tuée ?
Hercule Poirot hocha la tête :
— Ah ! Vous savez, le cœur d’une jeune fille est si sensible… Peut-être s’agit-il d’une malheureuse histoire d’amour…
— Les jeunes filles se tuent rarement par désespoir d’amour, à moins de se trouver dans une situation intéressante, ce qui n’était pas le cas pour Mary, sachez-le !
Elle toisa Poirot d’un œil agressif.
— Et elle n’était pas amoureuse ?
— Non. Elle adorait trop la liberté. D’autre part, ses occupations l’absorbaient entièrement.
— Mais elle a bien dû avoir des admirateurs puisqu’elle était si jolie ?
— Oh ! ce n’était pas une de ces écervelées qui courent après les hommes !
— Il y avait tout de même des jeunes gens du village qui lui faisaient la cour ?
— Oui, Ted Bigland, répondit l’infirmière.
Poirot demanda des détails sur le soupirant.
— Il était tout à fait entiché de Mary. Mais, comme je le disais à la pauvre petite, elle était de cent coudées au-dessus de lui.
— Il a dû se fâcher tout rouge en se voyant évincé ?
— Oui, il eut du chagrin et s’en prit même à moi.
— Il s’imaginait que c’était votre faute ?
— Evidemment. J’avais bien le droit de conseiller cette chère enfant. Connaissant la vie, je ne voulais pas laisser Mary compromettre son avenir.
Poirot lui demanda, gentiment :
— Pourquoi vous sentiez-vous tant attirée par cette jeune fille ?
— Ma foi, je ne saurais vous dire…
Elle hésita et ajouta, confuse :
— Elle avait quelque chose de romanesque.
— Dans sa personne, peut-être, mais pas en ce qui concerne sa situation sociale. N’était-elle pas la fille du gardien de Mrs Welman ?
— Si… si… évidemment… c’est-à-dire…
Elle regarda Poirot, qui l’observait avec sympathie.
— Le fait est, avoua l’infirmière glissant sur la pente des confidences, que Mary n’était pas la fille du vieux Gerrard. Lui-même me l’a dit. Le père de Mary était un gentleman.
— Et sa mère ?
L’infirmière se mordit la lèvre.
— Sa mère avait été femme de chambre de Mrs Welman. Elle épousa Gerrard après la naissance de Mary.
— Comme vous dites, c’est un vrai roman… un roman mystérieux.
Le visage de miss Hopkins s’éclaira :
— N’est-ce pas ? On ne peut s’empêcher de s’intéresser à une personne quand on connaît sur elle certains secrets. Le hasard m’a fait découvrir pas mal de choses sur la naissance de Mary. Miss O’Brien m’a mise sur la piste, mais ceci est une autre histoire. Comme vous dites, on aime à connaître le passé des gens. Bien des drames demeurent ignorés. Ce monde est vraiment triste.
Poirot soupira et l’infirmière Hopkins reprit, soudain alarmée :
— Je n’aurais pas dû vous parler ainsi. Surtout, ne répétez pas mes paroles. Elles n’ont rien à voir avec l’empoisonnement de Mary Gerrard. Aux yeux du monde, elle est toujours la fille du vieux gardien et ce que je viens de vous apprendre doit rester entre nous. Nuire à la mémoire d’une morte serait une infamie ! Gerrard a épousé la mère de Mary : cela suffit.
Poirot murmura :
— Peut-être savez-vous qui était son vrai père ?
De mauvaise grâce, miss Hopkins répondit :
— Oui, peut-être ; mais il se peut aussi que je l’ignore. En réalité, je ne sais rien de précis, je ne puis que deviner. « L’ombre du péché s’étend très loin ! » dit le proverbe. Mais je ne suis pas une cancanière et je m’arrêterai ici.
Plein de tact, Poirot changea de sujet.
— Je voudrais aborder une question plutôt délicate, et je puis certainement compter sur votre discrétion ?
Miss Hopkins se rengorgea. Un large sourire s’épanouit sur ses traits.
— A ce qu’il paraît, Mr Roderick Welman était épris de Mary Gerrard ?
— Oui, à en perdre la tête !
— Pourtant, à cette époque, n’était-il pas fiancé à miss Carlisle ?
— Si vous tenez à le savoir, il n’a jamais été réellement pincé pour sa cousine.
— Est-ce que Mary Gerrard… euh… encourageait ses avances ?
— Elle se comportait dignement. On ne peut l’accuser d’avoir attiré le jeune homme.
— L’aimait-elle ?
— Non, répondit sèchement miss Hopkins.
— Mais lui plaisait-il ?
— Oui, assez.
— En sorte qu’avec le temps, il aurait pu en résulter quelque chose de sérieux ?
— Possible, admit l’infirmière. Mary agissait toujours avec pondération. Elle lui signifia ici même qu’il ne devait pas lui faire la cour alors qu’il était fiancé avec miss Elinor. Et lorsqu’il vint la voir à Londres, elle lui fit la même observation.
Poirot demanda, d’un air candide :
— Et vous-même, que pensez-vous de Mr Roderick Welman ?
— Je le trouve plutôt sympathique. Un peu nerveux, comme s’il souffrait d’une dyspepsie. Les gens nerveux sont souvent des malades.
— Aimait-il beaucoup sa tante ?
— Je crois que oui.
— Venait-il lui tenir compagnie pendant qu’elle était alitée ?
— Après sa seconde attaque, la veille de sa mort, lui et sa cousine sont arrivés au château, mais lui n’est même pas entré dans la chambre de Mrs Welman.
— Vraiment ?
L’infirmière s’empressa de répliquer :
— Elle ne l’a pas demandé. Et nous ignorions que le dénouement fût si proche. Beaucoup d’hommes répugnent à pénétrer dans une chambre de malade. C’est plus fort qu’eux. Non qu’ils manquent de cœur, mais ils craignent les émotions.
Poirot approuva de la tête.
— Etes-vous bien certaine que Mr Welman n’est pas entré dans la chambre de sa tante avant la mort de celle-ci ?
— Pas pendant mes heures de service. Miss O’Brien m’a remplacée à trois heures du matin, et elle a pu l’appeler avant la fin ; toujours est-il qu’elle ne m’en a point parlé.
— Il peut aussi y être entré pendant votre absence ?
Miss Hopkins riposta, vexée :
— Je n’abandonne jamais un instant mes malades, monsieur Poirot.
— Mille excuses ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je pensais que vous auriez pu descendre pour faire bouillir de l’eau ou chercher quelque remède.
Radoucie, l’infirmière déclara :
— Je suis en effet descendue pour changer l’eau des bouteilles. Je savais qu’il y avait de l’eau bouillante dans la cuisine.
— Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
— Environ cinq minutes.
— Entre-temps, Mr Welman a pu aller la voir.
— Alors, il a dû faire vite.
Poirot dit en soupirant :
— Comme vous le disiez tout à l’heure, les hommes sont timides devant la maladie et ce sont les femmes qui jouent le rôle d’anges tutélaires. Que ferions-nous sans elles… surtout sans les femmes de votre profession… Quelle noble vocation !
Rougissant légèrement, miss Hopkins répondit :
— Je suis très touchée du compliment. Je n’y avais jamais pensé. Nous sommes trop occupées pour avoir le temps de songer au côté noble de notre métier.
— Vous ne pourriez pas me donner d’autres détails sur le compte de Mary Gerrard ?
Après une longue pause, l’infirmière dit :
— Non. Je ne sais rien d’autre.
— En êtes-vous bien sûre ?
— Vous ne me comprenez pas, observa miss Hopkins, incohérente. J’affectionnais beaucoup cette petite…
— Ainsi vous n’avez rien à ajouter ?
— Non. Plus un mot !
CHAPITRE IV
POIROT ET Mrs BISHOP
En la présence majestueuse de Mrs Bishop vêtue de noir, Hercule Poirot se tenait assis, humble et insignifiant.
Dégeler la langue de Mrs Bishop n’était pas une mince affaire, car cette dame, aux mœurs et aux opinions étroitement bourgeoises, ne prisait guère les étrangers. Et, de toute évidence, Hercule Poirot était un étranger. Les réponses de Mrs Bishop restaient glaciales et elle considérait son visiteur avec dédain et méfiance.
La présentation faite par le Dr Lord n’avait pas réussi à arrondir les angles.
— Sans aucun doute, avait dit Mrs Bishop après le départ du médecin, le Dr Lord est très compétent et animé d’excellentes intentions. Son prédécesseur, le Dr Ransome, exerçait dans le pays depuis de nombreuses années.
En d’autres termes, le Dr Ransome se comportait à la satisfaction de tous les habitants du village, et le Dr Lord, ce blanc-bec ambitieux qui avait pris la place du Dr Ransome, ne possédait qu’un seul mérite : l’habileté professionnelle.
Toute l’attitude de Mrs Bishop attestait que le savoir ne suffit point à un médecin pour gagner l’estime des gens.
Persuasif et adroit, Hercule Poirot déploya tout son charme, mais sans succès : Mrs Bishop demeurait distante et renfermée.
La mort de Mrs Welman avait causé une pénible impression dans tout le voisinage, car elle était très respectée. L’arrestation de miss Carlisle était une honte et on y voyait le résultat des nouvelles méthodes policières. « Je ne saurais que vous dire », voilà tout ce que Poirot put lui arracher.
Le détective belge joua sa dernière carte. Il raconta, avec une vanité naïve, une de ses récentes visites à Sandringham et manifesta toute son admiration pour la délicieuse simplicité, la gentillesse et la bonté des souverains.
Mrs Bishop, qui lisait quotidiennement les « Nouvelles de la Cour » dans son journal, en fut subjuguée. Après tout, si Leurs Majestés avaient fait appeler M. Poirot… la situation changeait du tout au tout ! Que cet homme fût ou non un étranger, qui était-elle, Emma Bishop, pour hésiter alors que ses souverains lui montraient la voie à suivre ?
Bientôt, elle et M. Poirot entamèrent une agréable conversation sur un thème passionnant… rien de moins que le choix d’un époux convenable pour la petite princesse Elisabeth.
Ayant finalement épuisé tous les candidats éventuels et les ayant tous rejetés, l’entretien se porta sur des milieux moins élevés.
Poirot observa, d’un ton doctoral :
— Le mariage, hélas ! est plein de dangers et de traquenards !
— Evidemment… surtout avec cette immonde loi du divorce… dit Mrs Bishop, comme s’il s’agissait d’une maladie contagieuse.
— Je présume, continua Poirot, que Mrs Welman avant sa mort aurait voulu voir sa nièce bien mariée ?
— Certainement ! Les fiançailles entre miss Elinor et Mr Roderick lui procurèrent un vif soulagement. Cette nouvelle combla tous ses espoirs.
Poirot risqua cette remarque :
— Les jeunes gens se fiancèrent peut-être pour complaire au désir de leur vieille parente ?
— Oh, non ! je n’affirmerais point pareille chose, monsieur Poirot. Miss Elinor a toujours témoigné beaucoup d’affection à son cousin… depuis sa plus tendre enfance. Si vous aviez vu quelle mignonne petite fille c’était ! Elle possède une nature loyale et bonne !
— Et lui ? murmura Poirot.
— Mr Roderick aimait aussi sa cousine.
— Pourtant, les fiançailles ont été rompues ?
Le visage de Mrs Bishop se colora.
— A cause, monsieur Poirot, des machinations d’un serpent caché dans l’herbe.
Apparemment fort impressionné, Poirot s’exclama :
— Est-ce possible ?
De plus en plus rouge, Mrs Bishop expliqua :
— Dans notre village, monsieur Poirot, il est d’usage d’observer une grande discrétion quand on parle des morts. Mais cette jeune femme, monsieur Poirot, faisait ses coups en dessous.
Pensif, Poirot la regarda un instant. Puis, il dit, d’un air innocent :
— Vous me surprenez. On m’avait laissé entendre que c’était une jeune fille très simple et sans malice.
Le menton de Mrs Bishop se mit à trembler.
— C’était une fine mouche, monsieur Poirot. Les gens s’y laissaient prendre. Par exemple, cette infirmière Hopkins ! Oui, et aussi ma pauvre chère maîtresse.
Poirot hocha la tête avec sympathie et fit claquer sa langue.
— C’est comme je vous le dis, reprit Mrs Bishop, stimulée par ce bruit encourageant. Ses forces déclinaient et cette jeune femme gagna sa confiance par la flatterie. Elle savait de quel côté son pain était beurré. Toujours papillonnant autour d’elle, elle lui faisait la lecture, lui apportait constamment des petits bouquets de fleurs… C’étaient des « Mary » par-ci, « Mary » par-là et des « Où est Mary ? » à tout bout de champ. Elle en a dépensé de l’argent pour cette fille ! Des pensions très coûteuses et des voyages à l’étranger… tout cela pour la fille du vieux Gerrard ! Cela ne lui plaisait guère à cet homme, je vous l’assure. Il se plaignait constamment de ses airs de demoiselle. Elle tenait un rang au-dessus de sa condition. Voilà !
Cette fois, Poirot soupira avec commisération :
— Ah ! Mon Dieu ! Mon Dieu !
— Et ensuite faire la coquette devant Mr Roddy ! Il était trop simple pour deviner ses intentions ! Miss Elinor, sans aucune arrière-pensée, ne voyait rien de ce qui se passait. Mais les hommes se ressemblent tous. Ils se laissent prendre facilement par la flatterie et un joli visage.
— Elle avait tout de même des admirateurs parmi les gens de sa classe ?
— Bien sûr ! Par exemple Ted, le fils de Rufus Bigland, un charmant garçon, entre nous. Mais cette belle demoiselle s’estimait bien au-dessus de lui. Ses grands airs et ses manières affectées me donnaient sur les nerfs.
— Lui en voulait-il de son dédain ?
— Je vous crois ! Il lui reprochait de se laisser courtiser par Mr Roddy, Je le sais de bonne source. Et je ne blâme pas ce garçon d’avoir eu des rancœurs.
— Moi non plus, appuya Poirot. Vous m’intéressez extrêmement, madame Bishop. Certaines personnes possèdent le don de présenter un caractère en quelques mots clairs et vigoureux, et vous venez de me fournir un portrait vivant de Mary Gerrard.
— Attention ! s’exclama Mrs Bishop. Je n’ai pas dit un mot contre cette jeune fille, mais elle est à l’origine de beaucoup d’ennuis.
— Je me demande comment tout cela aurait fini, murmura le détective.
— Moi aussi. Croyez-moi, monsieur Poirot, si ma pauvre maîtresse n’était pas morte aussi vite – le coup a été brusque, mais je vois à présent que c’était pour elle une délivrance – je ne sais ce qu’il serait arrivé en fin de compte !
— Vous dites ? fit M. Poirot d’un air intéressé.
— J’ai rencontré plusieurs cas de ce genre. Ma propre sœur servait dans une maison où un fait semblable s’est produit. Le vieux colonel Randolph, à sa mort, dépouilla sa femme en faveur d’une gourgandine d’Eastbourne… J’ai connu aussi une Mrs Dacres, qui a légué toute sa fortune à l’organiste de l’église, un de ces jeunes gens à cheveux longs, alors qu’elle avait des filles, et des filles mariées.
— Vous croyez que Mrs Welman aurait pu laisser tout son bien à Mary Gerrard ?
— Cela ne m’aurait pas surprise. C’est à quoi s’employait la jeune fille. Et si j’avais le malheur de risquer une observation, Mrs Welman était prête à me sauter à la gorge, bien que je fusse à son service depuis près de vingt ans. Les gens sont ingrats, monsieur Poirot. Vous vous efforcez de faire votre devoir et on n’en tient aucun compte.
— Hélas ! Comme vous dites vrai ! soupira Poirot.
— Mais le mal ne triomphe pas toujours, rectifia Mrs Bishop.
— En effet, Mary Gerrard est morte…
— Elle a été appelée devant le tribunal de Dieu, et nous n’avons pas à la juger.
— Les circonstances de sa mort demeurent inexplicables.
— Evidemment, la police use de moyens si bizarres ! Est-il vraisemblable qu’une jeune fille bien élevée comme miss Elinor soit capable d’empoisonner quelqu’un ? On a essayé de me mêler à cette histoire en prétendant que j’avais dit que ses manières étaient étranges ce matin-là.
— Elles ne l’étaient donc pas ?
— Et pourquoi non ? La poitrine de Mrs Bishop se souleva en faisant miroiter la guimpe de son corsage garnie de jais. Miss Elinor est une jeune fille pleine de cœur et elle se disposait à enlever les effets de sa tante… c’est toujours une tâche bien pénible.
— Vous lui auriez facilité les choses si vous l’aviez accompagnée.
— Je m’offris à le faire, monsieur Poirot, mais elle repoussa mes services. Elle a toujours été très fière. Je regrette cependant de ne pas avoir été avec elle.
— Vous n’avez pas eu l’idée de la suivre jusqu’au château ?
Mrs Bishop rejeta majestueusement sa tête en arrière.
— Je n’ai pas pour habitude de m’imposer quand on ne veut pas de moi, monsieur Poirot !
— Vous aviez peut-être à vous occuper ce matin-là d’affaires importantes ?
— Il faisait très chaud, je m’en souviens. Le temps était lourd et orageux. — Elle soupira. — Je me rendis au cimetière pour déposer, en témoignage de respect, quelques fleurs sur la tombe de Mrs Welman et je dus me reposer un long moment. Accablée par la chaleur, je rentrai tard pour déjeuner et ma sœur fut bouleversée de voir l’état dans lequel je me trouvais. Elle m’a désapprouvée d’être sortie par une telle journée.
Poirot la considéra avec admiration et dit :
— Je vous envie, madame Bishop. Il est réconfortant de n’avoir rien à se reprocher après la mort de quelqu’un. Mr Roderick Welman doit s’en vouloir, je suppose, de n’être pas allé voir sa tante ce soir-là. Mais, naturellement, il ne pouvait deviner que la vieille dame mourrait si vite.
— Vous faites erreur, monsieur Poirot. Je puis vous affirmer que Mr Roddy est entré chez sa tante. J’étais sur le palier lorsque j’ai entendu l’infirmière descendre l’escalier. J’ai alors voulu m’assurer si ma maîtresse n’avait besoin de rien, car vous connaissez les infirmières : elles restent toujours en bas pour bavarder avec les femmes de chambre. Miss Hopkins était moins bavarde que cette Irlandaise aux cheveux roux, toujours en train de papoter et de nous causer des ennuis ! Comme je vous le disais, je voulais voir si tout était en ordre chez ma maîtresse, quand j’aperçus Mr Roddy qui se glissait dans la chambre. Je ne sais pas si elle l’a reconnu, mais il n’a pas de reproches à se faire.
— J’en suis heureux. Ce jeune homme me paraît très nerveux.
— Un peu détraqué. Il a toujours été ainsi.
— Madame Bishop, vous êtes très intelligente et j’ai une haute estime pour votre jugement. Selon vous, quelle est l’exacte vérité concernant la mort de Mary Gerrard ?
Mrs Bishop renifla.
— C’est simple comme bonjour ! La faute en est à un de ces maudits pots de beurre de poisson de l’épicier Abbott ! Il les garde des mois et des mois sur ses rayons. Une de mes cousines est tombée malade un jour et a failli mourir après avoir mangé du crabe en conserve.
Poirot objecta :
— Mais que dites-vous de la morphine trouvée dans le corps à l’autopsie ?
— Je ne connais rien à la morphine, mais je sais ce que valent les médecins. Dites-leur de chercher quelque chose et ils le découvriront. Du beurre de poisson coloré ne leur suffit pas !
— Croyez-vous qu’elle ait pu se suicider ?
— Elle ? Que non ! N’était-elle pas décidée à épouser Mr Roddy ? Vous me faites rire avec cette idée de suicide !
CHAPITRE V
HERCULE POIROT INTERROGE TED BIGLAND
Ce dimanche-là, Hercule Poirot rencontra Ted Bigland à la ferme de son père. Il arriva sans peine à faire parler Ted Bigland, qui semblait n’attendre que cette occasion pour soulager son cœur.
— Ainsi, vous essayez de mettre la main sur l’assassin de Mary ? Sa mort est pour nous un mystère.
— Vous ne croyez donc pas que miss Carlisle l’a empoisonnée ?
L’air innocent comme l’enfant qui vient de naître, Ted fronça le sourcil et prononça lentement :
— Miss Elinor est une noble demoiselle… incapable de commettre une chose pareille… A la réflexion, il semble impossible qu’une jeune fille de son rang se soit rendue coupable d’un acte aussi odieux.
— Je vous l’accorde, dit Poirot, mais quand la jalousie entre en jeu…
Il fit une pause et observa le jeune géant blond qui protesta :
— La jalousie ? Je sais qu’elle provoque bien des drames, mais plutôt sous l’effet de la boisson et de la colère. On voit rouge et on perd son sang-froid. Miss Elinor… cette demoiselle calme et bien élevée…
— N’empêche que Mary Gerrard est morte… et d’une mort qui n’est pas naturelle. Pouvez-vous me fournir quelques renseignements susceptibles de m’aider à trouver le coupable ?
Lentement, l’autre hocha la tête.
— Il semble inconcevable, impossible, qu’on ait pu tuer Mary. Elle était belle comme une fleur.
Soudain, Hercule Poirot eut la vision de la défunte… Dans la voix rustique de ce jeune villageois, Mary semblait de nouveau vivre et s’épanouir… comme une fleur. Il ressentit une profonde tristesse à la pensée de la destruction d’un être exquis et bon.
Des lambeaux de phrases se succédaient dans son esprit. « C’était une charmante jeune fille », avait dit Peter Lord ; et l’infirmière Hopkins : « On se la serait arrachée à Hollywood. » « Ses grands airs et ses manières affectées me donnaient sur les nerfs », avait proféré avec fiel Mrs Bishop. Et, tranchant sur les jugements précédents, cet hommage d’un cœur simple : « Elle était belle comme une fleur. »
— Mais alors ?… fit Hercule Poirot, étendant les mains d’un geste suppliant, qui n’avait rien d’anglais.
Le regard fixe et terne d’un animal blessé, Ted Bigland répondit :
— Oh ! je le sais, monsieur. Vous dites la vérité. Elle n’est pas morte de sa mort naturelle ; aussi je me demande… s’il ne s’agit pas d’un accident.
— Un accident ? Quel genre d’accident ?
— Vous allez sûrement me prendre pour un sot, monsieur. Mais, je réfléchis sans cesse et, plus j’y pense, plus je suis persuadé que les choses n’ont pas dû se passer ainsi. Il y a là-dessous une grosse erreur. C’est un simple… un simple accident !
Embarrassé par son manque d’éloquence, Ted regarda Poirot. Celui-ci, plongé dans sa méditation, déclara enfin :
— Votre façon de voir m’intrigue, jeune homme.
— Je crains que mon opinion n’ait guère de valeur à vos yeux. Je ne sais pas très bien m’expliquer. Du reste, ce n’est là qu’une impression personnelle.
— Les impressions sont parfois des guides précieux… Excusez-moi si j’ouvre de nouveau votre blessure, mais vous étiez très épris de Mary Gerrard, n’est-ce pas ?
Le visage bronzé s’assombrit davantage.
— Tout le monde le sait dans le pays.
— Vous désiriez l’épouser ?
— Oui.
— Mais… elle n’y consentait point.
— Les gens sont peut-être animés de bonnes intentions, mais ils feraient mieux de ne pas s’occuper des affaires d’autrui. Cette éducation luxueuse et ces voyages à l’étranger ont certes changé Mary. Non pas au point de la gâter ou de la rendre orgueilleuse, non ! Mais elle en était éblouie. Elle ne se sentait plus à sa place ici. Elle s’estimait, à la vérité, trop au-dessus de moi… Néanmoins, elle n’était pas assez grande dame pour un gentleman comme Mr Welman.
Poirot l’observait toujours.
— Vous n’aimez pas Mr Welman ?
— Pourquoi l’aimerais-je ? Il est très bien et je n’ai rien à lui reprocher. Cependant, ce n’est pas ce que j’appelle un homme. Je pourrais le briser en deux si je voulais. Toutefois, il est intelligent… mais à quoi sert l’intelligence lorsque votre voiture reste en panne ? Techniquement, vous pouvez connaître le fonctionnement de votre auto, mais vous restez impuissant comme un bébé, alors qu’il vous suffirait d’enlever la magnéto et de lui donner un coup de torchon.
— A ce que je vois, vous travaillez dans un garage ?
— Oui, chez Henderson, au bas de la rue.
— Vous trouviez-vous au garage… le matin du crime ?
— Oui, je vérifiais la voiture d’un client. Il y avait un engorgement quelque part et je ne parvenais pas à le découvrir. Je sortis un moment avec la voiture. Il faisait un temps magnifique et le chèvrefeuille embaumait dans les buissons… Mary adorait le chèvrefeuille. Nous allions en cueillir ensemble avant son départ pour l’étranger.
L’émerveillement juvénile éclaira de nouveau les traits de Ted Bigland. Hercule Poirot se taisait.
Avec un sursaut, Ted sortit de sa transe et dit :
— Excusez-moi, monsieur, et oubliez ce que je viens de dire au sujet de Mr Welman. J’étais furieux de le voir tourner autour de Mary. Il n’aurait pas dû l’importuner de la sorte. Elle n’était pas de son milieu… pas du tout.
— Croyez-vous qu’elle l’aimait ? demanda Poirot.
— Non, je ne crois pas. Mais je ne puis rien affirmer.
— N’y avait-il pas un autre homme dans la vie de Mary ? quelqu’un, par exemple, qu’elle aurait rencontré à l’étranger ?
— Je n’en sais rien, monsieur. Elle ne m’en a jamais parlé.
— Avait-elle des ennemis, ici, à Maidensford ?
— Vous voulez dire quelqu’un qui lui en voulait ? Personne ne la connaissait intimement, mais tout le monde l’estimait.
— Mrs Bishop, la gouvernante du château, l’aimait-elle ?
Ted ricana :
— Si elle la détestait, c’était par dépit. Elle ne pouvait souffrir de voir sa maîtresse entichée de Mary.
— Mary Gerrard était-elle heureuse quand elle venait ici ? Avait-elle de l’affection pour la vieille Mrs Welman ?
Ted Bigland répondit :
— Elle eût été heureuse, je crois, si l’infirmière l’avait laissée en paix. Miss Hopkins lui fourrait dans la tête un tas d’idées. Elle lui recommandait de songer à gagner sa vie et de devenir masseuse.
— S’intéressait-elle à cette jeune fille ?
— Oui, assez, mais c’est une femme qui sait toujours mieux que vous ce que vous devez faire.
— Supposons que cette infirmière connaisse un secret susceptible de compromettre la réputation de Mary, croyez-vous qu’elle saurait le garder ?
Ted Bigland regarda le détective curieusement.
— Je ne sais pas ce que vous voulez dire.
— Pensez-vous que si l’infirmière Hopkins savait une chose défavorable à Mary Gerrard, elle tiendrait sa langue ?
— Cette femme en est absolument incapable. C’est la pire commère du village.
Il ajouta, poussé par la curiosité :
— Je voudrais savoir pourquoi vous me posez cette question.
— En parlant aux gens, on se forme sur eux une opinion. L’infirmière Hopkins, selon toute apparence, s’est montrée franche et sincère avec moi. Pourtant j’ai l’impression très nette qu’elle ne m’a pas tout dit. Peut-être est-ce un détail insignifiant… sans rapport avec le crime. Mais elle connaît quelque chose qu’elle ne m’a pas révélé. J’ai, de plus, le sentiment que quelque chose pourrait nuire à la réputation de Mary Gerrard.
Désemparé, Ted se contenta de hocher la tête.
Hercule Poirot soupira.
— Bah ! je finirai bien par le savoir un jour !