III
Lorsque l’infirmière-visiteuse Hopkins, agréablement stimulée par le thé et la conversation, quitta le château, Mary Gerrard franchit le seuil et courut après elle.
— Miss Hopkins, puis-je vous accompagner jusqu’au village ?
— Bien sûr, ma chère Mary.
Hors d’haleine, la jeune fille balbutia :
— Il faut absolument que je vous parle. Je suis ennuyée !
L’infirmière la considéra avec bonté.
Agée de vingt et un ans, Mary Gerrard possédait la beauté presque irréelle d’une églantine : un cou long et délicat, des cheveux d’or encadrant d’ondulations naturelles un visage de forme exquise aux yeux d’un bleu profond.
— Qu’est-ce qui vous chagrine, ma petite ?
— Les années passent et je n’ai pas encore de situation.
D’un ton sec, miss Hopkins lui répondit :
— Vous avez bien le temps de songer à l’avenir.
— Oui, mais mon avenir est si précaire ! Mrs Welman s’est montrée extrêmement bonne à mon égard en me donnant toute cette instruction si coûteuse. A présent j’éprouve le besoin de commencer à gagner ma vie. Il faudrait que j’apprenne un métier.
Miss Hopkins hocha la tête avec sympathie.
— Je vais oublier tout ce que j’ai appris si je demeure ainsi oisive, reprit Mary. J’ai essayé de… de faire partager mes sentiments à Mrs Welman, mais… c’est difficile. Elle semble ne pas comprendre et ne cesse de me dire que j’ai amplement le temps.
— Souvenez-vous que c’est une femme malade, dit miss Hopkins.
Mary rougit, toute confuse.
— Oh ! Je le sais. Je ne devrais sans doute pas l’importuner de la sorte. Mais cela me tracasse et père est si… si mesquin envers moi ! A tout instant, il me lance des reproches et me traite de « belle demoiselle » ! Mais je ne demande qu’à travailler.
— J’en suis certaine.
— De plus, n’importe quel apprentissage est dispendieux. A présent, je connais assez bien l’allemand pour m’en servir. Cependant, je préférerais devenir infirmière d’hôpital. J’aime beaucoup soigner les malades.
L’infirmière lui déclara sans détour :
— Sachez qu’il faut être forte comme un cheval.
— Mais je suis forte ! Et ce métier me plaît. La sœur de ma mère, ma tante de Nouvelle-Zélande, était infirmière. J’ai cela dans le sang, vous le voyez.
— Et le massage ? Vous aimez les enfants ? Vous pourriez devenir nurse. On y gagne bien sa vie, ainsi que dans le massage.
— Mais les études d’infirmière sont onéreuses, n’est-ce pas ? J’espérais… Oh ! je me montre trop gourmande… Mrs Welman a déjà tant fait pour moi !
— Vous dites des sottises ! A mon avis, elle vous doit cela. Elle vous a donné une instruction de choix, mais qui ne vous a conduit à rien d’utile. L’enseignement ne vous tente pas ?
— Je ne suis pas assez capable.
— Tout le monde ne peut enseigner. Si vous m’en croyez, Mary, vous patienterez encore un peu. Comme je viens de vous le dire, Mrs Welman se doit de vous aider à débuter dans la vie. Et elle en a sûrement l’intention. Mais, voici la vérité : elle vous aime tant qu’elle ne veut pas se séparer de vous.
— Oh ! soupira la jeune fille. Vous le croyez vraiment ?
— Je n’en ai pas le moindre doute. La pauvre dame est à moitié impotente, paralysée d’un côté, et n’a personne pour la distraire. Elle est heureuse d’avoir près d’elle une fraîche et gracieuse jeune fille dont la présence égaie sa solitude.
— Si telle est votre impression, je me sens soulagée. Cette chère Mrs Welman, je l’aime tant ! Elle s’est montrée si bonne envers moi que je ferais n’importe quoi pour elle !
— Le mieux que vous ayez à faire, c’est de rester où vous êtes et de cesser de vous tracasser. Cela ne durera pas longtemps.
— Voulez-vous dire ?…
La jeune fille interrogea miss Hopkins de ses yeux terrifiés.
— Elle s’est remise de façon étonnante, expliqua l’infirmière-visiteuse, mais ce n’est qu’une amélioration provisoire. Elle aura une deuxième attaque, puis une troisième. Je ne connais que trop la marche de la maladie. Prenez patience, ma chère petite. Si vous ensoleillez les derniers jours de cette pauvre vieille femme, vous accomplirez là une bonne action. Pour le reste, vous y penserez plus tard.
— Vous êtes très aimable, miss Hopkins.
— Mary, voici votre père qui sort de la loge… et il n’a pas l’air d’être dans ses bons jours !
Les deux femmes approchaient de la grande grille forgée. Un vieillard au dos voûté descendait péniblement les deux marches du pavillon de garde.
Miss Hopkins le salua joyeusement :
— Bonjour, monsieur Gerrard !
Ephraïm Gerrard poussa un grognement.
— Belle journée, n’est-ce pas ? insista l’infirmière-visiteuse.
Le vieux Gerrard répliqua, furieux :
— Peut-être pour vous. Pas pour moi, en tout cas. Mon lumbago me fait rudement souffrir.
Miss Hopkins tenta de le consoler :
— C’est le temps humide de la semaine dernière qui en est la cause. Le beau soleil va bientôt chasser vos rhumatismes.
Cette réflexion professionnelle parut exaspérer le vieillard, qui grommela :
— Ces infirmières… ces infirmières… toutes les mêmes ! Pleines d’optimisme pour les maux des autres. Vous vous en fichez bien ! Et voilà Mary qui voudrait aussi devenir infirmière. J’aurais espéré qu’elle viserait à quelque chose de mieux, avec son français, son allemand, sa musique et tout ce qu’elle a appris dans le grand pensionnat et au cours de ces voyages à l’étranger.
Mary riposta :
— Le métier d’infirmière satisfait toutes mes ambitions !
— Oui, et tu préférerais ne rien faire du tout. Tu ne sais que te pavaner et te donner des airs de grande dame. Paresser, voilà ce qu’il te faut, ma fille.
Mary se récria, les larmes prêtes à jaillir de ses yeux :
— Ce n’est pas vrai, papa ! Tu n’as pas le droit de dire cela !
Miss Hopkins intervint pour essayer de calmer le bonhomme.
— Vous vous êtes mal levé, ce matin, Gerrard. Vous ne pensez certainement pas ce que vous dites. Mary est une enfant charmante et une fille dévouée.
Gerrard considéra sa fille d’un œil mauvais.
— Elle n’est plus ma fille… maintenant… avec son français, son histoire et ses façons de parler. Peuh !
Il tourna le dos et rentra dans le pavillon.
Mary les larmes au bord des paupières, dit :
— Vous voyez, miss Hopkins, combien c’est difficile ! Il se montre si peu raisonnable ! En réalité, il ne m’a jamais aimée… même quand j’étais petite fille. Maman devait toujours me défendre.
— Allons, allons ne prenez pas les choses au tragique, fit l’infirmière avec douceur. C’est une épreuve que le ciel vous envoie. Mon Dieu ! Il faut que je me presse. J’ai une longue tournée à faire ce matin.
Comme elle regardait l’infirmière s’éloigner d’un pas alerte, Mary Gerrard pensa, le noir dans l’âme, que personne ne pouvait sincèrement l’aider. Malgré toute sa bonté, l’infirmière Hopkins s’était contentée de lui débiter un tas de platitudes sous des apparences de nouveautés.
Inconsolable, Mary se posa cette question :
— Que vais-je faire ?