L’ art de la Guerre (Les Treize Articles)

Article XI – Des neufs sortes deterrain

Sun Tzu dit : Il y a neuf sortes de lieuxqui peuvent être à l’avantage ou au détriment de l’une ou del’autre armée. 1° Des lieux de division ou de dispersion. 2° Deslieux légers. 3° Des lieux qui peuvent être disputés. 4° Des lieuxde réunion. 5° Des lieux pleins et unis. 6° Des lieux à plusieursissues. 7° Des lieux graves et importants. 8° Des lieux gâtés oudétruits. 9° Des lieux de mort.

I. J’appelle lieux de division ou dedispersion ceux qui sont près des frontières dans nospossessions. Des troupes qui se tiendraient longtemps sansnécessité au voisinage de leurs foyers sont composées d’hommes quiont plus envie de perpétuer leur race que de s’exposer à la mort. Àla première nouvelle qui se répandra de l’approche des ennemis, oude quelque prochaine bataille, le général ne saura quel partiprendre, ni à quoi se déterminer, quand il verra ce grand appareilmilitaire se dissiper et s’évanouir comme un nuage poussé par lesvents.

II. J’appelle lieux légers ou delégèreté ceux qui sont près des frontières, mais pénètrent par unebrèche sur les terres des ennemis. Ces sortes de lieux n’ont rienqui puisse fixer. On peut regarder sans cesse derrière soi, et leretour étant trop aisé, il fait naître le désir de l’entreprendre àla première occasion : l’inconstance et le caprice trouventinfailliblement de quoi se contenter.

III. Les lieux qui sont à la bienséance desdeux armées, où l’ennemi peut trouver son avantage aussi bien quenous pouvons trouver le nôtre, où l’on peut faire un campement dontla position, indépendamment de son utilité propre, peut nuire auparti opposé, et traverser quelques-unes de ses vues ; cessortes de lieux peuvent être disputés, ils doivent mêmel’être. Ce sont là des terrains clés.

IV. Par les lieux de réunion,j’entends ceux où nous ne pouvons guère manquer de nous rendre etdans lesquels l’ennemi ne saurait presque manquer de se rendreaussi, ceux encore où l’ennemi, aussi à portée de ses frontièresque vous l’êtes des vôtres, trouverait, ainsi que vous, sa sûretéen cas de malheur, ou les occasions de suivre sa bonne fortune,s’il avait d’abord du succès. Ce sont là des lieux qui permettentd’entrer en communication avec l’armée ennemie, ainsi que les zonesde repli.

V. Les lieux que j’appelle simplementpleins et unis sont ceux qui, par leur configuration etleurs dimensions, permettent leur utilisation par les deux armées,mais, parce qu’ils sont au plus profond du territoire ennemi, nedoivent pas vous inciter à livrer bataille, à moins que lanécessité ne vous y contraigne, ou que vous n’y soyez forcé parl’ennemi, qui ne vous laisserait aucun moyen de pouvoirl’éviter.

VI. Les lieux à plusieurs issues,dont je veux parler ici, sont ceux en particulier qui permettent lajonction entre les différents États qui les entourent. Ces lieuxforment le nœud des différents secours que peuvent apporter lesprinces voisins à celle des deux parties qu’il leur plaira defavoriser.

VII. Les lieux que je nomme graves etimportants sont ceux qui, placés dans les États ennemis,présentent de tous côtés des villes, des forteresses, desmontagnes, des défilés, des eaux, des ponts à passer, des campagnesarides à traverser, ou telle autre chose de cette nature.

VIII. Les lieux où tout serait à l’étroit, oùune partie de l’armée ne serait pas à portée de voir l’autre ni dela secourir, où il y aurait des lacs, des marais, des torrents ouquelque mauvaise rivière, où l’on ne saurait marcher qu’avec degrandes fatigues et beaucoup d’embarras, où l’on ne pourrait allerque par pelotons, sont ceux que j’appelle gâtés oudétruits.

IX. Enfin, par des lieux de mort,j’entends tous ceux où l’on se trouve tellement réduit que, quelqueparti que l’on prenne, on est toujours en danger ; j’entendsdes lieux dans lesquels, si l’on combat, on court évidemment lerisque d’être battu, dans lesquels, si l’on reste tranquille, on sevoit sur le point de périr de faim, de misère ou de maladie ;des lieux, en un mot, où l’on ne saurait rester et où l’on ne peutsurvivre que très difficilement en combattant avec le courage dudésespoir.

Telles sont les neuf sortes de terrain dontj’avais à vous parler ; apprenez à les connaître, pour vous endéfier ou pour en tirer parti.

Lorsque vous ne serez encore que dans deslieux de division, contenez bien vos troupes ; maissurtout ne livrez jamais de bataille, quelque favorables que lescirconstances puissent vous paraître. La vue de leur pays et lafacilité du retour occasionneraient bien des lâchetés :bientôt les campagnes seraient couvertes de fuyards.

Si vous êtes dans des lieux légers,n’y établissez point votre camp. Votre armée ne s’étant pointencore saisie d’aucune ville, d’aucune forteresse, ni d’aucun posteimportant dans les possessions des ennemis, n’ayant derrière soiaucune digue qui puisse l’arrêter, voyant des difficultés, despeines et des embarras pour aller plus avant, il n’est pas douteuxqu’elle ne soit tentée de préférer ce qui lui paraît le plus aisé àce qui lui semblera difficile et plein de dangers.

Si vous avez reconnu de ces sortes de lieuxqui vous paraissent devoir être disputés, commencez parvous en emparer : ne donnez pas à l’ennemi le temps de sereconnaître, employez toute votre diligence, que les formations nese séparent pas, faites tous vos efforts pour vous en mettre dansune entière possession ; mais ne livrez point de combat pouren chasser l’ennemi. S’il vous a prévenu, usez de finesse pour l’endéloger, mais si vous y êtes une fois, n’en délogez pas.

Pour ce qui est des lieux de réunion,tâchez de vous y rendre avant l’ennemi ; faites en sorte quevous ayez une communication libre de tous les côtés ; que voschevaux, vos chariots et tout votre bagage puissent aller et venirsans danger. N’oubliez rien de tout ce qui est en votre pouvoirpour vous assurer de la bonne volonté des peuples voisins,recherchez-la, demandez-la, achetez-la, obtenez-la à quelque prixque ce soit, elle vous est nécessaire ; et ce n’est guère quepar ce moyen que votre armée peut avoir tout ce dont elle aurabesoin. Si tout abonde de votre côté, il y a grande apparence quela disette régnera du côté de l’ennemi.

Dans les lieux pleins et unis,étendez-vous à l’aise, donnez-vous du large, faites desretranchements pour vous mettre à couvert de toute surprise, etattendez tranquillement que le temps et les circonstances vousouvrent les voies pour faire quelque grande action.

Si vous êtes à portée de ces sortes de lieuxqui ont plusieurs issues, où l’on peut se rendre parplusieurs chemins, commencez par les bien connaître ;alliez-vous aux États voisins, que rien n’échappe à vosrecherches ; emparez-vous de toutes les avenues, n’en négligezaucune, quelque peu importante qu’elle vous paraisse, et gardez-lestoutes très soigneusement.

Si vous vous trouvez dans des lieux graveset importants, rendez-vous maître de tout ce qui vousenvironne, ne laissez rien derrière vous, le plus petit poste doitêtre emporté ; sans cette précaution vous courriez le risquede manquer des vivres nécessaires à l’entretien de votre armée, oude vous voir l’ennemi sur les bras lorsque vous y penseriez lemoins, et d’être attaqué par plusieurs côtés à la fois.

Si vous êtes dans des lieux gâtés oudétruits, n’allez pas plus avant, retournez sur vos pas, fuyezle plus promptement qu’il vous sera possible.

Si vous êtes dans des lieux de mort,n’hésitez point à combattre, allez droit à l’ennemi, le plus tôtest le meilleur.

Telle est la conduite que tenaient nos anciensguerriers. Ces grands hommes, habiles et expérimentés dans leurart, avaient pour principe que la manière d’attaquer et de sedéfendre ne devait pas être invariablement la même, qu’elle devaitêtre prise de la nature du terrain que l’on se occupait et de laposition où l’on se trouvait. Ils disaient encore que la tête et laqueue d’une armée ne devaient pas être commandées de la même façon,qu’il fallait combattre la tête et enfoncer la queue ; que lamultitude et le petit nombre ne pouvaient pas être longtempsd’accord ; que les forts et les faibles, lorsqu’ils étaientensemble, ne tardaient guère à se désunir ; que les hauts etles bas ne pouvaient être également utiles ; que les troupesétroitement unies pouvaient aisément se diviser, mais que cellesqui étaient une fois divisées ne se réunissaient que trèsdifficilement. Ils répétaient sans cesse qu’une armée ne devaitjamais se mettre en mouvement qu’elle ne fût sûre de quelqueavantage réel, et que, lorsqu’il n’y avait rien à gagner, ilfallait se tenir tranquille et garder le camp.

En résumé, je vous dirai que toute votreconduite militaire doit être réglée suivant lescirconstances ; que vous devez attaquer ou vous défendre selonque le théâtre de la guerre sera chez vous ou chez l’ennemi.

Si la guerre se fait dans votre propre pays,et si l’ennemi, sans vous avoir donné le temps de faire tous vospréparatifs, s’apprêtant à vous attaquer, vient avec une armée bienordonnée pour l’envahir ou le démembrer, ou y faire des dégâts,ramassez promptement le plus de troupes que vous pourrez, envoyezdemander du secours chez les voisins et chez les alliés,emparez-vous de quelques lieux qu’il chérit, et il se fera conformeà vos désirs, mettez-les en état de défense, ne fût-ce que pourgagner du temps ; la rapidité est la sève de la guerre.

Voyagez par les routes sur lesquelles il nepeut vous attendre ; mettez une partie de vos soins à empêcherque l’armée ennemie ne puisse recevoir des vivres, barrez-lui tousles chemins, ou du moins faites qu’elle n’en puisse trouver aucunsans embuscades, ou sans qu’elle soit obligée de l’emporter de viveforce.

Les paysans peuvent en cela vous être d’ungrand secours et vous servir mieux que vos propres troupes :faites-leur entendre seulement qu’ils doivent empêcher qued’injustes ravisseurs ne viennent s’emparer de toutes leurspossessions et ne leur enlèvent leur père, leur mère, leur femme etleurs enfants.

Ne vous tenez pas seulement sur la défensive,envoyez des partisans pour enlever des convois, harcelez, fatiguez,attaquez tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; forcez votreinjuste agresseur à se repentir de sa témérité ;contraignez-le de retourner sur ses pas, n’emportant pour toutbutin que la honte de n’avoir pu réussir.

Si vous faites la guerre dans le pays ennemi,ne divisez vos troupes que très rarement, ou mieux encore, ne lesdivisez jamais ; qu’elles soient toujours réunies et en étatde se secourir mutuellement ; ayez soin qu’elles ne soientjamais que dans des lieux fertiles et abondants.

Si elles venaient à souffrir de la faim, lamisère et les maladies feraient bientôt plus de ravage parmi ellesque ne le pourrait faire dans plusieurs années le fer del’ennemi.

Procurez-vous pacifiquement tous les secoursdont vous aurez besoin ; n’employez la force que lorsque lesautres voies auront été inutiles ; faites en sorte que leshabitants des villages et de la campagne puissent trouver leursintérêts à venir d’eux-mêmes vous offrir leurs denrées ; mais,je le répète, que vos troupes ne soient jamais divisées.

Tout le reste étant égal, on est plus fort demoitié lorsqu’on combat chez soi.

Si vous combattez chez l’ennemi, ayez égard àcette maxime, surtout si vous êtes un peu avant dans sesÉtats : conduisez alors votre armée entière ; faitestoutes vos opérations militaires dans le plus grand secret, je veuxdire qu’il faut empêcher qu’aucun ne puisse pénétrer vosdesseins : il suffit qu’on sache ce que vous voulez fairequand le temps de l’exécuter sera arrivé.

Il peut arriver que vous soyez réduitquelquefois à ne savoir où aller, ni de quel côté voustourner ; dans ce cas ne précipitez rien, attendez tout dutemps et des circonstances, soyez inébranlable dans le lieu où vousêtes.

Il peut arriver encore que vous vous trouviezengagé mal à propos ; gardez-vous bien alors de prendre lafuite, elle causerait votre perte ; périssez plutôt que dereculer, vous périrez au moins glorieusement ; cependant,faites bonne contenance. Votre armée, accoutumée à ignorer vosdesseins, ignorera pareillement le péril qui la menace ; ellecroira que vous avez eu vos raisons, et combattra avec autantd’ordre et de valeur que si vous l’aviez disposée depuis longtempsà la bataille.

Si dans ces sortes d’occasions vous triomphez,vos soldats redoubleront de force, de courage et de valeur ;votre réputation s’accroît dans la proportion même du risque quevous avez couru. Votre armée se croira invincible sous un chef telque vous.

Quelque critiques que puissent être lasituation et les circonstances où vous vous trouvez, ne désespérezde rien ; c’est dans les occasions où tout est à craindrequ’il ne faut rien craindre ; c’est lorsqu’on est environné detous les dangers qu’il n’en faut redouter aucun ; c’estlorsqu’on est sans aucune ressource qu’il faut compter surtoutes ; c’est lorsqu’on est surpris qu’il faut surprendrel’ennemi lui-même.

Instruisez tellement vos troupes qu’ellespuissent se trouver prêtes sans préparatifs, qu’elles trouvent degrands avantages là où elles n’en ont cherché aucun, que sans aucunordre particulier de votre part, elles improvisent les dispositionsà prendre, que sans défense expresse elles s’interdisentd’elles-mêmes tout ce qui est contre la discipline.

Veillez en particulier avec une extrêmeattention à ce qu’on ne sème pas de faux bruits, coupez racine auxplaintes et aux murmures, ne permettez pas qu’on tire des auguressinistres de tout ce qui peut arriver d’extraordinaire.

Si les devins ou les astrologues de l’arméeont prédit le bonheur, tenez-vous-en à leur décision ; s’ilsparlent avec obscurité, interprétez en bien ; s’ils hésitent,ou qu’ils ne disent pas des choses avantageuses, ne les écoutezpas, faites-les taire.

Aimez vos troupes, et procurez-leur tous lessecours, tous les avantages, toutes les commodités dont ellespeuvent avoir besoin. Si elles essuient de rudes fatigues, ce n’estpas qu’elles s’y plaisent ; si elles endurent la faim, cen’est pas qu’elles ne se soucient pas de manger ; si elless’exposent à la mort, ce n’est point qu’elles n’aiment pas la vie.Si mes officiers n’ont pas un surcroît de richesses, ce n’est pasparce qu’ils dédaignent les biens de ce monde. Faites en vous-mêmede sérieuses réflexions sur tout cela.

Lorsque vous aurez tout disposé dans votrearmée et que tous vos ordres auront été donnés, s’il arrive que vostroupes nonchalamment assises donnent des marques de tristesse, sielles vont jusqu’à verser des larmes, tirez-les promptement de cetétat d’assoupissement et de léthargie, donnez-leur des festins,faites-leur entendre le bruit du tambour et des autres instrumentsmilitaires, exercez-les, faites-leur faire des évolutions,faites-leur changer de place, menez-les même dans des lieux un peudifficiles, où elles aient à travailler et à souffrir. Imitez laconduite de Tchouan Tchou et de Tsao-Kouei, vous changerez le cœurde vos soldats, vous les accoutumerez au travail, ils s’yendurciront, rien ne leur coûtera dans la suite.

Les quadrupèdes regimbent quand on les chargetrop, ils deviennent inutiles quand ils sont forcés. Les oiseaux aucontraire veulent être forcés pour être d’un bon usage. Les hommestiennent un milieu entre les uns et les autres, il faut lescharger, mais non pas jusqu’à les accabler ; il faut même lesforcer, mais avec discernement et mesure.

Si vous voulez tirer un bon parti de votrearmée, si vous voulez qu’elle soit invincible, faites qu’elleressemble au Chouai Jen. Le Chouai Jen est une espèce de grosserpent qui se trouve dans la montagne de Tchang Chan. Si l’onfrappe sur la tête de ce serpent, à l’instant sa queue va ausecours, et se recourbe jusqu’à la tête ; qu’on le frappe surla queue, la tête s’y trouve dans le moment pour la défendre ;qu’on le frappe sur le milieu ou sur quelque autre partie de soncorps, sa tête et sa queue s’y trouvent d’abord réunies. Mais celapeut-il être pratiqué par une armée ? dira peut-êtrequelqu’un. Oui, cela se peut, cela se doit, et il le faut.

Quelques soldats du royaume de Ou setrouvèrent un jour à passer une rivière en même temps que d’autressoldats du royaume de Yue la passaient aussi ; un ventimpétueux souffla, les barques furent renversées et les hommesauraient tous péri, s’ils ne se fussent aidés mutuellement :ils ne pensèrent pas alors qu’ils étaient ennemis, ils se rendirentau contraire tous les offices qu’on pouvait attendre d’une amitiétendre et sincère, ils coopérèrent comme la main droite avec lamain gauche.

Je vous rappelle ce trait d’Histoire pour vousfaire entendre que non seulement les différents corps de votrearmée doivent se secourir mutuellement, mais encore qu’il faut quevous secouriez vos alliés, que vous donniez même du secours auxpeuples vaincus qui en ont besoin ; car, s’ils vous sontsoumis, c’est qu’ils n’ont pu faire autrement ; si leursouverain vous a déclaré la guerre, ce n’est pas de leur faute.Rendez-leur des services, ils auront leur tour pour vous en rendreaussi.

En quelque pays que vous soyez, quel que soitle lieu que vous occupiez, si dans votre armée il y a desétrangers, ou si, parmi les peuples vaincus, vous avez choisi dessoldats pour grossir le nombre de vos troupes, ne souffrez jamaisque dans les corps qu’ils composent ils soient ou les plus forts,ou en majorité. Quand on attache plusieurs chevaux à un même pieu,on se garde bien de mettre ceux qui sont indomptés, ou tousensemble, ou avec d’autres en moindre nombre qu’eux, ils mettraienttout en désordre ; mais lorsqu’ils sont domptés, ils suiventaisément la multitude.

Dans quelque position que vous puissiez être,si votre armée est inférieure à celle des ennemis, votre seuleconduite, si elle est bonne, peut la rendre victorieuse. Il n’estpas suffisant de compter sur les chevaux boiteux ou les chariotsembourbés, mais à quoi vous servirait d’être placé avantageusementsi vous ne saviez pas tirer parti de votre position ? À quoiservent la bravoure sans la prudence, la valeur sans laruse ?

Un bon général tire parti de tout, et il n’esten état de tirer parti de tout que parce qu’il fait toutes sesopérations avec le plus grand secret, qu’il sait conserver sonsang-froid, et qu’il gouverne avec droiture, de telle sortenéanmoins que son armée a sans cesse les oreilles trompées et lesyeux fascinés. Il sait si bien que ses troupes ne savent jamais cequ’elles doivent faire, ni ce qu’on doit leur commander. Si lesévénements changent, il change de conduite ; si ses méthodes,ses systèmes ont des inconvénients, il les corrige toutes les foisqu’il le veut, et comme il le veut. Si ses propres gens ignorentses desseins, comment les ennemis pourraient-ils lespénétrer ?

Un habile général sait d’avance tout ce qu’ildoit faire ; tout autre que lui doit l’ignorer absolument.Telle était la pratique de ceux de nos anciens guerriers qui sesont le plus distingués dans l’art sublime du gouvernement.Voulaient-ils prendre une ville d’assaut, ils n’en parlaient quelorsqu’ils étaient aux pieds des murs. Ils montaient les premiers,tout le monde les suivait ; et lorsqu’on était logé sur lamuraille, ils faisaient rompre toutes les échelles. Étaient-ilsbien avant dans les terres des alliés, ils redoublaient d’attentionet de secret.

Partout ils conduisaient leurs armées comme unberger conduit un troupeau ; ils les faisaient aller où bonleur semblait, ils les faisaient revenir sur leurs pas, ils lesfaisaient retourner, et tout cela sans murmure, sans résistance dela part d’un seul.

La principale science d’un général consiste àbien connaître les neuf sortes de terrain, afin de pouvoir faire àpropos les neuf changements. Elle consiste à savoir déployer etreplier ses troupes suivant les lieux et les circonstances, àtravailler efficacement à cacher ses propres intentions et àdécouvrir celles de l’ennemi, à avoir pour maxime certaine que lestroupes sont très unies entre elles, lorsqu’elles sont bien avantdans les terres des ennemis ; qu’elles se divisent aucontraire et se dispersent très aisément, lorsqu’on ne se tientqu’aux frontières ; qu’elles ont déjà la moitié de lavictoire, lorsqu’elles se sont emparées de tous les allants et detous les aboutissants, tant de l’endroit où elles doivent camperque des environs du camp de l’ennemi ; que c’est uncommencement de succès que d’avoir pu camper dans un terrain vaste,spacieux et ouvert de tous côtés ; mais que c’est presqueavoir vaincu, lorsque étant dans les possessions ennemies, elles sesont emparées de tous les petits postes, de tous les chemins, detous les villages qui sont au loin des quatre côtés, et que, parleurs bonnes manières, elles ont gagné l’affection de ceux qu’ellesveulent vaincre, ou qu’elles ont déjà vaincus.

Instruit par l’expérience et par mes propresréflexions, j’ai tâché, lorsque je commandais les armées, deréduire en pratique tout ce que je vous rappelle ici. Quand j’étaisdans des lieux de division, je travaillais à l’union descœurs et à l’uniformité des sentiments. Lorsque j’étais dans deslieux légers, je rassemblais mon monde, et je l’occupaisutilement. Lorsqu’il s’agissait des lieux qu’on peutdisputer, je m’en emparais le premier, quand je lepouvais ; si l’ennemi m’avait prévenu, j’allais après lui, etj’usais d’artifices pour l’en déloger. Lorsqu’il était question deslieux de réunion, j’observais tout avec une extrêmediligence, et je voyais venir l’ennemi. Sur un terrain plein etuni, je m’étendais à l’aise et j’empêchais l’ennemi des’étendre. Dans des lieux à plusieurs issues, quand ilm’était impossible de les occuper tous, j’étais sur mes gardes,j’observais l’ennemi de près, je ne le perdais pas de vue. Dans deslieux graves et importants, je nourrissais bien le soldat,je l’accablais de caresses. Dans des lieux gâtés oudétruits, je tâchais de me tirer d’embarras, tantôt en faisantdes détours et tantôt en remplissant les vides. Enfin, dans deslieux de morts, je faisais croire à l’ennemi que je nepouvais survivre.

Les troupes bien disciplinées résistent quandelles sont encerclées ; elles redoublent d’efforts dans lesextrémités, elles affrontent les dangers sans crainte, elles sebattent jusqu’à la mort quand il n’y a pas d’alternative, etobéissent implicitement. Si celles que vous commandez ne sont pastelles, c’est votre faute ; vous ne méritez pas d’être à leurtête.

Si vous êtes ignorant des plans des Étatsvoisins, vous ne pourrez préparer vos alliances au momentopportun ; si vous ne savez pas en quel nombre sont lesennemis contre lesquels vous devez combattre, si vous ne connaissezpas leur fort et leur faible, vous ne ferez jamais les préparatifsni les dispositions nécessaires pour la conduite de votrearmée ; vous ne méritez pas de commander.

Si vous ignorez où il y a des montagnes et descollines, des lieux secs ou humides, des lieux escarpés ou pleinsde défilés, des lieux marécageux ou pleins de périls, vous nesauriez donner des ordres convenables, vous ne sauriez conduirevotre armée ; vous êtes indigne de commander.

Si vous ne connaissez pas tous les chemins, sivous n’avez pas soin de vous munir de guides sûrs et fidèles pourvous conduire par les routes que vous ignorerez, vous neparviendrez pas au terme que vous vous proposez, vous serez la dupedes ennemis ; vous ne méritez pas de commander.

Lorsqu’un grand hégémonique attaque un Étatpuissant, il fait en sorte qu’il soit impossible à l’ennemi de seconcentrer. Il intimide l’ennemi et empêche ses alliés de sejoindre à lui. Il s’ensuit que le grand hégémonique ne combat pasdes combinaisons puissantes États et ne nourrit pas le pouvoird’autres États. Il s’appuie pour la réalisation de ses buts sur sacapacité d’intimider ses opposants et ainsi il peut prendre lesvilles ennemies et renverser État de l’ennemi.

Si vous ne savez pas combiner quatre et cinqtout à la fois, vos troupes ne sauraient aller de pair avec cellesdes vassaux et des feudataires. Lorsque les vassaux et lesfeudataires avaient à faire la guerre contre quelque grand prince,ils s’unissaient entre eux, ils tâchaient de troubler toutl’Univers, ils mettaient dans leur parti le plus de monde qu’illeur était possible, ils recherchaient surtout l’amitié de leursvoisins, ils l’achetaient même bien cher s’il le fallait. Ils nedonnaient pas à l’ennemi le temps de se reconnaître, encore moinscelui d’avoir recours à ses alliés et de rassembler toutes sesforces, ils l’attaquaient lorsqu’il n’était pas encore en état dedéfense ; aussi, s’ils faisaient le siège d’une ville, ilss’en rendaient maîtres à coup sûr. S’ils voulaient conquérir uneprovince, elle était à eux ; quelques grands avantages qu’ilsse fussent d’abord procurés, ils ne s’endormaient pas, ils nelaissaient jamais leur armée s’amollir par l’oisiveté ou ladébauche, ils entretenaient une exacte discipline, ils punissaientsévèrement, quand les cas l’exigeaient, et ils donnaientlibéralement des récompenses, lorsque les occasions le demandaient.Outre les lois ordinaires de la guerre, ils en faisaient departiculières, suivant les circonstances des temps et deslieux.

Voulez-vous réussir ? Prenez pour modèlede votre conduite celle que je viens de vous tracer ; regardezvotre armée comme un seul homme que vous seriez chargé de conduire,ne lui motivez jamais votre manière d’agir ; faites-lui savoirexactement tous vos avantages, mais cachez-lui avec grand soinjusqu’à la moindre de vos pertes ; faites toutes vos démarchesdans le plus grand secret ; placez-les dans une situationpérilleuse et elles survivront ; disposez-les sur un terrainde mort et elles vivront, car, lorsque l’armée est placée dans unetelle situation, elle peut faire sortir la victoire des revers.

Accordez des récompenses sans vous préoccuperdes usages habituels, publiez des ordres sans respect desprécédents, ainsi vous pourrez vous servir de l’armée entière commed’un seul homme.

Éclairez toutes les démarches de l’ennemi, nemanquez pas de prendre les mesures les plus efficaces pour pouvoirvous assurer de la personne de leur général ; faites tuer leurgénéral, car vous ne combattez jamais que contre des rebelles.

Le nœud des opérations militaires dépend devotre faculté de faire semblant de vous conformer aux désirs devotre ennemi.

Ne divisez jamais vos forces ; laconcentration vous permet de tuer son général, même à une distancede mille lieues ; là se trouve la capacité d’atteindre votreobjet d’une manière ingénieuse.

Lorsque l’ennemi vous offre une opportunité,saisissez-en vite l’avantage ; anticipez-le en vous rendantmaître de quelque chose qui lui importe et avancez suivant un planfixé secrètement.

La doctrine de la guerre consiste à suivre lasituation de l’ennemi afin de décider de la bataille.

Dès que votre armée sera hors des frontières,faites-en fermer les avenues, déchirez les instructions qui sontentre vos mains et ne souffrez pas qu’on écrive ou qu’on reçoivedes nouvelles ; rompez vos relations avec les ennemis,assemblez votre conseil et exhortez-le à exécuter le plan ;après cela, allez à l’ennemi.

Avant que la campagne soit commencée, soyezcomme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elles’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, ellevoit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêled’aucune affaire en apparence.

La campagne une fois commencée, vous devezavoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par deschasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte,pour s’y réfugier en sûreté.

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