L’ art de la Guerre (Les Treize Articles)

Article IX – De la distribution desmoyens

Sun Tzu dit : Avant que de faire campervos troupes, sachez dans quelle position sont les ennemis,mettez-vous au fait du terrain et choisissez ce qu’il y aura deplus avantageux pour vous. On peut réduire à quatre pointsprincipaux ces différentes situations.

I. Si vous êtes dans le voisinage de quelquemontagne, gardez-vous bien de vous emparer de la partie qui regardele nord ; occupez au contraire le côté du midi : cetavantage n’est pas d’une petite conséquence. Depuis le penchant dela montagne, étendez-vous en sûreté jusque bien avant dans lesvallons ; vous y trouverez de l’eau et du fourrage enabondance ; vous y serez égayé par la vue du soleil, réchauffépar ses rayons, et l’air que vous y respirerez sera tout autrementsalubre que celui que vous respireriez de l’autre côté. Si lesennemis viennent par derrière la montagne dans le dessein de voussurprendre, instruit par ceux que vous aurez placé sur la cime,vous vous retirerez à loisir, si vous ne vous croyez pas en état deleur faire tête ; ou vous les attendrez de pied ferme pour lescombattre si vous jugez que vous puissiez être vainqueur sans troprisquer. Cependant ne combattez sur les hauteurs que lorsque lanécessité vous y engagera, surtout n’y allez jamais chercherl’ennemi.

II. Si vous êtes auprès de quelque rivière,approchez-vous le plus que vous pourrez de sa source ; tâchezd’en connaître tous les bas-fonds et tous les endroits qu’on peutpasser à gué. Si vous avez à la passer, ne le faites jamais enprésence de l’ennemi ; mais si les ennemis, plus hardis, oumoins prudents que vous, veulent en hasarder le passage, ne lesattaquez point que la moitié de leurs gens ne soit de l’autrecôté ; vous combattrez alors avec tout l’avantage de deuxcontre un. Près des rivières mêmes tenez toujours les hauteurs,afin de pouvoir découvrir au loin ; n’attendez pas l’ennemiprès des bords, n’allez pas au-devant de lui ; soyez toujourssur vos gardes de peur qu’étant surpris vous n’ayez pas un lieupour vous retirer en cas de malheur.

III. Si vous êtes dans des lieux glissants,humides, marécageux et malsains, sortez-en le plus vite que vouspourrez ; vous ne sauriez vous y arrêter sans être exposé auxplus grands inconvénients ; la disette des vivres et lesmaladies viendraient bientôt vous y assiéger. Si vous êtescontraint d’y rester, tâchez d’en occuper les bords ;gardez-vous bien d’aller trop avant. S’il y a des forêts auxenvirons, laissez-les derrière vous.

IV. Si vous êtes en plaine dans des lieux uniset secs, ayez toujours votre gauche à découvert ; ménagezderrière vous quelque élévation d’où vos gens puissent découvrir auloin. Quand le devant de votre camp ne vous présentera que desobjets de mort, ayez soin que les lieux qui sont derrière puissentvous offrir des secours contre l’extrême nécessité.

Tels sont les avantages des différentscampements ; avantages précieux, d’où dépend la plus grandepartie des succès militaires. C’est en particulier parce qu’ilpossédait à fond l’art des campements que l’Empereur Jaune triomphade ses ennemis et soumit à ses lois tous les princes voisins de sesÉtats

Il faut conclure de tout ce que je viens dedire que les hauteurs sont en général plus salutaires aux troupesque les lieux bas et profonds. Dans les lieux élevés mêmes, il y aun choix à faire : c’est de camper toujours du côté du midi,parce que c’est là qu’on trouve l’abondance et la fertilité. Uncampement de cette nature est un avant-coureur de la victoire. Lecontentement et la santé, qui sont la suite ordinaire d’une bonnenourriture prise sous un ciel pur, donnent du courage et de laforce au soldat, tandis que la tristesse, le mécontentement et lesmaladies l’épuisent, l’énervent, le rendent pusillanime et ledécouragent entièrement.

Il faut conclure encore que les campementsprès des rivières ont leurs avantages qu’il ne faut pas négliger,et leurs inconvénients qu’il faut tâcher d’éviter avec un grandsoin. Je ne saurais trop vous le répéter, tenez le haut de larivière, laissez-en le courant aux ennemis. Outre que les gués sontbeaucoup plus fréquents vers la source, les eaux en sont plus pureset plus salubres.

Lorsque les pluies auront formé quelquetorrent, ou qu’elles auront grossi le fleuve ou la rivière dontvous occupez les bords, attendez quelque temps avant que de vousmettre en marche ; surtout ne vous hasardez pas à passer del’autre côté, attendez pour le faire que les eaux aient repris latranquillité de leur cours ordinaire. Vous en aurez des preuvescertaines si vous n’entendez plus un certain bruit sourd, qui tientplus du frémissement que du murmure, si vous ne voyez plus d’écumesurnager, et si la terre ou le sable ne coulent plus avecl’eau.

Pour ce qui est des défilés et des lieuxentrecoupés par des précipices et par des rochers, des lieuxmarécageux et glissants, des lieux étroits et couverts, lorsque lanécessité ou le hasard vous y aura conduit, tirez-vous-en le plustôt qu’il vous sera possible, éloignez-vous-en le plus tôt que vouspourrez. Si vous en êtes loin, l’ennemi en sera près. Si vousfuyez, l’ennemi poursuivra et tombera peut-être dans les dangersque vous venez d’éviter.

Vous devez encore être extrêmement en gardecontre une autre espèce de terrain. Il est des lieux couverts debroussailles ou de petits bois ; il en est qui sont pleins dehauts et de bas, où l’on est sans cesse ou sur des collines ou dansdes vallons, défiez-vous-en ; soyez dans une attentioncontinuelle. Ces sortes de lieux peuvent être pleinsd’embuscades ; l’ennemi peut sortir à chaque instant voussurprendre, tomber sur vous et vous tailler en pièces. Si vous enêtes loin, n’en approchez pas ; si vous en êtes près, ne vousmettez pas en mouvement que vous n’ayez fait reconnaître tous lesenvirons. Si l’ennemi vient vous y attaquer, faites en sorte qu’ilait tout le désavantage du terrain de son côté. Pour vous, nel’attaquez que lorsque vous le verrez à découvert.

Enfin, quel que soit le lieu de votrecampement, bon ou mauvais, il faut que vous en tiriez parti ;n’y soyez jamais oisif, ni sans faire quelque tentative ;éclairez toutes les démarches des ennemis ; ayez des espionsde distance en distance, jusqu’au milieu de leur camp, jusque sousla tente de leur général. Ne négligez rien de tout ce qu’on pourravous rapporter, faites attention à tout.

Si ceux de vos gens que vous avez envoyés à ladécouverte vous font dire que les arbres sont en mouvement, quoiquepar un temps calme, concluez que l’ennemi est en marche. Il peut sefaire qu’il veuille venir à vous ; disposez toutes choses,préparez-vous à le bien recevoir, allez même au-devant de lui.

Si l’on vous rapporte que les champs sontcouverts d’herbes, et que ces herbes sont fort hautes, tenez-voussans cesse sur vos gardes ; veillez continuellement, de peurde quelque surprise.

Si l’on vous dit qu’on a vu des oiseauxattroupés voler par bandes sans s’arrêter, soyez en défiance ;on vient vous espionner ou vous tendre des pièges ; mais si,outre les oiseaux, on voit encore un grand nombre de quadrupèdescourir la campagne, comme s’ils n’avaient point de gîte, c’est unemarque que les ennemis sont aux aguets.

Si l’on vous rapporte qu’on aperçoit au loindes tourbillons de poussière s’élever dans les airs, concluez queles ennemis sont en marche. Dans les endroits où la poussière estbasse et épaisse sont les gens de pied ; dans les endroits oùelle est moins épaisse et plus élevée sont la cavalerie et leschars.

Si l’on vous avertit que les ennemis sontdispersés et ne marchent que par pelotons, c’est une marque qu’ilsont eu à traverser quelque bois, qu’ils ont fait des abattis, etqu’ils sont fatigués ; ils cherchent alors à serassembler.

Si vous apprenez qu’on aperçoit dans lescampagnes des gens de pied et des hommes à cheval aller et venir,dispersés çà et là par petites bandes, ne doutez pas que lesennemis ne soient campés.

Tels sont les indices généraux dont vous deveztâcher de profiter, tant pour savoir la position de ceux aveclesquels vous devez vous mesurer que pour faire avorter leursprojets, et vous mettre à couvert de toute surprise de leur part.En voici quelques autres auxquels vous devez une plus particulièreattention.

Lorsque ceux de vos espions qui sont près ducamp des ennemis vous feront savoir qu’on y parle bas et d’unemanière mystérieuse, que ces ennemis sont modestes dans leur façond’agir et retenus dans tous leurs discours, concluez qu’ils pensentà une action générale, et qu’ils en font déjà lespréparatifs : allez à eux sans perdre de temps. Ils veulentvous surprendre, surprenez-les vous-même.

Si vous apprenez au contraire qu’ils sontbruyants, fiers et hautains dans leurs discours, soyez certainqu’ils pensent à la retraite et qu’ils n’ont nullement envie d’envenir aux mains.

Lorsqu’on vous fera savoir qu’on a vu quantitéde chars vides précéder leur armée, préparez-vous à combattre, carles ennemis viennent à vous en ordre de bataille.

Gardez-vous bien d’écouter alors lespropositions de paix ou d’alliance qu’ils pourraient vous faire, cene serait qu’un artifice de leur part.

S’ils font des marches forcées, c’est qu’ilscroient courir à la victoire ; s’ils vont et viennent, s’ilsavancent en partie et qu’ils reculent autant, c’est qu’ils veulentvous attirer au combat ; si, la plupart du temps, debout etsans rien faire, ils s’appuient sur leurs armes comme sur desbâtons, c’est qu’ils sont aux expédients, qu’ils meurent presque defaim, et qu’ils pensent à se procurer de quoi vivre ; sipassant près de quelque rivière, ils courent tous en désordre pourse désaltérer, c’est qu’ils ont souffert de la soif ; si leurayant présenté l’appât de quelque chose d’utile pour eux, sanscependant qu’ils aient su ou voulu en profiter, c’est qu’ils sedéfient ou qu’ils ont peur ; s’ils n’ont pas le couraged’avancer, quoiqu’ils soient dans les circonstances où il faille lefaire, c’est qu’ils sont dans l’embarras, dans les inquiétudes etles soucis.

Outre ce que je viens de dire, attachez-vousen particulier à savoir tous leurs différents campements. Vouspourrez les connaître au moyen des oiseaux que vous verrezattroupés dans certains endroits. Et si leurs campements ont étéfréquents, vous pourrez conclure qu’ils ont peu d’habileté dans laconnaissance des lieux. Le vol des oiseaux ou les cris de ceux-cipeuvent vous indiquer la présence d’embuscades invisibles.

Si vous apprenez que, dans le camp desennemis, il y a des festins continuels, qu’on y boit et qu’on ymange avec fracas, soyez-en bien aise ; c’est une preuveinfaillible que leurs généraux n’ont point d’autorité.

Si leurs étendards changent souvent de place,c’est une preuve qu’ils ne savent à quoi se déterminer, et que ledésordre règne parmi eux. Si les soldats se groupentcontinuellement, et chuchotent entre eux, c’est que le général aperdu la confiance de son armée.

L’excès de récompenses et de punitions montreque le commandement est au bout de ses ressources, et dans unegrande détresse ; si l’armée va même jusqu’à se saborder etbriser ses marmites, c’est la preuve qu’elle est aux abois etqu’elle se battra jusqu’à la mort.

Si leurs officiers subalternes sont inquiets,mécontents et qu’ils se fâchent pour la moindre chose, c’est unepreuve qu’ils sont ennuyés ou accablés sous le poids d’une fatigueinutile.

Si dans différents quartiers de leur camp ontue furtivement des chevaux, dont on permette ensuite de manger lachair, c’est une preuve que leurs provisions sont sur la fin.

Telles sont les attentions que vous devez àtoutes les démarches que peuvent faire les ennemis. Une telleminutie dans les détails peut vous paraître superflue, mais mondessein est de vous prévenir sur tout, et de vous convaincre querien de tout ce qui peut contribuer à vous faire triompher n’estpetit. L’expérience me l’a appris, elle vous l’apprendra demême ; je souhaite que ce ne soit pas à vos dépens.

Encore une fois, éclairez toutes les démarchesde l’ennemi, quelles qu’elles puissent être ; mais veillezaussi sur vos propres troupes, ayez l’œil à tout, sachez tout,empêchez les vols et les brigandages, la débauche et l’ivrognerie,les mécontentements et les cabales, la paresse et l’oisiveté. Sansqu’il soit nécessaire qu’on vous en instruise, vous pourrezconnaître par vous-même ceux de vos gens qui seront dans le cas, etvoici comment.

Si quelques-uns de vos soldats, lorsqu’ilschangent de poste ou de quartier, ont laissé tomber quelque chose,quoique de petite valeur, et qu’ils n’aient pas voulu se donner lapeine de la ramasser ; s’ils ont oublié quelque ustensile dansleur première station, et qu’ils ne le réclament point, concluezque ce sont des voleurs, punissez-les comme tels.

Si dans votre armée on a des entretienssecrets, si l’on y parle souvent à l’oreille ou à voix basse, s’ily a des choses qu’on n’ose dire qu’à demi-mot, concluez que la peurs’est glissée parmi vos gens, que le mécontentement va suivre, etque les cabales ne tarderont pas à se former : hâtez-vous d’ymettre ordre.

Si vos troupes paraissent pauvres, et qu’ellesmanquent quelquefois d’un certain petit nécessaire ; outre lasolde ordinaire, faites-leur distribuer quelque somme d’argent,mais gardez-vous bien d’être trop libéral, l’abondance d’argent estsouvent plus funeste qu’elle n’est avantageuse, et pluspréjudiciable qu’utile ; par l’abus qu’on en fait, elle est lasource de la corruption des cœurs et la mère de tous les vices.

Si vos soldats, d’audacieux qu’ils étaientauparavant, deviennent timides et craintifs, si chez eux lafaiblesse a pris la place de la force, la bassesse, celle de lamagnanimité, soyez sûr que leur cœur est gâté ; cherchez lacause de leur dépravation et tranchez-la jusqu’à la racine.

Si, sous divers prétextes, quelques-uns vousdemandent leur congé, c’est qu’ils n’ont pas envie de combattre, neles refusez pas tous ; mais, en l’accordant à plusieurs, quece soit à des conditions honteuses.

S’ils viennent en troupe vous demander justiced’un ton mutin et colère, écoutez leurs raisons, ayez-yégard ; mais, en leur donnant satisfaction d’un côté,punissez-les très sévèrement de l’autre.

Si, lorsque vous aurez fait appeler quelqu’un,il n’obéit pas promptement, s’il est longtemps à se rendre à vosordres, et si, après que vous aurez fini de lui signifier vosvolontés, il ne se retire pas, défiez-vous, soyez sur vosgardes.

En un mot, la conduite des troupes demande desattentions continuelles de la part d’un général. Sans quitter devue l’armée des ennemis, il faut sans cesse éclairer lavôtre ; sachez lorsque le nombre des ennemis augmentera, soyezinformé de la mort ou de la désertion du moindre de vossoldats.

Si l’armée ennemie est inférieure à la vôtre,et si elle n’ose pour cette raison se mesurer à vous, allezl’attaquer sans délai, ne lui donnez pas le temps de serenforcer ; une seule bataille est décisive dans cesoccasions. Mais si, sans être au fait de la situation actuelle desennemis, et sans avoir mis ordre à tout, vous vous avisez de lesharceler pour les engager à un combat, vous courez le risque detomber dans ses pièges, de vous faire battre, et de vous perdresans ressource.

Si vous ne maintenez une exacte disciplinedans votre armée, si vous ne punissez pas exactement jusqu’à lamoindre faute, vous ne serez bientôt plus respecté, votre autoritémême en souffrira, et les châtiments que vous pourrez employer dansla suite, bien loin d’arrêter les fautes, ne serviront qu’àaugmenter le nombre des coupables. Or si vous n’êtes ni craint nirespecté, si vous n’avez qu’une autorité faible, et dont vous nesauriez vous servir sans danger, comment pourrez-vous être avechonneur à la tête d’une armée ? Comment pourrez-vous vousopposer aux ennemis de État ?

Quand vous aurez à punir, faites-le de bonneheure et à mesure que les fautes l’exigent. Quand vous aurez desordres à donner, ne les donnez point que vous ne soyez sûr que vousserez exactement obéi. Instruisez vos troupes, mais instruisez-lesà propos ; ne les ennuyez point, ne les fatiguez point sansnécessité ; tout ce qu’elles peuvent faire de bon ou demauvais, de bien ou de mal, est entre vos mains.

Dans la guerre, le grand nombre seul neconfère pas l’avantage ; n’avancez pas en comptant sur laseule puissance militaire. Une armée composée des mêmes hommes peutêtre très méprisable, quand elle sera commandée par tel général,tandis qu’elle sera invincible commandée par tel autre.

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