L’ art de la Guerre (Les Treize Articles)

Article X – De la topologie

Sun Tzu dit : Sur la surface de la terretous les lieux ne sont pas équivalents ; il y en a que vousdevez fuir, et d’autres qui doivent être l’objet de vosrecherches ; tous doivent vous être parfaitement connus.

Dans les premiers sont à ranger ceux quin’offrent que d’étroits passages, qui sont bordés de rochers ou deprécipices, qui n’ont pas d’accès facile avec les espaces libresdesquels vous pouvez attendre du secours. Si vous êtes le premier àoccuper ce terrain, bloquez les passages et attendezl’ennemi ; si l’ennemi est sur place avant vous, ne l’y suivezpas, à moins qu’il n’ait pas fermé complètement les défilés.Ayez-en une connaissance exacte pour ne pas y engager votre arméemal à propos.

Recherchez au contraire un lieu dans lequel ily aurait une montagne assez haute pour vous défendre de toutesurprise, où l’on pourrait arriver et d’où l’on pourrait sortir parplusieurs chemins qui vous seraient parfaitement connus, où lesvivres seraient en abondance, où les eaux ne sauraient manquer, oùl’air serait salubre et le terrain assez uni ; un tel lieudoit faire l’objet de vos plus ardentes recherches. Mais soit quevous vouliez vous emparer de quelque campement avantageux, soit quevous cherchiez à éviter des lieux dangereux ou peu commodes, usezd’une extrême diligence, persuadé que l’ennemi a le même objet quevous.

Si le lieu que vous avez dessein de choisirest autant à la portée des ennemis qu’à la vôtre, si les ennemispeuvent s’y rendre aussi aisément que vous, il s’agit de lesdevancer. Pour cela, faites des marches pendant la nuit, maisarrêtez-vous au lever du soleil, et, s’il se peut, que ce soittoujours sur quelque éminence, afin de pouvoir découvrir auloin ; attendez alors que vos provisions et tout votre bagagesoient arrivés ; si l’ennemi vient à vous, vous l’attendrez depied ferme, et vous pourrez le combattre avec avantage.

Ne vous engagez jamais dans ces sortes de lieuoù l’on peut aller très aisément, mais d’où l’on ne peut sortirqu’avec beaucoup de peine et une extrême difficulté ; sil’ennemi laisse un pareil camp entièrement libre, c’est qu’ilcherche à vous leurrer ; gardez-vous bien d’avancer, maistrompez-le en pliant bagage. S’il est assez imprudent pour voussuivre, il sera obligé de traverser ce terrain scabreux. Lorsqu’ily aura engagé la moitié de ses troupes, allez à lui, il ne sauraitvous échapper, frappez-le avantageusement et vous le vaincrez sansbeaucoup de travail.

Une fois que vous serez campé avec toutl’avantage du terrain, attendez tranquillement que l’ennemi fasseles premières démarches et qu’il se mette en mouvement. S’il vientà vous en ordre de bataille, n’allez au-devant de lui que lorsquevous verrez qu’il lui sera difficile de retourner sur ses pas.

Un ennemi bien préparé pour le combat, etcontre qui votre attaque a échoué, est dangereux : ne revenezpas à une seconde charge, retirez-vous dans votre camp, si vous lepouvez, et n’en sortez pas que vous ne voyiez clairement que vousle pouvez sans danger. Vous devez vous attendre que l’ennemi ferajouer bien des ressorts pour vous attirer : rendez inutilestous les artifices qu’il pourrait employer.

Si votre rival vous a prévenu, et qu’il aitpris son camp dans le lieu où vous auriez dû prendre le vôtre,c’est-à-dire dans le lieu le plus avantageux, ne vous amusez pointà vouloir l’en déloger en employant les stratagèmes communs ;vous travailleriez inutilement. Si la distance entre vous et luiest assez considérable et que les deux armées sont à peu prèségales, il ne tombera pas aisément dans les pièges que vous luitendrez pour l’attirer au combat : ne perdez pas votre tempsinutilement, vous réussirez mieux d’un autre côté.

Ayez pour principe que votre ennemi chercheses avantages avec autant d’empressement que vous pouvez chercherles vôtres : employez toute votre industrie à lui donner lechange de ce côté-là ; mais surtout ne le prenez pasvous-même. Pour cela, n’oubliez jamais qu’on peut tromper ou êtretrompé de bien des façons. Je ne vous en rappellerai que sixprincipales, parce qu’elles sont les sources d’où dérivent toutesles autres.

La première consiste dans la marche destroupes

La deuxième, dans leurs différentsarrangements.

La troisième, dans leur position dans deslieux bourbeux.

La quatrième, dans leur désordre.

La cinquième, dans leur dépérissement.

Et la sixième, dans leur fuite.

Un général qui recevrait quelque échec, fautede ces connaissances, aurait tort d’accuser le Ciel de sonmalheur ; il doit se l’attribuer tout entier.

Si celui qui est à la tête des armées négligede s’instruire à fond de tout ce qui a rapport aux troupes qu’ildoit mener au combat et à celles qu’il doit combattre ; s’ilne connaît pas exactement le terrain où il est actuellement, celuioù il doit se rendre, celui où l’on peut se retirer en cas demalheur, celui où l’on peut feindre d’aller sans avoir d’autreenvie que celle d’y attirer l’ennemi, et celui où il peut êtreforcé de s’arrêter, lorsqu’il n’aura pas lieu de s’yattendre ; s’il fait mouvoir son armée hors de propos ;s’il n’est pas instruit de tous les mouvements de l’armée ennemieet des desseins qu’elle peut avoir dans la conduite qu’elletient ; s’il divise ses troupes sans nécessité, ou sans y êtrecomme forcé par la nature du lieu où il se trouve, ou sans avoirprévu tous les inconvénients qui pourraient en résulter, ou sansune certitude de quelque avantage réel de cette dispersion ;s’il souffre que le désordre s’insinue peu à peu dans son armée, ousi, sur des indices incertains, il se persuade trop aisément que ledésordre règne dans l’armée ennemie, et qu’il agisse enconséquence ; si son armée dépérit insensiblement, sans qu’ilse mette en devoir d’y apporter un prompt remède ; un telgénéral ne peut être que la dupe des ennemis, qui lui donneront lechange par des fuites étudiées, par des marches feintes, et par untotal de conduite dont il ne saurait manquer d’être la victime.

Les maximes suivantes doivent vous servir derègles pour toutes vos actions.

Si votre armée et celle de l’ennemi sont à peuprès en nombre égal et d’égale force, il faut que des dix partiesdes avantages du terrain vous en ayez neuf pour vous ; metteztoute votre application, employez tous vos efforts et toute votreindustrie pour vous les procurer. Si vous les possédez, votreennemi se trouvera réduit à n’oser se montrer devant vous et àprendre la fuite dès que vous paraîtrez ; ou s’il est assezimprudent pour vouloir en venir à un combat, vous le combattrezavec l’avantage de dix contre un. Le contraire arrivera si, parnégligence ou faute d’habileté, vous lui avez laissé le temps etles occasions de se procurer ce que vous n’avez pas.

Dans quelque position que vous puissiez être,si pendant que vos soldats sont forts et pleins de valeur, vosofficiers sont faibles et lâches, votre armée ne saurait manquerd’avoir le dessous ; si, au contraire, la force et la valeurse trouve uniquement renfermées dans les officiers, tandis que lafaiblesse et la lâcheté domineront dans le cœur des soldats, votrearmée sera bientôt en déroute ; car les soldats pleins decourage et de valeur ne voudront pas se déshonorer ; ils nevoudront jamais que ce que des officiers lâches et timides nesauraient leur accorder, de même des officiers vaillants etintrépides seront à coup sûr mal obéis par des soldats timides etpoltrons.

Si les officiers généraux sont faciles às’enflammer, et s’ils ne savent ni dissimuler ni mettre un frein àleur colère, quel qu’en puisse être le sujet, ils s’engagerontd’eux-mêmes dans des actions ou de petits combats dont ils ne setireront pas avec honneur, parce qu’ils les auront commencés avecprécipitation, et qu’ils n’en auront pas prévu les inconvénients ettoutes les suites ; il arrivera même qu’ils agiront contrel’intention expresse du général, sous divers prétextes qu’ilstâcheront de rendre plausibles ; et d’une action particulièrecommencée étourdiment et contre toutes les règles, on en viendra àun combat général, dont tout l’avantage sera du côté de l’ennemi.Veillez sur de tels officiers, ne les éloignez jamais de voscôtés ; quelques grandes qualités qu’ils puissent avoird’ailleurs, ils vous causeraient de grands préjudices, peut-êtremême la perte de votre armée entière.

Si un général est pusillanime, il n’aura pasles sentiments d’honneur qui conviennent à une personne de sonrang, il manquera du talent essentiel de donner de l’ardeur auxtroupes ; il ralentira leur courage dans le temps qu’ilfaudrait le ranimer ; il ne saura ni les instruire ni lesdresser à propos ; il ne croira jamais devoir compter sur leslumières, la valeur et l’habileté des officiers qui lui sontsoumis, les officiers eux-mêmes ne sauront à quoi s’en tenir ;il fera faire mille fausses démarches à ses troupes, qu’il voudradisposer tantôt d’une façon et tantôt d’une autre, sans suivreaucun système, sans aucune méthode ; il hésitera sur tout, ilne se décidera sur rien, partout il ne verra que des sujets decrainte ; et alors le désordre, et un désordre général,régnera dans son armée.

Si un général ignore le fort et le faible del’ennemi contre lequel il a à combattre, s’il n’est pas instruit àfond, tant des lieux qu’il occupe actuellement que de ceux qu’ilpeut occuper suivant les différents événements, il lui arriverad’opposer à ce qu’il y a de plus fort dans l’armée ennemie ce qu’ily a de plus faible dans la sienne, à envoyer ses troupes faibles etaguerries contre les troupes fortes, ou contre celles qui n’ontaucune considération chez l’ennemi, à ne pas choisir des troupesd’élite pour son avant-garde, à faire attaquer par où il nefaudrait pas le faire, à laisser périr, faute de secours, ceux dessiens qui se trouveraient hors d’état de résister, à se défendremal à propos dans un mauvais poste, à céder légèrement un poste dela dernière importance ; dans ces sortes d’occasions ilcomptera sur quelque avantage imaginaire qui ne sera qu’un effet dela politique de l’ennemi, ou bien il perdra courage après un échecqui ne devrait être compté pour rien. Il se trouvera poursuivi sanss’y être attendu, il se trouvera enveloppé. On le combattravivement, heureux alors s’il peut trouver son salut dans la fuite.C’est pourquoi, pour en revenir au sujet qui fait la matière de cetarticle, un bon général doit connaître tous les lieux qui sont ouqui peuvent être le théâtre de la guerre, aussi distinctement qu’ilconnaît tous les coins et recoins des cours et des jardins de sapropre maison.

J’ajoute dans cet article qu’une connaissanceexacte du terrain est ce qu’il y a de plus essentiel parmi lesmatériaux qu’on peut employer pour un édifice aussi important à latranquillité et à la gloire de État Ainsi un homme, que lanaissance où les événements semblent destiner à la dignité degénéral, doit employer tous ses soins et faire tous ses effortspour se rendre habile dans cette partie de l’art des guerriers.

Avec une connaissance exacte du terrain, ungénéral peut se tirer d’affaire dans les circonstances les pluscritiques. Il peut se procurer les secours qui lui manquent, ilpeut empêcher ceux qu’on envoie à l’ennemi ; il peut avancer,reculer et régler toutes ses démarches comme il le jugera àpropos ; il peut disposer des marches de son ennemi et faire àson gré qu’il avance ou qu’il recule ; il peut le harcelersans crainte d’être surpris lui-même ; il peut l’incommoder demille manières, et parer de son côté à tous les dommages qu’onvoudrait lui causer. Calculer les distances et les degrés dedifficulté du terrain, c’est contrôler la victoire. Celui quicombat avec la pleine connaissance de ces facteurs est certain degagner ; il peut enfin finir ou prolonger la campagne, selonqu’il le jugera plus expédient pour sa gloire ou pour sesintérêts.

Vous pouvez compter sur une victoire certainesi vous connaissez tous les tours et tous les détours, tous leshauts et les bas, tous les allants et les aboutissants de tous leslieux que les deux armées peuvent occuper, depuis les plus prèsjusqu’à ceux qui sont les plus éloignés, parce qu’avec cetteconnaissance vous saurez quelle forme il sera plus à propos dedonner aux différents corps de vos troupes, vous saurez sûrementquand il sera à propos de combattre ou lorsqu’il faudra différer labataille, vous saurez interpréter la volonté du souverain suivantles circonstances, quels que puissent être les ordres que vous enaurez reçus ; vous le servirez véritablement en suivant voslumières présentes, vous ne contracterez aucune tache qui puissesouiller votre réputation, et vous ne serez point exposé à périrignominieusement pour avoir obéi.

Un général malheureux est toujours un généralcoupable.

Servir votre prince, faire l’avantage de Étatet le bonheur des peuples, c’est ce que vous devez avoir envue ; remplissez ce triple objet, vous avez atteint lebut.

Dans quelque espèce de terrain que vous soyez,vous devez regarder vos troupes comme des enfants qui ignorent toutet qui ne sauraient faire un pas ; il faut qu’elles soientconduites ; vous devez les regarder, dis-je, comme vos propresenfants ; il faut les conduire vous-même. Ainsi, s’il s’agitd’affronter les hasards, que vos gens ne les affrontent pas seuls,et qu’ils ne les affrontent qu’à votre suite. S’il s’agit demourir, qu’ils meurent, mais mourez avec eux.

Je dis que vous devez aimer tous ceux qui sontsous votre conduite comme vous aimeriez vos propres enfants. Il nefaut pas cependant en faire des enfants gâtés ; ils seraienttels, si vous ne les corrigiez pas lorsqu’ils méritent de l’être,si, quoique plein d’attention, d’égards et de tendresse pour eux,vous ne pouviez pas les gouverner, ils se montreraient insoumis etpeu empressés à répondre à vos désirs.

Dans quelque espèce de terrain que vous soyez,si vous êtes au fait de tout ce qui le concerne, si vous savez mêmepar quel endroit il faut attaquer l’ennemi, mais si vous ignorezs’il est actuellement en état de défense ou non, s’il est disposé àvous bien recevoir, et s’il a fait les préparatifs nécessaires àtout événement, vos chances de victoire sont réduites demoitié.

Quoique vous ayez une pleine connaissance detous les lieux, que vous sachiez même que les ennemis peuvent êtreattaqués, et par quel côté ils doivent l’être, si vous n’avez pasdes indices certains que vos propres troupes peuvent attaquer avecavantage, j’ose vous le dire, vos chances de victoire sont réduitesde moitié.

Si vous êtes au fait de l’état actuel des deuxarmées, si vous savez en même temps que vos troupes sont en étatd’attaquer avec avantage, et que celles de l’ennemi leur sontinférieures en force et en nombre, mais si vous ne connaissez pastous les coins et recoins des lieux circonvoisins, vous ne saurezs’il est invulnérable à l’attaque ; je vous l’assure, voschances de victoire sont réduites de moitié.

Ceux qui sont véritablement habiles dans l’artmilitaire font toutes leurs marches sans désavantage, tous leursmouvements sans désordre, toutes leurs attaques à coup sûr, toutesleurs défenses sans surprise, leurs campements avec choix, leursretraites par système et avec méthode ; ils connaissent leurspropres forces, ils savent quelles sont celles de l’ennemi, ilssont instruits de tout ce qui concerne les lieux.

Donc je dis : Connais toi toi-même,connais ton ennemi, ta victoire ne sera jamais mise en danger.Connais le terrain, connais ton temps, ta victoire sera alorstotale.

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