La Ceinture empoisonnée

Chapitre 4Journal d’une agonie

Hâtivement tracés au haut de la page blanchede mon carnet, comme ces mots me semblent étranges ! Maisn’est-il pas plus étrange encore que ce soit moi qui les aieécrits : moi, Edward Malone, qui me trouvais il n’y a pas plusde douze heures dans mon meublé de Streatham, et qui n’avais pas lamoindre idée des événements que cette journée allait apporter aumonde ? Je reprends par le début l’enchaînement descirconstances : mon entrevue avec McArdle, la lettre d’alertede Challenger au Times, cet absurde voyage dans le train,l’agréable déjeuner, la catastrophe… Et maintenant voici que,seuls, nous nous attardons sur une planète abandonnée. Notre destinest inéluctable. Je puis considérer ces lignes, que je rédige envertu d’une sorte d’habitude professionnelle mécanique et quepersonne ne lira jamais, comme les paroles d’un homme déjà mort. Jeme tiens en effet juste sur la ligne de démarcation au-delà delaquelle la mort a fait le vide sur la terre. Je me rappelleChallenger disant que le vrai drame consisterait à survivre à toutce qui est noble, grand et beau : comme il avait raison !Mais de survivre il ne saurait être question : déjà notredeuxième bouteille d’oxygène touche à sa fin. À une minute prèsnous pouvons calculer le misérable temps qu’il nous reste àvivre.

Nous venons d’être gratifiés, pendant un quartd’heure, d’une conférence de Challenger ; il était si excitéqu’il rugissait et soufflait comme s’il s’adressait à son vieilauditoire sceptique du Queen’s Hall. De fait, c’était une bizarreassistance qui écoutait sa harangue : sa femme, acquised’avance à des propos qu’elle ne comprenait pas ; Summerlee,assis dans l’ombre, maussade, disposé à la critique, maisintéressé ; lord John, paresseusement allongé dans un coin etvaguement exaspéré ; moi enfin, à côté de la fenêtre etregardant la scène avec autant d’attention que de détachement,comme s’il s’agissait d’un rêve ou de quelque chose ne qui meconcernait pas personnellement. Challenger s’était assis devant latable du milieu ; la torche électrique faisait briller unelame sous le microscope qu’il était allé chercher dans son cabinetde toilette. Le petit cercle de lumière blanche que diffusait lemiroir divisait sa rude figure barbue en deux parties : l’unebien éclairée, l’autre plongée dans l’ombre. Depuis longtemps, ilavait travaillé sur les formes les plus inférieures de la vie, etce qui l’excitait prodigieusement pour l’instant c’était que sur laplaque préparée la veille, il venait de découvrir qu’une amibeétait encore en vie.

– Regardez vous-mêmes ! Summerlee,voulez-vous satisfaire votre curiosité ? Malone, je vous priede vérifier ce que je dis… Les petites choses fuselées au centresont des diatomées ; on peut ne pas en tenir compte, car cesont probablement des végétaux plutôt que des animaux. Mais àdroite vous verrez une amibe véritable qui se déplace lentement àtravers le champ. La vis du haut règle parfaitement. Regardez,regardez vous-mêmes !

Summerlee avait obéi, puis confirmé. À montour, je m’étais penché et j’avais aperçu une petite créature quibougeait dans le champ éclairé. Lord John, lui, de son coin, nousfaisait confiance :

– Je ne me casserai sûrement pas la tête poursavoir si elle est morte ou en vie ! Nous n’avons jamais étéprésentés l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Pourquoi prendrais-jedonc son sort à cœur ? Je ne pense pas que cette jeunepersonne se tracasse grandement pour notre santé !

J’avais éclaté de rire ; Challengerm’avait lancé un coup d’œil glacé, méprisant.

– La légèreté des semi-éduqués fait plusd’obstruction à la science que la stupidité des ignorants. Si lordJohn Roxton daignait condescendre…

– George, mon chéri, ne sois pas aussiirascible ! avait murmuré Mme Challenger enposant sa main légère sur la crinière noire qui retombait sur lemicroscope. Qu’importe si l’amibe est morte ou vivante !

– Il importe beaucoup !

– Bon. Nous vous écoutons donc,Challenger ! avait lancé lord John avec bonne humeur. Pourquoine pas parler de cette amibe plutôt que de n’importe quoi ? Sivous pensez que j’ai été trop désinvolte à l’égard de cette petitebête, ou que je l’ai blessée dans ses sentiments les plus intimes,je lui présente mes excuses !

– Pour ma part, avait observé Summerlee sur unton disputeur, je ne discerne pas pourquoi vous attachez une sigrande importance au fait que cette amibe soit en vie. Elle estdans la même atmosphère que nous, et le poison n’agit pas sur elle.Si elle était hors de cette chambre, elle serait morte, comme toutspécimen de la vie animale.

« Ah ! si je pouvais peindre levisage arrogant, suffisant, de Challenger répondant à soncollègue ! »

– Vos remarques, mon bon Summerlee, prouventque vous appréciez imparfaitement la situation. Ce spécimen a étépréparé hier, et la plaque est absolument étanche, hermétiquementfermée. Notre oxygène n’y rentre pas. Mais l’éther, naturellement,l’a pénétrée comme il pénètre tout dans l’univers. Cependant,l’amibe a survécu au poison. D’où nous pouvons inférer que toutesles amibes hors de cette pièce, au lieu d’être mortes comme vousl’aviez faussement affirmé, ont réellement survécu à lacatastrophe.

– Oui, hé bien ! même maintenant, je nevois pas qu’il y ait de quoi crier : « Hip !hip ! hurrah ! » s’était étonné lord John. Quelleest l’importance de votre déduction ?

– Oh ! cela signifie simplement que lemonde vit et n’est pas mort. Si vous êtes doué d’un peud’imagination scientifique, projetez votre esprit dans letemps : dans quelques millions d’années, et quelques millionsd’années ne sont rien dans le flux des âges, le monde regorgeraencore d’une vie animale et végétale dont la source aura été cetteminuscule amibe. Avez-vous déjà vu un feu de prairie ? Lesflammes dévorent à la surface du sol toute trace d’herbe ou deplante jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus qu’une étendue noircie.Vous pourriez croire que ce désert sera toujours un désert ?Non : les racines sont demeurées ; et quand vous passezpar là quelques années plus tard, vous cherchez en vain les grandescicatrices noires. Hé bien ! ici, dans cette bête minuscule,existent les racines à partir de quoi se développera le mondeanimal ; et certainement il effacera de cette planète toutesles traces de la catastrophe qui nous intéresse.

– Prodigieusement passionnant ! avaitponctué lord John en se décidant à regarder dans le microscope.Quand je pense que c’est cette amusante bestiole qui sera accrochéenuméro un parmi les portraits de famille… Elle a un gros bouton deplastron sur sa chemise, hein ! Challenger ?

– L’objet noir est son noyau.

Challenger avait pris l’air d’une gouvernantequi apprend l’alphabet à un bébé.

– Eh bien ! je ne me sens plus siseul ! Au moins en dehors de nous il y a quelqu’un d’autre quivit sur cette terre ! avait soupiré lord John.

Mais Summerlee était intervenu :

– Vous paraissez tenir pour garanti,Challenger, que le monde a été créé dans le seul dessein deproduire et de maintenir la vie humaine.

Toujours écarlate dès qu’il subodorait lamoindre contradiction, Challenger avait lancé :

– Naturellement ! Mais vous, monsieur,quel autre dessein me suggérez-vous ?

– Il m’arrive de penser que c’est uniquementle monstrueux orgueil de l’humanité qui l’incite à croire que toutce théâtre a été dressé pour sa propre exhibition.

– Là-dessus nous ne pouvons pas êtredogmatiques ; mais en laissant de côté ce que vous avez appeléun orgueil monstrueux, nous avons sûrement le droit de dire que lavie humaine constitue la chose la plus élevée dans l’ordrenaturel.

– La plus haute de celles dont nous avonsconnaissance.

– Cela va sans dire, monsieur !

– Pensez aux millions et probablement auxmilliards d’années pendant lesquelles la terre s’est balancée videdans l’espace… ou, sinon tout à fait vide, du moins vide de lamoindre trace de l’espèce humaine. Pensez à notre planète, lavéepar la pluie, roussie par le soleil, balayée par le vent pendantdes siècles innombrables. C’est seulement hier, dans le tempsgéologique, que l’homme est venu à l’existence. Pourquoi donc tenirpour certain que toute cette préparation formidable a été ordonnéepour son seul bénéfice ?

– Alors pour qui, ou pour quoi ?

Summerlee avait haussé les épaules pourrépondre :

– Comment le dire ? Pour une raison quinous échappe, l’homme peut avoir été un simple accident, unsous-produit élaboré dans le processus. C’est comme si l’écume surla surface de la mer s’imaginait que l’océan était créé pour laproduire et la maintenir ; ou comme si une souris dans unecathédrale croyait que la cathédrale avait été édifiée pour luiservir de résidence.

J’ai pris en note les mots mêmes de leurdiscussion ; mais voici qu’elle dégénère en une disputebruyante ; de chaque côté on use d’un jargon scientifiqueplutôt polysyllabique… Sans doute est-ce un privilège qued’entendre de tels cerveaux débattre des problèmesessentiels ; mais comme ils ne sont jamais d’accord, desauditeurs aussi simplets que lord John et moi ne retirent pas decette joute grand-chose de positif. Ils se neutralisent l’unl’autre, et nous ne sommes pas plus avancés qu’avant. Maintenant,le tumulte des voix s’est apaisé ; Summerlee s’est mis en rondsur son fauteuil ; Challenger manie les vis de son microscopetout en poussant un sourd grognement inarticulé : la mer aprèsla tempête. Lord John s’approche de moi, et nous regardons tous lesdeux dans la nuit.

La lune est pâle. C’est une nouvelle lune. Ladernière que contemplent des yeux d’homme. Les étoiles brillentavec éclat. Même sur notre plateau de l’Amérique du Sud, je ne lesavais pas vues scintiller davantage dans l’air pur. Peut-être lamodification de l’éther affecte-t-elle la lumière ? Le bûcherfunéraire de Brighton brûle encore. Dans le ciel occidental, jevois une très lointaine tache rouge : elle indique que quelquechose ne va pas à Arundel, ou à Chichester, à moins que ce ne soità Portsmouth. Je m’assieds, observe, et, de temps à autre, jeprends une note sur mon carnet. Une douce mélancolie règne dehors.La jeunesse, la beauté, la chevalerie, l’amour… tout cela est-ilterminé ? La terre, sous la lumière des étoiles, ressemble àun pays imaginaire de paix et de tendresse. Qui supposerait qu’ellen’est plus qu’un terrible Golgotha jonché de corps ?…Brusquement, je me mets à rire.

– Hello ! bébé, me dit lord John medévisageant avec surprise. Il est toujours bon de rire en depareils moments. Pourrais-je partager votre joie ?

– J’étais en train de réfléchir aux grandsproblèmes qui n’ont pas été résolus, répondis-je. Les problèmes surlesquels nous avons tant travaillé et médité. Pensez, par exemple,à la compétition entre Anglais et Allemands, ou aux questionsintéressant le Moyen-Orient. Qui aurait pu prévoir, alors que nousnous excitions là-dessus, qu’ils allaient recevoir une solutiond’éternité ?

Nous redevenons silencieux. Je me doute quechacun d’entre nous reporte ses pensées sur ses amis déjà privés devie. Mme Challenger sanglote paisiblement, et sonmari lui parle à l’oreille. Mon esprit fait le tour des gens lesplus divers, et je me les représente couchés, rigides et blancscomme le pauvre Austin dans la cour. McArdle par exemple… Je saisexactement où il est tombé : il a la tête sur son bureau, unemain sur le téléphone. Beaumont, le directeur du journal, est mortlui aussi ; je suppose qu’il gît sur le tapis de Turquie bleuet rouge qui ornait son sanctuaire. Et mes camarades du reportage,eux également, sont étendus dans la salle des informations,Macdona, et Murray, et Bond. Certainement ils sont morts à leurposte, avec des feuillets noircis de détails, d’impressionspersonnelles. Je les vois courant l’un chez les médecins, l’autre àWestminster, et le troisième à Saint Paul. Ils ont dû fermer lesyeux sur un extraordinaire panorama de manchettes : suprêmevision destinée à immortaliser en encre d’imprimerie des articlesque personne ne lira jamais ! J’imagine Macdona parmi lesmédecins :

LA FACULTÉ NE DÉSESPÈRE PAS

INTERVIEW DE M. SOLEY WILSON, LE CÉLÈBRE SPÉCIALISTEPROCLAME :

NE VOUS DÉCOURAGEZ JAMAIS !

« Notre envoyé spécial a trouvél’éminent savant assis sur le toit où il s’était réfugié pouréviter la foule des malades terrifiés qui avaient envahi sa maison.D’une façon qui montrait clairement qu’il avait pleinement réalisél’immense gravité de l’heure, le fameux physicien a refuséd’admettre que toute porte était fermée àl’espérance. »

Voilà comment Macdona commencerait son papier.Et puis il y avait Bond. Lui se serait sans doute rendu à SaintPaul. Il se croyait un littéraire de première force. Mon Dieu, quelbeau sujet pour lui !

« Debout dans la petite galerie sousle dôme, je contemple à mes pieds cette masse serrée d’humanité audésespoir qui se traîne à son dernier instant devant une puissancequ’elle a ignorée avec tant de persistance ; de la fouleagenouillée s’élève jusqu’à mes oreilles un tel gémissement sourdde supplications et d’effroi, un tel cri pour appeler l’inconnu ausecours… etc. »

Oui, ç’avait dû être une belle fin pour unreporter ! Mais comme moi-même il avait amassé des trésorsinutilisables. Qu’est-ce que Bond ne donnerait pas, le pauvre type,pour voir « J. H. B. » au bas d’un articlepareil !

Que suis-je en train de radoter !J’essaie simplement de tuer le temps.Mme Challenger s’est rendue dans le cabinet detoilette, et le professeur nous dit qu’elle dort sur le lit derepos. Lui, devant la table du milieu, il prend des notes, compulsedes livres aussi calmement que s’il avait devant lui des années detravail tranquilles. Il écrit avec une plume très grinçante quidonne l’impression de cracher du mépris à tous ceux qui ne seraientpas d’accord avec lui.

Summerlee s’est enfoncé dans sonfauteuil ; périodiquement, il nous gratifie d’un ronflementspécialement exaspérant. Lord John est allongé sur le dos ; ila fermé les yeux et il a enfoncé les mains dans ses poches. Commentdes gens peuvent-ils dormir dans de telles circonstances ?Voilà qui dépasse l’imagination !

Trois heures et demie. Je viens de meréveiller en sursaut. Il était onze heures cinq quand j’ai écrit ledernier feuillet. Je me rappelle avoir remonté ma montre et regardél’heure. J’ai donc gaspillé près de cinq heures sur le petit délaide grâce qui nous est imparti. Qui l’aurait cru ? Mais je mesens beaucoup plus dispos, en pleine forme pour mon destin… À moinsque je n’essaie de me persuader que je le suis. Et pourtant, plusun homme se porte bien, plus est fort son courant vital, et plus ildevrait répugner à mourir. Comme la nature est sage etgénéreuse ! C’est d’habitude par quantité de petites tractionsimperceptibles qu’elle lève l’ancre qui retient l’homme à laterre.

Mme Challenger est toujoursdans le cabinet de toilette. Challenger s’est endormi sur sachaise. Quel tableau ! Sa charpente énorme s’appuie contre ledossier, ses grosses mains velues se croisent sur son gilet, satête est tellement penchée en arrière qu’au-dessus du col je nedistingue que la luxuriance d’une barbe hirsute. La vibration deses propres ronflements le secoue ; il ronfle en basse sonore,et Summerlee l’accompagne occasionnellement en ténorisant. LordJohn est également endormi ; il a roulé son long corps sur lecôté. Les premières lueurs froides de l’aube rampent dans lapièce ; tout est gris et triste.

Je surveille le lever du soleil, ce fatallever de soleil qui éclairera un monde dépeuplé. La race humainen’est plus. Un seul jour a suffi pour son extinction. Mais lesplanètes continuent leurs révolutions, les marées de monter et dedescendre. Le vent chuchote toujours. La nature tout entièrepoursuit son œuvre jusque, à ce qu’il paraît, dans l’amibe même. Enbas, dans la cour, Austin est allongé ; ses membres s’étalentsur le sol ; sa figure est blanchie par la lumière del’aurore ; de sa main inerte dépasse encore le tuyaud’arrosage. En vérité, l’espèce humaine se trouve caricaturée dansl’image mi-grotesque mi-pathétique de cet homme qui gît pourtoujours à côté du moteur qu’il avait l’habitude de commander.

Ici se terminent les notes que j’ai écrites àl’époque. Depuis, les événements ont été trop rapides et troppoignants pour me permettre de poursuivre ma rédaction. Ma mémoireles a cependant si bien enregistrés qu’aucun détail ne seraomis.

Une certaine douleur dans ma gorge m’a faitregarder les bouteilles d’oxygène, et j’ai été bouleversé par ceque j’ai vu. Le sablier de nos vies était très bas. À un momentdonné, pendant la nuit, Challenger avait ouvert le quatrièmecylindre, et celui-ci présentait des signes sensibles d’épuisement.Un horrible sentiment, celui de manquer d’air, m’étouffait. J’aitraversé la chambre et j’ai dévissé notre dernière bouteille.Lorsque j’ai touché l’écrou, un remords de conscience m’atenaillé : en effet, si je retenais ma main, ils mourraienttous pendant leur sommeil. Mais toute hésitation a été bannie quandj’ai entendu Mme Challenger qui criait du cabinetde toilette :

– George ! George ! J’étouffe…

– Ne vous inquiétez pas, madameChallenger ! Je mets en route une nouvelle réserve.

Les autres avaient sursauté, s’étaient levés.Dans un moment aussi terrible, je n’ai pu m’empêcher de sourire enregardant Challenger qui, tiré du sommeil, enfonçait un gros poingvelu dans chaque œil et ressemblait à un énorme bébé barbu.Summerlee frissonnait comme un homme pris d’une crise depaludisme : en s’éveillant, il s’était rendu compte de notresituation, et la peur avait pris le dessus sur le stoïcisme dusavant. Quant à lord John, il était aussi frais et dispos que s’ilse préparait à une matinée de chasse.

– Cinquième et dernière ! a-t-il commencéen regardant la bouteille. Dites, bébé, ne venez pas me raconterque vous avez écrit sur ces feuillets vos impressionsanthumes ?

– Juste quelques notes, pour passer lanuit.

– Seigneur ! Il n’y a qu’un Irlandaispour avoir fait cela. Et quand je pense qu’il vous faudra attendreque petite amibe devienne grande pour que vous ayez un lecteur…Alors, Herr Professor, quelles sont lesperspectives ?

Challenger contemplait les grands voiles dubrouillard matinal, ils flottaient sur le paysage. Par endroits, lacolline boisée surgissait au-dessus de cette mer de coton pourdessiner des îles en forme de cône.

– On dirait un suaire, a murmuréMme Challenger, qui était entrée vêtue d’une robede chambre. Te rappelles-tu ta chanson favorite, George ?« Le vieux frappe pour sortir, le neuf frappe pourentrer. » Elle était prophétique ! Mais vous grelottez,mes pauvres chers amis ! Moi, j’ai eu chaud toute la nuit sousun édredon, et vous, vous avez gelé sur vos chaises…Attendez ! Je vais vous remettre d’aplomb.

La courageuse petite femme a disparu dans lecabinet de toilette, et bientôt nous avons entendu une bouilloirechanter : elle nous préparait cinq tasses de chocolatfumant.

« Buvez ! nous a-t-elle dit. Vousvous sentirez mieux.

Après avoir bu, Summerlee a demandél’autorisation d’allumer sa pipe, et nous des cigarettes. Histoirede calmer nos nerfs, je crois. Mais nous avons commis uneerreur : dans cette pièce à l’air raréfié, l’atmosphère estvite devenue irrespirable. Challenger a dû mettre en marche leventilateur.

– Encore combien de temps, Challenger ? ainterrogé lord John.

– Trois heures au maximum ! a répondu leprofesseur en haussant les épaules.

– Je m’attendais à avoir très peur, a ditMme Challenger, mais plus l’échéance approche, pluselle me semble facile. Ne penses-tu pas que nous devrions prier,George ?

– Prie, ma chérie, prie si tu veux ! atrès doucement murmuré le gros homme. Nous avons tous notre manièrepersonnelle de prier. La mienne consiste à accepter totalement ceque m’envoie le destin : une acceptation joyeuse. La religionla plus haute et la science la plus haute s’accordent, selon moi,sur ce point.

Summerlee, par-dessus sa pipe, a protesté engrognant :

– Mon attitude mentale à moi, n’a rien d’unacquiescement, et moins encore d’une acceptation joyeuse. Je mesoumets parce que je ne peux pas faire autrement. J’avoue quej’aurais été content de vivre une année de plus pour achever maclassification des fossiles crayeux.

– Cet inachèvement est peu de chose, arépliqué Challenger, bouffi de suffisance, à côté du fait que monmagnum opus, L’Échelle de la vie, n’en est qu’aux premiersbarreaux. Mon cerveau, mon expérience, ma culture… en bref tout cequi est moi devait être condensé dans ce livre historique. Etpourtant, voyez-vous, j’accepte.

– Je pense que nous laissons tous quelquechose d’inachevé, a dit lord John. Qu’est-ce que vous laissezderrière vous, bébé ?

– J’avais commencé un recueil de poèmes.

– Eh bien ! au moins le monde a échappé àcela ! En cherchant bien, on trouve toujours une compensationà tout.

– Et vous ? ai-je demandé.

– Moi ? Ma maison était prête, proprecomme un sou neuf. Et j’avais promis à Merivale de l’accompagner auprintemps dans le Tibet pour chasser le léopard des neiges. Maisc’est pour vous, madame Challenger, que les regrets doivent êtreles plus lourds : vous veniez juste d’aménager cette charmantemaison !

– Ma maison est là où est George. Ah !que ne donnerais-je pas pour que nous fassions ensemble unedernière promenade dans nos dunes, à l’air frais dumatin !

Nos cœurs ont fait écho à ses paroles. Lesoleil avait percé le voile de brouillards ; tout le paysageétait baigné d’or. Pour nous qui étions assis dans notre sombreatmosphère empoisonnée, cette campagne riche, glorieuse, nette,rafraîchie par le vent, était un rêve de beauté. Nous avionsapproché nos chaises de la fenêtre et nous étions assis endemi-cercle. L’air s’alourdissait. Il me semblait que les ombres dela mort s’étendaient au-dessus de nous, prêtes à nousenvelopper ; un rideau invisible se refermait progressivementsur les derniers hommes de la terre.

Lord John, après avoir fait une longueaspiration, a lancé :

– Cette bouteille n’a pas l’air de vouloirdurer bien longtemps, hein ?

– Son contenu est variable, a réponduChallenger. Il varie suivant la pression et le soin avec lesquelsla bouteille a été remplie. Je suis de votre avis, Roxton :celle-ci me semble défectueuse.

– Alors nous allons être privés d’une heure devie ?

C’était Summerlee qui avait parlé. D’une voixaigre, il ajoutait aussitôt :

« Voilà une excellente illustrationfinale de l’époque sordide où nous avons vécu. Hé bien !Challenger, si vous désirez étudier les phénomènes subjectifs de ladissolution physique, votre heure est arrivée !

Challenger s’est tourné vers safemme :

– Assieds-toi sur le tabouret, contre mesgenoux, et donne-moi ta main… Je pense, mes amis, qu’il vaudraitmieux ne pas prolonger notre séjour dans cette atmosphèreinsupportable… Tu ne le désires pas, n’est-ce pas machérie ?

Mme Challenger a poussé unbref gémissement et a caché son visage contre la jambe de sonmari.

– J’ai vu des gens qui se baignaient l’hiverdans la Serpentine, a dit lord John. Quand tout le monde y est, ilreste toujours au bord une ou deux personnes qui grelottent defroid et qui envient ceux qui sont déjà dans l’eau. Ce sont lesderniers qui souffrent le plus. Moi, je suis pour le grandplongeon ; j’en ai assez !

– Vous voudriez ouvrir la fenêtre et affronterl’éther ?

– Je préfère le poison à l’asphyxie.

Summerlee, d’un signe de tête, a manifestéqu’il était, à contrecœur, d’accord. Et puis il a tendu sa main àChallenger :

– Nous avons eu nos querelles, maisoublions-les. D’ailleurs nous étions de bons amis, et nous nousrespections l’un l’autre en dépit des apparences, n’est-cepas ? Adieu !

– Adieu, bébé ! s’est écrié lord John.Mais le papier est bien collé, vous ne pourrez pas ouvrir lafenêtre !

Challenger s’est baissé vers sa femme ;il l’a relevée et maintenu serrée contre sa poitrine : elleavait passé ses bras autour de son cou.

– Malone, donnez-moi cette lunetted’approche ! m’a-t-il dit avec gravité !

Je la lui ai tendue.

« Entre les mains de la puissance quinous a créés, nous nous remettons !

Il avait crié ces derniers mots d’une voixtonnante, avant de jeter la lunette dans la fenêtre ; lesvitres se sont fracassées. Sur nos figures empourprées, alors quetintait encore le verre en miettes, le souffle sain du vent estpassé, frais et doux.

Je ne sais pas combien de temps nous sommesdemeurés assis dans un silence stupéfait. Puis, comme dans unsonge, j’ai entendu Challenger hurler :

« Les conditions normales sontrevenues ! Le monde s’est libéré de sa ceintureempoisonnée ! Mais de toute l’humanité, nous sommes les seulssurvivants !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer