La Ceinture empoisonnée

Chapitre 5Le monde est mort

Je nous revois encore, assis sur nos chaises,respirant à pleins poumons cette brise du sud-ouest rafraîchie parla mer, qui agitait les rideaux de mousseline et baignait dedouceur nos visages congestionnés. Je me demande combien de tempsnous sommes restés ainsi ! Plus tard, nous n’avons jamais punous accorder sur ce détail essentiel. Nous étions émerveillés,étourdis, à demi conscients. Nous avions raidi nos forces pourmourir, mais ce fait inattendu, effrayant – ne devions-nous pascontinuer à vivre après avoir survécu à la disparition de notreespèce ? – nous avait assommés ; nous étions knock-outés.Puis, progressivement, le mécanisme arrêté s’est remis en marche,les navettes de notre mémoire ont recommencé à courir dans notretête ; les idées se sont à nouveau ébranlées. Avec unelucidité aiguë, impitoyable, nous avons vu les relations entre lepassé, le présent et l’avenir, la vie qui avait été la nôtre, lavie qui nous attendait. Nos yeux échangeaient la même impressionmuette. Au lieu de la joie qui aurait dû nous envahir, nous étionssubmergés par une tristesse affreuse. Tout ce que nous avions aimésur la terre avait été emporté dans le grand océan inconnu, et nousdemeurions seuls sur l’île déserte de ce monde, privés d’amis,d’espoirs, d’ambitions. Encore quelques années à nous traîner commedes chacals parmi les tombeaux de l’humanité, puis surviendraitnotre fin retardée mais solitaire.

– C’est affreux, George ! Terrible, monchéri ! s’est écriée Mme Challenger enéclatant en sanglots. Si seulement nous étions morts avec lesautres ! Oh ! pourquoi nous as-tu sauvés ? J’ail’impression que c’est nous les morts, et que les autresvivent.

Challenger a posé sa grosse patte velue sur lamain suppliante de sa femme, mais en même temps ses sourcils secontractaient sous un effort de réflexion. J’avais déjà remarquéque lorsqu’elle avait un chagrin elle tendait toujours ses mainsvers lui, telle une enfant vers sa mère. Challenger s’est enfindécidé à parler :

– Je ne suis pas fataliste au point de nejamais me révolter, mais j’ai découvert jadis que la sagesse laplus haute consistait à accepter les faits.

Il s’était exprimé avec lenteur, et sa voixsonore avait laissé percer une pointe sentimentale.

– Je n’accepte pas, moi ! a rétorquéSummerlee avec fermeté.

– Je ne vois pas que votre acceptation ouvotre refus importe davantage qu’une poignée d’épingles, a objectélord John. Les faits sont là. Que vous les affrontiez debout oucouché, peu importe ! Je ne me rappelle pas que l’un de cesfaits vous ait demandé la permission d’exister et cela m’étonneraitqu’un autre la sollicite désormais. Alors, à propos de ce que nouspouvons penser d’eux, quelle différence, s’il vous plaît !

Challenger, avec un visage rêveur et une maintoujours dans celles de sa femme, a répondu à lord John :

– C’est toute la différence entre le bonheuret le malheur. Si vous nagez dans le sens du courant, vous avez lapaix dans l’esprit et dans l’âme. Si vous nagez à contre-courant,vous êtes meurtri et las. Cette affaire nous échappe, acceptons-làdonc telle qu’elle se présente et n’en discutons plus.

Mais moi, qui contemplais le ciel vide et quien appelais à lui avec désespoir, je me suis insurgé :

– Qu’allons-nous faire de nos vies ? Quevais-je faire de la mienne, par exemple ? Il n’y a plus dejournaux ; par conséquent, ma vocation n’a plus de sens.

– Et comme il n’y a plus rien à chasser, commeil n’y a plus de guerre en perspective, a renchéri lord John, mavocation à moi aussi n’a plus de sens.

– Et comme il n’y a plus d’étudiants, s’estécrié Summerlee, que dirai-je de la mienne ?

– Moi, j’ai mon mari et ma maison, a déclaréMme Challenger. Ainsi je puis bénir le Ciel :ma vocation n’est pas tuée.

– La mienne non plus, a dit Challenger. Car lascience n’est pas morte. Cette catastrophe nous offrira quantité deproblèmes passionnants à résoudre.

Il avait ouvert toutes les fenêtres et nousregardions le paysage muet et immobile.

« Réfléchissons ! a-t-il ajouté. Ilétait trois heures environ, hier après-midi, quand le monde a étéceinturé de poison au point d’en étouffer. Il est maintenant neufheures. La question qui se pose est celle-ci : à quelle heureavons-nous été libérés ?

– L’air était très mauvais à l’aube, ai-jefait remarquer.

– Plus tard encore ! s’est écriéeMme Challenger. Jusqu’à huit heures ce matin, j’aidistinctement ressenti le même étouffement dans ma gorge.

– Alors nous dirons que le poison a disparu unpeu après huit heures. Pendant dix-sept heures, le monde a doncbaigné dans l’éther empoisonné. Ce laps de temps a permis au GrandJardinier de stériliser la moisissure humaine qui avait poussé surla surface de ses fruits. Il est possible que cette stérilisationait été imparfaite, qu’il y ait sur la terre d’autressurvivants.

Lord John a approuvé avec vigueur.

– Voilà ce que je me demandais. Pourquoiserions-nous les seuls cailloux sur la plage ?

Summerlee a protesté :

– Il est absurde de supposer que d’autreshommes aient pu s’en tirer ! Rappelez-vous que le poison étaitsi virulent que même un homme aussi fort qu’un bœuf et parfaitementdépourvu de nerfs comme Malone a pu à peine grimper l’escalieravant de tomber évanoui. Est-il vraisemblable que quelqu’un ait purésister dix-sept minutes de plus ? Quant à dix-septheures…

– À moins que ce quelqu’un n’ait vu arriver lacatastrophe et ne s’y soit préparé comme l’a fait notre vieil amiChallenger.

– Cela est, je crois, hautementimprobable ! a déclaré le professeur en projetant sa barbe enavant et en la laissant retomber. La combinaison de l’observationde la déduction, et de l’imagination d’anticipation qui m’a permisde prévoir le danger est un chef-d’œuvre qu’on voit rarement deuxfois réussi dans la même génération.

– Vous concluez donc que tout le monde estmort ?

– Sans doute. Rappelons-nous cependant que lepoison agissait d’en bas vers le haut ; il était probablementmoins virulent dans les couches supérieures de l’atmosphère. C’estétrange, certes, mais c’est ainsi ; et nous avons là pourl’avenir un terrain d’études fascinant. En admettant que nouspartions à la recherche de survivants possibles, nous aurionspeut-être intérêt à nous tourner du côté d’un village tibétain oud’une ferme des Alpes, à plusieurs milliers de mètres au-dessus duniveau de la mer.

– Oui ! a souri lord John. Maisconsidérez aussi, je vous prie, qu’il n’existe plus de chemins defer ni de paquebots à votre disposition. Autant donc parler desurvivants dans la lune !… Je voudrais tout de même biensavoir si ce match avec le poison est réellement terminé ou si nousn’en sommes qu’à la mi-temps.

Summerlee s’est tordu le cou pour embrassertout l’horizon.

– Évidemment le ciel est clair et très beau,a-t-il murmuré non sans scepticisme. Mais hier il l’était aussi. Jene suis pas du tout certain que nous en ayons terminé.

Challenger a haussé ses robustesépaules :

– Dans ce cas, revenons à notre fatalisme. Siauparavant le monde a déjà subi cette expérience – hypothèse quin’est pas à exclure absolument – c’était il y a fort longtemps. Parconséquent, nous pouvons raisonnablement espérer qu’il s’écoulerabeaucoup de temps avant qu’elle ne se reproduise.

– Tout ça est très joli ! a répondu lordJohn. Mais si vous êtes secoué par un tremblement de terre, undeuxième peut parfaitement survenir avant que vous ne soyez remisdu premier. Je pense qu’en tout état de cause nous ferions bien denous dégourdir les jambes et de respirer le bon air pendant quenous en avons l’occasion. Puisque nous avons épuisé notre oxygène,nous serons aussi bien dehors que dedans.

Elle était bizarre, cette léthargie quis’était abattue sur nous ! Elle traduisait une réactionconsécutive aux fortes émotions de nos dernières vingt-quatreheures. Elle était tout à la fois physique et mentale. Nous vivionssous l’impression que plus rien n’avait d’importance, que toutétait une fatigue ou un exercice inutile. Challenger lui-même yavait succombé : il était assis sur sa chaise et il avaitenfoui son visage dans ses mains. Il a fallu que lord John et moile saisissions chacun par un bras et le mettions sur sespieds ; en guise de remerciements, nous n’avons d’ailleursreçu qu’un grognement de dogue en colère. Toutefois, à peine noussommes-nous trouvés hors de notre étroit refuge que nous avonsrécupéré graduellement notre énergie.

Mais par quoi allions-nous commencer, au seinde ce cimetière universel ? Depuis que le monde est monde,personne n’avait eu sans doute à répondre à pareillequestion ! Nous savions que nos besoins physiques seraientsatisfaits au-delà même du nécessaire. Nous n’avions qu’à nousservir : toutes les ressources en vivres, tous les vins, tousles trésors des arts nous appartenaient désormais. Maisqu’allions-nous faire ? Quelques tâches mineures nousrequéraient immédiatement. Ainsi, nous sommes descendus à lacuisine pour allonger les deux domestiques sur leurs litsrespectifs. Elles avaient l’air de ne pas avoir souffert enmourant : l’une était assise sur une chaise, l’autre gisaitsur le plancher de l’arrière-cuisine. Puis nous avons amené dans lamaison le corps du pauvre Austin. Ses muscles étaient aussi rigidesqu’une planche : la rigor mortis dans toute soninflexibilité. Sa bouche tordue dessinait un sourire ironique,sardonique. C’était d’ailleurs le symptôme qui se retrouvait surtous ceux qui étaient morts empoisonnés. Partout où nous allions,nous découvrions des visages grimaçants, qui souriaientsilencieusement et sinistrement aux survivants de leur espèce.

Pendant que nous partagions un petit repasdans la salle à manger, lord John avait marché de long enlarge ; puis il s’est arrêté pour nous dire :

« Écoutez ! J’ignore quel est votresentiment, mes amis, mais quant à moi il m’est impossible dem’asseoir ici sans rien faire.

Challenger a haussé le sourcil :

– Peut-être aurez-vous la bonté de noussuggérer ce que vous pensez que nous devrions faire ?

– Nous mettre en route et voir ce qui estarrivé.

– C’est ce que je me proposais de faire.

– Mais pas dans ce petit village de campagne.De la fenêtre, nous voyons du pays tout ce que nous désironsvoir.

– Et alors, où irions-nous ?

– À Londres !

– Fort bien ! a grogné Summerlee. Celapeut vous être égal de marcher pendant soixante-cinqkilomètres ! Mais je doute que Challenger, avec ses jambescourtes et arquées, puisse le faire. Quant à moi, je suisparfaitement sûr que je ne le pourrais pas.

Challenger a été très contrarié.

– Si vous pouviez faire en sorte, monsieur, delimiter le champ de vos observations aux particularités de votrepropre personne, vous y découvririez un terrain fertile encommentaires !

– Mais je n’avais pas l’intention de vousoffenser, mon cher Challenger ! s’est écrié notre gaffeur.Personne ne peut être tenu pour responsable de son physique.Puisque la nature vous a gratifié d’un corps trapu et lourd,comment auriez-vous évité d’avoir des jambes courtes etarquées ?

Trop furieux pour répondre, Challenger s’estcontenté de rougir, de battre des paupières et de gronder. LordJohn s’est hâté d’intervenir :

– Vous parlez de marcher. Mais pourquoimarcher ?

– Nous suggéreriez-vous de prendre letrain ? a demandé Challenger, encore frémissant.

– Non, mais votre voiture. Pourquoi ne pasnous en servir ?

– Je ne m’y entends guère, a réponduChallenger en réfléchissant dans sa barbe. Mais tout de même, vousavez raison de supposer que l’intelligence humaine, qui s’exercehabituellement dans ses manifestations les plus élevées, devraitêtre suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quoi. Votreidée, lord John, est excellente. Je vous conduirai tous àLondres.

– Vous ne conduirez rien du tout ! aprotesté Summerlee énergiquement.

– Non, George ! s’est exclaméeMme Challenger. Tu n’as essayé qu’une fois deconduire : rappelle-toi comment tu as fracassé la porte dugarage !

– C’était un manque momentané deconcentration, a convenu de bonne grâce le professeur. Considérezl’affaire comme réglée : je vais tous vous conduire àLondres.

Lord John a détendu la situation :

– Quelle voiture avez-vous ?

– Une Humber 20 CV.

– Eh bien ! j’en ai conduit une pendantdes années… Mais je vous jure que jamais je n’aurais pensé qu’unjour je conduirais toute la race humaine dans une seuleHumber ! Il y a place pour cinq. Préparez-vous : je vousattends devant la porte à dix heures.

Ronronnante et pétaradante, la voiture sortaità l’heure dite de la cour, avec lord John au volant. Je me suisassis à côté de lui tandis que Mme Challengerservait de tampon entre les deux savants courroucés. Puis lord Johna desserré le frein, passé rapidement ses vitesses, et nous sommespartis à toute allure pour la plus extravagante des promenades.

Représentez-vous le charme de la nature encette journée d’août, la douceur de l’air matinal, l’éclat doré dusoleil d’été, le ciel sans nuages, le vert luxuriant des bois duSussex, la pourpre sombre des dunes vêtues de bruyères. Regardeztout autour de vous : la beauté haute en couleur de ces lieuxbannit toute idée de catastrophe ; et pourtant celle-ci trahitsa présence par un signe sinistre : le silence solennel quiplane sur toutes choses. À la campagne, il y a toujours un aimablebourdonnement de vie : si constant, si grave qu’on cesse del’entendre ; les riverains de l’océan ne prêtent pas davantageattention à l’incessant murmure des vagues. Le gazouillis desoiseaux, le vrombissement des insectes, l’écho lointain des voix,le meuglement du bétail, les aboiements des chiens, le grondementdes trains ou des voitures : tout cela forme une seule notebasse, ininterrompue, que l’oreille ne perçoit même plus.Maintenant, elle nous manque. Ce silence mortel est étouffant. Ilest si grave, si impressionnant que la pétarade de notre moteurnous paraît une intrusion impudente, un mépris indécent à l’égardde ce calme respectueux qui sonne le glas inaudible del’humanité.

Et puis voici les morts ! Cesinnombrables visages tirés qui grimacent un sourire nous fontd’abord frémir d’horreur. L’impression est si vive et si forte queje garderai toujours en mémoire cette descente vers la gare :nous passons à côté de la gouvernante et des deux bébés, du chevalagenouillé la tête pendante entre ses brancards, du cocher tordusur son siège, du jeune homme cramponné à la poignée de la portièrepour sauter. Un peu plus bas, il y a six moissonneurs en tas,entremêlés, avec des yeux vides qui interrogent sans comprendre lapureté du ciel. Mais bientôt, nos nerfs surexcités ne réagissentplus : l’immensité de l’horreur fait oublier des exemplesparticuliers. Les individus se fondent dans des groupes, lesgroupes dans des foules, les foules dans un phénomène universel quel’on est bien obligé d’accepter dans tous ses détails. Ce n’est quepar places, quand un incident particulièrement émouvant ougrotesque s’impose à l’attention, que l’esprit bouleversé retrouvela signification humaine et personnelle de la catastrophe.

Il y a surtout les enfants. Je me rappelleencore combien leur spectacle nous a remplis de ressentiment contreune injustice insupportable. Nous avons failli pleurer etMme Challenger a pleuré en passant devant unegrande école : sur la route étaient éparpillés en une longuetraînée d’innombrables petits corps. Les enfants avaient étérenvoyés par leurs maîtres affolés, et le poison les avait surprisquand ils couraient pour rentrer à la maison. Un grand nombre degens avaient été saisis devant leurs fenêtres ouvertes. DansTunbridge Wells, il n’y en avait pas une qui ne fût décorée d’uncadavre souriant. Le manque d’air, le désir d’oxygène que nousseuls avions pu satisfaire avaient précipité tous les habitants àleurs fenêtres. Les trottoirs également étaient jonchés d’hommes,de femmes et d’enfants, sans chapeaux, parfois à demi vêtus, quis’étaient rués hors de chez eux. Beaucoup s’étaient effondrés aumilieu de la chaussée. Par chance, lord John s’affirmait comme unas du volant : rien n’était plus difficile que d’éviter cescorps étendus. Il nous fallait aller très lentement en traversantles villages et les villes ; une fois à Tunbridge, nous avonsdû nous arrêter et déplacer les corps qui entravaient notreprogression.

Quelques images précises de ce long panoramade la mort sur les routes du Sussex et du Kent demeurent dans mamémoire. À la porte d’une auberge, à Southborough, une grossevoiture étincelante était arrêtée ; elle transportait sûrementdes gens qui revenaient d’une partie de plaisir à Brighton ou àEastbourne ; il y avait trois femmes joliment habillées,jeunes et belles ; l’une d’elles tenait un pékinois sur sesgenoux ; elles étaient accompagnées d’un homme âgé qui avaitune tête de noceur, et d’un jeune aristocrate qui portait encore àl’œil son monocle et dont la cigarette, brûlée jusqu’au bout deliège, était demeurée entre ses doigts gantés. La mort, qui avaitdû les frapper au même instant, les avait fixés comme desmannequins de cire. L’homme âgé avait fait un effort pourdéboutonner son col et respirer, mais les autres auraient aussibien pu mourir en dormant. Sur un côté de la voiture, un maîtred’hôtel s’était affaissé avec des verres en miettes contre lemarchepied. De l’autre, deux vagabonds en haillons, un homme et unefemme, gisaient là où ils étaient tombés ; l’homme avec samain tendue, semblait demander l’aumône pour l’éternité. En uneseconde, l’aristocrate, le maître d’hôtel, les vagabonds, le chienet les jolies femmes avaient été transformés en protoplasme endécomposition.

Je me rappelle une autre scène singulière, àquelques kilomètres de Londres. Sur la gauche, il y avait un grandcouvent avec une pente gazonnée qui le séparait de la route. Lapente était couverte d’enfants agenouillés en prières. Devant euxse tenaient des bonnes sœurs sur un rang et plus haut, silhouetterigide, sans doute la mère supérieure. Contrairement aux joyeuxoccupants de la voiture, ceux-là semblaient avoir été avertis dupéril et ils étaient morts magnifiquement réunis, maîtresses etélèves, rassemblés pour une dernière leçon commune.

J’ai l’esprit encore étourdi par cetteterrible promenade et je cherche en vain le moyen d’exprimerl’émotion qui nous accablait. Peut-être vaut-il mieux ne pasessayer et me contenter d’exposer les faits. Summerlee etChallenger eux-mêmes étaient effondrés.Mme Challenger laissait échapper de petitssanglots. Quant à lord John, il était trop préoccupé par sonvolant, et il n’avait ni le temps ni le goût de parler. Il sebornait à répéter inlassablement :

« Joli travail, hein ?

Cette exclamation, à force d’être répétée, mefaisait sourire.

« Joli travail, hein ?

Quel commentaire pour ce jour de mort !Mais lord John l’exprimait chaque fois que la mort et des ruines sedressaient devant nous. « Joli travail, hein ? »quand nous descendions de Rotherfield vers la gare. « Jolitravail, hein ? » quand nous défilions dans ce désertqu’était devenue la grande rue de Lewisham, ou sur la route duvieux Kent.

C’est ici que nous avons reçu un chocstupéfiant. De la fenêtre d’une humble maison apparut un mouchoirqui s’agitait au bout d’un bras humain long et mince. Jamaisl’apparition d’une mort imprévue n’aurait arrêté puis fait repartirnos cœurs avec plus de brutalité que cette ahurissantemanifestation de vie. Lord John a rangé la voiture le long dutrottoir ; l’instant d’après, nous foncions par la porteouverte de la maison, grimpions l’escalier et pénétrions dans lapièce du deuxième étage d’où le signal avait jailli.

Une très vieille femme était assise dans unfauteuil, auprès de la fenêtre ; à côté d’elle, allongée entravers d’une chaise, il y avait une bouteille d’oxygène, pluspetite, mais de la même forme que celles qui nous avaient sauvé lavie. Quand nous avons franchi son seuil, elle a tourné vers nous safigure maigre, allongée, avec des yeux vifs derrière deslunettes.

– Je craignais d’être abandonnée ici pourtoujours ! nous a-t-elle dit. Je suis infirme et je ne puisbouger.

– Eh bien ! madame, a répondu Challenger,vous avez eu une chance inouïe que nous soyons passés parlà !

– J’ai une question très importante à vousposer, messieurs. Je vous supplie d’être francs. Pouvez-vous medire si ces événements ont eu une répercussion sur les cours de laBourse et notamment sur les actions des chemins de ferbritanniques ?

Nous aurions éclaté de rire si nous n’avionspas été frappés par l’anxiété tragique avec laquelle elle attendaitnotre réponse. Mme Burston, c’était son nom, étaitune veuve âgée dont le revenu dépendait de quelques actions deBourse. Sa vie avait été jalonnée par les hauts et les bas de laBourse, et elle était incapable de se former une conception del’existence où n’entrait pas en jeu la cotation de ses actions. Envain avons-nous essayé de lui représenter que tout l’argent dumonde était à prendre, mais qu’une fois pris il ne servirait àrien. Son vieil esprit se refusait à admettre cette idée nouvelle.Elle s’est mise à pleurer :

« C’était tout ce que je possédais !répétait-elle. Si je l’ai perdu, je peux bien mourir !

De ses lamentations nous avons néanmoinsextrait les motifs de ce fait étrange qu’une vieille plante commeelle avait survécu à la mort de toute la grande forêt. Elle étaitinfirme et asthmatique. L’oxygène lui avait été prescrit pour sonasthme, et elle avait auprès d’elle une bouteille pleine quand lacatastrophe s’était produite. Naturellement, dès qu’elle avaitéprouvé des difficultés à respirer, elle en avait aspiré un peucomme à l’accoutumée. L’oxygène l’avait soulagée ; en enprenant parcimonieusement, elle avait fait durer la bouteille toutela nuit. Au matin, elle s’était endormie et le bruit de notremoteur l’avait réveillée. Comme il nous était impossible del’emmener avec nous, et comme elle disposait de tout ce qui luiétait nécessaire pour vivre, nous lui avons promis de revenir lavoir avant deux jours. Et nous l’avons quittée : elle pleuraitencore sur ses actions perdues.

En approchant de la Tamise, l’embouteillagedes rues augmentait de densité et les obstacles les plus diversnous déroutaient. Nous avons eu beaucoup de mal à nous frayer unpassage sur le pont de Londres. Mais ensuite il nous a étéimpossible d’avancer, tant la circulation immobilisée était serrée.Le long d’un wharf, près du pont, un bateau se consumait :l’air était plein de flocons de suie ; une acre odeur de brûlénous prenait à la gorge. Quelque part près du Parlement s’échappaitun gros nuage de fumée opaque, mais nous n’avons pas pu repérerexactement l’endroit où l’incendie avait éclaté.

– Je ne sais pas ce que vous en pensez, a ditlord John en rangeant la voiture, mais la campagne me semble moinstriste que la ville. La mort de Londres me porte sur les nerfs. Jesuis d’avis que nous jetions un coup d’œil aux alentours et quenous rentrions à Rotherfield.

Le professeur Summerlee a approuvé :

– Je ne vois vraiment pas ce que nous pouvonsespérer ici !

La grande voix de Challenger a curieusementretenti au sein du silence qui nous environnait :

« En même temps, il nous est difficile deconcevoir que sur sept millions d’habitants, seule survit unevieille femme grâce à une particularité de constitution ou à unaccident quelconque.

– En admettant qu’elle ne soit pas la seule etqu’il y ait d’autres survivants, George, Comment espérer lesdécouvrir ? a questionné Mme Challenger.Toutefois, je pense comme vous : nous ne pouvons pas rentrersans avoir au moins essayé.

Nous sommes alors sortis de la voiture et, nonsans difficulté, nous avons cheminé sur la chaussée encombrée deKing William Street, puis nous avons pénétré dans un grand bureaud’assurances par la porte ouverte. C’était une maisond’angle ; nous l’avions choisie parce qu’elle permettait devoir dans toutes les directions. Nous avons grimpé l’escalier etnous avons traversé ce qui avait dû être la salle du conseild’administration, car huit hommes âgés étaient assis autour d’unelongue table à tapis vert. La fenêtre était ouverte et nous noussommes glissés sur le balcon. De là, nous pouvions voir les rues dela City qui partaient dans toutes les directions ; en dessousde nous, la route était noire d’un trottoir à l’autre, avec la fileimmobile des toits des taxis. Presque tous étaient tournés vers labanlieue, les hommes de la City, épouvantés, avaient au derniermoment tenté l’impossible pour rejoindre leurs familles. Ici et là,parmi des fiacres plus modestes, s’allongeaient les capotsbrillants de somptueuses voitures appartenant à quelques richesmagnats des affaires, coincées dans le flot du trafic interrompu.Juste sous nos yeux, il y en avait une extrêmement luxueuse, dontle propriétaire, un gras vieillard, avait passé la moitié du corpshors de la portière ; à voir la main potelée étincelante dediamants qu’il levait encore, on devinait qu’il avait dû ordonner àson chauffeur de faire un suprême effort pour se frayer unpassage.

Une douzaine d’autobus se dressaient comme desîlots dans ce courant : les voyageurs entassés sur lesimpériales avaient culbuté les uns sur les autres ; on auraitdit un jeu d’enfants dans une nursery. Sur le socle d’unlampadaire, au milieu de la route, un solide policeman se tenaitappuyé contre le pilier : son attitude était si naturellequ’il était difficile de réaliser qu’il n’était plus en vie ;à ses pieds était affalé un petit vendeur de journaux déguenillé,son tas de papiers à côté de lui. Une affichette se détachait, surlaquelle était écrit en lettres noires sur fond jaune :« Bagarre à la Chambre des lords. Un match de rugbyinterrompu ». Cela devait être une première édition, card’autres placards portaient en manchette : « Est-ce lafin du monde ? – L’avertissement d’un grand savant –Challenger avait-il raison ? – Nouvelles sinistres. »

Challenger a montré du doigt le placard quiarborait son nom, et je l’ai vu qui bombait le torse et quifrappait sa barbe. La pensée que Londres était mort en prononçantson nom et en ayant ses idées dans la tête flattait sa vanité. Lessentiments étaient si visibles qu’ils ne pouvaient manquer desusciter un commentaire sardonique de son collègue.

– En vedette jusqu’à la fin,Challenger !

– On dirait ! s’est-il borné àrépondre.

Il a regardé en bas, vers toutes ces ruessilencieuses et vouées à la mort ; après quoi il aajouté :

« Je ne vois vraiment pas pourquoi nousresterions plus longtemps à Londres. Je vous propose que nousrentrions de suite à Rotherfield, où nous tiendrons un conseil deguerre pour déterminer l’emploi le plus profitable des années quisont encore devant nous.

Je peindrai une dernière scène de la Citymorte. Nous avons voulu jeter un coup d’œil à l’intérieur del’église Sainte-Marie, tout près de l’endroit où notre voiture nousattendait. Choisissant notre chemin parmi les formes prostrées surles marches, nous avons poussé la porte et nous sommes entrés.C’était un spectacle extraordinaire ! D’un bout à l’autrel’église était pleine à craquer de gens agenouillés dans des posesde supplication et d’humilité. Au dernier et terrible moment, lepeuple soudain mis en présence des réalités de la vie – cesréalités terrifiantes auxquelles nous sommes livrés même quand nousn’en suivons que les apparences – s’était rué vers ces vieilleséglises de la City qui depuis des générations étaient presquedésertées. Là les hommes et les femmes s’étaient serrés aussi prèsque cela leur avait été possible en tombant à genoux ;certains étaient dans un si grand trouble qu’ils avaient gardé leurchapeau sur la tête. Dans la chaire, un jeune homme en tenue deville était sans doute en train de leur parler quand lui et sesauditeurs avaient été submergés par le même destin. Il gisait àprésent, tel Polichinelle sur son théâtre, avec la tête et les brasqui pendaient par-dessus le rebord. L’église grise et poussiéreuse,les rangs des fidèles agonisants, le silence et l’obscurité, cepantin disloqué… quel cauchemar ! Nous sommes sortis sur lapointe des pieds.

Et soudain, j’ai eu une idée. À l’un desangles de l’église, près de la porte, il y avait les fontsbaptismaux, et derrière eux un renfoncement assez profond oùpendaient les cordes pour les sonneurs de cloches. Pourquoi nediffuserions-nous pas un message qui serait entendu de toutLondres… du moins de tous ceux qui pourraient vivre encore ?J’ai retraversé la porte, j’ai couru, et je me suis cramponné à lacorde de chanvre : j’ai été tout étonné de découvrir qu’ilétait très difficile de mettre le carillon en branle. Lord John,qui m’avait suivi, a retiré sa veste :

– Mon vieux bébé, m’a-t-il dit, vous avez euune riche idée ! Je m’y mets avec vous, nous réussirons bien àla faire danser, cette cloche…

Mais même à deux, nous n’avons pas réussi.Challenger et Summerlee durent ajouter leur poids au nôtre pour quenous entendions enfin le grondement et le résonnement au-dessus denos têtes : le grand battant se décidait à jouer sa musique.Loin par-delà Londres anéanti résonnait notre message de fraternitéet d’espoir, qui s’adressait à tout survivant possible. Ilréchauffait nos cœurs, cet appel puissant, métallique ! Etnous tirions de toutes nos forces, à chaque traction sur la corde,nous étions arrachés du sol d’un demi-mètre, mais tous ensemblenous la ramenions en bas ; Challenger était presque couché parterre tant il s’employait, il montait, il redescendait àl’horizontale comme une monstrueuse grenouille mugissante, et ilahanait chaque fois qu’il tirait. Le moment aurait été bien choisipour qu’un artiste exécutât le tableau de ces quatre chevaliers del’aventure, de ces compagnons de combats où les dangers furentaussi divers qu’étranges ; leur destin leur imposaitmaintenant cette expérience suprême !… Pendant une demi-heurenous avons sonné les cloches ; la sueur inondait nosvisages ; nos bras et nos reins nous faisaient mal. Et puisnous sommes sortis sous le portail, nous avons guetté les ruesembouteillées et silencieuses. En réponse à notre appel, pas unbruit, pas un mouvement !

– Inutile de continuer ! Tout estmort ! ai-je crié.

Et Mme Challenger aconfirmé :

– Nous ne pouvons rien faire de plus. Pourl’amour de Dieu, George, rentrons à Rotherfield ! Une heureencore dans cette City muette et morte, et je deviensfolle !

Sans un mot, nous avons réintégré la voiture.Lord John lui a fait faire demi-tour et nous avons pris la route duSud. Le film de nos aventures nous semblait terminé. Nous nepouvions pas supposer qu’un nouvel épisode allait commencer.

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