La Ceinture empoisonnée

Chapitre 3En plongée

La pièce destinée à servir de théâtre à notreaventure se trouvait être un salon délicieusement féminin, quiavait environ quatre mètres cinquante de côté. À une extrémité il yavait, séparé par un rideau de velours rouge, le cabinet detoilette du professeur, qui à son tour ouvrait sur une grandechambre à coucher. Le rideau était tiré, mais le boudoir et lecabinet de toilette pouvaient être considérés comme une seule piècepour les besoins de notre expérience. Une porte et le châssis d’unefenêtre avaient été entourés de papier verni soigneusement collé defaçon à assurer l’étanchéité souhaitée. Au-dessus de l’autre porte,qui donnait sur le palier, un vasistas était muni d’une corde, etil serait toujours possible de l’abaisser quand la ventilationdeviendrait absolument indispensable. Une grande plante verte dansun pot garnissait chacun des angles.

– Comment nous débarrasser de notre anhydridecarbonique en excédent sans gaspiller inutilement l’oxygène ?Voilà un problème délicat autant qu’essentiel ! a déclaréChallenger en regardant les cinq bouteilles d’oxygène qui étaientalignées le long du mur. Avec d’autres délais pour nos préparatifs,j’aurais pu concentrer toute la force de mon intelligence pourdécouvrir une solution plus satisfaisante, mais étant donné lescirconstances nous ferons comme nous pourrons. Les plantesvertes nous rendront un petit service. Deux des bouteillesd’oxygène sont prêtes à être dévissées sur-le-champ, si bien quenous ne serons pas surpris. D’autre part, mieux vaudrait ne pass’éloigner du salon, car la crise peut être brutale etsoudaine.

Une grande fenêtre basse ouvrait sur unbalcon. La vue sur l’extérieur était la même que celle que nousavions admirée du bureau. En regardant dehors, je n’ai aperçu aucunsigne de désordre. Sous mes yeux, la route de la gare grimpait encontournant la colline. Un fiacre antique, l’un de ces survivantspréhistoriques qu’on trouve encore dans nos campagnes, gravissaitla côte avec une sage lenteur. Ailleurs, une gouvernante poussaitune voiture d’enfant et de l’autre main tenait une petite fille.Des villas d’alentour s’échappaient de paisibles fumées bleues quirépandaient sur tout le paysage une expression d’ordre et deconfort. Nulle part dans le ciel ou sur la terre ensoleillée onn’aurait pu distinguer les signes précurseurs d’une catastrophe.Les moissonneurs étaient aux champs, les joueurs de golfaccomplissaient sans hâte leur parcours. Mais ma tête résonnaitd’une telle turbulence, et mes nerfs surtendus m’agaçaient si fortque l’indifférence de tous ces gens me scandalisait.

– En voilà qui n’ont pas l’air de ressentirles effets du mal ! ai-je dit à lord John.

– Avez-vous déjà joué au golf ?

– Non.

– Hé bien ! bébé, quand vous aurez jouéau golf, vous apprendrez qu’une fois sur un parcours le véritablegolfeur ne renoncerait pour rien au monde à ses dix-huit trous…Ah ! de nouveau le téléphone !

Périodiquement, pendant et après le déjeuner,la sonnerie insistante avait appelé le professeur. Il nous donnaitles nouvelles telles qu’elles lui étaient communiquées, sous formede phrases brèves. Des détails aussi terrifiants n’avaient jamaisété enregistrés auparavant dans l’histoire de la terre. La grandeombre rampait du sud au nord comme une marée montante de la mort.L’Égypte avait traversé sa phase de délire et était actuellementcomateuse. L’Espagne et le Portugal, après une sauvage frénésie aucours de laquelle les cléricaux et les anarchistes s’étaient battusà mort, avaient sombré dans le silence. De l’Amérique méridionale,plus de nouvelles. Dans l’Amérique du Nord, de sanglantes querellesentre Noirs et Blancs avaient déchiré les États du Sud avant queceux-ci n’eussent succombé au poison. Au nord du Maryland, l’effetn’était pas encore considérable ; au Canada, il était à peineperceptible. La Belgique, la Hollande et le Danemark avaient été àleur tour contaminés. Des messages de désespoir s’envolaient departout vers les grands centres scientifiques, vers les chimistes,vers les médecins d’une réputation mondiale. Les astronomeségalement étaient submergés par les demandes de renseignements.Mais il n’y avait rien à faire. Le phénomène était universel etau-delà de toute connaissance, de toute puissance humaine. C’étaitla mort : sans douleur mais inévitable. La mort pour lesjeunes et pour les vieux, pour les faibles et pour les forts, pourles riches comme pour les pauvres. La mort inexorable… Tellesétaient les informations que, par des messages hachés,bouleversants, le téléphone nous apportait. Les grandes villesconnaissaient déjà la destinée qui les guettait, et nous lesdevinions qui s’y préparaient avec autant de dignité que derésignation. Ici pourtant, nos golfeurs et nos paysansressemblaient à des agneaux qui gambadent à l’ombre du couteau quiva les égorger. C’était stupéfiant. Mais comment auraient-ils pusavoir ?… La catastrophe avait envahi la terre à pas de géant.Rien dans leur journal du matin n’aurait pu les alerter. Aprèstout, il n’était que trois heures de l’après-midi.

Un bruit avait dû cependant se propager, carnous n’avons pas tardé à voir des moissonneurs quitter leurschamps, puis des golfeurs abandonner leur partie et rentrer au clubhouse : ils couraient comme pour se mettre à l’abri d’uneaverse, et les petits caddies traînaient la jambe derrièreeux ; mais d’autres golfeurs poursuivaient leur parcours. Lagouvernante avait fait demi-tour, et elle poussait la voitured’enfant en se hâtant le plus possible ; j’ai remarqué qu’elleportait la main à son front. Le fiacre s’était arrêté ; lecheval, fatigué, se reposait ; il avait abrité sa tête entreses pattes de devant. Et sur tout cela, un magnifique ciel d’été,parfaitement pur à l’exception de quelques nuages blancs cotonneuxvers l’horizon. Si la race humaine devait vraiment mouriraujourd’hui, son lit de mort serait au moins d’une splendeuradorable. Mais toute cette douceur de la nature rendait l’imminentedestruction totale encore plus affreuse, plus pitoyable. Oh !non, la terre était une résidence trop aimable, trop jolie :non, nous n’allions pas en être arrachés !…

J’ai dit que le téléphone avait sonné une foisde plus. Brusquement, la voix de Challenger a rugi duvestibule :

– Malone ! On vous demande !

Je me suis précipité vers l’appareil. C’étaitMcArdle qui m’appelait de Londres.

– Est-ce vous, monsieur Malone ? aquestionné la voix familière… Monsieur Malone, il se produit àLondres de terribles phénomènes. Au nom du Ciel, demandez auPr Challenger s’il ne peut rien nous suggérer pour nous tirerd’affaire.

– Il ne peut rien suggérer, monsieur !ai-je répondu. Il considère cette crise comme universelle etinévitable. Nous avons ici un peu d’oxygène, mais notre destin n’ensera retardé que de quelques heures.

– De l’oxygène ! s’est écriée la voixangoissée. Nous n’avons pas le temps de nous en procurer. Depuisvotre départ ce matin, le journal a été une bacchanale de l’enfer.Et maintenant la moitié de la rédaction est déjà sans connaissance.Moi-même, je me sens accablé de lourdeur. De ma fenêtre, je peuxvoir des gens qui gisent en tas dans Fleet Street. Toute lacirculation est interrompue. À en juger par un dernier télégramme,le monde entier…

Sa voix s’était peu à peu étouffée ;subitement, elle s’est cassée. Au bout du fil, j’ai entenduvaguement le bruit mat d’une chute, comme si sa tête s’étaitaffalée sur son bureau.

– Monsieur McArdle ! ai-je crié, hurlé.Monsieur McArdle !… Je n’ai pas obtenu de réponse, et j’aicompris que je n’entendrais plus jamais sa voix.

À cet instant précis, juste au moment où jefaisais un pas pour m’éloigner du téléphone, la chose est arrivée.C’était comme si nous étions des baigneurs, avec de l’eau jusqu’auxépaules, soudain submergés par une vague houleuse. Une maininvisible semblait s’être posée tranquillement tout autour de magorge ; elle tentait avec gentillesse d’en extirper ma vie.Une oppression considérable pesait sur ma poitrine, mes tempesbattaient, mes oreilles bourdonnaient, et des éclairs passaientdevant mes yeux. J’ai dû me cramponner à la rampe de l’escalier. Aumême moment, fonçant et grondant comme un buffle blessé, Challengerest accouru : c’était une vision terrible ! il avait lafigure rouge comme un homard, les yeux injectés de sang, lescheveux hérissés. Juchée sur son épaule, sa petite femme semblaitavoir perdu connaissance. Et lui, dans un effort de tout son être,gravissait l’escalier, chancelait sur les marches, trébuchait, maisse frayait le passage à travers l’atmosphère empoisonnée pourparvenir au paradis de la sécurité provisoire. Alors, électrisé parson courage et sa volonté, je me suis moi aussi lancé à l’assautdes marches en m’agrippant à la rampe, et je suis arrivé jusqu’aupalier où je me suis effondré à demi évanoui. Les doigts d’acier delord John m’ont empoigné par le col de ma veste ; un momentplus tard, j’étais étendu sur le dos, incapable de dire un mot, surle tapis du boudoir. Mme Challenger gisait à côtéde moi, et Summerlee, recroquevillé sur une chaise près de lafenêtre, avait la tête tout près des genoux. Comme dans un rêve,j’ai vu Challenger ramper tel un énorme scarabée vers la bouteilled’oxygène, puis j’ai entendu le léger sifflement du gaz quis’échappait. Challenger a aspiré deux ou trois fois de toute laforce de ses poumons, et il s’est écrié :

– Ça marche ! Mon raisonnement étaitjuste…

De nouveau il était debout, avec sa vigueur etson agilité retrouvées. Une bouteille à la main, il a couru vers safemme. Au bout de quelques secondes, elle a gémi, s’est agitée, etelle s’est mise sur son séant. Alors il s’est tourné vers moi, etj’ai senti la chaleur du courant vital s’insinuer dans mes artères.Ma raison me rappelait qu’il ne s’agissait que d’un courtrépit ; et cependant, chaque heure d’existence paraissaitinestimable. Jamais je n’ai éprouvé plus de joie dans mes sens quelorsque le souffle m’est revenu et que j’ai pu avaler de l’air. Lepoids sur mes poumons s’allégeait, l’étau se desserrait de ma tête,j’étais envahi par un délicat plaisir de paix et de douceurmêlée : quelque chose comme du bien-être, avec un rien delangueur encore. Je regardai Summerlee revivre sous l’effet du mêmeremède, puis le tour de lord John n’a pas tardé : il a sautésur ses pieds et m’a tendu une main pour que je me mette debout,tandis que Challenger relevait sa femme et la couchait sur lecanapé.

– Oh ! George ! a-t-elle murmuré enlui tenant la main. Je regrette que tu m’aies ramenée. Tu avaisbien raison de me dire que la porte de la mort est drapée derideaux aux couleurs chatoyantes ! Dès que l’impressiond’étranglement a disparu, tout était indiciblement beau etapaisant. Pourquoi m’as-tu tirée de là ?

– Parce que je veux que nous franchissionsensemble ce passage. Il y a tellement d’années que nous vivons côteà côte ! N’aurait-il pas été dommage que nous fussions séparéspour le moment suprême ?

Dans sa voix tendre, j’ai surpris un nouveauChallenger qui ne ressemblait en rien à l’homme arrogant,extravagant, insupportable, qui avait alternativement étonné etscandalisé sa génération. Là, à l’ombre de la mort, surgissait lemoi le plus profond de Challenger, il apparaissait comme un hommequi avait conquis et conservé l’amour d’une femme. Et puis,subitement, il a repris l’humeur qui convenait à notre grandcapitaine.

« Seul de toute l’humanité, j’ai vu etprédit cette catastrophe ! a-t-il lancé d’une voix où perçaitla joie du triomphe scientifique. Vous, mon bon Summerlee, je penseque vos derniers doutes sur la signification du brouillage desbandes spectrales sont à présent levés. Affirmerez-vous encore quema lettre au Times était basée sur une erreur ?

Pour une fois, notre combatif camarade n’a pasrelevé le défi. Il était en train d’aspirer de l’oxygène tout enétirant ses membres pour s’assurer qu’il était toujours en vie surcette planète. Satisfait de le voir réduit au silence, Challengers’est dirigé vers la bouteille d’oxygène, et l’intensité dusifflement s’est peu à peu réduite jusqu’à n’être plus qu’un douxchuchotement.

« Économisons notre réserve de gaz.L’atmosphère de la pièce est à présent nettement hyperoxygénée, etje constate qu’aucun d’entre nous ne présente de symptômesalarmants. C’est seulement par l’expérience que nous déterminons laquantité exacte d’oxygène qui nous est nécessaire pour neutraliserle poison. Procédons à quelques essais.

Pendant cinq bonnes minutes, nous sommesdemeurés assis, silencieux, avec nos nerfs tendus. Au moment où jecommençais à me demander si la barre autour de mes tempes ne seresserrait pas, Mme Challenger s’est écriée qu’elleallait s’évanouir. Son mari, en nous donnant plus de gaz, lui adit :

« Dans les temps préscientifiques, chaquesous-marin emportait une souris blanche dont l’organisme délicatdétectait les signes d’une atmosphère viciée avant que celle-ci pûtêtre perçue par les marins. Toi, ma chère, tu seras notre sourisblanche. J’ai accru le débit de gaz ; tu te sens mieux,n’est-ce pas ?

– Oui, je me sens mieux.

– Peut-être avons-nous découvert la formuleexacte. Quand nous saurons avec précision la quantité qui nous estnécessaire, nous pourrons alors calculer combien de temps il nousreste à vivre. Malheureusement, en nous ressuscitant, nous avonsdéjà consommé une proportion appréciable de notre premièrebouteille.

– Qu’importe ! déclara lord John, qui setenait près de la fenêtre, debout et les mains dans les poches. Sinous devons mourir, à quoi bon durer ? Vous ne supposez pas,n’est-ce pas, que nous ayons une chance de nous en tirer ?

Challenger a souri et secoué la tête.

– Bon ! Mais dans ce cas ne croyez-vouspas qu’il y aurait de la dignité à faire nous-mêmes le saut, plutôtqu’à attendre que nous soyons poussés à le faire ? Puisqu’iln’y a rien à espérer, moi, je propose que nous disions nos prières,que nous fermions le gaz, et que nous ouvrions la fenêtre.

– Pourquoi pas ? a dit bravement lamaîtresse de maison. Lord John a certainement raison, George !Ce serait mieux de faire comme il l’a dit.

La voix plaintive de Summerlee s’estélevée :

– Je m’y oppose ! Quand nous devronsmourir, alors nous mourrons ! Mais anticiper délibérément surl’heure de notre mort me paraît une folie injustifiable.

– Qu’en pense notre jeune ami ? m’ademandé Challenger.

– Je pense que nous devrions voir celajusqu’au bout.

– Et moi, je partage tout à fait cetteopinion.

– Alors, George, si tu es de cet avis, c’estaussi le mien ! s’est écriée notre hôtesse.

– Bon, bon ! Je ne faisais qu’avancer unargument, a déclaré lord John. Si tous vous tenez à voir les chosesjusqu’au bout, je serai avec vous. C’est une expérience fichtrementpassionnante, là-dessus pas de contestation ! J’ai eu mapetite part d’aventures dans la vie, et, comme tout le monde, jen’ai pas manqué de sensations… Mais je termine sur la plusinouïe !

– Qui vous garantit la continuité de la vie, adit Challenger.

– Voilà une hypothèse un peu grosse !

C’était Summerlee qui avait protesté.Challenger l’a considéré d’abord avec une silencieuse réprobation,puis il a répété sur le mode didactique :

– Qui vous garantit la continuité de lavie ! Personne ne peut affirmer quelles possibilitésd’observation l’on peut avoir de ce que nous appellerons le plan del’esprit sur le plan de la matière. Même pour l’esprit le plusgrossier (ici, il a lancé un coup d’œil à Summerlee), il estévident que c’est seulement pendant que nous sommes des objets dematière que nous sommes le mieux adaptés à voir des phénomènes dematière et à porter sur eux un jugement. Donc c’est seulement endemeurant en vie pendant ces quelques heures supplémentaires quenous pouvons espérer emporter avec nous dans une existence futureune conception claire de l’événement le plus formidable que lemonde, ou l’univers, pour autant que nous le sachions, ait jamaisaffronté. Je considérerais comme une chose déplorable que nousretranchassions même une minute d’une expérience simerveilleuse.

– Tout à fait d’accord avec vous ! aopiné Summerlee.

– Adopté à l’unanimité ! a lancé lordJohn. Hélas ! votre pauvre diable de chauffeur, en bas, dansla cour, a fait son dernier voyage ! Il n’y aurait pas moyende tenter une sortie et de le ramener ici ?

– Folie ! Folie absolue !

Devant le cri de Summerlee, lord John n’a pasinsisté.

– Évidemment, c’en serait une ! a-t-ilmurmuré. Elle ne l’aiderait pas à revenir à la vie, et le gaz serépandrait par toute la maison, en admettant que nous puissionsretourner ici… Mon Dieu, regardez les petits oiseaux sous lesarbres !

Nous avons approché nos chaises de la fenêtrelongue et basse, mais Mme Challenger est restée lesyeux mi-clos sur le canapé. Je me rappelle l’idée monstrueuse etgrotesque qui m’a traversé l’esprit : nous étions installésdans quatre fauteuils d’orchestre de premier rang pour assister audernier acte de la tragédie du monde. Sans doute cette illusionétait-elle entretenue par l’air lourd et raréfié que nousrespirions.

Immédiatement au premier plan, juste sous nosyeux, il y avait la petite cour avec la voiture à moitié nettoyée.Austin, le chauffeur, avait enfin reçu son dernier congé : ilgisait sur le dos à côté des roues, et il avait sur le front unegrosse bosse noire : sans doute en tombant s’était-il cogné latête sur l’aile ou sur le marchepied. Il tenait encore à la main lalance du tuyau avec lequel il avait lavé l’auto. Deux courtsplatanes s’élevaient dans un angle de la cour : le sol endessous était parsemé de minuscules balles de plumes avec despetites pattes qui pointaient vers le ciel. La mort avait fauchéindistinctement les faibles et les forts.

De l’autre côté du mur de la cour, la routeque nous avions prise pour venir de la gare était jonchée par lescorps des moissonneurs que nous avions vus courir : ilsétaient étendus pêle-mêle, en travers, les uns sur les autres, versle bas de la côte. Un peu plus haut, la gouvernante avait étéfrappée pendant que sa tête et ses épaules s’appuyaient contre letalus herbeux ; elle avait auparavant retiré le bébé de lavoiture d’enfant, et c’était un paquet de châles qu’elle portaittoujours dans ses bras. Collée derrière elle, la petite fillen’était plus qu’un tas inerte. Plus près de nous, le cheval dufiacre s’était agenouillé pour mourir entre ses brancards ; levieux cocher était suspendu la tête en bas au-dessus dugarde-boue ; il ressemblait à un hideux épouvantail àmoineaux ; à l’intérieur, sur le siège, un homme jeune étaitassis ; nous le voyions distinctement à travers lavitre : sa main était posée sur la poignée de la portièremi-ouverte ; dans un suprême effort, il avait voulu sauter. Etpuis il y avait le golf : comme au matin, il était rempli desilhouettes qui se détachaient bien sur le gazon vert, mais cessilhouettes étaient allongées sur le parcours ou sur les bruyèresqui le bordaient. Sur un green, nous avons compté huit corps :un match à quatre s’était prolongé jusqu’au bout, et les caddiesn’avaient pas flanché. Sous la voûte bleue du ciel, plus aucunoiseau ne volait ; à travers la vaste campagne qui s’étendaità perte de vue, on ne discernait plus trace de vie humaine nianimale. Le soleil du soir irradiait sa chaleur paisible sur unpaysage enseveli dans le calme et le silence de la mort… d’une mortqui allait très bientôt nous envelopper nous aussi dans son suaire.Pour l’instant présent, la frêle épaisseur d’un carreau, grâce àl’oxygène supplémentaire qui contrariait l’effet du poison del’éther, nous retranchait de la fatalité universelle. Pour quelquesheures, la science et la prévoyance d’un homme préservaient notrepetite oasis de vie dans cet immense désert de la mort, nousévitaient de participer à la catastrophe générale. Puis le gazs’épuiserait, et nous aussi nous tomberions sur le dos, haletants,sur le pimpant tapis du salon : alors serait accompli ledestin de la race humaine et de toute vie sur cette terre. Pendantde longues minutes, trop graves pour parler, nous avons contempléle drame du monde.

– Voilà une maison qui brûle ! nous a ditChallenger en montrant une colonne de fumée qui s’élevait au-dessusdes arbres. Il faut s’attendre à ce qu’il y en ait beaucoup :peut-être même des villes entières, car beaucoup de gens ont dûtomber avec une lampe à la main. Le fait de la combustion enlui-même montre que la proportion de l’oxygène dans l’atmosphèreest normale, et que c’est l’éther qui est coupable. Ah ! voiciune autre lueur en haut de Crowborough Hill ! C’est le clubhouse du golf, ou je me trompe fort. Entendez-vous le carillon del’église qui égrène les heures ? Les philosophes tireraientbeaucoup de théories du fait que les mécanismes fabriqués parl’homme survivent à la race qui les a créés.

– Seigneur ! s’est exclamé lord John ensautant de sa chaise. Qu’est-ce que c’est que ce panache defumée ? Un train !

Nous l’entendions gronder au loin ; etbientôt, nous l’avons vu : il filait à une vitesse qui mesembla prodigieuse. D’où venait-il ? Combien de kilomètresavait-il ainsi parcourus ? Il n’avait pu rouler sans encombreque grâce à une chance miraculeuse… Hélas ! nous avons assistéà la fin de sa course : elle a été épouvantable. Un train decharbon était arrêté devant lui. Nous avons retenu notre soufflequand nous avons réalisé que le convoi fonçait sur la même voie. Lacollision a été horrible ! La locomotive et les wagons se sontfracassés ; nous n’avons plus vu qu’un amas de ferraillestordues et de bois déchiqueté. Des flammes rouges ont jailli ;l’incendie s’est propagé sur tout le long du train. Pendant unedemi-heure, nous sommes demeurés stupides, pétrifiés par cespectacle épouvantable.

– Les pauvres ! Oh ! les pauvresgens ! s’est enfin écriée Mme Challenger,suspendue au bras de son mari.

– Ma chérie, les voyageurs de ce train nevivaient pas davantage que le charbon contre lequel ils se sontécrasés, ou que le carbone qu’ils sont devenus à présent, a réponduChallenger, en lui pressant affectueusement la main. C’était untrain de vivants quand il a quitté Victoria, mais il n’était plusqu’un convoi de cadavres quand la collision s’est produite.

– Et partout dans le monde, la même aventurese répète !

J’avais parlé presque sans m’en rendrecompte : une extraordinaire lucidité me rendait présentstoutes sortes de drames.

– Pensez aux navires en mer. Pensez qu’ilssont toujours sous pression, qu’ils fendront l’eau jusqu’à ce queleurs chaudières s’éteignent, ou jusqu’à ce qu’ils se jettent àtoute vitesse sur quelque rivage. Les voiliers aussi… Ils nagerontà rebours, ils porteront leurs voiles avec une cargaison de marinsmorts, et leurs madriers pourriront, et leurs jointures cèderont,jusqu’à ce que les uns après les autres ils coulent par le fond.Peut-être que dans un siècle d’ici l’Atlantique sera encorepigmenté de vieux débris flottant à la dérive.

– Et les mineurs ! a renchéri Summerleeen poussant un gloussement lugubre. Si jamais les géologuesrepoussent un jour sur la terre, ils émettront d’étranges théoriessur l’existence humaine dans les strates carbonifères.

Lord John réfléchissait :

– Je ne me vante pas de savoir ce qui sepassera, a-t-il dit, mais je crois qu’après ceci, la terre seravide, à louer ! Si l’humanité est effacée de sa surface,comment s’y reproduirait-elle ?

– Au commencement, le monde était vide, arépondu Challenger. Sous des lois dont l’origine demeure chargée demystères, il s’est peuplé. Pourquoi le même processus ne serépéterait-il pas ?

– Mon cher Challenger, vous ne parlez passérieusement !

– Je n’ai pas l’habitude, professeurSummerlee, de dire des choses que je ne pense pas sérieusement.Cette remarque est déplacée !

Nous avons revu la barbe pointant en avant etles paupières qui retombaient.

– Quoi ! Vous avez vécu en dogmatiqueobstiné, et vous entendez mourir le même homme ? s’est écriéSummerlee, non sans aigreur.

– Et vous, monsieur, vous avez passé votre vieà faire de la critique sans aucune envolée d’imagination, et vousêtes bien incapable de réussir autre chose !

Summerlee a répliqué :

– Vos pires ennemis ne vous accuseront jamais,vous, de manquer d’imagination !

Lord John a tapé du pied.

– Ma parole, cela vous ressemblerait bien sivous utilisiez nos dernières bouffées d’oxygène à échanger despropos désagréables ! D’abord, qu’importe si la terre serepeuple ou non ! Elle ne se repeuplera sûrement pas de notrevivant !

Challenger l’a repris avec sévérité :

– Par cette remarque, monsieur, vous découvrezvos limites ; elles ne nous surprennent pas ; nous lesconnaissions. Mais le véritable esprit scientifique ne doit pas selaisser ligoter par le temps et l’espace. Il se construit unobservatoire sur la ligne frontière du présent qui sépare l’infinipassé du futur infini. De ce poste, il exerce son activité vers lecommencement et vers la fin de toutes choses. Quand survient lamort, l’esprit scientifique meurt à son poste, après avoirtravaillé normalement et méthodiquement jusqu’à la fin. Il dédaigneun événement aussi minime que sa propre dissolution physique avecla hauteur dont il use vis-à-vis de toutes les autres limitationssur le plan de la matière. Ai-je raison, professeurSummerlee ?

Dans un grognement disgracieux, Summerlee arépondu :

– Sous certaines réserves, je suisd’accord.

– L’esprit scientifique idéal – je parle à latroisième personne afin de ne pas paraître trop complaisant enverssoi – l’esprit scientifique idéal devrait être capable de méditersur un sujet de science abstraite entre le moment où son possesseurtomberait d’un avion et celui où il s’écraserait au sol. Voilà legenre d’hommes à forte trempe qui conquièrent la nature et fontcortège à la vérité !

– J’ai l’impression que la nature prend sarevanche, a déclaré lord John, qui regardait par la fenêtre. J’ailu quelques articles de journaux où il était dit que c’était vous,messieurs, qui la maîtrisiez. Cette fois, elle est en train de vousmettre dans sa poche.

– Revers provisoire ! a affirméChallenger. Dans le grand cycle du temps, qu’est-ce que c’est quequelques millions d’années ? Le monde végétal survit, ainsique vous pouvez le constater. Regardez les feuilles de ceplatane : les oiseaux sont morts, mais la végétation continueà vivre. De cette vie végétale dans des marais et des eauxstagnantes surgiront, en leur temps, les têtards minuscules quiprécéderont la grande armée de la vie dont, pour l’instant, nouscinq formons la peu banale arrière-garde. Dès que la forme de viela plus basse se sera établie, l’avènement final de l’homme est unecertitude mathématique, tout comme celle que c’est du gland quenaît le chêne. Le vieux cercle recommencera à tourner une fois deplus.

– Mais le poison ? ai-je demandé. Netuera-t-il pas la vie dans l’œuf ?

– Le poison peut n’être qu’une couche dansl’éther, un Gulf Stream méphitique dans cet océan où nous flottons.Ou encore une tolérance peut s’instaurer et la vie s’adapter à denouvelles conditions. Le simple fait qu’avec une hyperoxygénationrelativement faible de notre sang nous y résistions est une preuvecertaine qu’il ne faudrait pas modifier grand-chose pour permettreà la vie animale de le supporter.

La maison d’où s’échappait tout à l’heure lafumée était à présent en flammes : de longues langues de feuescaladaient l’air.

– C’est plutôt affreux ! a murmuré lordJohn.

Jamais je ne l’avais vu si impressionné. Alorsje lui ai dit :

– Après tout, qu’est-ce que ça peutfaire ? Le monde est mort. L’incinération est certainement lemeilleur enterrement !

– Si la maison de Challenger prenait feu, nousen aurions plus vite fini !

– J’avais prévu ce danger, a souri lepropriétaire. J’avais prié ma femme de prendre toutes précautions àcet égard.

– Elles sont prises, mon chéri. Mais ma têterecommence à battre. Quelle atmosphère pénible !

– Il faut la changer ! a dit Challengeren se penchant au-dessus de sa bouteille d’oxygène. Elle estpresque vide. Elle a duré près de trois heures. Maintenant, il vaêtre huit heures. Nous passerons une nuit confortable. J’attends lafin vers neuf heures demain matin. Nous verrons notre dernier leverde soleil.

Après avoir dévissé la deuxième bouteille, ila ouvert le vasistas ; l’air est devenu meilleur, mais nossymptômes se sont aggravés ; aussi l’a-t-il refermé au boutd’une demi-minute.

« D’ailleurs, nous a-t-il fait observer,l’homme ne vit pas que d’oxygène. Il est l’heure de dîner ;elle est même dépassée. Je vous assure, messieurs, que lorsque jevous ai invités chez moi en vue d’une réunion que j’avais tout lieud’espérer intéressante, j’avais l’intention de vous fournir de quoijustifier notre cuisine familiale. Tant pis ! nous feronscomme nous pourrons. Vous partagerez certainement mon avis qu’ilserait absurde de consommer notre oxygène trop rapidement enallumant un réchaud à pétrole. J’ai quelques provisions de viandesfroides, de pain, de pickles qui, avec deux bouteilles de bordeaux,feront l’affaire. Merci, ma chérie, aujourd’hui comme d’habitude,tu es la reine des organisatrices !

De fait, ç’a été merveilleux de voir lamanière dont la maîtresse de maison, avec l’amour-propre d’unevraie ménagère anglaise, dressait en quelques minutes la table aumilieu, la couvrait d’une nappe blanche comme neige, disposait lesserviettes et ordonnait notre simple repas avec toute l’élégance dela civilisation : il y avait même au centre une torcheélectrique ! Et il n’était pas moins agréable de constater quenotre appétit était revenu.

« Telle est la mesure de notre émotion, adit Challenger avec cet air de condescendance qu’il arboraittoujours quand il appliquait l’esprit scientifique à d’humblesfaits. Nous avons traversé une grande crise. Ce qui implique undésordre moléculaire. Ce qui implique non moins sûrement un besoinde rétablir l’ordre. Un grand chagrin ou une grande joie sontcauses d’une grande faim, et non de l’abstinence comme se plaisentà l’imaginer nos romanciers.

– Voilà pourquoi, à la campagne, lesenterrements sont l’occasion de copieux repas !

– Exactement. Notre jeune ami a trouvé l’imagejuste… Prenez donc une autre tranche de langue.

– C’est la même chose chez les sauvages, a ditlord John en découpant sa viande. J’en ai vu qui enterraient leurchef dans la rivière Aruwimi ; là, ils ont mangé unhippopotame qui devait peser au moins autant que toute la tribu. Ily a aussi des indigènes de la Nouvelle-Guinée qui mangent leregretté défunt en personne, sous prétexte de lui faire unedernière toilette funèbre. Hé bien ! de tous les repasd’enterrement sur cette terre, je crois que celui-ci est le plusextraordinaire !

Mme Challenger estintervenue :

– Ce qui est étrange, c’est que je me sensincapable de ressentir du chagrin pour ceux qui sont morts. ÀBedford, j’ai mon père et ma mère. Je sais qu’ils sont morts ;pourtant, au sein de cette tragédie universelle, je n’éprouveaucune peine pour les individus, même pour eux.

– Et ma vieille mère dans sa villairlandaise ! ai-je ajouté. Je la vois par l’œil del’imagination : elle a mis son châle et un bonnet dedentelle ; elle s’est affaissée avec les yeux clos dans levieux fauteuil à haut dossier près de la fenêtre ; prèsd’elle, il y a son livre et ses lunettes. Pourquoi lapleurerais-je ? Elle a passé, et moi je vais passer le seuild’une autre vie où je serai plus près d’elle peut-être quen’importe où en Irlande ou en Angleterre. Cependant, j’ai de lapeine à penser que ce cher corps ne vit plus !

Challenger a pris la parole :

– Le corps ! Mais qui se lamente de sescheveux coupés ou de ses bouts d’ongles taillés ? N’est-ce paslà pourtant des parties de nous-mêmes ? Un unijambiste negémit pas par sentiment sur son membre manquant. Notre corpsphysique nous a plutôt été une source de souffrance et defatigue : il est l’indice toujours vigilant de nos propreslimites. Pourquoi pleurer s’il se détache de notre moipsychique ?

– En admettant qu’il se détache réellement, agrogné Summerlee. De toute façon, la mort universelle estterrible !

– Comme j’ai déjà eu l’honneur de vousl’expliquer, a répondu Challenger, une mort universelle doit êtrepar sa nature même beaucoup moins terrible qu’une mort isolée.

Lord John a approuvé :

– La même chose dans une bataille. Si vousvoyiez un homme seul étendu sur ce plancher avec un trou dans latête et la poitrine défoncée, vous en seriez malades ! Mais,au Soudan, j’ai vu dix mille hommes allongés sur le dos, et je n’enai pas éprouvé de nausée : quand vous faites l’Histoire, lavie d’un homme est une trop petite chose pour que vous vousattardiez à la pleurer. Quand mille millions d’hommes trépassentensemble, comme aujourd’hui, vous ne pouvez pas en pleurer unparticulièrement.

– Oh ! je voudrais que ce fût déjàfini ! a soupiré Mme Challenger. George, j’aisi peur !

– Quand l’heure sonnera, petite madame, tuseras la plus courageuse de nous tous ! J’ai été un mari bientonitruant, ma chérie, mais souviens-toi que G. E. C. fut tel qu’ilavait été fait, et qu’il ne pouvait pas être autrement. Après tout,n’aurais-tu pas voulu avoir un autre mari ?

– Oh ! personne au monde, monchéri !

Elle a mis ses bras autour de son cou detaureau. Et tous trois nous sommes allés près de la fenêtre.

L’obscurité était tombée ; le monde morts’enfonçait dans la nuit. Mais, juste sur l’horizon du sud, unelongue bande écarlate étincelait, s’évanouissait, reparaissait avecd’étranges pulsations de vie : elle léchait brusquement leciel rouge, puis retombait en une mince ligne de feu. J’aicrié :

– Lewes brûle !

– Non. C’est Brighton qui brûle ! acorrigé Challenger, qui était venu nous rejoindre. Vous pouvez voirles dos arrondis des dunes qui se détachent ; l’incendie sesitue de l’autre côté, plus loin derrière elles. Toute la villedoit brûler.

À différents endroits, des lueursfusaient ; les débris entassés le long de la voie ferréecontinuaient de se consumer lentement, mais qu’étaient ces petitspoints de lumière à côté de la formidable conflagration là-bas, àBrighton ! Quelle copie pour la Gazette ! Jamaisun journaliste n’avait bénéficié d’une telle chance en étantimpuissant à l’utiliser… Oui, c’était l’exclusivité majeure,l’exclusivité parmi les exclusivités : et je n’aurais personnepour l’apprécier… Tout d’un coup, mon vieil instinct de reporters’est réveillé. Puisque ces hommes de science restaient fidèlesjusqu’à la dernière minute au travail de leur vie, pourquoi moi, àmon humble manière, ne témoignerais-je pas de la mêmeconstance ? Aucun œil humain ne se pencherait jamais sur ceque je ferais. Mais au moins la longue nuit passerait plusfacilement. Il n’était pas question de dormir : du moins pourmoi ! Les notes que je rédigerais occuperaient les heuresgrises, m’empêcheraient de penser… Voilà pourquoi j’ai aujourd’huidevant moi un carnet rempli de gribouillages ; je l’ai noircià la lumière de notre unique torche ; j’ai écrit sur mesgenoux. Si j’avais un petit talent littéraire, ces pages seraient àla hauteur des événements. Telles qu’elles sont cependant, ellesapporteront au public un témoignage vécu sur une nuit atroce,fertile en émotions bouleversantes.

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