La divine comédie – Tome 1 – L’Enfer

CHANT XVII

 

« Voici venir la bête à la queueaffilée

qui traverse les monts, les murs et lesarmures

et remplit l’univers de sa mauvaiseodeur ! »[159]

 

C’est ainsi que parla mon guide ; et toutde suite

il fit signe à la bête et la fit aborder

au bout de ces rochers sur lesquels nousmarchions[160].

 

Le dégoûtant symbole où la fraude estdépeinte

s’en vint toucher au bord de la tête et dubuste,

mais sans avoir tiré sur la rive sa queue.

 

Son visage semblait celui d’un honnêtehomme,

tant il avait l’aspect bienveillantau-dehors ;

le reste de son corps était comme undragon.

 

Il avait les deux pieds velus jusqu’auxaisselles ;

son dos et sa poitrine, ainsi que ses deuxflancs,

étaient tout tachetés de nœuds et derouelles.

 

Les beaux tapis que font les Turcs et lesTartares,

tramés ou bien brodés des plus bellescouleurs,

ou d’Arachné la toile, ont bien moinsd’agrément.

 

Comme on haie parfois la barque sur larive,

en sorte qu’elle reste à moitié dans lesflots,

ou bien comme là-bas, chez les goinfrestudesques,

 

le castor se prépare à guetter le poisson,

tel l’immonde animal restait à nousattendre

sur le bord dont les rocs entouraient ledésert.

 

Il semblait fouetter le vide avec sa queue

et dresser dans les airs sa fourchevenimeuse

aux aiguillons pareils à ceux desscorpions.

 

Mon maître dit alors : « Il nousfaut maintenant

faire un petit détour, afin d’allertrouver

l’animal malfaisant qui nous attendcouché. »

 

Nous descendîmes donc, allant toujours àdroite,

et nous fîmes deux pas sur l’extrêmerebord,

pour éviter le sable et le feu quipleuvait.

 

Quand nous fûmes enfin auprès de cettebête,

je vis un peu plus loin, dans le désert desable,

des gens rester assis auprès duprécipice[161].

 

Alors le maître dit : « Afin que turemportes

de ce giron d’avant un souvenir exact,

va donc te renseigner sur leurcondition !

 

Tâche de limiter le temps de tesdiscours ;

et moi, pendant ce temps, je vais dire à labête

de nous porter en bas sur sa puissanteépaule. »

 

Ainsi je m’éloignai tout seul, restanttoujours

sur l’extrême rebord de ce septièmecercle,

vers l’endroit où gisait cette gentdouloureuse.

 

La voix de leur douleur jaillissait de leursyeux ;

ils s’aidaient de leurs mains autant qu’ils lepouvaient,

pour éviter la flamme et la cuisson dusol.

 

C’est ainsi que les chiens se défendentl’été

en secouant tantôt le cou, tantôt lapatte,

des piqûres des taons, des puces et desmouches.

 

Ayant dévisagé de près certains d’entreeux

qui supportaient ainsi l’avalanche desflammes,

je n’en connus aucun ; je m’aperçuspourtant

 

que chacun d’eux portait une escarcelle aucou,

chacune de couleur et marque différentes,

et qui semblait former leur unique souci.

 

Et comme je passais, en regardant leurtroupe,

je vis soudain un sac jaune et chargé d’unmeuble

d’azur, qui me semblait devoir être unlion[162].

 

Puis, promenant ainsi mon regard toutautour,

plus rouge que le sang je vis une autrebourse

où, blanche comme beurre, on pouvait voir uneoie[163].

 

L’un de ces hommes-là, dont la bourse étaitblanche

et sur un fond d’azur portait pleine unetruie[164],

me dit : « Que viens-tu faire ici,dans cette fosse ?

 

Déguerpis ! Mais apprends, puisque tu visencore,

que ce Vitalien dont j’étais levoisin[165]

doit bientôt nous rejoindre et s’asseoir à magauche.

 

Parmi ces Florentins, je suis seul dePadoue ;

et ils m’ont maintes fois rebattu lesoreilles,

criant : « Quand viendra-t-il,l’illustre chevalier,

 

possesseur du sachet qui porte les troisboucs ? »[166]

Lors il tordit la bouche et me tira lalangue,

tout à fait comme un bœuf qui lèche sesnaseaux.

 

De peur que mon retard à la longue nefâche

celui qui m’avait dit de ne pas troprester,

je rebroussai chemin, laissant cesmalheureux.

 

Je trouvai que mon maître était déjà monté

à cheval sur le dos de l’horrible animal,

et il dit : « Il te faut un cœurbien accroché !

 

Nous n’aurons désormais que ce genred’échelles[167].

Monte devant ; je veux me placer aumilieu,

pour l’empêcher de nuire, entre la queue ettoi. »

 

Comme celui qui sent, dans un accès defièvre,

un frisson qui paraît paralyser lesmembres

et se met à trembler dès qu’il voit un boutd’ombre,

 

tel je devins moi-même, en entendant cesmots ;

mais de ma propre honte ayant tiré courage

– car l’exemple du maître oblige le valet—

 

cherchant un bon endroit sur cette croupeimmense,

je voulus prononcer, mais sans me rendrecompte

que la voix me manquait :« Tiens-moi bien dans tes bras !

 

Mais lui, qui tant de fois m’avait si bienaidé

dans des besoins plus forts, sitôt que jem’assis,

il me prit dans ses bras, pour mieux mesoutenir,

 

et il dit : « Géryon, en routemaintenant !

Mais descends doucement, et fais les cercleslarges :

tu portes, souviens-t’en, un tout autrefardeau ! »

 

Et comme, en reculant par à-coups, sedétache

le navire du bord, tel il partitenfin ;

mais dès qu’il put donner libre cours à sonvol,

 

il ramena la queue où se tenait la tête,

l’étendit et la fit glisser comme uneanguille,

pendant qu’il fendait l’air au rythme de sespattes.

 

Et je crois que personne au monde n’eut sipeur,

ni lorsque Phaéton laissa tomber lesrênes,

faisant brûler le Ciel tel qu’on le voitencore[168],

 

ni quand le pauvre Icare aperçut ses deuxailes

se détacher des flancs et fondre avec lacire,

et son père crier : « Tu ne tienspas le coup ! »

 

qu’au moment où je vis que je plongeaissoudain

dans l’air de toutes parts, et qu’onn’apercevait

plus rien autour de moi, si ce n’était labête.

 

Elle ne cessait pas de nager doucement,

tournant et descendant ; je ne m’enrendais compte

que par l’air qui venait d’en face etd’au-dessous.

 

À ma main droite, en bas, j’entendais lacascade,

faire au-dessous de nous un horriblefracas,

et pour la regarder je voulus me pencher.

 

Ce fut alors que j’eus bien plus peur detomber,

car j’aperçus des feux et j’entendis desplaintes

qui me firent trembler et tapir de monmieux.

 

Je m’aperçus enfin qu’on descendait enrond

(ce dont je ne pouvais me douter toutd’abord),

rien qu’à voir les tourments qui montaient departout.

 

Comme un faucon resté trop longtemps sur sesailes,

sans avoir vu le leurre ou rapporté deproie,

fait dire au fauconnier : « Hélas,je perds mon temps ! »

 

et descend mollement, lui qui montait sivite,

faisant de longs détours et se posant bienloin

du maître mécontent, qui se met en colère,

 

ainsi nous déposa Géryon tout au fond,

exactement au pied de l’abruptefalaise ;

et, sitôt qu’il se vit défait de notrepoids,

 

il partit, plus pressé qu’un trait ne part del’arc.

 

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