La divine comédie – Tome 1 – L’Enfer

CHANT V

 

Je descendis ainsi du premier de cescercles

au deuxième[46], quisemble occuper moins de place,

mais d’autant plus d’horreur, et dont l’aspectfait peur.

 

C’est là qu’attend Minos à l’horriblegrimace.

Il se tient à l’entrée et soupèse lesfautes,

il juge et il condamne en un seul tour dequeue.[47]

 

Chaque esprit qu’on destine aux peinesinfernales

se montre en sa présence et vient seconfesser ;

et ce grand connaisseur, expert en tous lescrimes,

 

considère quel coin de l’Enfer luiconvient

et enroule à son corps sa queue autant defois

qu’il veut que le damné descende dedegrés.

 

Les âmes devant lui forment de longuesfiles ;

chacun passe à son tour devant sontribunal,

déclare, entend son sort et roule vers lefond.

 

« Toi, qui prétends entrer dans le séjourdes peines,

cria vers moi Minos, dès qu’il m’eutaperçu,

interrompant soudain son misérable office,

 

vois d’abord où tu vas, à qui tu teconfies,

sans te laisser tromper par l’accès tropfacile. »

Mais mon guide intervint :« Pourquoi crier ainsi ?

 

N’empêche pas en vain son voyage fatal.

On veut qu’il soit ainsi, dans l’endroit oùl’on peut

ce que l’on veut : pourquoi demanderdavantage ? »[48]

 

C’est à partir de là que j’entendisvraiment

les cris du désespoir, et que le bruit despleurs

commença tout d’abord à frapper monoreille.

 

Je voyais devant nous un antre sanslumière

dont le rugissement ressemble à la tempête

qui soulève parfois les vagues de la mer.

 

L’infernal tourbillon, tournoyant sansarrêt,

emporte les esprits mêlés dans sontumulte,

les frappe, les culbute, les presse departout,

 

les faisant tous rouler au bord duprécipice,

où l’on sent redoubler leur angoisse et leurscris,

et ils insultent tous la divine bonté.

 

Et je compris enfin que c’est par cesupplice

que l’on punit là-bas le péché de lachair,

qui nourrit l’appétit aux frais de laraison.

 

Comme les étourneaux s’en vont à tired’aile,

lorsque le froid descend, formant de longuesfiles,

ainsi ce vent horrible emporte lesesprits.

 

De çà, de là, partout son souffle lesrepousse ;

pour consoler leur mal, nul espoir ne leuroffre

l’image du repos ou d’un moindre tourment.

 

Comme les cris plaintifs de quelque envol degrues

qui forment dans les airs des filesinfinies,

telles je vis venir, pleurant etgémissant,

 

les ombres qu’emportait au loin cettetempête.

Te demandai : « Qui sont, maître,toutes ces gens

nue le noir tourbillon s’acharne àchâtier ? »

 

« La première de ceux que tu prétendsconnaître,

se mit à m’expliquer mon guide sanstarder,

avait jadis régné sur des peuplesnombreux.

 

Mais elle avait plongé si loin dans laluxure,

qu’elle imposa des lois qui permettaient cevice,

pour ne plus encourir un blâme mérité.

 

Elle est Sémiramis, dont l’histoireraconte

qu’elle a suivi Ninus et qu’elle était safemme ;

elle eut jadis la terre où règne leSultan.

 

L’autre[49] s’étaitdonné la mort par trop d’amour,

oubliant la foi due aux cendres deSichée ;

Cléopâtre la suit, cette luxurieuse.

 

Tu vois Hélène aussi, qui fut jadis lacause

de si constants tourments ; voici legrand Achille,

que l’Amour seul guidait à la fin de laguerre[50].

 

Vois Paris et Tristan… » Il me fit voirencore,

en m’indiquant leurs noms, plus de milleautres ombres

qui perdirent la vie à cause de l’amour.

 

D’entendre mon docteur qui désignait ainsi

ces vaillants chevaliers et ces damesantiques,

je sentais se serrer mon cœur dans mapoitrine.

 

Ensuite je lui dis : « Poète,j’aimerais

parler à ces deux-là, qui vont l’un près del’autre

et qui semblent tous deux si légers dans levent. »[51]

 

Il répondit : « Attends qu’ilsarrivent plus près ;

appelle-les ensuite, au nom de cet amour

qui les conduit toujours, et ils terépondront. »

 

Aussitôt que le vent les eut poussés versnous,

je leur fis signe et dis : « Âmesinconsolées,

parlez-nous un instant, si rien nel’interdit ! »

 

Et comme vers le nid se pressent lescolombes

qu’appelle le désir, les ailes déployées,

plutôt que par leur vol, par l’amouremportées,

du groupe de Didon tels ils se séparèrent

et s’en vinrent vers nous à travers l’airinfect,

forcés par le pouvoir de l’appel amoureux.

 

« Ô gracieux esprit, si plein decourtoisie,

qui nous viens visiter au sein de cesténèbres,

nous, dont le sang jadis avait souillé lemonde,

si nous étions amis du roi de l’univers,

nous le supplierions qu’il te donne lapaix,

pour t’être apitoyé sur nos cruelstourments.

 

Dis-nous ce que tu veux écouter ou parler,

car nous t’écouterons et nous teparlerons,

si le vent veut tenir le repos qu’ilpromet.

 

La terre où je naquis est une ville assise

au bout de cette plage où le Pô vientmourir,

ou mieux trouver la paix, avec sestributaires[52].

 

Amour, qui vite prend dans les cœursgénéreux,

séduisit celui-ci, grâce à ce beausemblant

que j’ai perdu depuis si douloureusement.

 

Amour, qui fait autant d’aimés qued’amoureux,

vint enflammer si fort mon cœur pourcelui-ci,

qu’il est, tu le vois bien, loin dem’abandonner.

 

Amour nous conduisit vers une seulemort :

Caïne attend celui qui nous quitta lavie. »[53]

Et ce fut sur ces mots que son discours pritfin.

 

Pendant que j’écoutais ces âmestourmentées,

je baissais le regard et je restaismuet ;

mais le poète dit : « À quoi doncpenses-tu ? »

 

Alors je commençai par lui répondre :« Hélas !

combien de doux pensers, de désirsamoureux

ont conduit ces deux-ci vers cette tristeimpasse ! »

 

Puis, me tournant vers eux, je repris laparole :

« Francesca, le récit de ton tristemartyre

n’a laissé dans mon cœur que douleur etpitié.

 

Mais dis-moi cependant : au temps desdoux soupirs,

comment, par quel moyen l’amour vouspermit-il

de comprendre, les deux, vos passionsnaissantes ? »

 

Elle me répondit : « La plus grandedouleur

est de se rappeler les instants de bonheur

au temps de la misère ; et ton docteur lesait[54].

 

Cependant, si tu veux savoir les origines

de notre affection, je veux bien te lesdire,

même s’il me fallait pleurer en racontant.

 

Un jour, nous avons pris du plaisir enlisant

de Lancelot, qui fut esclave del’amour ;

nous étions seuls tous deux et sans aucunsoupçon.

 

Souvent notre regard se cherchaitlonguement

durant notre lecture, et nous devînmespâles ;

pourtant, un seul détail a suffi pour nousperdre.

 

Arrivés à l’endroit où cette belle bouche

était baisée enfin par cet illustreamant[55],

celui-ci, dont plus rien ne peut meséparer,

 

vint cueillir en tremblant un baiser sur meslèvres.

Le livre et son auteur furent monGalehaut ;

et pour cette fois-là la lecture a prisfin. »

 

Pendant qu’un des esprits me racontaitcela,

l’autre pleurait si fort que, mû par lapitié,

je défaillis moi-même et me sentis mourir,

et finis par tomber comme tombe uncadavre.

 

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer