CHANT XXIII
« Tu ne dois regarder ni cette galesèche
qui décolore ainsi ma peau, me disait-il,
ni ce reste de chair qui traîne encor surmoi ;
mais parle-moi de toi ; dis-moi qui sontaussi
ces deux ombres là-bas, qui te fontcompagnie ;
et ne t’éloigne pas sans m’avoir toutconté ! »
« Ta face, que ta mort m’avait tant faitpleurer,
me cause maintenant presque autant dechagrin,
lui répondis-je alors, à la voir sitordue.
Dis, pour l’amour de Dieu, qui te l’effeuilleainsi ?
Dissipe ma surprise avant que je ne parle,
car on s’explique mal, si l’esprit estailleurs. »
« Le vouloir éternel, me dit-il, aplacé
dans l’arbre et dans les eaux qui restent enarrière
une vertu qui fait que je m’étire ainsi.
Toutes ces ombres-ci, qui chantent enpleurant
pour avoir trop suivi les plaisirs de labouche,
par la faim et la soif deviennent enfinpures.
L’appétit de manger et de boire s’excite
au parfum dégagé par l’arbre et le fild’eau
qui se fraie un chemin d’en haut, parmi lesfeuilles.
Et c’est plus d’une fois que nous faisons letour
de l’endroit que tu vois, qui rafraîchit nospeines ;
cependant, je dis peine et devrais direjoie,
car le même désir nous conduit vers cetarbre,
qui portait autrefois le Christ à dire :« Eli ! »
lorsqu’il nous racheta, joyeux, avec sonsang. »
« Depuis ce jour, Forèse, où tu laissasle monde,
lui répondis-je alors, pour un mondemeilleur,
il ne s’est pas encore écoulé cinq années.
Mais puisque tu perdis le pouvoir depécher
avant que l’heure vînt de la bonne douleur
qui refait l’union de notre âme avec Dieu,
comment es-tu monté jusqu’ici ? Jepensais
que tu serais encore à l’étage d’en bas,
où le temps de l’erreur se paie avec letemps. »[254]
« C’est que je fus aidé, telle fut saréponse,
à déguster la douce absinthe de la peine
par tous les pleurs versés par ma bonneNella[255].
Ses larmes, ses soupirs, ses dévotesprières
m’ont tiré de la côte où les âmesattendent,
m’évitant le séjour dans les cerclessuivants.
Elle est d’autant plus chère au Ciel et plusaimée,
ma veuve que jadis j’aimais si tendrement,
qu’aux bonnes actions elle a moins decompagnes,
puisque la Barbagia de Sardaignepossède[256]
plus de femmes sachant ce que c’est quepudeur,
que l’autre Barbagia qui la garde àprésent.
Doux frère, que veux-tu que je te diseencore ?
Je crois apercevoir déjà ce temps futur
(et l’heure d’aujourd’hui n’en est pas bienlointaine)
où du haut de la chaire il faudra prohiber
aux femmes sans pudeur qui remplissentFlorence
de s’en aller montrant leur sein à toutvenant.
Dis-moi, quelle barbare ou quelleSarrasine
fallut-il menacer, pour la faire habiller,
de quelque châtiment, spirituel ounon ?
Mais si ces femmes-là pouvaient imaginer
ce que le Ciel prépare à leur intention,
on les verrait déjà hurler à pleinebouche.
Car, si de l’avenir je vois bien lesmystères,
avant que de l’enfant que l’on berceaujourd’hui
s’emplume le menton, elles seront damnées.
Mon frère, maintenant ne me cache plusrien !
Vois, je ne suis pas seul, puisque tous cesesprits
regardent le soleil que ton corpsintercepte. »
Je répondis alors : « Si tu gardesmémoire
de tout ce que jadis nous fûmes l’un pourl’autre[257],
le souvenir lui-même ici nous sera dur.
Celui qui me précède est venu me tirer
de la vie où j’étais, pas plus loinqu’avant-hier
(lui montrant le soleil), lorsque vous vîtespleine
la sœur de celui-ci. C’est lui qui m’aconduit
dans la profonde nuit des véritablesmorts,
et j’ai partout suivi ses pas avec machair.
Ensuite, ses conseils m’ont mené vers lehaut,
où j’ai fait la montée et le tour de cemont
qui vous redresse, vous que le monde atordus.
Il m’a dit qu’il voulait me tenircompagnie
jusqu’à ce que j’arrive où resteBéatrice ;
ensuite il me faudra me séparer de lui.
C’est de lui que je sais tout cela, c’estVirgile,
dis-je en montrant du doigt ; quant àl’autre, c’est l’ombre
pour qui votre royaume, en le laissantpartir,
avait tremblé si fort, l’instantd’auparavant. »