La divine comédie – Tome 2 – Le Purgatoire

CHANT V

 

Nous nous étions déjà séparés de cesombres,

et j’allais en dernier sur les pas de monguide,

lorsque soudain quelqu’un cria derrièremoi,

 

en me montrant du doigt :« Tiens ! il me semble bien

que celui d’en bas tue à sa gauche lesrais :

on dirait qu’il agit comme un êtrevivant ! »

 

Je tournai le regard au son de cette voix

et vis qu’avec surprise il me dévisageait

moi seul, toujours moi seul et le rayonbrisé.

 

« Pourquoi donc ton esprits’embourbe-t-il si vite ?

me dit alors mon maître ; et pourquoit’arrêter ?

Qu’importe ce qu’on peut déblatérerlà-bas ?

 

Suis-moi toujours de près et laisse dire auxgens,

ferme comme une tour, qui n’incline jamais

le front, pour fort que soit le souffle del’archer ;

 

car celui dont l’esprit va d’un objet àl’autre

éloigne constamment la cible de soi-même,

et le dernier souci fait oublier lesautres. »

 

Qu’aurais-je pu répondre alors, sinon :« Je viens ! »

Et, le disant, je crus sentir sur monvisage

les couleurs qui parfois méritent lepardon.

 

Cependant sur la côte et pas très loin denous

montaient certaines gens, le long d’unraccourci,

verset après verset chantant leMiserere[36].

 

Mais, s’étant aperçus que moi, grâce à moncorps,

je ne permettais pas aux rayons de passer,

leur chant devint un oh ! aussi rauqueque long ;

 

et deux de ces esprits, faisant lesmessagers,

coururent jusqu’à nous, afin dedemander :

« Expliquez-nous quelle est votrecondition ! »

 

Mon maître leur parla : « Vouspouvez retourner

et raconter à ceux qui vous ont envoyés

que celui-ci possède un vrai corps de chairvraie.

 

S’ils se sont arrêtés pour avoir vu sonombre,

comme je pense, alors la réponsesuffit :

vous pouvez l’estimer, car il peut êtreutile. »[37]

 

Une étoile en filant fend moins vitel’azur

au début de la nuit, ou l’éclair un nuage,

au coucher du soleil, quand l’été bat sonplein,

 

que je n’ai vu courir ces ombres vers leursrangs,

et de là revenir vers nous, avec lesautres,

comme des cavaliers lancés à toute bride.

 

« Ceux qui viennent vers nous meparaissent nombreux ;

ils voudront te parler, dit alors lepoète.

Va donc les écouter, mais toujours enmarchant ! »

 

« Âme qui suis ainsi le chemin de lajoie,

avec les membres vrais reçus à lanaissance,

criaient-ils en venant, attends-nous donc unpeu !

 

Regarde si jamais tu vis quelqu’un denous,

pour ensuite là-bas en porter lanouvelle !

Hélas ! pourquoi vas-tu sans vouloirt’arrêter ?

 

Nous avons tous trouvé la mort parviolence

et restâmes pécheurs jusqu’au dernierinstant,

où la grâce du Ciel nous vint ouvrir lesyeux ;

 

ainsi, nous repentant et pardonnant auxautres,

nous quittâmes la vie et partîmes versDieu,

pressés par le désir de voir sa sainteface. »[38]

 

Je répondis : « J’ai beau regardervos visages,

je n’en connais aucun ; mais si vousdésirez

quelque chose de moi, esprits bienfortunés,

 

dites : je vais le faire, au nom de cettepaix

qu’il me faut rechercher ainsi, de monde enmonde,

en marchant sur les pas d’un guide aussifameux. »

 

Alors l’un d’eux parla : « Nousavons confiance

quant à ta bonne foi, même sans tesserments,

si, comme tu le veux, tu le puis en effet.

 

Je te demande, moi qui parle avant lesautres[39],

si jamais tu reviens pour revoir lescontrées

qui vont de la Romagne à celle où règneCharles[40],

 

d’obtenir à Fanon, par ta courtoiseinstance,

qu’on rappelle mon nom dans toutes lesprières,

pour que je puisse ainsi purger mes grandesfautes.

 

C’est de là que je suis ; mais le profondpertuis

par où s’enfuit mon sang, ma premièredemeure,

est venu me chercher au paysd’Anténor[41],

 

où je pensais pourtant me trouver àl’abri.

Celui d’Este est l’auteur, qui m’avait enhorreur,

bien trop loin au-delà de ce que veut ledroit.

 

Mais si j’avais pu fuir du côté de Mira,

quand dans Oriane l’on mit la main surmoi,

je serais à cette heure au monde où l’onrespire[42].

 

Je courus au marais ; mais les joncs etla vase

m’empêtrèrent si bien, qu’il me falluttomber

et de mes veines voir jaillir un lac desang. »

 

Puis, un autre parla : « Si le vœus’accomplit,

qui t’attire au sommet de la sainteMontagne,

viens au secours du mien, avec tes bonnesœuvres !

 

Je suis de Monte Feltre et mon nom estBuonconte[43] ;

mais Jeanne et tous les miens m’ont si bienoublié

qu’entre ceux-ci je marche en baissant leregard. »

 

« Quelle force, lui dis-je, ou sinon quelhasard

t’avait donc entraîné si loin de Campaldin,

que l’on n’a jamais pu retrouver toncadavre ? »

 

« Hélas, répondit-il ; aux pieds duCassin

il existe un cours d’eau du nomd’Archiatre,

qui naît dans l’Apennin, plus haut quel’ermitage[44].

 

C’est là que j’arrivai, la gorgetranspercée ;

à peu près à l’endroit où cette eau perd sonnom[45],

je fuyais seul, tachant la plaine de monsang.

 

Là, j’ai perdu la vue ; et ma paroleultime

fut le nom de Marie ; et c’est en cetendroit

que je tombai, laissant ma chairabandonnée.

 

Telle est la vérité, rapporte-la là-haut.

L’ange de Dieu m’a pris ; mais celui del’Enfer

criait : « Ô toi du Ciel, pourquoim’en prives-tu ?

 

Tu remportes ainsi, pour une seule larme

qui fait que je le perds, ce qu’il ad’éternel ;

mais je saurai, du moins, comment traiter sesrestes !

 

Tu dois savoir comment s’amoncelle dansl’air

cette humide vapeur qui se transforme eneau

dès qu’elle monte assez pour rencontrer lefroid.

 

Il joignit sa malice et sa soif de malfaire

à son savoir, mêlant la vapeur et le vent,

par le pouvoir qu’il tient de sa seulenature.

 

Puis, à la nuit tombante, il a faitrecouvrir

le vallon de brouillards, de Prato Magne aujoug[46],

épaississant si fort le ciel au-dessusd’elle,

 

que cet air condensé devint bientôt del’eau :

il plut alors à verse ; et les ruisseauxreçurent

toute l’eau que le sol se lassaitd’avaler ;

 

et, la réunissant dans de grandesrivières,

il la précipita dans le fleuve royal

si promptement, que rien n’aurait pul’arrêter.

 

Archiatre gonflé, trouvant à l’embouchure

mon corps tout refroidi, le poussa dansl’Arno,

décroisant mes deux bras, que j’avais mismoi-même

 

en croix sur ma poitrine, avant desuccomber ;

ensuite il me roula sur son fond, sur saberge,

et il m’ensevelit enfin dans sesdépôts. »

« De grâce, lorsqu’au monde enfin tureviendras

et te reposeras de ton si long voyage,

dit un troisième esprit, qui suivait lesecond,

 

rappelle-toi mon nom : je suis cetteAPia

que Sienne fit, et puis que défit laMaremme :

celui-là le sait bien, qui m’avaitépousée,

 

m’ayant passé l’anneau comme une chaîne audoigt.[47]

 

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