CHANT IX
Du décrépit Tithon déjà la concubine[86]
commençait à blanchir au bord de l’Orient
et de son doux ami semblait fuir lesétreintes.
Son front resplendissait des pierresprécieuses
qui forment le portrait de ce froid animal
qui du bout de sa queue attaque leshumains ;[87]
et à ce même endroit où nous restionsassis
la nuit avait déjà fait deux pas vers lejour
et semblait mettre en train le départ dutroisième,[88]
lorsque moi, qui traînais le premier dond’Adam,
vaincu par le sommeil, je me couchai dansl’herbe
où restaient au repos les autres quatre,assis.
À l’heure où l’hirondelle, aux approches dujour,
commence à dégoiser une triste complainte,
pleine du souvenir de ses premièrespeines,[89]
et lorsque notre esprit, débarrassé deschaînes
du poids de notre chair et de notrepensée,
se livre aux visions et presqueprophétise,
il me semblait en songe apercevoir au ciel
un aigle aux plumes d’or, suspendu dans lesairs,
prêt à foncer sur nous, les ailesdéployées.
Ensuite je pensais me trouver dans ce lieu
où l’enfant Ganymède abandonna les siens,
lorsqu’il fut enlevé pour le palais desDieux.
Je disais en moi-même : « Il esthabitué
à ne faire qu’ici sa chasse, et n’aime pas
s’agripper à la proie ailleurs qu’en cetendroit. »
Et puis il me semblait qu’il tournoyait dansl’air
et se précipitait sur moi comme un éclair
et m’enlevait là-haut, au célestefoyer[90].
Ensuite il me semblait que nous brûlions tousdeux
et le brasier du songe étaitinsupportable,
à tel point qu’il finit par me faireéveiller.
Comme Achille jadis tressaillit en jetant
partout autour de lui des regards étonnés,
sans savoir quel était le lieu qu’ilregardait,
lorsque sa mère vint le reprendre àChiron,
l’emportant endormi dans ses bras àScyros,
d’où les Grecs par la suite allaient leretirer ;
ainsi je tressaillis, lorsque de mespaupières
s’absenta le sommeil, et perdis lescouleurs,
sous le frisson glacé qui m’étreignait lecœur.
Seul restait près de moi celui qui meconsole ;
le soleil était haut l’espace de deuxheures[91] ;
je tenais le regard tourné vers le rivage.
« Ne crains rien maintenant, dit alorsmon seigneur.
Nous sommes arrivés à bon port ; prendscourage !
Ne te relâche pas, fais un nouveleffort !
Nous sommes arrivés au seuil duPurgatoire :
regarde le rebord de rochers quil’entoure,
et l’endroit où l’on voit qu’il demeureentr’ouvert !
À l’heure où le matin est devancé parl’aube,
alors que ton esprit plongeait dans lesommeil,
au-dessus de ces fleurs qui parent lavallée,
une dame survint, qui dit : – « Jesuis Lucie.
Laissez-moi transporter celui qui dortlà-bas,
afin que le monter lui coûte moinsd’effort. »
Sordello reste en bas, avec les noblesâmes ;
elle t’a pris ensuite et s’est mise àmonter,
dès que le jour fut clair : moi, j’aisuivi ses pas.
Elle t’a déposé, non sans m’avoir montré
avec son beau regard la porte quevoilà ;
puis, elle et son sommeil sont disparusensemble. »
Comme celui qui voit se dissiper sesdoutes
et sent se convertir ses frayeurs enespoir,
après avoir enfin appris la vérité,
tel je devins moi-même ; et aussitôt monguide,
me voyant rassuré, partit vers la falaise,
dont je gravis la pente à quelques pas delui.
Lecteur, tu comprendras qu’à présent mamatière
commence à s’élever : ne t’étonne doncpas,
si je vais l’habiller avec plusd’artifice.
Nous nous étions déjà rapprochés del’endroit
où je croyais d’abord distinguer une fente
qui semblait séparer deux pans de lamuraille ;
et j’y vis une porte à laquelle on pouvait
monter par trois gradins de couleursdifférentes,
et dont le seul gardien demeuraitimmobile.
Et comme j’ouvrais grands les yeux, pourregarder,
je l’ai bien vu, debout sur la marche d’enhaut,
mais je n’ai pu souffrir l’éclat de sonvisage.
Il tenait à la main toute nue une épée
dont les brillants reflets resplendissaient sifort,
que souvent mon regard en restait ébloui.
« Écoutez-moi, là-bas : qu’est-ceque vous voulez ?
commença-t-il à dire ; où reste votreescorte ?
Gardez que ce chemin ne vous coûte tropcher ! »
« Une dame du Ciel, qui connaît bien ceschoses,
répondit mon seigneur, nous envoya tantôt,
nous disant : « Allez là, la porteest devant vous ! »
« Qu’elle soit avec vous sur la route dubien !
répondit aussitôt le gardien tropcourtois ;
venez, avancez-vous, venez monter nosmarches ! »
Alors nous avançâmes jusqu’au premierdegré,
construit en marbre blanc si lisse et sipoli,
que je m’y vis tout tel que je suis eneffet.
Le second était teint des couleurs de lanuit,
fait en pierre rugueuse et qui semblaitbrûlée,
en long et en travers sillonné decrevasses.
Le troisième gradin, qui dominait lesautres,
paraissait d’un porphyre aussi haut encouleur
que le sang qui jaillit lorsqu’on ouvre uneveine[92].
C’était sur ce dernier que reposaient lesplantes
du messager de Dieu, qui défendait leseuil
et paraissait briller plus que le diamant.
Mon guide m’entraîna, visiblement content,
le long des trois gradins, en me disant :« Demande,
mais bien modestement, qu’on ouvre laserrure ! »
Me jetant aux saints pieds avec dévotion,
j’implorai par pitié que l’on m’ouvrît laporte,
après avoir frappé par trois fois mapoitrine.
Il me marqua sept P sur le front, à lapointe
de son épée, et dit : « Ne négligedonc pas,
quand tu seras entré, de laver ces septplaies ! »[93]
La couleur de la cendre ou de la terresèche
est tout à fait pareille à celle de sarobe[94] ;
et de l’un de ses plis il retira deuxclefs.
La première était d’or et l’autre étaitd’argent[95] ;
et avec la clef blanche, ensuite avec lajaune,
il fit ce qu’il fallait pour moncontentement.
« Chaque fois que faillit l’une de cesdeux clefs
et ne tourne pas rond au trou de laserrure,
nous dit-il, on ne peut obtenir lepassage.
L’une est plus chère ; l’autre exige plusd’adresse
et beaucoup de savoir, avant qu’on puisseouvrir,
car elle seule peut délier tous les nœuds.
Pierre me les donna jadis, en me disant
qu’il fallait ouvrir trop plutôt que tropfermer,
pourvu qu’on vînt toujours implorer àgenoux. »
Ensuite il poussa l’huis de la portesacrée,
en nous disant : « Entrez !mais je vous fais savoir
qu’on expulse celui qui regarde enarrière. »[96]
Lorsque, l’instant d’après, nous avons vutourner
sur leurs gonds les pivots de la portesacrée,
qui sont faits d’un métal sonore etrésistant,
la Porte Tarpéienne a dû grincer moinsfort
et céder bien plus vite, quand le bonMetellus
fut enlevé de force, et le trésorvidé[97].
Et m’étant retourné quand j’entendis cebruit,
je crus entendre aussi Te Deumlaudamus[98]
que chantait une voix à ces doux sonsmêlée.
Ce que j’en entendais me rappelait assez
l’effet que nous produit quelquefois lamusique
quand le texte paraît tantôt être couvert
et tantôt renforcé par les accords del’orgue.