La divine comédie – Tome 2 – Le Purgatoire

CHANT XXV

 

Cependant le monter n’admettait nulretard,

car déjà le soleil laissait au Scorpion

la nuit, et au Taureau le cercle demidi[275].

 

Comme celui que rien ne saurait retenir

et qui va son chemin, quoi qu’il rencontre enroute,

si l’aiguillon le point de quelque soinpressant,

 

tels nous sommes entrés dans cet étroitpassage,

l’un sur les pas de l’autre, et prîmesl’escalier

dont l’étroitesse oblige à le monter enfile.

 

Et comme le petit des cigognes bat l’aile,

s’essayant à voler, mais la rabat bienvite

et ne s’enhardit pas à sortir hors du nid,

 

tel je sentais s’éteindre et s’allumerl’envie

de les questionner, mais sans aller plusloin

que le geste d’ouvrir la bouche pourparler.

 

La marche était rapide ; et pourtant mondoux père

m’avait déjà compris, car il me dit :« Décoche

l’arc du parler : je vois que tu le tiensfin prêt ! »

 

Pour mieux ouvrir la bouche alors je priscourage

et je lui demandai : « Commentpeut-on maigrir,

quand le fait de manger cesse d’être unbesoin ? »[276]

 

« Si tu te souvenais, dit-il, comme àmesure

que brûlait un tison, s’éteignaitMéléagre,

ce que tu viens de voir te paraîtrait moinsdur[277].

 

Si tu pensais aussi qu’avec chaque clind’oeil

l’image cligne aussi de l’œil dans lemiroir,

ce qui te semble noir deviendraittransparent.

 

Mais pour mieux contenter ton désir desavoir,

voilà Stace, je vais l’appeler et prier

d’être le médecin qui panse tesblessures. »

 

« Si je vais expliquer pour lui, réponditStace,

les décrets éternels, bien que tu soisprésent,

le désir de te plaire est mon uniqueexcuse. »

 

Puis il continua : « Mon fils, siton esprit

consent à recevoir et garder mes paroles,

ce sera la réponse au « comment » detantôt.

 

Notre sang le plus pur, que nos veinesavides

ne peuvent absorber et laissent sanstoucher,

un peu comme un relief qu’on enlève detable,

 

acquiert dans notre cœur la vertu deformer

tous les membres du corps[278] : ce n’est que dans ce but

qu’il court dans chaque veine et se transformeen membre.

 

En s’épurant encore, il descend où mieuxvaut

ne pas nommer ; et puis, projeté hors ducorps,

se mêle au sang d’un autre, au vasenaturel[279].

 

Et là, se rencontrant l’un l’autre, ils secombinent,

l’un prêt à recevoir, l’autre fait pouragir,

grâce à ce noble organe où les deux sontformés.

 

Une fois mélangé, son action commence,

en se coagulant d’abord ; puis il faitvivre

ce qu’il fit exister matériellement.

 

Cette active vertu devient ensuite uneâme,

comme dans une plante, avec la différence

qu’elle fait des progrès, et l’autre n’en faitpas[280].

 

Puis elle œuvre si bien qu’elle se meut etsent

comme un polype en mer[281],et commence à fournir

les organes qu’il faut aux sens qu’elle aproduits.

 

C’est ainsi que s’étale et se détend, monfils,

la vertu qui s’engendre au cœur dugénérant,

où déjà la nature a prévu tous lesmembres.

 

Cependant, tu ne vois pas encore comment

l’animal se transforme en enfant : c’estun point

où vinrent trébucher de plus savants quetoi,

 

parce que leur doctrine entendait séparer

les facultés de l’âme et l’intellectpossible,

qu’ils ne pouvaient placer dans aucun desorganes[282].

 

Toi, reçois dans ton sein la vérité quivient :

apprends qu’à l’instant même où le fœtus setrouve

posséder un cerveau parfaitement formé,

 

le Premier Moteur tourne un regardsatisfait

vers cette œuvre de choix de Nature, et luisouffle

un esprit neuf, fertile en puissantesvertus.

 

Celui-ci tire à lui des principesactifs ;

il en fait sa substance et devient l’âmeunique

qui vit et qui ressent et se penseelle-même ;

 

et pour que mes propos ne te surprennentpas

pense que la chaleur du soleil se faitvin,

lorsqu’elle se mélange avec le suc desvignes.

 

Et lorsque Lachésis épuise sa quenouille,

l’âme, en se séparant de notre chair,emporte

tous les dons qu’elle avait, tant humains quedivins

 

Les autres facultés sont et restentinertes,

tandis que volonté, mémoire, intelligence

s’aiguisent au-delà de ce qu’ellesétaient.

 

L’âme va sans tarder et tombe d’elle-même

miraculeusement sur l’une des deux rives

où d’abord elle apprend quel sera sonchemin[283].

 

Sitôt qu’on lui désigne une place là-bas,

la vertu formative autour d’elle rayonne,

comme elle l’avait fait dans les membresperdus.

 

Et comme on voit dans l’air saturé par lapluie

qu’un rayon du dehors le perce et seréfracte,

l’agrémentant ainsi de diverses couleurs,

 

de la même façon l’espace avoisinant

emprunte les contours qui lui sontimprimés

par la vertu de l’âme en ce point arrêtée.

 

C’est ainsi qu’à l’instar de la flamme quisuit

le feu qui la produit, lorsqu’il change deplace,

cette forme nouvelle accompagne l’esprit.

 

Comme l’âme par elle enfin devientvisible,

on l’appelle ombre ; ensuite ellepourvoit d’organes

chacun de ses sens, jusque et y compris lavue.

 

C’est pourquoi nous avons la parole et lerire ;

c’est ce qui donne un corps aux soupirs et auxlarmes

que l’on entend partout sur les pentes dumont.

 

Dès lors, à chaque fois que les désirsl’assiègent

ou d’autres passions, l’ombre en ressent lescoups :

et voilà la raison de tonétonnement. »

 

Nous étions arrivés au dernier desdétours,

et nous avions tourné en avançant àdroite,

et déjà d’autres soins occupaient nosregards[284].

 

Là-haut, du flanc du mont jaillit un mur deflammes ;

mais la corniche lance un souffle dans lesairs,

qui les rabat et fraie un couloir depassage.

 

Nous fûmes obligés de passer à la file

par ce dégagement ; j’avais bien peur dufeu

d’une part, et de l’autre un ravin meguettait.

 

Mon guide me disait : « C’est iciqu’il te faut

une vue assez prompte à te bien seconder,

car il te suffirait d’un seul pas pour toutperdre. »

 

On entendait Summae Deus clementiae[285]

que l’on chantait du sein de ce grandincendie,

et je voulus savoir, malgré tout, quichantait.

 

J’aperçus des esprits qui marchaient dans lesflammes

et, regardant toujours vers eux et sous mespieds,

mes yeux de çà de là ne faisaient quecourir.

 

À peine venaient-ils de terminer leurchant,

qu’ils crièrent bien fort :« Virum non cognosco »[286]

et reprirent bientôt leur hymne à voix plusbasse.

 

Puis, terminant leur chant, ilss’écriaient : « Diane,

qui vivait dans les bois, chassa loin d’elleHélice[287],

qui du fruit de Vénus avait senti legoût. »

 

Ensuite, reprenant leur antienne, ilsnommaient

les femmes, les maris qui demeurèrentchastes,

comme le mariage et la vertu le veulent.

 

Je pense que cela remplit suffisamment

tout l’espace de temps où le feu lesrôtit ;

car tel est l’aliment, telles sont lespratiques

 

qui peuvent corriger, à la longue,l’erreur.

 

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