La divine comédie – Tome 2 – Le Purgatoire

CHANT XXXIII

 

« Deux, veneruntgentes »[342],commencèrent les dames,

chantant tantôt à trois, tantôt à quatrevoix

et alternant en pleurs la douce psalmodie.

 

Béatrice, pieuse et soupirant aussi,

semblait les écouter, tellement altérée

que l’on eût dit Marie à côté de la croix.

 

Sitôt le chant fini, dès que les autresvierges

la laissèrent parler, elle leur répondit,

se dressant tout debout, rouge comme lefeu :

 

« Modicum et non videbitisme ;

et iterum, vous dis-je, ô mes sœursbien-aimées,

modicum et vos videbitisme. »[343]

 

Ensuite elle les mit toutes sept devantelle

et nous plaça d’un signe à sa suite, enpartant,

le sage qui restait et la dame etmoi-même.

 

Elle se mit en marche ; et je ne pensepas

qu’elle eut plus de dix fois touché du pied laterre,

que soudain son regard vint rencontrer lemien

 

et, pleine de douceur : « Viens plusvite ! dit-elle ;

pour me bien écouter, si pendant notremarche

je voulais te parler, reste plus près demoi ! »

 

Lorsque je fus près d’elle, ainsi qu’ilconvenait,

elle me dit : « Pourquoi n’oses-tupas, mon frère,

pendant que nous marchons, m’exposer tesproblèmes ? »

 

Je me sentis alors comme ceux qui setrouvent

devant de plus grands qu’eux, lorsque, voulantparler,

leur voix n’arrive plus vivante jusqu’auxdents,

 

et, trop intimidé, je lui dis d’une voix

étranglée à demi : « Ma dame, voussavez

quelle est mon indigence et ce qui luiconvient. »

 

Elle me dit : « Je veux quedésormais tes craintes

et ta timidité soient à jamaisbannies :

cesse donc de parler comme un homme quidort !

 

Il fut, mais il n’est plus, ce char que ledragon

brisait ; que les fauteurs le sachentcependant,

la vengeance de Dieu n’a pas peur de lasoupe[344].

 

Il ne restera pas toujours sans héritier,

l’aigle qui dut laisser ses plumes sur lechar[345],

le transformant en monstre et ensuite enrapine,

 

car je vois clairement (c’est pourquoi jel’annonce)

des astres s’approcher, libres de touteentrave

et de tout autre obstacle, et préparer letemps

 

où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur laterre

par Dieu[346],viendra pour mettre à mort la courtisane,

ainsi que le géant qui fornique avec elle.

 

Sans doute, mon récit te semble plusobscur

que Thémis et le Sphinx, et ne te convaincpas,

parce que, tout comme eux, il blessel’intellect ;

 

mais les événements seront lesLaïades[347]

qui fourniront la clef de cette énigmeardue,

sans qu’en doivent souffrir les moissons oules bêtes.

 

Toi, retiens tout ceci ; telles que jeles dis,

ces paroles, dis-les à ceux qui là-basvivent

ce qu’ils croient vie, et n’est qu’une courseà la mort.

 

Quand tu raconteras ceci, rappelle-toi,

ne dissimule pas le pitoyable état

où tu vis l’arbrisseau par deux foissaccagé.

 

Quiconque le dépouille ou lui fait dudégât

est coupable envers Dieu d’offense et deblasphème,

puisque, s’il l’a fait saint, c’est pour sonseul usage.

 

Et pour l’avoir touché, la première desâmes

implora cinq mille ans et plus, parmi lespeines,

Celui qui vint venger la morsure enlui-même.

 

Et ton esprit s’endort, s’il ne veut pascomprendre

que, si la plante est haute et s’évase ausommet,

ce n’est pas un hasard, mais un dessein duCiel.

 

Et si de vains pensers n’avaient été pourtoi

comme les eaux de l’Else[348],et pareils à Pyrame

noircissant le mûrier, chacun de tesplaisirs,

 

rien qu’à considérer toutes cescirconstances

sans doute verrais-tu dans l’interdit del’arbre

la justice de Dieu qui s’applique aumoral.

 

Je remarque pourtant que ton intelligence

s’est transformée en roc si noir et sicompact,

que l’éclat de mon dire a l’air det’éblouir.

 

Il te le faut porter en toi, sinon écrit,

du moins représenté, de la même manière

que porte un pèlerin le bourdon ceint depalmes. »

 

Je dis : « Comme la cire où l’on amis le sceau

ne change plus jamais l’empreinte qu’on luidonne,

mon cerveau maintenant reste marqué parvous.

 

Mais pourquoi vos propos longuementdésirés

s’envolent-ils si haut au-dessus de mavue,

que plus je fais d’efforts, et moins je lesatteins ? »

 

« Pour mieux te rappeler, dit-elle, cetteécole

dont tu sais les leçons, et mieux te fairevoir

que son enseignement ne suit pas maparole ;

 

que tu saches aussi que du chemin de Dieu

au vôtre, la distance est plus grande quecelle

qui s’étend de la terre à la plus hautesphère. »

 

Je répondis alors : « Je ne mesouviens pas

d’avoir jamais pensé de façon différente,

et je ne me sens pas remordre laconscience. »

 

« Mais si tu ne peux pas en avoirsouvenir,

dit-elle en souriant, tu dois te rappeler

que tu viens de goûter les ondes duLéthé ;

 

et si par la fumée on devine le feu,

cet oubli montre assez que tu commis lafaute

d’avoir voulu porter ton appétit ailleurs.

 

Dorénavant, pourtant, je n’envelopperai

de voiles mes propos, qu’autant qu’ilconviendra

pour que ta courte vue y puissepénétrer. »

 

Cependant, plus brillant, d’une marche pluslente,

le soleil occupait le cercle de midi,

qui selon les endroits peut varier saplace,

 

quand, comme un éclaireur qui va devant latroupe

s’arrête, s’il découvre ou simplementsoupçonne

quelque chose d’étrange en chemin, les septdames

s’arrêtèrent au bord d’une petite ombrée,

comme les frais ruisseaux en forment dans lesAlpes

sous le feuillage vert et sous les noirsrameaux.

 

Au-devant j’ai cru voir le Tigre avecl’Euphrate

qui sortaient tous les deux d’une mêmefontaine

et comme deux amis se quittaient àregret[349].

 

« Ô toi, gloire et splendeur de notrerace humaine,

quel est donc ce ruisseau qui se diviseici

d’un seul commencement, s’éloignant delui-même ? »

 

J’obtins comme réponse à cettequestion :

« Demande à Matelda qu’ellet’explique ! » Alors,

comme celle qui cherche à se justifier,

 

la belle dame dit : « Il s’étaitfait déjà

expliquer ce détail, avec d’autres encore

que les eaux du Léthé ne peuventeffacer. »

 

« Peut-être un soin plus grand, réponditBéatrice,

qui semble quelquefois nous priver demémoire,

obscurcit le regard de son intelligence.

 

Mais voici l’Eunoé, qui coule parlà-bas :

conduis-le vers ses eaux et, selonl’habitude

que tu connais, rends-lui sa vertudéfaillante ! »[350]

 

Et comme un cœur bien né qui, sans chercherd’excuse,

fait son propre désir du désir du prochain

sitôt qu’il s’est traduit par un signequelconque,

 

telle la belle dame, ayant saisi ma main,

se mit en marche et dit, en se tournant versStace

d’un geste gracieux : « Viens,accompagne-le ! »

 

Lecteur, si je pouvais disposer del’espace,

je dirais quelques mots pour chanter cebreuvage

dont je ne me serais jamais rassasié.

 

Mais puisque les feuillets que j’avaisconsacrés

à ce second cantique ont été tous remplis,

le frein de l’art me dit que je doism’arrêter.

 

Ensuite je revins de cette onde sacrée,

régénéré, pareil à la plante nouvelle

qu’un feuillage nouveau vient derenouveler,

 

pur enfin, et tout prêt à monter auxétoiles.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer